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Exclusisme ou l’unité de la foi

Il y a une seule foi.

(Éphésiens 4.5)

Si la vérité est une, l’erreur est multiple. Cette opposition constante que la doctrine de Jésus-Christ rencontre de la part du monde change d’aspect d’une génération à l’autre, selon le caractère de l’époque. En d’autres temps, l’Évangile a trouvé sur son chemin des convictions enracinées qu’il heurtait de front ; mais aujourd’hui, le préjugé le plus redoutable auquel il ait à faire est celui de la fausse tolérance. Livré à un esprit d’hésitation maladive et ne sachant plus ce que c’est que d’affirmer, le siècle s’étonne et se formalise de l’assurance avec laquelle l’Évangile se pose devant lui comme la vérité divine, seule certaine, seule salutaire. Tant que nous nous bornons à exposer ce que nous croyons, il nous laisse dire, il nous écoute même avec une certaine sympathie, rendons-lui cette justice, soit respect des opinions et faculté singulière de s’accommoder à tous les points de vue, soit aussi instinct religieux et progrès des idées chrétiennes. Mais sa faveur se tourne en répulsion dès qu’il nous entend ajouter : Qui rejette cela, rejette l’Évangile, et se place en dehors des conditions de salut qu’il propose. Alors, maintenant la vérité de notre croyance à l’exclusion de toute croyance contraire, nous encourons de la part du siècle le reproche d’exclusisme, mot nouveau inventé tout exprès pour son accusation favorite : pour les idées fausses on n’a que la ressource des termes barbares. Cet exclusisme, est la seule chose que le siècle ne puisse pas souffrir en fait de doctrine : il est prêt, dit-il lui-même, à tout inclure, hormis les exclusifs. Aussi ne nous demande-t-il dans la profession de notre foi qu’un seul changement, qui lui semble ne pas toucher à la foi elle-même : c’est qu’à ces mots, dont nous avons coutume de la faire précéder : Voici la vérité, nous veuillions bien substituer ceux-ci : Voici mon opinion.

Si l’on se bornait à réclamer cette modération de langage pour des choses qui, malgré leur importance relative, ne constituent pas la substance de la foi et de la vie chrétienne, nous ferions ce qu’on demande de nous ; ou plutôt nous le faisons déjà, par égard pour l’amour fraternel, et dans l’intérêt de la vérité elle-même. C’est un des traits distinctifs du réveil religieux de notre époque, que charitablement avare de cette affirmation absolue dont le seizième siècle s’est montré trop prodigue, il la réserve pour un petit nombre de doctrines fondamentales. Encore s’applique-t-il à en resserrer le cercle, jusqu’à ce que parvenu au centre vivant et comme au cœur de la vérité, il la résume en un seul nom, Jésus-Christ, et en un seul mot, la grâce ; Jésus-Christ, mais Jésus-Christ reçu, saisi, invoqué, aimé, adoré comme le Dieu-Sauveur ; la grâce, mais une grâce jalouse, qui ne veut entendre à aucun partage avec les mérites de l’homme, et qui ne peut se rendre tant bien que mal que par cette accumulation de saint Jean : « Grâce pour grâce, » ou par ce pléonasme de saint Paul : « Gratuitement par grâce. » Quiconque est de cette foi-là, quelque nom qu’il porte d’ailleurs et quelque place qu’il occupe dans l’Église universelle, luthérien, anglican, méthodiste, morave, baptiste, je dis plus, catholique-romain ou catholique-grec, nous l’accueillons comme un frère en Jésus-Christ ; et non pas nous seulement, mais toute l’Église évangélique contemporaine, à part les exceptions, toujours plus rares, d’une piété étroite ou sectaire. De là cette alliance évangélique qui s’est formée de nos jours entre plus de vingt dénominations protestantes, et qui n’est que le prélude d’une autre alliance évangélique plus étendue encore, où trouvera accès tout ce qui se repose sur les seuls mérites de Jésus-Christ, le Sauveur et le Seigneur de tous.

C’est être bien large, ce nous semble ; trop large, auraient dit nos énergiques réformateurs ; et pourtant, c’est ne l’être pas assez pour le dix-neuvième siècle. Tant que notre largeur s’arrêtera quelque part, il nous traitera d’exclusifs. Il veut que nous nous abstenions de l’affirmation absolue jusque dans l’expression de cette foi centrale, qui a fait le trésor commun du peuple de Dieu dans tous les temps ; de toute l’Église protestante vraiment protestante, depuis le seizième siècle ; de toute l’Église catholique vraiment catholique, depuis le premier siècle ; de tous les organes de l’Esprit divin, dans l’un et dans l’autre Testament, depuis la naissance du monde. Il veut que même en vous présentant ici « les éléments de la doctrine de Christ (Hébreux 6.1), » le catéchisme des simples et des petits, l’homme pécheur perdu par ses œuvres, mais gratuitement sauvé par le Dieu de Jésus-Christ, racheté par le sang de Jésus-Christ, et régénéré par l’Esprit de Jésus-Christ, nous nous bornions, devant ceux qui ne croient pas cette doctrine, à établir notre persuasion propre, sans prétendre décider qui d’eux ou de nous est dans la vérité.

Eh bien, cela, nous ne le pouvons pas. Les mêmes raisons qui nous font tenir cette foi que l’Apôtre appelle « la seule foi » pour rigoureusement suffisante, ce qui nous permet de fraterniser avec quiconque s’y rattache, de quelque communion extérieure qu’il relève, nous la font aussi tenir pour absolument nécessaire, et nous obligent à considérer qui la repousse, fût-il de la même communion que nous, comme repoussant la doctrine du salut. Ce langage, je le sais, a besoin d’être expliqué devant le siècle, que dis je ? devant bien des protestants sincères, éclairés, religieux. Expliquons-le donc aujourd’hui ; moins pour justifier notre prédication (c’est un soin que nous laissons à Dieu), que pour jeter du jour sur un côté essentiel de l’Évangile que les préjugés de l’époque ont mis dans l’ombre.

Dans ce que je vais dire, ne perdez point de vue cette distinction capitale : notre exclusisme porte sur les doctrines, non sur les personnes. L’affirmation absolue est légitime quand il s’agit d’annoncer cette foi qui a la promesse du salut, parce que Dieu l’a clairement révélée dans sa Parole ; mais quand il s’agit de marquer les individus qui possèdent cette foi salutaire, la même affirmation serait téméraire, parce que Dieu ne nous a révélé nulle part ni l’état intérieur d’aucun homme, ni le partage final qui lui est réservé. Nous n’excluons personne, nous ne jugeons personne, vivant ou mort : le jugement des vivants et des morts appartient à Dieu seul. Sans doute, nous apprécions, selon notre mesure, la condition spirituelle d’un homme par ses œuvres, comme l’arbre par ses fruits, Jésus-Christ lui-même nous y invite ; sans doute, en voyant un homme vivre et mourir dans les œuvres de la foi, nous espérons pour lui, d’une espérance qui peut croître jusqu’à une ferme assurance ; et en voyant au contraire un homme vivre et mourir dans les œuvres de l’incrédulité, nous sommes inquiets pour lui, d’une inquiétude amère autant que mystérieuse. Mais enfin, soit dans le premier cas, soit surtout dans le second, nous ne sommes jamais autorisés à prononcer un jugement personnel ; et sauf le tour paradoxal de l’expression, j’adopterais volontiers là-dessus le langage du pieux Bunyan : « Trois choses m’étonneront dans le ciel : la première, de n’y pas voir certaines personnes que j’y attendais ; la seconde, d’y en voir que je n’y attendais pas ; la troisième, qui sera la plus surprenante des trois, de m’y voir moi-même. »

L’histoire a répondu d’avance pour nous. Notre prétendu exclusisme est dans les habitudes constantes de l’Église fidèle. La foi chrétienne s’est toujours annoncée au monde comme la vérité même, jamais comme une opinion contestable. Si donc notre Évangile est exclusif, celui de l’Église protestante, celui de l’Église universelle, celui des apôtres et de Jésus-Christ, ne l’est pas moins.

L’Évangile des réformateurs est exclusif. Que ceci ne vous étonne pas. Ce libre examen qu’on affecte de donner pour point de départ à la Réforme, et qui abandonnerait chaque protestant aux caprices de ses idées personnelles et l’Église protestante à une diversité illimitée, les réformateurs n’y ont jamais songé ; et jusqu’à nos jours, il n’y avait que les controversistes romains qui leur eussent prêté cette doctrine. Les réformateurs n’ont réclamé pour le chrétien d’autre liberté que celle d’examiner la sainte Écriture par lui-même, mais pour accepter humblement ce qu’elle enseigne, une fois qu’elle a parlé ; liberté qui devait les conduire, et qui les a conduits, à une croyance arrêtée et commune, pour tout ce qui fait le fond de la vérité révélée. Aussi, en proclamant dans un même esprit, et presque dans un même langage, le salut gratuit par la foi en Jésus-Christ, notre Dieu-Sauveur, les confessions de foi du seizième siècle n’ont jamais su ce que c’est que d’adoucir leur témoignage par les ménagements que requièrent les goûts du siècle : jugez-en par l’une d’entre elles, notre confession de La Rochelle. A l’entendre, non seulement « Jésus-Christ a vêtu notre chair pour être Dieu et homme en une personne, » mais « nous détestons toutes les hérésies qui ont anciennement troublé les Églises » sur ce point (art. 14), et que les hérésies modernes ne font guère que reproduire ; non seulement « par le sacrifice unique que le Seigneur Jésus a offert, nous sommes réconciliés à Dieu, » mais « nous ne pouvons être délivrés que par ce remède » (art. 17) ; non seulement « notre justice est fondée en la rémission des péchés, » mais « nous rejetons tout autre moyen de nous pouvoir justifier devant Dieu, et nous croyons qu’en déclinant de ce fondement tant peu que ce soit, nous ne pourrions trouver aucun repos » (art. 18) : partout, à côté de l’affirmation, la négation : à côté de la foi, l’exclusisme. Même langage dans toutes les confessions de foi protestantes, sans exception d’une seule : il est superflu de s’y arrêter davantage ; car on leur reconnaît si bien ce caractère qu’on leur en fait un crime, ou plutôt à leur époque ; mais on ne nous pardonne pas, à nous, enfants du dix-neuvième siècle, d’exhumer les sentiments du seizième. Quoi qu’il en soit, il est avéré que notre exclusisme date du seizième siècle, et que nous l’avons appris à l’école des réformateurs.

Il date de plus loin. Les témoins du moyen âge et de l’Église primitive n’ont pas été moins exclusifs que les réformateurs. Ni les docteurs qui ont rendu témoignage à la vérité, soit dans l’Église générale, soit hors de son sein, ni les communautés fidèles qui ont souffert persécution pour l’Évangile, ni les pères et les martyrs des premiers siècles, n’ont jamais parlé de Jésus-Christ, de son incarnation et de sa mort expiatoire, que comme de choses aussi certaines que nécessaires à croire. A quoi l’on peut ajouter que ce caractère de la foi chrétienne a été pour beaucoup dans les oppositions qu’elle a soulevées. Cela est très sensible dans les premiers temps de l’Église. Parvenu à cette indifférence universelle qui est le dernier degré de la décadence, admettant tout, parce qu’il ne croyait plus rien, bâtissant un autel dans Athènes « au Dieu inconnu, » et un temple dans Rome à tous les dieux possibles, le vieux monde païen n’aurait vu dans la foi chrétienne, sans son exclusisme, qu’un nom de plus à enregistrer dans les froides annales de sa tolérance, et une niche de plus à pratiquer dans son superbe Panthéon. Les Juifs, que l’on méprisait plus encore que les chrétiens, étaient laissés en repos, parce qu’ils se contentaient, soit lâche prudence, soit tradition de particularisme, de croire ce qu’ils croyaient sans se mettre en peine de le communiquer aux autres. Ce que l’on ne pouvait pardonner au christianisme, c’est qu’il s’imposait à tous les peuples comme la seule religion véritable et universelle. Chose étrange ! c’est au nom de la tolérance illimitée que l’on exerçait contre les chrétiens les persécutions les plus cruelles, le paganisme voulant être tolérant envers tout le monde, excepté envers les intolérants… « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

Cet exclusisme qui remonte ainsi jusqu’aux plus beaux jours de l’Église universelle, on l’avait appris de la Parole de Dieu. L’Écriture tout entière n’a été donnée que pour proclamer la vérité ; non une vérité, mais la vérité, une, absolue, immuable, comme le Dieu dont elle émane. Ne me répondez pas que Jésus-Christ, Fils de Dieu, que ses apôtres, organes du Saint-Esprit, ont eu un droit d’affirmation que nous n’avons pas : seuls, ils proclament la vérité avec l’autorité de Dieu, sans danger d’erreur ; mais une fois proclamée par eux, cette vérité n’est pas moins certaine, et ne doit, pas être moins ferme dans notre bouche que dans la leur.

Or, quoi de plus exclusif que notre apôtre ? Autant il se montre large sur les choses secondaires, pour lesquelles il lui suffit « que chacun soit pleinement persuadé en son esprit, » autant on le trouve intraitable sur les choses essentielles, où il n’admet ni ménagement, ni concession. Que chacun, à ses périls et risques, « édifie sur le fondement qui a été posé, Jésus-Christ ; » mais que nul ne songe à en poser un autre, et que cette base immuable soit maintenue avec une jalousie inflexible, Saint Paul ne connaît « qu’une seule foi, » qui veut être « annoncée exactement ; » et il ne peut pas plus être question, selon lui, d’une autre foi que d’un autre baptême, d’un autre Esprit, d’un autre Seigneur, d’un autre Dieu. L’Évangile qu’il a publié est le seul Évangile, et il n’hésite pas à prononcer anathème, par deux fois, contre quiconque en apporterait un autre au monde, « fût-ce lui-même, fût-ce un ange du ciel (Galates 1.8-9). » On accordera probablement cela pour saint Paul ; mais on se dira tout bas peut-être que saint Paul est le plus dogmatique des apôtres, et qu’il pourrait bien l’avoir été à l’excès. Mais saint Paul n’est pas plus exclusif que le sont ses compagnons d’apostolat. Ce n’est pas saint Paul, c’est saint Pierre qui dit : « Il n’y a point de salut en aucun autre ; car aussi il n’y a point sous le ciel d’autre nom qui soit donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvés. » Ce n’est pas saint Paul, c’est saint Jean, l’apôtre de l’amour, qui dit : « Quiconque ne demeure point dans la doctrine de Jésus-Christ n’a point Dieu… Si quelqu’un vient à vous et qu’il n’apporte point cette doctrine, ne le recevez point dans votre maison, et ne le saluez point ; car celui qui le salue participe à ses mauvaises œuvres. » Aussi bien, saint Paul, saint Pierre, saint Jean, tous les apôtres, qu’un même esprit anime, suivent en cela l’exemple qu’ils ont reçu de leur Maître, qui se pose, à l’exclusion de tout autre, comme la vérité : « Je suis le chemin, et la vérité, et la vie ; nul ne vient au Père que par moi, » et qui exclut du pardon de Dieu quiconque ne croit pas ce qu’il est : « Si vous ne croyez pas que c’est moi, vous mourrez en vos péchés. »

Qu’on se figure les murmures, les accusations d’exclusisme qui accueilleraient aujourd’hui un saint Paul comparaissant devant le siècle et lui disant : « Si quelqu’un annonce un autre Évangile, qu’il soit anathème ! » — ou un saint Pierre : « Il n’y a point de salut en aucun autre ; car aussi il n’y a point sous le ciel d’autre nom qui soit donné aux hommes par lequel il nous faille être sauvés ! » — ou un saint Jean : « Si quelqu’un vient à vous et qu’il n’apporte point cette doctrine, ne le recevez point dans votre maison, et ne le saluez point ! » — mais, plus que tous les autres, Jésus-Christ lui-même : « Nul ne vient au Père que par moi ! » Eh bien, ces murmures, ces accusations nous absoudraient, en prouvant que l’exclusisme qu’on nous reproche nous vient des Écritures, auxquelles il vient de Dieu.

Pénétrons plus avant. Nous venons de le voir, l’Église fidèle de tous les temps a été exclusive dans la profession de la foi ; mais pourquoi ? un fait si constant doit avoir sa cause permanente. Or, cette cause, la voici : c’est que cet exclusisme est inséparable de la foi, et que la largeur qu’on y voudrait substituer serait la consécration du doute et de l’indifférentisme.

La seule étymologie devrait nous l’apprendre. Les mots exclusif, exclusisme, viennent d’exclure, c’est-à-dire, fermer dehors. Comme une porte, en se fermant, sépare certains objets qu’elle met au dedans d’avec certains autres qu’elle met au dehors, ainsi notre esprit, en s’arrêtant dans une conviction, sépare certaines pensées qu’il affirme d’avec certaines autres qui leur sont contraires et qu’il nie. Exiger qu’il affirme les premières sans nier les secondes, c’est demander que l’on ferme une porte sur les choses du dedans sans la fermer aux choses du dehors ; contradiction manifeste, dont le bon sens du peuple fait justice dans un proverbe familier. Que si une main timide, n’osant ni ouvrir ni fermer, laisse la porte entr’ouverte, elle met le dedans à découvert, de tout l’accès qu’elle donne au dehors ; elle ne cesse d’exclure hardiment, qu’en cessant d’inclure sûrement. C’est-à-dire que si, par ménagement pour les pensées qu’il nie, un esprit indécis les rejette mollement, il se condamne à recevoir les pensées qu’il affirme avec une mollesse correspondante et proportionnelle. Une doctrine qui n’a rien d’exclusif, c’est donc une doctrine qui, ne niant rien, n’affirme rien ; ou du moins qui, ne niant rien nettement, n’affirme rien fortement. A ces traits, reconnaissez-vous la foi ?

« La foi est une assurance de choses espérées, et une démonstration de choses non vues. » Sur le seul témoignage de Dieu qui a parlé, elle attend, sans avoir reçu, ce qui lui est promis, elle admet, sans avoir vu, ce qui lui est révélé ; car elle se tient aussi bien garantie par ce témoignage, que dis-je ? plus encore qu’elle ne pourrait l’être par celui des sens : les sens peuvent tromper, Dieu seul ne trompe jamais. Ces choses espérées, elle en est aussi certaine que si elle les possédait, et ces choses invisibles, elle en est aussi convaincue que si elle les voyait : or, il ne faut rien moins qu’une certitude inébranlable pour réaliser l’avenir, pour prouver l’invisible. Et c’est à cette foi-là que vous voulez, sous peine d’exclusisme, interdire l’affirmation absolue ? Mais comment ne voyez-vous pas qu’elle n’y pourrait renoncer, sans se renier elle-même ?

[Peut-être le mot croire donne-t-il le change à certaines personnes, faute d’avoir appris à distinguer le sens vulgaire de ce mot d’avec son sens religieux. Quand je dis : Je crois que ce malade guérira, mon croire implique un défaut de certitude ; si j’étais sûr de la guérison, je ne me bornerais pas à croire, je saurais ; la différence est alors entre croire et savoir. Mais quand je dis : Je crois que Jésus-Christ intercède pour moi, mon croire n’implique pas un défaut de certitude ; j’ai beau être aussi sûr de l’intercession de Jésus-Christ que de mon existence, je ne fais encore que la croire, parce que je ne la vois pas ; la différence est alors, non entre croire et savoir, mais entre croire et voir : « Nous marchons par la foi, et non par la vue. » Cette distinction se faisait d’elle-même dans la langue originale du Nouveau Testament, parce qu’elle a un terme spécial pour chacune de ces deux manières de croire.]

Cette affirmation absolue que vous nous reprochez : Jésus-Christ est « Dieu manifesté en chair, » et qui ne l’adore pas comme « son Seigneur et son Dieu, » ne le connaît point ; Jésus-Christ « a mis sa vie pour nous, » et qui ne s’appuie pas sur son sacrifice ne saurait trouver d’expiation pour ses péchés — cette affirmation absolue, ou exclusive, puisqu’elle exclut toute affirmation contraire, c’est la foi ; et je ne puis parler autrement sans tomber dans le doute. Car enfin, si pour n’être plus exclusif je dois renoncer à ce langage, que voulez-vous que je mette à la place ? Il faut que j’accorde alors que ceux qui ne croient pas là-dessus ce que je crois, peuvent être néanmoins dans la vérité. Pour moi, Jésus-Christ est Dieu : s’il ne l’est pas pour vous, je vous opposerai mes arguments, qui me paraissent meilleurs que les vôtres ; mais cela fait, je n’irai pas plus loin ; qui suis-je pour trancher la question entre vous et moi ? Il est possible après tout que vous ayez raison, et que Jésus-Christ ne soit pas Dieu. Pour moi, la mort de Jésus-Christ est un sacrifice expiatoire ; si elle ne l’est pas pour vous, je vous opposerai mes arguments, qui me paraissent meilleurs que les vôtres ; mais cela fait, je n’irai pas plus loin ; qui suis-je pour trancher la question entre vous et moi ? Il est possible après tout que vous ayez raison, et que la mort de Jésus-Christ ne soit pas un sacrifice expiatoire. Mais si je parle ainsi, je ne crois plus, je doute. Car enfin, c’est douter, que de n’être pas fermement assuré ; en d’autres termes, c’est douter, que de douter.

Achevons d’éclaircir cette doctrine, si elle pouvait encore en avoir besoin, par les exemples dont l’Apôtre appuie sa définition de la foi, dans cet admirable chapitre onze de son épître aux Hébreux. Ces prodiges accomplis par la foi supposent tous une conviction absolue, exclusive. Noé ne bâtit son arche et n’échappe, « lui huitième, » au déluge, que parce qu’il est tellement assuré, sur la foi de Dieu, que le déluge va venir et emporter tout ce qui ne se sera pas réfugié dans l’arche, qu’il n’y a pour l’ébranler ni invraisemblance de l’événement, ni longueur de délais, ni railleries des moqueurs. Abraham ne recueille la bénédiction promise à toutes les familles de la terre dans sa postérité, que parce qu’il est tellement assuré, sur la foi de Dieu, que Dieu lui donnera un fils par Sara, qu’il ne tient compte ni de l’ordre de la nature, ni d’une attente de vingt-cinq années, ni des méfiances de Sara elle-même, un moment incrédule, « étant pleinement convaincu que celui qui avait promis était puissant aussi pour l’accomplir. »

Je vous le demande. Noé devait-il, pour n’être pas exclusif, pouvait-il, sans cesser d’être croyant, dire à ses contemporains qui n’attendaient pas le déluge : Je crois à la menace de Dieu ; vous n’y croyez pas ; je ne puis renoncer à mon opinion, mais je saurai respecter la vôtre ; qui suis-je pour vous condamner ? Abraham devait-il, pour n’être pas exclusif, pouvait-il, sans cesser d’être croyant, dire à Sara, dans le temps qu’elle se défiait de la parole du Seigneur : Je crois à la promesse de Dieu, tu n’y crois pas ; je ne puis renoncer à mon opinion, mais je saurai respecter la tienne ; qui suis-je pour te condamner ? Qui suis-je ? eh ! ce n’est pas la question : la question est de savoir qui Dieu est, quand c’est Dieu qui a parlé. Oui, s’il ne se fût agi que d’un de ces points sur lesquels Dieu avait gardé le silence, ou dont il ne s’était pas expliqué clairement, Noé et ses contemporains, Abraham et Sara, auraient pu avoir chacun leur opinion sur ses desseins encore inconnus, ou sur le sens d’une révélation obscure. Mais quand Dieu avait parlé, et parlé avec une clarté parfaite ; quand il avait dit : « Je ferai venir un déluge d’eau sur la terre, et tout ce qui est sur la terre expirera ; » quand il avait dit : « Je retournerai vers toi en cette saison, en ce même temps où nous sommes, et Sara aura un fils, » c’était matière de foi, non d’opinion ; céder, de la part de Noé, à l’incrédulité de ses contemporains, ou de la part d’Abraham, aux doutes de Sara, c’était leur abandonner non un sentiment personnel, mais la parole de Dieu et sa fidélité.

Il en est de même pour les choses que nous maintenons avec l’Église réformée, avec l’Église universelle, avec l’Église primitive, par une affirmation absolue qui exclut toute croyance contraire. Nous ne les maintenons de la sorte que parce que Dieu a parlé, et clairement parlé ; après quoi notre foi n’est pas un sentiment qui nous appartienne, c’est une conviction dont nous ne pouvons pas plus disposer que nous ne pouvons disposer des perfections divines. Là où Dieu n’a pas parlé, le champ est ouvert aux conjectures, à celles d’autrui comme aux nôtres, et nous ne nous permettrons pas de donner à celles-ci contre celles-là le ton superbe d’une affirmation présomptueuse. Là où Dieu n’a parlé qu’obscurément, nous ne nous permettrons pas davantage de suppléer ce qu’il a sagement refusé de lumière à ses révélations ; c’est sur ce principe que nous nous abstenons de l’affirmation absolue, dans les choses où divers enfants de Dieu et diverses communautés chrétiennes entendent diversement les Écritures. Mais quand Dieu a parlé, et parlé aussi clairement qu’il a fait à Noé et à Abraham ; quand Dieu a dit qu’en Jésus-Christ « habite corporellement toute la plénitude de la divinité ; » quand Dieu a dit que Jésus-Christ « a été établi pour propitiation, par la foi en son sang, » nous ne saurions, pour nous prêter à la tolérance du siècle, nous ne saurions, sans trahir notre foi, traiter la négation de la divinité de Jésus-Christ ou de la vertu expiatoire de son sacrifice autrement que comme une incrédulité, qui veut être non ménagée par nos sentiments personnels, mais nettement contredite par l’autorité de Dieu et de sa Parole. Du jour où je dirais : Vous pouvez avoir raison en ne voyant en Jésus-Christ qu’une simple créature, ou : Vous pouvez avoir raison en ne reconnaissant pas à sa mort une vertu expiatoire, je n’aurais là-dessus que des opinions, bonnes pour figurer à leur place dans un débat contradictoire, mais qui, n’offrant nul appui sûr à mon espérance, ne sauraient jamais non plus ni réclamer tous mes sacrifices, ni absorber toutes les puissances de mon être, ni engager l’immensité de mon avenir. On ne bâtit pas sur un sable mouvant, on ne s’assied pas sur une eau qui fuit, on ne s’établit pas sur un nuage, et l’on ne hasarde pas son repos, son trésor, ses affections, sa vie, son éternité, sur un peut-être — qui peut aussi n’être pas. Il me faut du roc ; et quand j’en ai trouvé, je manquerais autant à la charité qu’à la vérité en ne disant pas à qui veut m’entendre : Ami, voilà du roc ; et il n’y a d’autre terrain solide au monde, ni pour moi, ni pour toi.

Ces réflexions pourraient suffire pour vous montrer que ce que le siècle appelle notre exclusisme n’est que notre foi, et que sa tolérance à lui n’est que son incrédulité. Mais, comme il n’y a pas de meilleur moyen de juger les choses que d’en essayer, nous allons essayer de cette tolérance ; et pour rendre les choses plus vives, c’est à vous que je vais la supposer, et c’est sur moi que vous allez en faire l’épreuve.

Vous avez, je l’admets pour un moment (ne permets pas, ô mon Dieu, que cette hypothèse devienne jamais une réalité !) vous avez gagné sur moi d’annoncer dorénavant la grâce de Dieu en Jésus-Christ crucifié, non comme la vérité, mais comme une opinion, qui peut à la rigueur n’être pas fondée, d’autres qui la repoussent pouvant avoir raison contre moi. Vous m’entendez dire désormais : Je suis persuadé que l’homme est mauvais et condamné par ses œuvres devant Dieu, mais je me le peins peut-être sous de trop sombres couleurs ; je suis persuadé qu’il n’y a de salut pour l’homme perdu que par grâce, par la foi en Jésus-Christ crucifié, mais je puis avoir mal compris l’Écriture sur cette doctrine profonde ; je suis persuadé que nul ne peut avoir part à ce salut s’il n’est régénéré par le Saint-Esprit, mais je prends peut-être trop à la lettre les figures du langage biblique ; et le respect que je dois à des sentiments différents professés par d’autres sur tous ces points, m’oblige à ne pas trancher ces grandes questions. Est-ce bien là ce que vous voulez de moi ? et dans cette voie où vous m’avez engagé, me soutiendrez-vous au moins de votre approbation jusqu’au bout ? C’est vous qui allez en juger : je me borne à vous poser quelques questions.

Première question. Reconnaissez-vous à ce langage la prédication de l’Évangile ? En me voyant me tenir si fort en garde contre toute expression nette d’une conviction forte, et descendre toujours de cette chaire sans avoir rien contredit, donc sans avoir rien établi, que penserez-vous de moi dans le secret de votre cœur ? Vous vous rappelez ces beaux vers d’un de nos poètes :

J’en ai rougi dans l’âme, et me suis plaint à moi,
De voir là Ptolémée et n’y voir point de roi.

Eh bien ! ne vous contraindrais-je pas, par un langage si équivoque, à dire de ma prédication : J’en ai rougi dans l’âme, et me suis plaint à moi, de voir là Adolphe Monod et n’y voir point d’ambassadeur de Jésus-Christ ? N’en rougirez-vous pas surtout devant les membres d’une autre communion chrétienne, qui accuse les protestants de n’avoir point de foi positive, et leurs ministres de ne présenter à la croyance des peuples que leurs idées personnelles, c’est-à-dire de faire précisément ce qu’il faut que je fasse aujourd’hui pour vous plaire ?

Allons plus loin. Vous voici frappé d’un mal subit qui ne vous laisse, selon les prévisions humaines, que quelques heures à vivre. Vous n’avez pas fait votre paix avec Dieu, et vous souhaitez de la faire avant de mourir. Il faut courir chercher un homme qui montre à vos regards expirants le chemin du salut. Est-ce moi que vous appellerez ? moi, qui à moins de me laisser entraîner à déguiser mes fluctuations habituelles sous une fermeté exceptionnelle et dès lors suspecte, n’aurai à répondre à vos questions que par des opinions qui enfanteront des questions nouvelles ; moi, qui n’oserai vous parler de Jésus-Christ, « Dieu manifesté en chair, » sauvant « par grâce, par la foi, » qu’en m’étudiant à n’exclure aucune doctrine contraire, donc à n’exclure pas la vôtre propre, « si vous rejetez ce grand salut ; » moi enfin, qui ne saurai vous montrer rien de redoutable à fuir, rien de sûr à croire, rien de décisif à faire. Je vous le dis : vous me laisserez là, et vous appellerez de préférence un ami, un domestique, un passant, le premier venu qui saura vous dire, sans chanceler dans son cœur : « Le sang de Jésus-Christ purifie de tout péché ; — il n’y a point de salut en aucun autre. »

Poursuivons. Qu’il s’agisse d’aller, à l’exemple des apôtres et des premiers chrétiens, annoncer le nom du Seigneur aux peuples qui ne l’ont jamais connu. Cette mission si belle, si pressante, me la confierez-vous ? à moi, qui n’ai rien à donner à ces peuples éloignés que des opinions contestées et contestables, selon moi-même, et qui ne pourrai me dire que ce que je leur annonce est la vérité, cette vérité divine, certaine, immuable, qui seule a puissance pour justifier et pour sauver ? Et vous croyez que pour moins que cela, je saurai m’arracher au sol natal, aux bras maternels, à l’idiome de mon peuple, à la civilisation d’Europe et à la société nourrie avec moi ! que pour moins que cela, j’irai traverser l’Océan, braver les tempêtes, chercher un climat meurtrier, et sacrifier sur des bords inconnus ma jeunesse, mon nom, ma fortune, ma force, ma vie ! Quand Paul, ce premier missionnaire auprès des païens, « ne cessait, dans Éphèse, durant trois ans, d’avertir chacun, jour et nuit, avec « larmes, » s’agissait-il seulement pour lui de choisir, et de faire choisir ses auditeurs, entre ses opinions et celles de saint Pierre ou de saint Jean, toutes défendables, toutes compatibles avec le salut ? Des opinions : y songez-vous ? Des opinions, et saint Paul missionnaire : quels mots furent jamais plus étonnés de se trouver ensemble ? Des opinions : et en voilà assez pour le décider à prendre sur son bien-être, sur son repos, sur son sommeil, trois ans durant, pour conjurer avec larmes ceux qui l’entourent de se convertir ? Se convertir ? et à quoi ? aux opinions de l’Apôtre ? non, vous dis-je, mais à la vérité ; à cette vérité qui est la foi de son cœur, le salut de leurs âmes, la doctrine du Dieu vivant : hors de là, saint Paul est inexplicable, oui, inexplicable. S’il avait moins à donner aux Éphésiens que la foi de son cœur, que le salut de leurs âmes, que la doctrine du Dieu vivant, il ne veillerait pas, il ne pleurerait pas, il ne conjurerait pas, que dis-je ? il ne voyagerait pas, il demeurerait tranquille à Jérusalem ; et si nous avions moins à vous donner nous-même que la doctrine du Dieu vivant, que le salut de vos âmes, que la foi de notre cœur, non seulement nous n’irions pas au bout du monde, mais nous ne prendrions pas même le soin de monter dans cette chaire ; et nous chercherions à notre parole quelque autre théâtre, où nous ne promettrions aux hommes que ce que nous sentirions pouvoir leur tenir.

Une dernière question. Que le jour revienne (et il pourrait revenir ; en tous cas, ce n’est pas sur la tolérance du siècle que je compterais pour en empêcher le retour), que le jour revienne où Dieu appellera ses serviteurs à sceller leur témoignage de leur sang. Pour le martyre, compterez-vous sur moi ? Au sens de saint Pierre, s’écriant dans sa confiance présomptueuse : « Quand tous te renieraient, moi, je ne te renierai point, » oui, sans doute, vous pouvez compter sur moi, et sur tout le monde : rien de plus poétique, de plus idéal, que le martyre en perspective. Mais au sens de Jésus-Christ, qui « connaît de quoi nous sommes faits, » et qui répond à Pierre : « Cette nuit même, tu me renieras trois fois ; » mais avec l’humiliante réalité de notre faiblesse, et la terrible réalité de la mort et de la torture… eh ! qu’aurais-je à opposer à cette mort, à cette torture, dans l’état où vous m’avez réduit ? Mon Dieu ! c’est à grand’peine qu’une pauvre créature telle que moi, recueillant toute sa force, c’est-à-dire toute sa foi, veillant, luttant, priant, peut accepter la coupe de Gethsémané et l’agonie de Golgotha, quand elle pense souffrir, comme a souffert son Sauveur, pour la vérité éternelle de Dieu et pour l’unique salut de l’humanité : et où trouverais-je la force d’accepter cette coupe et de subir cette agonie, pour une opinion qui n’est qu’un peu plus éclairée, ou un peu mieux établie, que celle au nom de laquelle on fait couler mon sang et mes larmes ? Ah ! donnez-moi la foi, une foi sûre et inébranlable ; la foi d’un Moïse, qui « voit celui qui est invisible ; » la foi d’un saint Étienne mourant, qui « voit les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu ; » la foi d’un saint Paul, qui « sait en qui il a cru, et qu’il est puissant pour garder son dépôt jusqu’à cette journée-là ; » la foi enfin qui est la foi — donnez-moi cette foi-là, ou épargnez-moi l’épreuve du martyre !

Voyez donc, je vous en conjure, ce que vous avez fait de moi en m’ôtant ce que le monde appelle l’exclusisme de l’Évangile : vous m’avez ravi du même coup la vertu de la prédication, la force de l’exhortation pastorale, le dévouement des missions et l’espérance du martyre. Étendez à tous les serviteurs de Dieu, étendez à toute l’Église de Jésus-Christ ce prétendu progrès du dix-neuvième siècle en lumière et en tolérance, et vous allez par tout le globe, effaçant la prédication chrétienne, affadissant le ministère évangélique, supprimant les missions, décourageant le martyre ; et vous n’offrez plus au monde, sous le nom usurpé d’Évangile, qu’un flambeau éteint et qu’un sel sans saveur.

Mais ce point de vue où vous êtes aujourd’hui, pourrez-vous du moins vous y maintenir, avec le principe au nom duquel vous nous y avez amenés ? Vous me l’avez tantôt appliqué : laissez-moi vous l’appliquer à mon tour. La loi que vous m’imposez de n’exclure aucune croyance contraire à la mienne, vous vous la prescrivez sans doute à vous-même aussi bien qu’à moi : eh bien ! voyez où cette résolution, suivie jusqu’au bout, va vous conduire.

Vous m’avez dit : Vous êtes orthodoxe, c’est bien ; seulement, ne soyez pas orthodoxe exclusif : abattez la barrière que vous avez élevée entre l’unitaire et vous, et l’incluez dans l’enceinte agrandie de votre croyance. — Souffrez que je vous dise à mon tour : Vous êtes chrétien, c’est bien ; seulement, ne soyez pas chrétien exclusif. En dehors du christianisme, il y a des juifs, révérant les Écritures et attendant un Messie, mais qui diffèrent de vous sur l’accomplissement des prédictions de l’Ancien Testament dans les faits du Nouveau. De quel droit prononceriez-vous que la vérité est de votre côté dans ce grave débat, et l’erreur du leur ? Tout en croyant que Jésus-Christ est le Messie promis par les prophètes, que les apôtres sont ses organes inspirés, et le Nouveau Testament la lumière du monde, n’excluez pas ceux qui croient que Jésus-Christ est un faux Messie, les apôtres des enthousiastes ou des imposteurs, et le Nouveau Testament une mystification universelle. Abattez la barrière que vous avez élevée entre le juif et vous, pour l’inclure dans l’enceinte agrandie de votre foi biblique.

Vous êtes disciple de la Bible, c’est bien ; seulement, n’en soyez pas disciple exclusif. En dehors de la Bible, il y a des musulmans, qui, croyant à une révélation plus étendue, reçoivent la Bible, mais avec le Coran, et admettent l’inspiration de Jésus-Christ et de Moïse, mais avec celle de Mahomet. De quel droit prononceriez-vous sur la réalité des faits, ou sur la justesse des assertions, qui leur ont persuadé l’origine divine de l’islamisme ? Tout en croyant que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, Mahomet un ambitieux apostat et le Coran un tissu de fausses visions, n’excluez pas ceux qui croient que Jésus-Christ est un simple homme, Mahomet un plus grand prophète que lui, et le Coran le dernier mot des révélations divines. Abattez la barrière que vous avez élevée entre le musulman et vous, et l’incluez dans l’enceinte agrandie de votre religion révélée.

Vous croyez une religion surnaturelle, c’est bien ; seulement, ne soyez pas supranaturaliste exclusif. En dehors du supranaturalisme, il y a des déistes, qui sont demeurés persuadés, peut-être après des recherches consciencieuses, que Dieu n’a parlé ni par Mahomet, ni par Moïse, ni par Jésus-Christ. De quel droit prononceriez-vous qu’ils ne sont pas sincères, ou qu’étant sincères, ils ont pu s’égarer aussi déplorablement dans la poursuite de la vérité ? Tout en croyant que Dieu a suscité des prophètes, accompli des miracles, inspiré des écrivains, n’excluez pas ceux qui traitent de fable toute prophétie, tout miracle, toute inspiration, et qui ont une mythologie pour la Bible, comme ils en ont une pour Homère ou pour Virgile. Abattez la barrière que vous avez élevée entre le déiste et vous, et l’incluez dans l’enceinte agrandie de votre religion générale.

Ce n’est pas tout. Vous croyez un Dieu, c’est bien ; seulement, ne soyez pas théiste exclusif. En dehors du théisme, il y a des athées ; et qui sommes-nous pour affirmer qu’il n’y ait pas des athées honnêtes, des athées sérieux, des athées tristes de l’être ? Si de tels hommes déclarent n’avoir pu, quoi qu’ils aient fait, trouver démontrée l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, de quel droit prononceriez-vous qu’ils ont abusé de leur raison, au lieu de s’en servir ? Tout en croyant un Dieu, une création, une providence, un jugement, un avenir, n’excluez pas ceux qui ne voient au commencement que l’aveugle hasard, à la fin que l’affreuse dissolution, suivie du vide et froid néant, oubliettes silencieuses de l’éternité. Abattez, abattez encore la barrière qui vous sépare de l’athée, pour l’inclure dans l’enceinte agrandie de votre philosophie ; et avec ce dernier rempart, qui demeurait seul pour arrêter la largeur de vos vues et la charité de vos jugements, achevez de détruire l’exclusisme, seule doctrine au monde que vous vous sentiez incapable d’accueillir jamais sous l’immense abri d’une tolérance sans limites.

Est-ce assez ? Tout est-il inclus ? Le dix-neuvième siècle est-il content de vous ? Jetez les yeux de toutes parts : assurez-vous bien, avant de fermer votre porte, qu’il n’existe plus aucune croyance à recueillir, que vous ne laissez dehors aucune pensée humaine qui puisse vous accuser un jour de l’avoir seule exclue et déshéritée. Venez unitaires, venez juifs, venez musulmans, venez déistes, venez athées, venez tous prendre place dans l’enceinte infinie de la tolérance du dix-neuvième siècle… Vous voilà, mon cher auditeur, inclusif jusqu’au bout : mais à quel prix l’êtes- vous devenu ? regardez à vos pieds. Vous avez tout inclus ? je le crois bien : vous avez tout renversé ! Que parlez-vous de porte à fermer ? eh ! sur quoi la fermeriez-vous, et avec quoi ? sur quoi, quand il ne reste plus à protéger que des ruines ? avec quoi, quand il ne reste plus un pan de mur pour en recevoir les gonds ? Il n’y a plus de porte nécessaire ; il n’y a plus de porte possible. De toutes les croyances humaines, il ne demeure enfin que d’informes débris, disons mieux, qu’une insaisissable poussière ; débris, poussière, qu’il faudra, par un dernier effort de largeur, disperser à son tour aux quatre vents des cieux, pour inclure avec tous les autres le sceptique, qui doute de tout et de son doute même, et pour faire disparaître jusqu’au dernier vestige d’exclusisme dans l’irréprochable effacement d’un pyrrhonisme universel !…

Ce n’est pas là ce que vous voulez, je le sais trop, mon cher auditeur. Mais cette conséquence qui vous fait horreur n’est que l’application rigoureuse du principe que le siècle nous oppose. Une fois résolu de n’exclure aucune croyance défendable ou défendue, vous ne sauriez trouver un point d’arrêt sur cette pente fatale que vous descendez de chute en chute, ni vous reposer enfin que dans le scepticisme absolu. Que si ce repos vous épouvante, eh bien ! vous n’avez qu’une manière d’y échapper : c’est de reconnaître, avec nous, que la vraie largeur doit s’arrêter quelque part, et que, s’il y a des croyances qu’on ne saurait exclure sans intolérance, il y en a d’autres qu’on est tenu d’exclure sous peine d’indifférentisme ou d’incrédulité. Reste à fixer la limite que notre largeur doit atteindre et qu’elle ne doit pas dépasser : mais, où que vous la placiez, « vous voici blessé avec nous, vous voici rendu semblable à nous, (Ésaïe 14.10) » et désormais privé du droit de nous taxer d’exclusisme ; car si nous sommes exclusifs pour vous, vous l’êtes pour d’autres, qui le sont pour d’autres à leur tour.

Quant à nous, nous posons notre limite où nous l’avons dit, et par la raison que nous avons dite : nous incluons tout ce qui reconnaît Jésus-Christ, Dieu-Sauveur de l’homme perdu ; nous excluons tout ce qui ne le reconnaît pas. Nous nous arrêtons là, et seulement là, parce que c’est l’exemple que nous avons reçu de l’Église universelle, qui l’a reçu de la Parole de Dieu. Que si vous demandez qui dressera la liste des points fondamentaux, ma réponse est toute prête : C’est vous ; car il n’y faut que de la bonne foi. Oui, c’est vous que je charge de dresser cette liste, non seulement pour vous-même, mais pour moi ; c’est vous qui me direz quelles sont, dans la confession de foi protestante, dans la doctrine de l’Église universelle, dans les enseignements des Écritures, les points capitaux en dehors desquels il n’est plus de christianisme, comme il y a dans le corps humain des parties vitales sans lesquelles la vie ne se conçoit plus. Ou bien, posez une autre limite, si vous l’osez, et cherchez-lui une autre autorité, si vous en connaissez une. Pour nous, nous sommes en paix, ayant l’autorité de Dieu lui-même pour la différence que nous faisons entre doctrine et doctrine ; marchant avec lui et nous arrêtant avec lui, comme les Israélites au désert ; redoutant sans doute d’être moins larges que Dieu, c’est-à-dire étroits et injustes, mais redoutant également d’être plus larges que lui, c’est-à-dire froids et infidèles. Oui, dans notre conviction consciencieuse et profonde, quand il s’agit de la grâce de Jésus-Christ, céder au siècle et renoncer à ce qu’on appelle notre exclusisme, ce serait échanger la foi contre l’indifférentisme, pour ne pas dire contre l’incrédulité : sur quoi nous disons, avec Luther : « Nous ne pouvons pas ; au nom de Dieu, nous ne pouvons pas ! »

Membres de cette assemblée qui, sans partager encore la foi que nous prêchons, apportez ici un cœur sincère et un esprit droit, je fais appel à ce cœur sincère, à cet esprit droit : les choses que je viens de vous dire ne sont-elles pas vraies ? le langage que je viens de vous parler, et que j’ai emprunté à l’Évangile, n’est-ce pas le langage de la piété, du bon sens ? Oui, du bon sens : je le dis devant le peuple de la terre peut-être le plus sensible à cet argument ; oui, de la piété, je le dis devant les descendants de l’Église du monde peut-être qui a fait le plus de sacrifices à sa foi. On nous fatigue les oreilles de je ne sais quelle église soi-disant tolérante, dont la tolérance est d’adopter pour siennes toutes les croyances sans distinction, dont la doctrine est d’être sans doctrine, et qui, incapable de dire ce qu’elle est, ne sait jamais se définir que par ce qu’elle n’est pas. Mais, au nom de la piété, au nom du bon sens, que voulez-vous faire de pur, de puissant, de stable, j’allais dire avec de tels principes, mais il faut dire plutôt avec une telle absence de principes ? Faites donc de l’ordre avec du désordre, si vous le pouvez, faites-en surtout avec du désordre organisé ! formez une société, avec la faculté laissée à chacun de faire tout ce qu’il voudra ; formez une famille, avec la faculté laissée à chacun d’obéir à qui il lui plaira ; et formez une Église, avec la faculté laissée à chacun d’y professer ce qui lui semblera bon ! La liberté de croire pour son propre compte, sans contredit ; mais la liberté de professer dans l’Église, au nom de l’Église, une croyance quelconque, fût-elle contraire à la foi sur laquelle l’Église s’est fondée, non, mille fois non ! Et quand il s’agit d’une Église telle que la nôtre, qui, non contente de déposer dès le début sa foi dans des témoignages connus de toute la chrétienté, a versé pour elle des ruisseaux du plus pur de son sang, pouvons-nous moins demander pour elle, quand elle relève ses tabernacles abattus, que la faveur d’y rétablir l’inscription des siècles passés : A Jésus, Dieu-Sauveur ? Que si, à côté de ses temples, on en veut élever d’autres portant l’inscription moderne : A la coalition de toutes les croyances, elle n’ira pas les démolir, comme on a fait les siens, mais ne pourra-t-elle du moins revendiquer le droit de ne les pas reconnaître et marquer de son nom ?

Toutefois, ce n’est pas assez pour moi que de faire tomber, comme je crois l’avoir fait dans ce discours, les préventions qu’avait pu vous inspirer l’assurance de notre langage : mon ambition va plus loin. Je veux que ces préventions se tournent en faveur, et que cette assurance qui caractérise notre prédication vous soit un gage de vérité. S’il y a une jalousie charnelle, dont nous supplions Dieu de nous préserver, il y a aussi, nous l’apprenons d’un saint apôtre, une jalousie selon Dieu, qui est le signe de l’amour et le gage du droit. C’est tout le secret de ce jugement célèbre, où le monde entier admire comment le roi Salomon pénètre les pensées du cœur. Deux femmes se tiennent devant lui, dont chacune dit à l’autre : « L’enfant mort est ton fils, l’enfant vivant est mon fils. » Tout s’est passé de nuit, dans une maison isolée ; nul autre témoin à invoquer que les deux mères ; mais à quel signe reconnaître le vrai témoignage d’avec le faux ? A la jalousie maternelle. « Partagez en deux l’enfant qui vit, » dit le jeune roi ; et cette proposition, qui semble n’être qu’une imagination bizarre et cruelle pour se tirer d’embarras, va lui révéler le fond des cœurs. L’une, soit emportement de colère et d’envie, soit espoir de gagner le juge en flattant son caprice : « Il ne sera ni à moi, ni à toi ; qu’on le partage ! » Mais l’autre, se jetant au-devant de l’épée nue : « Qu’on lui donne l’enfant, et qu’on ne le fasse pas mourir ! » et le roi : « Celle-ci est la mère ; donnez-lui l’enfant qui vit. » Jugez dans le même esprit le débat qui se livre entre le siècle et nous. Cet enfant que l’on se dispute, c’est la vérité ; cette mère accommodante, qui accepte le partage aux dépens de la vie, c’est la prédication que le siècle décore du titre de libérale, prête qu’elle est à reconnaître la moitié de la vérité chez qui voudra lui abandonner l’autre ; et cette mère intraitable, qui repousse tout partage, parce que le partage est la mort, c’est la prédication exclusive, qui, répudiant une complaisance mortelle et une conciliation faussement ainsi nommée, invoque hardiment l’Évangile comme étant pour elle et l’Église comme étant à elle. J’ignore ce que vous en penserez ; mais je sais bien ce qu’en penserait Salomon, s’il était ici. Je crois l’entendre : « Celle-ci est la mère… » Mais je vous fais injure : vous m’avez devancé tous dans ce jugement, hommes sincères et sérieux qui m’écoutez !

Quoi qu’il en soit, vous, enfants de Dieu qui avez quelque expérience « de la grâce qui est en Jésus-Christ, » tenez ferme pour la vérité, sans vous laisser troubler par les reproches d’un siècle qui semble prendre à tâche de réaliser cette prédiction terrible du Seigneur : « Quand le Fils de l’homme viendra, pensez-vous qu’il trouvera de la foi sur la terre ? » Quel est le plus grand mal de l’époque ? chacun vous le dira : le défaut de convictions. Point de convictions en philosophie, point en littérature, point en politique, point en morale, point surtout en religion ; et cette dernière infirmité est la racine de toutes les autres. Hélas ! que cette grande nation eût seulement de fortes convictions religieuses, et tout le reste viendrait avec elles et par elles. Or, au sein de cet ébranlement général, Dieu s’est choisi, comme dans tous les temps, pour donner gloire à la vérité, « un petit troupeau, » au sein duquel il a daigné vous donner une petite place : et l’on voudrait vous ravir votre assurance ! on voudrait vous en faire un crime ! Soldats de la foi, point de faiblesses, point de lâches concessions ! « Que le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés à sa gloire éternelle en Jésus-Christ, après que vous aurez souffert un peu de temps, vous rende accomplis, vous affermisse, vous fortifie et vous établisse ! » Votre foi, votre précieuse et « très sainte foi, » la foi des élus de Dieu et de ses bien-aimés, gardez-la, et la serrez contre vos cœurs ; gardez-la contre le monde et contre l’enfer, gardez-la pour la vie, gardez-la pour la mort, gardez-la pour le jugement — pour lequel elle vous garde à son tour (1 Pierre 1.4-5).

Qu’il est beau, le spectacle que vous êtes appelés à donner à la terre en ces jours de crise ! Quand le poète peint « le juste immuable dans son dessein, que ne peuvent ébranler ni les sollicitations de ses concitoyens, ni l’œil enflammé du tyran, ni le souffle des vents déchaînés, ni la main du Dieu qui lance la foudre, ni le monde entier se brisant sur sa tête, mais l’écrasant avant de le faire pâlir, » il a peint ce que vous devez, ce que vous pouvez être, vous que Dieu a « mis pour les colonnes de son temple. » Il faut que par la puissance tranquille de vos convictions, vous souteniez les choses humaines qui tombent et qui défaillent de toutes parts. Il le faut pour l’honneur de Dieu, il le faut pour votre paix, il le faut aussi pour le bien du monde ; de ce monde, qui a besoin de vous et qui compte secrètement sur vous, dans le temps même qu’il vous accuse. S’il n’a point de convictions, il sait ce qu’il en coûte de n’en point avoir ; il vous reproche les vôtres et il vous les envie tout ensemble, croyez-le bien, telles sont ses contradictions intérieures. Et qui sait ? peut-être il ne veut, en vous accusant, que vous soumettre à une épreuve où il regretterait tout le premier de vous voir succomber. Il vous a vus, dans ce siècle d’hésitation, seuls décidés, seuls paisibles, seuls convaincus. Il veut connaître si ces généreuses apparences cachent une réalité solide, à laquelle il puisse se rattacher lui-même au jour de la détresse ; et il vous poursuit, il vous raille, il vous taxe d’étroitesse et d’intolérance — prêt à abandonner la dernière lueur d’espérance qui lui demeure, s’il vous trouve accessibles à ses attaques… Qu’il vous trouve fermes, qu’il vous trouve inébranlables ! et le jour viendra peut-être où, comme ces inquisiteurs qui, après avoir éprouvé la constance de leurs victimes sans la pouvoir lasser, ont fini par embrasser leur foi et partager leur martyre, le vieux monde viendra s’asseoir à côté de votre Évangile sur le banc des accusés, instruit par la résistance charitable que vous lui aurez opposée, qu’il reste un asile dans le monde où les convictions fortes se sont réfugiées, et que cet asile est le cœur du vrai chrétien ! Amen.

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