Lucile ou la lecture de la Bible

Dix-neuvième lettre

Lucile à M. Mercier

Qu’aurez-vous pensé, Monsieur, de mon long silence ? Peut-être aurez-vous désespéré de moi ? Mais non, vous n’avez jamais cru que Dieu pût m’abandonner. L’amertume que vous causaient mes lenteurs a seule pu vous suggérer une telle pensée ; mais j’ai senti que cette amertume était toute de charité, et votre charité m’a vaincue. La lettre que j’ai reçue de vous il y a un mois m’a plus touchée encore que les autres, et vos dernières lignes ont brisé mon cœur.

A peine les eus-je achevées, je pris votre Nouveau Testament que le même courrier m’avait apporté ; il me semblait envoyé de Dieu. Je l’ouvris à la première page, je me mis à genoux et je fis à Dieu cette prière : « Seigneur, ce livre est votre Parole. S’il est vrai que vous ayez commandé à vos enfants de le lire, daignez m’éclairer par votre Esprit ! Mais si l’on me donne de mauvais conseils, retirez-moi de mon erreur, et ne permettez jamais que je m’éloigne de vous ! » Puis je commençai sur le champ ma lecture ; mais je me promis de ne plus écrire ni à vous, Monsieur, ni à l’Abbé, et de vivre un mois tout entier sans autre guide que Dieu lui-même. Si le résultat eût été contraire à ce que vous m’aviez annoncé ; si la lecture, de la Bible eût troublé et scandalisé mon âme, vous n’auriez plus jamais entendu parler de moi ; mais qu’il en est arrivé différemment ! Je trouvais tant d’intérêt, tant de charme à cette lecture, que j’y passais quelquefois une partie de mes nuits. En moins de quinze jours, j’avais lu le Nouveau Testament d’un bout à l’autre : je le recommençai tout aussitôt, et je viens de le finir une seconde fois.

Quel livre, Monsieur ! Il me fait éprouver tout ce que vous m’avez écrit : il m’effraye et il me rassure, il me trouble et il me réjouit tour à tour. Enfin, depuis quelques jours je commence à le comprendre. Ce que vous avez trouvé dans la Bible, je l’y trouve aussi ; et c’est une preuve nouvelle de cette unité de sentiment que le Saint-Esprit forme entre ceux qui la lisent avec foi. Ma courte expérience me persuade mieux encore que vos lettres, et vous ne serez pas jaloux si je vous parle comme les Samaritains à cette femme qui leur avait annoncé Jésus-Christ : « Ce n’est plus sur ce que vous nous en avez dit que nous croyons en lui, car nous l’avons entendu nous-mêmes, et nous savons que c’est lui qui est véritablement le Christ, le Sauveur du monde. »

J’ai appris à me voir telle que je suis, une pauvre pécheresse qui ne s’était jamais connue et qui pensait être sans reproche, tout en foulant aux pieds la sainte loi de Dieu ; mais j’ai appris en même temps à voir en Jésus-Christ un Sauveur plein de miséricorde, mourant pour faire ma paix avec Dieu. J’ose à peine parler de mon espérance, tant elle est nouvelle ; mais toute nouvelle qu’elle est, je sens qu’elle est ferme, et j’admire la promptitude avec laquelle elle s’est développée ; sans doute l’œuvre de Dieu se préparait depuis quelque temps dans mon cœur. Vous ne sauriez croire, Monsieur, combien j’ai été frappée de cet endroit de votre lettre où vous vous étonnez que j’aie pu m’occuper si vivement de mon salut sans que la Bible y soit pour rien, c’est que vous ignorez que les impressions sérieuses qui m’ont décidée à écrire à l’Abbé me sont venues de quelques morceaux de la Bible que je lisais dans mon Manuel.

Suis-je catholique ou protestante ? je serais assez embarrassée de le dire. Je sens que je suis devenue chrétienne, cela me suffit ; Dieu fera le reste, je m’attends à lui seul. Je connais toute ma faiblesse, et c’est avec respect, avec soumission que je recevrais les conseils d’un pasteur pieux ; mais je ne veux mettre aucun homme entre Dieu et moi, je le dis avec vous, et je le dis aujourd’hui en comprenant toute la force de votre pensée.

Pouvez-vous bien vous figurer, Monsieur, avec quelle émotion et quelle gratitude je me souviens de vous, à qui Dieu m’a lui-même adressée ; de vous, qui m’avez supportée avec tant de patience et instruite avec tant de charité ; de vous enfin, qui m’avez fait faire le premier pas dans un chemin au bout duquel j’entrevois la vie éternelle ?

Mais non, il ne faut pas que la reconnaissance me rende ingrate ; si vous m’avez fait faire le pas décisif, ce n’était pourtant que le second ; le premier, je le dois à l’abbé Favien. Ce bon abbé, il faut que je vous raconte mon dernier entretien avec lui ; mais encore une fois, tout ce que je vous dis de lui est entre nous. Pour moi, mes nouveaux sentiments seront bientôt connus ; mais je serais au désespoir de compromettre ce respectable prêtre, qui n’est déjà pas trop bien avec son évêque.

Mon intention était de lui écrire pour lui rendre compte de ma correspondance avec vous ; mais je ne voulais le faire qu’après avoir achevé mon mois de retraite. Il n’a pas attendu ma lettre ; il passait avant-hier à quelque distance du château, et il est venu nous rendre visite.

Dès que nous avons été seuls, il s’est plaint avec douceur qu’il n’avait pas su à quoi je m’étais décidée. Puis, sans me donner le temps de lui répondre : « Lisez-vous la Bible, Madame ? – Oui, monsieur l’Abbé. – Je l’avais bien prévu, allez, vous nous abandonnez. ». J’étais, je l’avoue, assez embarrassée de cette brusque apostrophe ; mais la fermeté me revint peu à peu. « Ce n’est pas vous abandonner sans doute, Monsieur l’Abbé, que de m’attacher à la Parole de Dieu. – Vous lisez donc la Bible ? et dans quelle version s’il vous plaît ? – Dans celle de Saci. – Passe encore  ; et votre Bible au moins est-elle complète ? – Je n’ai lu jusqu’ici que le Nouveau Testament, mais j’ai bien envie de me procurer aussi l’Ancien. – Oui, l’Ancien Testament mutilé par MM. les réformés ! »

Pendant ce court entretien, il avait une certaine irritation que je ne lui avait jamais vue. Il se remit pourtant, et comme s’il se fût reproché ce mouvement : « Ne pensez pas que je veuille troubler votre âme ; mais, mon enfant, ajouta-t-il très sérieusement, vous êtes-vous réconciliée avec Dieu ? – Je l’espère, Monsieur l’Abbé. – Vous vous êtes donc décidée à vous confesser ? – Non pas. – Et comment pouvez-vous savoir que vous êtes reçue en grâce ? – C’est que Dieu me l’a dit. – Dieu vous l’a dit ! et comment cela ? – Dans sa Parole. – Expliquez-vous, je vous prie. – Il est écrit dans l’Evangile : Croyez au Seigneur Jésus-Christ, et vous serez sauvé. J’ai cru en lui, Monsieur l’Abbé, oh ! oui, en lui seul ! comment ne serais-je pas sauvée ? ce que Dieu a promis, ne le tiendrait-il pas ? »

L’Abbé m’écoutait avec agitation, mais sans humeur. Un double sentiment semblait l’animer : la crainte que je m’égarasse et peut-être le désir de s’éclairer lui-même, si je l’ose dire sans présomption. « Madame, votre langage m’étonne au dernier point. Racontez-moi ce qui vous est arrivé ; racontez-moi tout. Je vous conjure de ne me rien cacher. » Je lui ai fait alors un récit abrégé de notre correspondance, et des combats qu’elle a produits chez moi ; je lui ai offert de lui communiquer vos lettres, quand il voudrait ; vous ne m’en saurez pas mauvais gré ? Il me serait impossible de rendre l’expression de sa physionomie pendant ce récit ; il paraissait préoccupé de quelque réflexion profonde. Quand j’eus fini, il demeura plusieurs minutes plongé dans une sorte de rêverie, quand tout à coup : « Madame, me dit-il avec un regard qui semblait vouloir percer mon cœur, avez-vous la paix ? – Oui, Monsieur l’Abbé, j’ai la paix avec Dieu, grâces lui en soient rendues ! – S’il en est ainsi, je n’ai rien à vous dire ; vous savez prier, priez. » Il se leva aussitôt et sortit.

Ne croyez-vous pas, Monsieur, que ce bon Abbé se sera dit que la voie dans laquelle je marche aujourd’hui pourrait bien être la bonne ? S’il n’ose m’y encourager, il n’a pas cherché du moins à m’en détourner ; et qui sait ? il aurait réussi peut-être, je suis si faible encore ! Mais Dieu m’a épargnée, et cette visite que je redoutais un peu, n’a fait que m’affermir. Aussitôt après, j’ai acheté d’un colporteur une Bible entière, et je me suis mise à lire l’Ancien Testament. J’y trouve plus de difficultés que dans le Nouveau, mais elles diminueront sans doute à une seconde lecture. Au reste, je suis à l’école du Seigneur ; il me fera connaître quand il en sera temps, tout ce que j’ai besoin de savoir.

C’est au service de ce Dieu si rempli de miséricorde, que je veux me consacrer désormais. Rachetée par le sang de Jésus-Christ, tout mon désir est de vivre pour lui et de mourir en lui, heureuse si je pouvais voir mon mari et mes enfants partager ma foi ! J’ai lu là-dessus un passage qui me remplit d’espérance, c’est la réponse de saint Paul au geôlier de Philippes : « Croyez au Seigneur Jésus-Christ et vous serez sauvé, vous et votre famille. » Joignez-vous à moi, Monsieur, pour implorer la grâce du Seigneur sur notre maison.

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