Lucile ou la lecture de la Bible

Quinzième lettre

Lucile à M. Mercier

Comment reconnaître assez, Monsieur, les soins que vous vous êtes donnés pour me répondre ? Ah ! s’il fallait juger entre. M. l’Abbé et vous sur la charité que chacun met à défendre sa cause, que je serais embarrassée de choisir ! Mais ce n’est pas là, je le sens, ce qui peut me déterminer ; je dois peser les raisons. Celles de l’Abbé m’avaient à peu près convaincue ; mais vous avez bien ébranlé cette conviction. J’ai tort peut-être d’en convenir avec vous ; n’est-ce pas à M. Favien que je devrais dire cela, pour qu’il essayât de me raffermir ?

Ce digne Abbé, comment le croire dans l’erreur ? Comment me séparer de lui, qui m’a montré le chemin du salut et persuadé la vérité de la religion chrétienne ? Je crains je ne sais quelle séduction. Oui, Monsieur, je vous l’avoue, je crains que vous ne m’entraîniez, que vous ne me détourniez de l’Église catholique…. Vous devez être protestant vous-même, quoique ce mot ne se trouve pas dans vos lettres ; on dirait que vous l’évitez.

Il me serait difficile de vous décrire ce que ces lettres m’ont fait éprouver. Elles me ravissent, elles m’attristent tour à tour. Elles me font entrevoir un jour nouveau, et, le moment d’après, elles me replongent dans l’obscurité. J’y trouve, comme vous autrefois dans l’Évangile, des choses admirables, avec d’autres que je ne saurais croire. J’ai besoin de nouveaux éclaircissements, et j’hésite à vous les demander ; fais-je bien, fais-je mal ? Je l’ignore, je crains d’interroger, et je ne puis demeurer dans l’état où je suis.

Quoi qu’il en soit, puisque j’ai commencé, il faut que j’achève ; il faut que mon incertitude finisse ; et tout en me faisant une sorte de conscience de vous écrire, je me sens comme contrainte de le faire encore. Dieu voit mon cœur, il sait que c’est le soin de mon salut tout seul qui m’a engagée dans cette voie, où il ne m’est plus possible de m’arrêter.

Je vous l’ai confessé, Monsieur, vos raisons me semblent les plus fortes ; surtout les passages des Écritures saintes que vous citez font sur mon esprit une impression profonde. Je le conçois, ce n’est pas à ma raison faillible, ce n’est pas même à une tradition nécessairement incertaine, que je puis demander un appui solide pour mon salut ; c’est à Dieu, c’est à sa Parole ; les preuves scripturaires, voilà le point capital. Celles, qu’allègue M. l’Abbé m’avaient toujours paru suffisantes jusqu’à présent ; mais je reconnais aujourd’hui que, comme vous le dites, j’achevais les idées et je mettais dans ces textes quelque chose qui n’y est pas, du moins qui n’y est pas clairement.

Cependant, je vois aussi contre votre sentiment des objections si graves, si décisives, ce me semble, qu’elles me font encore pencher de l’autre côté. Est-ce esprit de contradiction ? Je me connaîtrais mal alors ; car je crois bien ne chercher que la vérité. Ces objections ont été touchées par M. l’Abbé à la fin de sa lettre. C’est par cette raison peut-être que vous n’avez pas cru nécessaire de vous y arrêter ; vous aviez assez à faire d’ailleurs de répondre à ces trois preuves. Ce sont pourtant ces considérations accessoires qui m’ont le plus donné à penser dans tout ce qu’il m’a écrit, d’autant plus que je les ai plus d’une fois entendu présenter par des prêtres ; et vraiment, j’ai peine à comprendre ce qu’on y pourrait répondre.

Elles sont tirées de l’expérience des Églises dissidentes. N’ayant point un juge des controverses qui puisse prononcer dans les cas douteux, les fidèles de ces Églises doivent se trouver dans des embarras continuels. Vous dites bien qu’ils ont le Saint-Esprit ; mais comme on ne peut ni voir ni entendre le Saint-Esprit, il est facile de dire qu’on l’a reçu et difficile de le prouver. « Dès lors, disaient ces prêtres, et j’en entendais un parler de la sorte ces jours derniers, on retombe, avec la doctrine de l’inspiration individuelle (c’est ainsi qu’il appelait la vôtre, Monsieur), dans tous les inconvénients du système des rationalistes. Comment, en effet, le fidèle aura-t-il alors la certitude d’avoir trouvé le vrai sens de la Bible, qui peut être, et qui est, en effet, si diversement entendue ? Comment ensuite aura-t-on un centre d’autorité ? Et si une personne, qui pense avoir le Saint-Esprit aussi bien que vous, ne voit pas dans la Bible ce que vous y voyez, qui lui prouvera que c’est vous qui avez raison ? Comment encore y aura-t-il dans l’Église cette unité que Jésus-Christ a évidemment voulue pour elle, si chacun se fait à lui-même ses opinions religieuses ! Ne voyons-nous pas en France et ailleurs les sectes dissidentes se diviser et se subdiviser sans fin ? Elles s’accordent, nous dit-on, sur les points fondamentaux : mais quel droit a-t-on de choisir parmi les objets de la révélation ? et qui chargera-t-on de dresser la liste des points fondamentaux ? Enfin, à quoi bon le ministère des pasteurs, quand on n’est pas obligé de se soumettre à leurs décisions ? Si le pasteur ne peut faire que ce que chacun ferait aussi bien que lui, qu’il descende de sa chaire, qu’on y mette une Bible, et tout sera dit. »

Tel était à peu près le discours de ce prêtre ; ce n’est guère, vous le voyez, Monsieur, que le développement de ce que l’abbé Favien a dit en finissant. Peut-être aurez-vous quelques nouvelles explications à me donner là-dessus. Cela me paraît bien difficile pourtant ; les variations des Églises dissidentes, me semblent un bien plus grand mal que ne peut l’être une soumission un peu trop aveugle. Ce qu’on doit craindre, par le temps qui court, est donc de trop croire ? N’est-ce pas plutôt de manquer de foi ? Ah ! Monsieur, quoi que vous en disiez, je serais bien plus tranquille si Jésus-Christ était sur la terre et que je pusse le consulter. Cela vaudrait mieux, sans doute, que le pape et les conciles ; mais je ne suis pas bien convaincue que cela ne valût pas mieux aussi, pour moi du moins, que le Saint-Esprit. Cette doctrine du Saint-Esprit m’embarrasse : je suis de ceux qui en auraient peur comme d’une sorte d’inspiration. Je ne veux pas vous faire d’excuses pour tout l’embarras que je vous donne. Je croirais manquer à la haute opinion que j’ai conçue de votre charité.

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