Lucile ou la lecture de la Bible

Onzième lettre

M. Mercier à Lucile

Seconde preuve.La Tradition.

Est-il vrai, Madame, qu’on ait cru dans l’Église primitive à l’existence d’un tribunal infaillible, auquel les fidèles doivent se soumettre sans réserve pour l’interprétation des Écritures ? M. l’Abbé cherche à le prouver par des citations des Pères. Voyons s’il y a réussi.

Quand tous les témoignages allégués par l’Abbé Favien seraient aussi concluants qu’il le pense, quand il serait certain que les chrétiens des premiers siècles et les Pères eux-mêmes aient cru à l’existence d’un tribunal infaillible, cela ne suffirait pas pour la démontrer si l’on ne peut l’établir par les Écritures. Car les Écritures peuvent seules faire foi en matière de doctrine. Les chrétiens des premiers siècles, les Pères eux-mêmes, ont pu se tromper. Il ne faut pas se scandaliser de cette supposition ; elle serait facile à justifier par des faits. Je pourrais vous faire voir, non seulement qu’en passant du Nouveau Testament aux écrits des Pères, on sent instinctivement qu’on est descendu du domaine de l’infaillibilité divine dans celui de la faillibilité humaine, mais encore que les Pères sont tombés dans des erreurs positives, et qu’ils ne sont pas toujours d’accord ni les uns avec les autres, ni chacun avec soi-même. Mais je veux me borner là-dessus à une réflexion plus courte que j’ai apprise de M. l’Abbé. Une Église qui est infaillible, dit-il, doit apparemment le savoir. Je dis à mon tour : Si les Pères étaient infaillibles, ils le sauraient sans doute. Or, ils déclarent expressément le contraire, et font cette différence entre leurs livres et les Écritures canoniques, que les dernières seules doivent être crues sans réserve et que les premiers ne le doivent pas.

Écoutons saint Augustin : « Prouvez par un seul des livres canoniques des apôtres ou des prophètes la vérité de ce que Cyprien a écrit à Jubaianus, et je n’aurai plus lieu d’y contredire. Mais ce que vous avancez n’étant pas canonique, j’use de la liberté à laquelle le Seigneur nous a appelés ; et quelle que soit ma considération pour un homme dont je ne saurais égaler les mérites, dont les nombreux écrits sont fort au-dessus des miens, dont le génie me charme, dont l’éloquence me ravit, dont la charité me pénètre d’admiration et le martyre de respect, je ne saurais me soumettre à sa décision2. » Écoutons encore ces belles paroles de saint Cyrille de Jérusalem : « Lorsqu’il s’agit des divins et saints mystères de la foi, il ne faut, ni rien avancer sans l’autorité des Écritures divines, ni se laisser entraîner par le charme des discours ou par l’appareil des raisonnements. Il ne faut pas non plus me croire sur parole dans ce que je vous dis, sans avoir vu mes enseignements démontrés par les Écritures divines, car la sécurité de la foi dépend, non de l’artifice du langage, mais du témoignage des Écritures divines3. » Écoutons enfin saint Athanase. « Ce sont là, dit-il en parlant des livres canoniques, ce sont là les sources du salut ; que celui qui a soif s’abreuve à leurs divins oracles. C’est par elles seules que nous pouvons apprendre la discipline évangélique de la piété. Que personne n’y ajoute rien ; que personne n’en retranche rien4. » En voilà assez, Madame, pour faire voir que l’autorité des Pères ne saurait décider à elle seule un point de dogme ; et surtout un point capital comme celui qui nous occupe. Elle ne le peut pas, d’après les Pères eux-mêmes ; et ce serait avoir pour eux un bien grand zèle que de leur accorder plus de crédit qu’ils, n’en veulent accepter, et de les respecter jusqu’à leur désobéir. Ainsi, ce que je disais tantôt de la raison, je le dis maintenant de la tradition : elle est faillible de son propre aveu ; et un témoignage faillible ne peut pas prouver une autorité infaillible.

2Contra Gresc. Gramm., lib. II, cap. 32. Oper., vol. 7. On peut voir encore ce que le même Père écrit à saint Jérôme sur le même sujet (Ep. ad Hier, tome II, cité par Pictet, Théologie chrétienne, page 130) : « Il n’y a que les seuls livres des Écritures, appelés aussi canoniques, pour lesquels j’ai appris à avoir ce respect de croire très fermement que nul de leurs auteurs n’a commis aucune erreur en les écrivant. »

3Catech., IV, page 30.

4Epist. Fest., 39 Op, vol. II, page 45.

Mais ici, M. l’Abbé nous oppose une réflexion spécieuse qui lui semble sans réplique. Qui refuse de se fier à la tradition sur un point, dit-il, ne saurait sans inconséquence s’en rapporter à elle sur un autre ; si vous estimez qu’elle ne puisse pas prouver une Église infaillible, vous devez dire aussi qu’elle ne peut pas prouver l’origine divine des Écritures ; et alors, que devient notre foi ? M. l’Abbé tombe en cet endroit dans une des erreurs qu’il avait si bien relevées dans les objections de M. de Lassalle contre le christianisme. M. de Lassalle disait : Si la raison n’est pas capable de juger les doctrines, elle ne l’est pas non plus de vérifier les pouvoirs. M. l’Abbé a répondu par une distinction toute simple : Ce jugement et cette vérification étant deux choses fort différentes, la raison peut bien être incompétente pour l’un, quoiqu’elle soit compétente pour l’autre. J’en dis autant de la tradition. La tradition, qui est un témoignage d’hommes, n’est pas compétente pour trancher une question de doctrine, telle que l’existence d’une Église infaillible ; mais elle est compétente pour constater un fait, tel que l’authenticité des Écritures ou la vérité des miracles.

Cependant il est juste de le reconnaître : si les Pères des premiers siècles eussent enseigné unanimement l’existence d’un tribunal infaillible, ce serait, je ne dis, pas une preuve décisive, mais une forte présomption en sa faveur. Car, bien que les Pères ne puissent pas faire autorité comme les saintes Écritures, ils peuvent nous faire connaître comment elles ont été entendues, dans ces premiers temps, où la foi devait être d’autant plus pure, ce me semble, qu’elle était plus près de sa source. Avouons-le donc : si l’on eût cru partout dans les Églises fondées par les apôtres et dirigées après leur mort par les pasteurs qui leur ont immédiatement succédé, que Dieu a établi un tribunal infaillible pour l’interprétation des Écritures, il y aurait des raisons de penser que cette doctrine serait venue des apôtres, et par conséquent qu’elle serait véritable. Mais, Madame, les Pères ne disent point cela. Cette croyance générale d’un tribunal infaillible n’a point existé dans l’Église primitive ; et M. l’Abbé ne l’y voit que parce qu’il s’est étrangement mépris sur la pensée des Pères, ayant donné à quelques-unes de leurs expressions le sens qu’elles auraient aujourd’hui dans sa propre bouche, au lieu de celui qu’elles avaient dans la leur5.

5 – Ce genre de méprise n’est pas rare dans l’interprétation des Pères. Le mot tradition lui-même en offre un exemple singulier. Il a souvent dans les Pères une acception si différente de celle qu’on lui donne communément aujourd’hui, que certains passages des Pères, dont on se sert pour établir la doctrine de la tradition, déposent contre elle. Bergier définit la tradition « la Parole de Dieu non écrite, que les apôtres ont reçue de la bouche du Seigneur, qu’ils ont transmise de vive voix à leurs disciples ou à leurs successeurs, et qui est venue à nous par l’enseignement des pasteurs, dont les premiers ont été instruits par les apôtres. » La tradition se compose donc essentiellement d’articles non écrits dans la Bible, et fournit ainsi un enseignement supplémentaire destiné à compléter celui de la Parole écrite, qui n’est pas réputé suffisant à lui seul. La tradition ainsi définie, on la prouve par des passages des Pères où le même mot se trouve en effet ; mais s’y trouve-t-il avec la même acception ? c’est ce qu’on a oublié de se demander. Or, il s’y trouve en général avec une acception différente et même opposée. Il y signifie un enseignement oral à la vérité, mais se composant exactement des mêmes articles qui sont traités dans la parole écrite ; de telle sorte que la tradition, au lieu d’être un supplément non écrit à la Parole écrite, n’est autre chose que cette Parole écrite elle-même, répétée de vive voix. En voici deux preuves entre beaucoup d’autres. Dans ce fameux passage de saint Irénée qu’on allègue sans cesse à l’appui de la tradition, quelle est cette « ancienne tradition que gardent fidèlement les nations barbares qui ont reçu la foi de Jésus-Christ sans papier ni encre ? » Est-ce quelque enseignement sur lequel l’Écriture sainte garde le silence ? Non ; ce sont les vérités qui remplissent toutes les Écritures ; c’est « la doctrine du salut, concernant un Dieu créateur et Jésus-Christ son Fils, » et cette doctrine, remarquons-le bien, non pas interprétée par un tribunal infaillible, mais « écrite dans leur cœur par le Saint-Esprit. » Notre seconde autorité est saint Cyprien. « Où a pris naissance cette prétendue tradition ? Est-elle descendue de l’autorité du Seigneur et des Évangiles ? ou vient-elle des instructions et des Épîtres des apôtres. Dieu lui-même atteste qu’on est tenu de pratiquer ce qui est écrit. Si donc nous trouvons cela prescrit dans l’Évangile ou renfermé dans les Épîtres et les Actes des apôtres, qu’on observe alors cette tradition divine et sainte. » (Epist. 74. Oper., vol. II, page 211.)Chose remarquable, il n’y a que les Juifs et les hérétiques qui aient cru à une tradition, telle que l’enseigne Bergier. On peut le voir pour les hérétiques, dans Irénée, Adv. hæret. lib. III, ch. I, II, pages 169, 170 ; et pour les Juifs, dans la Théologie chrétienne de Pictet, page 115. Cette tradition-là, Jésus-Christ, loin de l’autoriser, ne manque aucune occasion de la foudroyer. « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? » lui demandent les scribes et les pharisiens. « Et vous, leur répond-il, pourquoi transgressez-vous le commandement de Dieu par votre tradition ? » Et encore : « Vous anéantissez le commandement de Dieu par votre tradition. » (Matthieu 15.2, 3, 6.)

Voici leur véritable pensée qui est toute différente. Les Pères raisonnaient contre des sectes hérétiques, qui introduisaient des dogmes nouveaux sans appui dans les Écritures. Ils leur opposent la foi constante et universelle qui s’est transmise et maintenue dans les Églises depuis les apôtres, et leur disent : « Comment vous croirons-nous, quand toutes ces Églises ignorent votre doctrine et en reçoivent une contraire ? Comment vous croirons-nous, par exemple, vous Arius, qui sortez de terre trois siècles après Jésus-Christ, pour nous informer que Jésus-Christ n’est qu’une simple créature, tandis que toutes les Églises fondées par les apôtres, celle de Jérusalem, celle d’Antioche, celle d’Athènes, celle de Rome, avec toutes les autres qui sont nées de ces Églises mères, celle de Constantinople, celle d’Alexandrie, celle de Carthage, celle de Lyon, ont constamment enseigné et enseignent encore qu’il « est le vrai Dieu et la vie éternelle ? »

C’est là, Madame, un raisonnement fort simple, et que j’aurais pu faire à leur place, moi qui ne crois point à un tribunal infaillible. Cela est si vrai qu’on l’entend souvent faire à des ministres protestants orthodoxes, dans leur controverse avec les Sociniens. Ils leur allèguent la doctrine constante de leurs Églises depuis la Réformation, et l’accord unanime de leurs confessions de foi. Que dis-je ? ils leur allèguent aussi ce même témoignage des Églises primitives dont les Pères, s’appuient contre les hérétiques de leur temps. Véritablement, M. l’Abbé n’est pas plus fondé dans la conclusion qu’il tire de ce raisonnement des Pères, qu’il ne le serait à conclure que l’Église anglicane croit une Église infaillible, parce qu’elle déclare n’admettre pour règle de sa foi que l’Écriture sainte, mais l’Écriture telle qu’elle a été entendue par la primitive, antiquité6.

6 – Telle est aussi la doctrine du ministre Claude dans le passage suivant : « Notre foi a deux relations : elle est fille de la Parole de Dieu, elle est sœur de la foi de l’Église ancienne. L’Écriture sainte est le principe, divin, seul nécessaire et suffisant pour la faire naître ; le consentement de l’Église est un principe humain, très propre souvent à la faire discerner. » (Pictet, Théologie chrétienne, page 131.)

Autre chose est d’en appeler à la foi constante des Églises, autre de proclamer une Église infaillible. L’une diffère de l’autre par ces deux points essentiels.

Premièrement, en invoquant la foi constante des Églises, on n’entend pas parler de telle Église particulière, mais de toutes les Églises ou de l’Église de Jésus-Christ en général. Et c’est là, remarquez-le bien, ce que les Pères appellent l’Église catholique, c’est-à-dire l’Église universelle. Sous leur plume, ce nom désigne, suivant le langage de leur époque, l’ensemble des Églises. Sous celle de M. l’Abbé, il désigne, suivant le langage de notre époque, l’Église catholique romaine. Oh ! que les hommes sont prompts à se laisser conduire, par les mots ! et que de choses obscures seraient aussitôt éclaircies si on les disait en d’autres termes !

Secondement, et surtout, on n’entend pas attribuer à cette Église de Jésus-Christ l’infaillibilité, mais seulement la fidélité. Autre chose est qu’une Église soit établie de Dieu pour interpréter les Écritures, autre chose qu’elle ait reçu grâce pour les comprendre7. Tout ce que suppose le langage des Pères, c’est que le Seigneur se réserve toujours sur la terre une Église fidèle, qui garde sa doctrine, sinon sans aucun mélange d’erreur, du moins sans erreur capitale et incompatible avec le salut. Remarquons au surplus que si l’argument dont se servent ici les Pères a pu être employé à toutes les époques, il avait une force toute particulière quand le souvenir de l’enseignement apostolique était récent, et que la foi n’avait pas encore subi des altérations profondes et générales qu’on eut à y déplorer plus tard.

7 – Qu’on médite ces paroles de Tertullien (de Proser. adv. hæ, 9 Oper., page 105) : « Accordons que toutes les Églises aient erré. Dirons-nous que l’Esprit-Saint n’a jeté les yeux sur aucune d’elles pour la ramener dans la vérité, lui qui a été expressément envoyé de Christ et expressément demandé au Père pour enseigner la vérité ? Dirons-nous que ce ministre de Dieu, ce vicaire de Jésus-Christ, a négligé son œuvre et souffert que les Églises comprissent et crussent autrement qu’il n’avait lui-même fait prêcher par les apôtres ? »

Essayerait-on de soutenir l’interprétation que M. l’Abbé a donnée de la pensée des Pères ? Voici contre elle une autorité décisive : ce sont les Pères eux-mêmes. Ils ont cru, d’après M. l’Abbé, à un tribunal infaillible auquel le fidèle doit se soumettre sans réserve pour l’explication de l’Écriture. Mais vous allez leur entendre dire, tout au contraire, qu’il n’y a d’infaillible que l’Écriture et que chacun doit la consulter pour soi.

Puisqu’on parle tant de saint Augustin, commençons par lui. Voici comment il s’exprime en écrivant contre la secte des Donatistes : « Pourquoi produisez-vous l’autorité de Cyprien pour votre schisme, tandis que vous rejetez son exemple pour la paix de l’Église ? Qui ne sait que la sainte Écriture canonique est renfermée dans des limites bien déterminées, et qu’on doit la mettre au-dessus de toutes les lettres qui ont pu être écrites plus tard par les évêques ? Car, quant à l’Ecriture, il ne saurait y avoir ni doute ni discussion possible sur la vérité ou sur la justice de ce qui s’y trouve incontestablement écrit. Mais les lettres des évêques qui ont été écrites, ou qui s’écrivent encore, depuis que le canon a été arrêté, peuvent être contrôlées en cas d’erreur, soit par l’opinion plus éclairée d’un docteur plus habile, soit par l’autorité plus considérable ou la science plus étendue d’autres évêques, soit par les décisions des conciles. Les conciles nationaux ou provinciaux à leur tour doivent céder sans contredit à l’autorité des conciles généraux qui se sont rassemblés de toutes les parties du monde chrétien. Enfin, il n’est pas rare que les conciles généraux eux-mêmes soient redressés par des conciles postérieurs, après qu’une plus grande expérience a ouvert ce qui était fermé, et mis en lumière ce qui était inconnu8. »

8De Bapt., contra Donatist., lib. II, ch. III. Oper., vol. VII, p. 37.

Assurément, Madame, l’homme qui s’est exprimé de la sorte n’a pas cru, avec M. l’Abbé, à l’existence d’un tribunal infaillible, puisque les évêques, les conciles, et jusqu’aux conciles généraux, lui paraissent sujets à l’erreur, à la différence de l’Écriture sainte qui seule décide avec une autorité souveraine et incontestable. Nous pouvons donc être certains que la citation que M. l’Abbé vous a faite de saint Augustin (IVe lettre, 3e preuve), et qui est le plus considérable de tous les témoignages qu’il a produits en faveur d’une Église infaillible, ne dit pas, et ne peut pas dire ce qu’y voit M. l’Abbé. Au surplus, on aurait pu déjà s’en convaincre en examinant avec attention les expressions de ce saint Père. Elles sont fortes, je l’avoue ; trop fortes peut-être pour qu’on puisse en presser toutes les conséquences, sans confondre le jugement de la doctrine et la vérification des pouvoirs, que M. l’Abbé a si nettement séparés dans son entretien avec M. de Lassalle. Et quel est l’homme, pour si saint et si éclairé qu’il soit, qui puisse peser tellement ses termes qu’ils se trouvent rigoureusement exacts dans toutes leurs applications ? Cela n’appartient qu’à l’Esprit de Dieu, et à ceux qu’il inspire. Mais quand on est inspiré, on n’a pas besoin d’écrire, comme saint Augustin, un livre des Rétractations. Quoi qu’il en soit, les expressions mêmes de saint Augustin que cite ici M. l’Abbé, loin de prouver qu’il croyait à une Église infaillible, telle que l’entend M. Favien, prouvent au contraire qu’il n’y croyait pas. Car, quelle que soit sa déférence pour ce qu’il appelle l’Église catholique, et qui est tout autre chose, nous l’avons vu, que ce que M. l’Abbé appelle du même nom, saint Augustin accorde pourtant que si on lui montrait dans l’Évangile quelque témoignage formel en faveur de Manichée, il ne devrait plus croire l’Église catholique. Ce langage suppose, non seulement que chacun doit lire l’Écriture pour soi, mais encore qu’il ne doit admettre dans aucun cas une interprétation manifestement contredite par le texte sacré. Il y a au fond de cette pensée une différence fondamentale qui sépare saint Augustin de M. l’abbé Favien. Car, en dernière analyse, saint Augustin veut qu’on juge de l’autorité de Église par le sens évident des Écritures, non du sens des Écritures par l’autorité infaillible de l’Église9.

9 – Et quel est le défenseur de l’infaillibilité romaine qui accorderait que, si l’on trouve dans l’Evangile un endroit qui soit en opposition évidente avec l’enseignement de l’Église de Rome, il faudra rejeter l’autorité de cette Église ? Nous nous contenterions bien de cette concession ; avec elle, nous aurions bientôt toutes les autres.

Mais écoutons à leur tour les autres Pères. Veuillez lire encore, Madame, les témoignages suivants, et juger s’ils sont conformes aux sentiments de M. l’Abbé ou aux miens. « Que la boutique d’Hermogène prouve que ce qu’elle avance est écrit ; ou si ce n’est point écrit, qu’elle craigne la malédiction prononcée contre ceux qui osent ajouter ou retrancher10. Les Écritures saintes et divinement inspirées suffisent à elles seules pour faire connaître la vérité11. Si vous voulez une nouvelle citation, si vous prétendez affirmer quelque chose au delà de ce qui est écrit, pourquoi contestez-vous avec nous qui sommes résolus de ne rien écouter et de ne rien dire au delà de ce qui est écrit12 ? C’est se moquer que de faire des questions ou des discours sur ce qui n’est pas écrit13. Ce que l’Écriture n’a pas déclaré, vous ne le trouverez jamais14. C’est déchoir évidemment de la foi et faire preuve d’une grande présomption que de négliger quelque chose de ce qui est écrit, ou d’introduire quelque chose qui ne soit point écrit15. Ce qui est écrit, crois-le ; ce qui, n’est pas écrit, ne le recherche point16. » ?

10 – Tertullien, adv. Hermog., 12. Oper., page 346.

11 – Saint Athanase, Orat. contr. Gent., Oper., vol. I, page 1.

12 – Le même, de Incarn. Chr., Oper, vol. I, page 484.

13 – Le même, Epist. ad Serap., Oper., vol. II, page 29.

14 – Saint Athanase, de Trin., Dial., Oper., vol. II, page 172.

15 – Saint Basile, de Verafide. Oper., vol. II, page 386.

16 – Le même, Homil. de Trin. XXIX.

Je finis par un endroit de saint Chrysostome qui se rapporte directement à notre sujet : « Lorsque nous recevons de l’argent, nous ne nous fions pas à ceux qui nous le donnent, nous le voulons compter nous-mêmes ; et quand il s’agit des choses divines, ne serait-ce pas une folie que de donner témérairement et comme tête baissée dans les opinions des autres, nous qui avons une règle par laquelle nous pouvons tout examiner, je veux dire les lois divines ? C’est pourquoi je vous conjure tous que, sans vous arrêter aucunement à ce qu’en jugent les autres, vous consultiez les Écritures17. »

17Homil. XIII in 2 Cor., cité par Pictet, page 136.

Ainsi, Madame, ces mêmes Pères que M. l’Abbé vous cite pour vous montrer que vous devez vous en rapporter à l’Église comme à un interprète infaillible des Écritures, vous déclarent que les Écritures doivent être mises au-dessus de tout le reste et même des conciles ; qu’elles suffisent à elles seules pour vous faire connaître la vérité, et qu’il ne faut rien écouter au delà de ce qui est écrit. Voilà, convenez-en, des avocats singulièrement choisis, et qui auraient lieu d’être bien surpris de là cause qu’on leur fait défendre en dépit d’eux ! Nous pouvons l’affirmer hardiment : les Pères ont été mal compris de M. l’Abbé ; ils ne disent pas ce qu’il leur fait dire, ils disent même le contraire.

Je ne veux pas me faire plus savant que je ne le suis. Les citations qui précèdent m’ont été fournies par un ami versé dans ces matières. Je tiens de la même autorité que, parmi les écrits des Pères cités par M. l’Abbé, il en est qui paraissent avoir subi des altérations ; le Traité de saint Cyprien sur l’Unité de l’Église en est surtout suspect. Mais je n’ai pas besoin de m’engager dans cette discussion de critique ; j’envisage la question d’un point de vue à la fois plus général et plus à ma portée.

M. l’Abbé termine sur cet article par une considération à laquelle je ne répondrai que quelques mots. De cela seul que la croyance d’une Église infaillible a fini par prévaloir dans le monde, il croit pouvoir conclure qu’elle a eu Dieu pour elle ; le succès lui paraît justifier les prétentions de l’Église, comme l’établissement du christianisme en prouve la divinité. Mais que les choses sont loin d’être égales ! Tandis que le christianisme heurtait de front toutes les idées, tous les intérêts, et que tout secours humain lui a manqué, la doctrine d’une Église infaillible rencontrait bien moins de résistance et a trouvé de puissants auxiliaires. La volonté propre y est opposée, dit M. l’Abbé. Cela peut être vrai pour vous, Madame ; mais pour la plupart des esprits, c’est le contraire qui est vrai. Ils trouvent fort commode d’avoir sur qui se décharger de la responsabilité de leur salut, et l’incrédulité naturelle du cœur ne s’arrange que trop bien de traiter avec l’homme plutôt qu’avec Dieu. Cette doctrine d’ailleurs a été de bonne heure aidée, hélas ! et on sait jusqu’où, par la puissance séculière. Je ne veux point faire de rapprochement ; mais si l’on en voulait faire ; on trouverait à son succès plus d’analogie peut-être avec celui de Mahomet qu’avec celui de Jésus-Christ.

Il y aurait encore une autre réflexion à faire là-dessus. Le Nouveau Testament annonce une Église qui se détournera de la vérité et qui étendra sa domination presque sur tout le monde chrétien. A ce point de vue, Madame, l’argument que M. l’Abbé allègue en faveur de son Église infaillible ne pourrait-il pas tourner contre elle ?

Mais il me suffit de vous avoir montré que vous ne trouvez, ni dans l’une ni dans l’autre des deux preuves que nous venons d’examiner, cet appui solide, ce rocher sur lequel votre foi peut reposer inébranlablement. Figurez-vous à votre lit de mort. Est-ce une déduction logique ; est-ce un témoignage d’homme qui pourra donner la paix à votre âme en présence du jugement de Dieu ? Pourrez-vous dire : Je suis assurée que mes péchés me sont pardonnés ; car je le sais par le raisonnement, ou je le sais par la tradition ? Ah ! Madame, que vous seriez plus tranquille, si vous aviez, au lieu de tout cela, une promesse de Dieu, un mot de la Bible ! Sachons donc enfin ce que dit l’Écriture sur la question qui nous occupe ; l’Écriture que nous nous accordons tous à regarder comme la Parole de Dieu. Écoutons-la sans prévention. S’il est vrai, comme le dit M. l’Abbé, qu’elle nous renvoie à un tribunal infaillible nous le recevrons ; sinon, non. Car il est écrit : « Croyez à l’Éternel, et vous serez en sûreté ; croyez à ses prophètes, et vous prospérerez. »

P.-S. Je vois, par la première lettre de M. l’Abbé, qu’on vous a donné des doutes sur les versions de la Bible vendues par les colporteurs. On vous les a représentées comme falsifiées et tronquées tout à la fois. Au moment d’interroger la Bible, quelques mots d’éclaircissement à ce sujet ne seront pas inutiles.

M. l’Abbé a fait justice de la première de ces accusations avec une équité qui lui fait honneur. Mon témoignage n’ajouterait rien au sien pour les versions catholiques. Quant aux versions protestantes que vendent les colporteurs, je les ai comparées attentivement avec celle de Saci et avec d’autres versions approuvées. Je n’y ai su voir de différence, pour le Nouveau Testament, que celle qu’on trouve toujours entre deux traductions d’un même ouvrage : le fond des pensées demeure le même, l’expression seule varie. Il est même assez difficile de dire auxquelles de ces versions on doit donner la préférence. Les versions catholiques sont plus élégantes, plus françaises ; les versions protestantes ont une couleur plus antique et suivent de plus près l’original. J’ai longtemps préféré les premières ; aujourd’hui, je suis d’un avis différent, parce que je tiens pardessus tout à voir le sens de l’auteur inspiré reproduit avec une fidélité scrupuleuse, fût-elle même un peu servile. Je me sers habituellement d’une version protestante, et c’est de celle-là que je tire mes citations en vous écrivant. Mais enfin c’est ici une affaire de goût, et chacun est libre de choisir ; l’essentiel est de bien savoir que le reproche de falsification est une pure calomnie.

Mais pour l’Ancien Testament, il y a une différence réelle et importante entre les versions des deux communions. Les versions catholiques ont quelques livres que la plupart des versions protestantes n’ont pas, parce que les protestants les tiennent pour apocryphes ou non inspirés.

J’ai su par M. Z*** qu’ils en jugent ainsi par les raisons suivantes :

1) Ces livres n’ont jamais été reconnus par les Juifs, qui sont garants et dépositaires de l’Ancien Testament, comme l’Église chrétienne l’est du Nouveau ; car « c’est à eux, dit saint Paul, que les oracles de Dieu ont été confiés » (Romains 3.2), l’Ancien Testament que les Juifs nous présentent est celui de l’Église protestante, non celui de l’Église catholique.

2) Ces livres n’existent pas en hébreu, mais seulement en grec ; preuve nouvelle qu’ils ne font pas partie de l’Ancien Testament, dont l’hébreu est la langue propre, comme le grec est la langue du Nouveau. A ces deux raisons principales, il en ajoutait trois autres : que ces livres n’ont jamais été cités dans le Nouveau Testament ; qu’ils n’ont pas été admis dans le canon de l’Église primitive ; enfin qu’il suffit de les comparer avec les livres canoniques pour sentir que ce n’est pas le même esprit qui a présidé à la rédaction des uns et des autres. « On éprouve, en passant du canon aux apocryphes, disait-il d’après Oberlin, le même sentiment qu’en passant des apôtres aux Pères. »

Ces raisons sont graves, et m’ont persuadé d’acheter la version de Saci telle que la vendent les colporteurs, sans les apocryphes. Au reste, voici qui doit vous tranquilliser là-dessus. Remarquez d’abord que tous les livres reçus pour canoniques par les protestants le sont également par les catholiques. En lisant ces livres comme inspirés, vous ne risquez donc rien : vous n’avez pas, d’après M. l’Abbé, toute la Parole de Dieu ; mais vous n’avez ; d’après M. l’Abbé lui-même, rien que la Parole de Dieu. Dans le doute, ce parti est plus sûr que de s’exposer à prêter au Saint-Esprit des livres qui ne soient pas de lui. Ensuite, la différence qui nous occupe n’affecte pas le Nouveau Testament ; il est exactement le même dans les deux communions. Vous n’avez donc qu’à commencer, comme je l’ai fait, et comme Mgr Dubourg y autorisait les fidèles de son diocèse, par prendre le Nouveau Testament, et par le prendre dans la version de Saci ; pour la suite, Dieu vous conduira.

En somme, tout ce qu’on dit contre les livres des colporteurs n’a d’autre objet que de jeter dans les âmes de vains scrupules pour les empêcher de lire la Parole de Dieu. La véritable question n’est pas là. La Bible est-elle le livre de tous, ou n’est-elle que le livre de quelques-uns ? Voilà le point capital ; quand il aura été éclairci, le reste s’éclaircira de soi-même.

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