Saint Paul

II
Saint Paul, son christianisme, ou ses larmes

Vous savez de quelle manière je me suis conduit avec vous, dès le premier jour que je suis entré en Asie, servant le Seigneur en toute humilité et avec beaucoup de larmes, et parmi beaucoup d'épreuves qui me sont survenues…

(Actes 20.17-38)

Voulant expliquer aujourd'hui en saint Paul l'apôtre par le chrétien, j'ai cru ne pouvoir choisir de texte plus appropriéa à cette matière que le discours qu'il adresse aux pasteurs d'Ephèse. Paul les excite à remplir fidèlement leur tâche, par la fidélité avec laquelle il a rempli la sienne : il se place de la sorte à un point de vue personnel (dans le sens élevé du mot), et les entretient de lui-même, de ce qu'il a fait, de ce qu'il est. C'est une bonne fortune pour la recherche qui nous occupe ; car, que pouvons-nous plus désirer que de prendre saint Paul sur le fait, peint par lui-même, et sous les traits qui forment à ses propres yeux la substance de son ministère apostolique ?

a – Lire dans le livre des Actes le passage entier donné en référence dans l'épigraphe. (ThéoTEX)

Il est vrai qu'il se peint comme apôtre, et c'est comme chrétien que nous voulons le contempler ; mais cette différence, considérable chez un autre, s'efface chez lui. Son apostolat n'est pas du genre plaqué, il est du genre massif : ce qu'il dit, il le tire du fond de ses entrailles ; ce qu'il donne, c'est tout lui-même. Pour lui, l'apôtre, c'est tout simplement le chrétien autorisé de Dieu à ne vivre que pour communiquer son christianisme au monde, et puis revêtu pour cette communication de certains pouvoirs surnaturels, qui sont une grâce de l'apostolat, mais qui n'en sont pas l'essence intime ou la force propre. De là, se peignant comme apôtre, il ne se peint ni comme orateur, ni comme administrateur, ni comme homme de science, ni même comme dépositaire de la vertu des miracles ; mais il se peint par son renoncement, par sa charité, par sa tendresse, descendu qu'il est jusque dans cette région du dedans où le chrétien et l'apôtre se confondent dans l'homme intérieur. Il nous livre le secret de sa vie apostolique dans le secret de sa vie chrétienne : c'est précisément ce que nous demandons ; seulement, au lieu de l'aller recueillir dans tout le cours de son ministère, nous l'avons tout recueilli de sa propre main et résumé en quelques lignes.

Mais ces quelques lignes sont si pleines que je me vois contraint de choisir encore dans ce résumé : la doctrine de Paul, sa foi, sa charité, son zèle, son activité, son dévouement, sa patience, sa vigilance, tout est dans ce discours, si court, mais si substantiel, et que l'on peut considérer comme une sorte d'oraison funèbre anticipée de toute son œuvre apostolique. Parmi tant de traits divers dont se forme le christianisme de saint Paul peint par lui-même, je cherche un trait saillant qui domine le reste et qui fasse l'unité du portrait : je le trouve dans les larmes de l'Apôtre. Plus l'énergie indomptable du plus grand des apôtres semble contraster avec ce symptôme émouvant de l'infirmité humaine, les larmes, plus je suis frappé de la place qu'elles occupent dans la scène de Milet. On dit quelquefois qu'un homme a des larmes dans la voix : on peut dire aussi que saint Paul a des larmes dans tout son discours, sans préjudice (merveilleux paradoxes de l'Évangile !) de la joie chrétienne qui n'y en respire pas moins librement. Je l'entends, dès le début, rappeler les larmes dont sa carrière apostolique est toute semée : « Servant le Seigneur en toute humilité et avec beaucoup de larmes. » Un peu plus loin, il nous remet en mémoire les larmes qu'il versait en exhortant ses chers Ephésiens : « Vous souvenant que durant trois ans, je n'ai cessé, nuit et jour, d'avertir un chacun avec larmes. » Puis, son discours fini, le voici qui, après s'être à grand'peine contenu quelques instants pour faire la prière, confond ses larmes avec celles de ses auditeurs, parce qu'ils ne devaient plus se revoir : « Alors tous fondirent en larmes. »

Les larmes de saint Paul, non pas les larmes d'une sensibilité molle ou charnelle, mais des larmes plus sérieuses, plus significatives, dont la source est dans le fond même de la nature et de la grâce tout ensemble, feront plus que d'appeler une larme dans nos propres yeux : elles éveilleront dans notre esprit plus d'une réflexion salutaire, et nous laisseront entrevoir dans le cœur de l'Apôtre ce christianisme intérieur et personnel que nous poursuivons. Etudions-les donc : aussi bien, elles n'ont pas toutes le même caractère. Les premières, celles que lui ont arrachées les souffrances de son apostolat, ce sont les larmes de la douleur. Les secondes, celles que lui a coûtées sa sollicitude pastorale, ce sont les larmes de la charité. Les dernières, celles que lui fait répandre en ce moment la perspective de ne plus revoir ses amis d'Ephèse, ce sont les larmes de la tendresse. Singulière pensée, dites-vous peut-être, que de démêler le christianisme de saint Paul dans ses larmes diverses ! Singulière tant qu'on voudra, pourvu qu'elle soit vraie ; et elle est d'autant plus vraie que l'Apôtre s'offre ainsi à nous tout naturellement, cédant à l'impulsion de son cœur et sans songer à poser devant qui que ce soit. Au reste, pour que nul ne craigne que le point de vue où je me place soit au-dessous de mon sujet, le trait par lequel je caractérise l'Apôtre est de ceux dont le Saint-Esprit peint le Maître lui-même. Jésus a eu ses larmes, et toutes les mêmes larmes que saint-Paul : ses larmes de douleur, quand il a pleuré en Gethsémané Hébreux 5.7 ; ses larmes de charité, quand il a pleuré sur l'avenir de Jérusalem Luc 19.41 ; ses larmes de tendresse, quand il a pleuré au tombeau de Lazare, son ami Jean 11.35.

Les premières larmes par lesquelles l'homme intérieur de saint Paul se révèle à nous, ce sont les larmes de la douleur. Saint Paul est chrétien, il n'est pas stoïcien ; il ne se pique pas, non plus que n'a fait son Maître, d'étouffer l'expression d'une douleur qu'il ne dépend pas de lui de ne pas sentir, et qu'il ne croirait pas pouvoir dissimuler sans affectation. Quand la douleur arrache à un philosophe de l'antiquité cette exclamation superbe : « O douleur ! tu ne me feras jamais avouer que tu es un mal, » il ne fait que substituer un aveu forcé et couvert à l'aveu libre et sincère d'un cri ou d'une larme, il n'y a de force réelle que dans le vrai : Paul souffre, il pleure ; et il a beaucoup pleuré dans sa vie, parce qu'il a beaucoup souffert.

Ce qu'il a souffert — comment le dire sans raconter toute son histoire depuis sa conversion ? Que de maux ne lui ont pas faits les juifs, qu'il nomme seuls ici, parce qu'ils ont été partout ou les auteurs ou les instigateurs de toutes les persécutions qu'il a rencontrées ! A peine converti aux portes de Damas, voici les juifs de Damas qui l'auraient tué, s'il ne leur eût échappé de nuit par une fenêtre, glissé « dans une corbeille le long de la muraille ; » parvenu à Jérusalem, les juifs de Jérusalem cherchent à leur tour sa vie, et il ne reste d'autre moyen de le soustraire à leur rage que de l'envoyer en toute hâte à Tarse ; à Paphos, un faux prophète juif traverse son ministère ; les juifs le chassent d'Antioche de Pisidie ; les juifs le poursuivent jusque dans Iconie ; les juifs le font lapider aux portes de Lystre ce ne sont là que ses premiers pas dans la carrière : toute la suite répond à ce commencement. Le ministère entier de Paul est un ministère de larmes, qui réalise toute l'amertume prédite par le Psalmiste, en attendant de recueillir toute la gloire qu'il a promise : « Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec chant de triomphe. Ils iront leur chemin en pleurant, portant la semence à jeter ; il reviendront avec chant de triomphe, portant leurs gerbes Psaumes 126.5-6. » Par la puissance de sa foi, Paul devance les jours de la moisson, et triomphe tout en pleurant ; mais il pleure aussi tout en triomphant. Il pleure, en chantant à minuit dans la prison de Philippes. Il pleure, en écrivant aux Thessaloniciens : « Soyez toujours joyeux. » Il pleure, à Milet, dans notre discours, « en achevant avec joie sa course. » Il pleure, en entonnant à Rome le cantique du départ : « Pour moi, je suis déjà offert en aspersion, et le temps de mon départ est proche. J'ai combattu le bon combat ; j'ai achevé la course ; j'ai gardé la foi 2 Timothée 4.6-7 ; Philippiens 2.17. »

Rapportons-nous-en à notre apôtre lui-même. Quel tableau de douleurs que ce raccourci de sa vie tracé de sa main : « Sont-ils ministres de Christ ? (je parle en imprudent) je le suis davantage : en travaux, bien plus ; en blessures, excessivement ; en prisons, bien plus ; en morts, souvent. Cinq fois j'ai reçu des juifs quarante coups moins un ; j'ai été battu de verges trois fois ; j'ai été lapidé une fois ; j'ai fait naufrage trois fois ; j'ai passé un jour et une nuit dans la profonde mer. En voyages souvent, en périls sur les fleuves, en périls des brigands, en périls de ma nation, en périls des gentils, en périls dans la ville, en périls dans le désert, en périls sur la mer, en périls parmi de faux frères ; en peine et en travail, en veilles souvent, en faim et en soif, en jeûnes souvent, dans le froid et la nudité. Outre les choses du dehors, ce qui m'assiège tous les jours, c'est le souci que j'ai de toutes les églises. Qui est affaibli, que je ne sois aussi affaibli ? Qui est scandalisé, que je ne sois aussi brûlé 1 Corinthiens 11.23-29 ? »

Quand il écrit ainsi aux Corinthiens, durant son long séjour à Ephèse, et quelques mois avant la rencontre de Milet, Paul n'en est guère qu'aux deux tiers de sa course : il a encore près de dix années à travailler, c'est-à-dire à souffrir, pour le nom de son Maître. Que dira-t-il donc quand il sera parvenu au terme de son apostolat, et que l'événement aura vérifié, dépassé peut-être les sinistres pressentiments qui l'agitent à Milet, sans pouvoir l'ébranler : « Et maintenant, je vais à Jérusalem, ignorant les choses qui m'y doivent arriver ; sinon que le Saint-Esprit m'avertit de ville en ville, disant que des liens et des tribulations m'attendent ? » Au reste, celui pour qui l'avenir n'a rien de caché a tout dit là-dessus, dès le début, dans une seule parole, plus courte et plus sûre encore que toutes celles de Paul, et qui ne fait qu'un de son apostolat et de ses souffrances : « Va, » dit le Seigneur à Ananias, en l'envoyant auprès de Saul, « va, car ce m'est ici un vase d'élection, pour porter mon nom devant les gentils, et les rois, et les enfants d'Israël ; car moi, je lui montrerai combien il faut qu'il souffre pour mon nom Actes 9.15-16. »

Ces derniers mots, que j'appellerais volontiers le sermon de consécration de saint Paul, ne rattachent pas seulement ses souffrances à son apostolat : ils expliquent le succès de cet apostolat par la grandeur de ces souffrances. Si « c'est par beaucoup d'afflictions qu'il faut entrer dans le royaume de Dieu, » c'est par des afflictions doubles qu'il faut l'annoncer au monde ; mais les larmes abondantes dont le saint apôtre doit semer sa route, n'arroseront pas en vain la terre : elles la féconderont. On prête une oreille attentive à un avocat qui a souffert pour la cause qu'il défend : quel gage plus certain pourrait-il donner d'une conviction sincère et profonde ? Il y a plus encore : indépendamment de toute induction, la douleur a ses droits sur le cœur de l'homme ; elle exerce un empire, elle obtient un respect qui lui est propre. L'Apôtre lui-même, avec cette connaissance merveilleuse du cœur humain qui respire dans tout ce qu'il dit, fait appel à ce sentiment naturel en écrivant aux Galates : « Que personne ne me fasse de la peine ; car je porte en mon corps les flétrissures du Seigneur Jésus Galates 6.17. » Ne vous étonnez donc plus que Paul revienne si volontiers au récit de ses douleurs : ce n'est pas satisfaction d'orgueil à parler de soi, c'est désir charitable de persuader. Au reste, il avait appris d'un plus grand ce tendre chemin pour arriver au cœur de l'homme. Si les douleurs de Jésus-Christ plaident auprès de Dieu pour la grâce de l'homme pécheur, elles plaident aussi auprès de l'homme pour la doctrine du Dieu-Sauveur. Qui n'a senti combien le ministère de Jésus-Christ gagne en crédit sur notre esprit, je devrais dire sur notre cœur, par cette lutte terrible du désert qui ouvre sa carrière rédemptrice, par cette série de persécutions incessantes qui la continue, surtout par cette amertume de Gethsémané et de Golgotha qui en marque le terme ? Notre apôtre entrait donc véritablement dans l'esprit de son Maître quand il écrivait, ces mots, si embarrassants pour les commentateurs, si édifiants pour les simples, où les souffrances du disciple sont faites presque aussi nécessaires à l'instruction de l'Église que celles du Seigneur le sont à sa rédemption : « Je me réjouis en mes souffrances pour vous, et j'accomplis le reste des afflictions de Christ en ma chair, pour son corps qui est l'Église Galates 1.24. »

Oui, mes frères, depuis le jour que Jésus nous a rachetés sur une croix, tout ce qui est grand, puissant, salutaire, est sérieux ; et toutes les semences de vie et de régénération se sèment dans la douleur et dans la mort. Pour remuer à salut jusqu'aux moins croyants d'entre vous, savez-vous ce que je voudrais ? Je voudrais pouvoir faire monter dans cette chaire un Paul amaigri par les jeûnes, usé par les fatigues, épuisé par les veilles, alangui par les prisons, mutilé par les verges de Philippes et les pierres de Lystre. Ces souvenirs, cette, vue dites, quel exorde, pour son discours ! quel poids, quelle saveur ils prêteraient à la moindre de ses paroles ! Mais à la place de cet homme de douleurs, mettez un ministre de l'Évangile, sincère, pieux, fidèle, dans l'acception contemporaine du mot, mais vivant dans le bien-être, mais étranger à la souffrance, mais puisant à pleines mains dans les douceurs de la vie individuelle, domestique, publique, mais honoré, chéri, prévenu de tous : hélas ! que restera-t-il à un tel ministre, pour fixer votre attention et pour gagner vos cœurs, que de faire appel, en dépit de lui, à la séduction du langage, que de s'évertuer à chatouiller vos oreilles paresseuses, que de se donner en spectacle à vous, ainsi qu'Ezéchiel au peuple d'Israël, « comme un homme qui chante agréablement, avec une belle voix et une suave harmonie Ézéchiel 33.32 ? »

Ces ministres évangéliques du bien-être — hélas ! faut-il donc les aller chercher si loin ? … Eh ! si nous étions autres, comment nous aurait-elle enfantés, ou comment nous supporterait-elle, la génération contemporaine des enfants de Dieu ? n'est-elle pas elle-même la génération du bien-être ? On remarque que c'est dans les classes aisées que l'Évangile a fait le plus de progrès de nos jours, à la différence des temps qui ont précédé : ajoutez que pour pénétrer dans leur sein, l'Évangile s'est fait à leur image, et que le christianisme dont elles vivent, ces classes aisées, c'est un christianisme aisé comme elles. Car enfin, qu'en coûte-t-il aujourd'hui d'être chrétien, je dis chrétien orthodoxe, chrétien irréprochable, selon les idées chrétiennes du jour ? La question a été terrible autrefois : ce qu'il en coûtait d'être chrétien ? ce pouvait être, selon les temps, ou le sacrifice du bien-être, ou celui de la fortune, ou celui de l'honneur, ou celui de la famille, ou celui de la vie. Avec nous, convenons-en, les choses ne sont pas si rudes ; et cette différence, qui a son côté miséricordieux quant au Seigneur, n'a-t-elle pas aussi son côté sérieux, presque effrayant, quant à nous, mes frères et mes sœurs en Jésus-Christ ? Il est écrit : « Quiconque ne porte pas sa croix, et ne vient pas après moi, ne peut être mon disciple Luc 14.27. » Eh bien ! votre croix à vous, où est-elle ? Quels sont-ils, les sacrifices, les amertumes, les humiliations, auxquels votre foi vous condamne ? quels sont-ils aussi — pesez surtout cette question — quels sont-ils, les plaisirs, les délices, les vanités, avec lesquels votre Évangile ne sait pas s'accommoder ? Et que dire de ces chrétiens qui se jettent aujourd'hui, avec les enfants du siècle, dans ce luxe effréné, dans cet abandon de mondanité qui s'excite de tout ce qui devrait le décourager ? Explique qui pourra ce problème, autrement que par les plus mauvais instincts de la nature humaine ! Je m'en tiens, quant à moi, à l'explication d'Esaïe, qui semble avoir eu devant les yeux et le sombre tableau de nos calamités et l'éclat de nos fêtes redoublées, quand il écrivait ces paroles solennelles : « En ce jour-là, le Seigneur, l'Éternel des armées, conviait aux pleurs et au deuil, à se couper les cheveux et à ceindre le cilice ; mais voici l'allégresse et la réjouissance, tuer des taureaux et égorger des brebis, manger de la chair et boire du vin : mangeons et buvons, car demain nous mourrons. Or, l'Éternel des armées s'est révélé à mes oreilles : Si jamais cette iniquité-là est expiée, que vous ne mouriez, a dit le Seigneur, l'Éternel des armées… Ésaïe 22.12-14 » Quoi qu'il en soit, ni une vie de frivolité, ni une vie de mollesse ne saurait s'allier à l'entreprise chrétienne que j'ai en vue dans ces discours. Si vous avez à cœur de concourir pour votre part à la régénération de l'Église et de la société, sachez bien que vous ne le pourrez jamais sans une vie sérieuse, digne, humble, crucifiée. Il faut ici, non des Jahbetz, dont la prière est « d'étendre leurs limites, et d'être sans douleur 1 Chroniques 4.9-10 ; » mais des saint Paul, qui « portent partout dans leur corps la mort du Seigneur Jésus 2 Corinthiens 4.10. » Me trompé-je, mes frères, en pensant que plus d'un d'entre vous, devançant mes exhortations, a soupiré en secret après cette vie mourante, si amère, mais si forte ? … Puisse se lever, pour l'œuvre sainte qui nous est proposée, une génération plus capable que nous d'y répondre ! et si, pour lui donner naissance, la terre qui nous porte n'est pas assez fécondée par les larmes du saint apôtre, puisse-t-elle l'être assez du moins par le sang de la croix !

« Veillez, vous souvenant que durant trois ans, je n'ai cessé, nuit et jour, d'avertir un chacun, avec larmes. » Je lis ce verset, je le relis, je ne me lasse pas de le relire encore. Dans ces larmes de la charité, je découvre le chrétien jusqu'au fond de son homme intérieur, je pressens l'apôtre jusqu'au bout de sa carrière : « Durant trois ans, je n'ai cessé, nuit et jour, d'avertir un chacun, avec larmes. »

Quelle façon d'avertir ! pas un trait qui ne porte coup. « Trois ans, » sans perdre un seul des jours qu'il avait passés à Ephèse, depuis le premier jusqu'au dernier : voilà pour la durée ; « jour et et nuit, » reposé ou fatigué, facile ou difficile, « en temps ou hors de temps : » voilà pour les occasionsb ; « je n'ai cessé, » point de relâche, point d'interruption : voilà pour la persévérance ; « un chacun, » non seulement des pasteurs de l'église d'Ephèsec, mais de ses membres : voilà pour les personnes ; enfin, « avec larmes : » voilà pour la charité.

bÉphésiens 5.16 : « Rachetant l'occasion, » et non, « rachetant le temps. »

c – Les mots d'entre vous ne sont pas dans l'original.

Essayez de vous représenter cette scène, en vous mettant à la place de ceux que Paul avertissait ainsi. Vous êtes un de ces juifs ou de ces gentils d'Ephèse qui commencent de prêter l'oreille à l'Évangile : il s'agit de déterminer votre esprit flottant entre le monde et Dieu. Ou bien, vous êtes un de ces membres de l'Église qui n'ont pas encore pris l'Évangile bien au sérieux, ou qui prétendent le concilier avec le siècle : il s'agit de vous gagner sans réserve à Jésus-Christ. Voici le saint apôtre qui ne vous laisse pas plus de repos qu'il ne s'en donne à lui-même ; il vous presse durant le jour, il vous retient fort avant dans la nuit. N'allez pas vous plaindre de son importunité : votre repos à vous, ingrat, il ne le trouble qu'une fois ; mais il prend toutes les nuits sur le sien, quand ce n'est pas pour vous, c'est pour d'autres. Au reste, vous avez beau faire, il ne vous laissera point aller qu'il n'ait obtenu, quoi ? quelque faveur, quelque grâce ? Ah ! la plus grande faveur, la plus grande grâce que vous puissiez lui faire : celle de vous convertir à Jésus-Christ, ou de le servir avec plus de fidélité. Vous la lui refusez, vous vous dérobez à ses instances, vous le repoussez peut-être ; mais avant d'en finir avec lui, regardez-le : il pleure. Il pleure, sur les péchés où vous demeurez, sur le mal que votre exemple fait à l'Église, sur le scandale que vous donnez au monde, surtout sur l'avenir que vous vous préparez. Cet apôtre en larmes devant vous, j'allais dire à vos pieds, qu'en dites-vous ? Le Dieu qu'il sert résumait un jour tout ce que son apôtre devait être pour lui dans ce mot seul : « Voici, il prie Actes 9.11 » ; vous pouvez, à votre tour, vous qu'il évangélise, résumer tout ce qu'il est pour vous en ce seul mot : Voici, il pleured.

dPhilippiens 3.18 ; 2 Corinthiens 2.4, etc.

Car enfin, ces larmes que vous lui coûtez, ne vous font-elles pas lire dans le cœur de son christianisme ? J'y démêle, quant à moi, tout un cours de dogmatique chrétienne et de morale chrétienne ; j'y trouve bien mieux encore : au lieu de la dogmatique, la vérité, et au lieu de la morale, la charité. La vérité, vue si clairement, qu'elle lui fait pressentir pour vous un malheur affreux si vous persistez à la rejeter ; la charité, si vivement sentie, qu'elle lui rend votre salut presque aussi nécessaire que le sien : qu'est-ce autre chose que sa belle définition de la foi chrétienne, « la vérité dans la charité Éphésiens 4.15, » complétée par une réalité pratique plus belle encore ?

Je m'adresse ici à ceux de vous, mes chers auditeurs, qui taxent nos discours d'exagération, et à qui la foi que nous prêchons paraît trop étrange dans ses maximes, trop exclusive dans ses affirmations, trop sévère dans ses menaces. Je leur propose une seule question, à laquelle je les supplie de répondre sans parti pris : saint Paul, en qui vous honorez, ainsi que moi, le dépositaire fidèle de la révélation divine, entendait-il l'Évangile comme vous, ou comme moi ? Et pour résoudre cette question, je m'en tiens à ce trait seul : Saint Paul ne peut voir son Évangile repoussé sans verser des larmes amères ; cela me suffit. Quelle est-elle, je le demande, quelle est-elle, la vérité évangélique, selon cet homme qui vous conjure en pleurant de la recevoir ? On veut savoir si l'Évangile de saint Paul n'est qu'un déisme épuré, qui annonce pour toute doctrine l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, pour toute révélation la paternité divine et la fraternité humaine, pour tout médiateur Jésus-Christ vivant en prophète, et mourant en martyr — ou si cet Évangile est une religion tout à part, découvrant des nouveautés étranges, proclamant un Dieu inconnu, promettant une délivrance ineffable, exigeant un changement radical, miséricordieuse à la fois et terrible, vaste comme le monde, haute comme le ciel, profonde comme l'enfer ? Il n'est pas besoin d'aller compulser les épîtres et les discours de l'Apôtre, tout remplis de « la bonne nouvelle » d'une grâce étonnante, inouïe : il n'y a qu'à le voir pleurant à vos pieds. Oui, expliquez-moi les larmes de saint Paul, s'il n'avait d'autre doctrine à porter au monde que la vôtre (votre doctrine ! vous, pleurer de ce qu'elle n'est pas reçue ! et qu'a-t-elle donc fait pour vous, qui vous oblige à tant faire pour elle ?) expliquez-les-moi, s'il annonçait moins qu'une incarnation, qu'une rédemption, qu'une régénération, qu'une grâce toute gratuite, qu'un Dieu-Sauveur, « le chemin, la vérité et la vie ! » On veut savoir si l'Évangile de saint Paul n'est qu'une interprétation plus ou moins solide, qu'une opinion plus ou moins bien établie, que nous devons défendre modestement contre les interprétations et les opinions d'autrui, sans affirmer absolument les choses sous peine d'orgueil et d'intolérance — ou si cet Évangile est la vérité même, une, incontestable, immuable, éternelle, qui doit être maintenue envers et contre tous, avec la fermeté inflexible d'une foi parfaitement sûre d'elle-même ? Il n'est pas besoin d'aller compulser les épîtres et les discours de l'Apôtre, où respire partout cette foi jalouse, pénétrant jusque dans les plus mystérieuses profondeurs sans rien perdre de sa merveilleuse précision : il n'y a qu'à le voir pleurant à vos pieds. Oui, expliquez-moi les larmes de saint Paul, s'il n'avait à porter au monde qu'une croyance probable, comme vous pourriez le faire à sa place ; expliquez-les-moi, s'il annonçait moins que la vérité, seule vraie, seule nécessaire, seule salutaire, et en dehors de laquelle il n'y a qu'égarement, que péché, que perdition ! On veut savoir enfin si l'Évangile de saint Paul ne présage à ceux qui le repoussent que des exercices plus ou moins douloureux, des épreuves nouvelles plus ou moins pénibles, dans les évolutions obscures d'un impénétrable avenir — ou s'il leur dénonce les terreurs du jugement divin, les frayeurs de la colère à venir, les amertumes d'une peine éternelle ? Que d'autres discutent la valeur exacte du mot éternel ; qu'ils recherchent s'il ne s'emploie jamais d'une durée finie ; qu'ils interrogent texte après texte des Écritures, et qu'ils compulsent les écrits et les discours de l'Apôtre ; nous n'avons pas besoin de tout cela : il n'y a qu'à le voir pleurant à vos pieds. Oui, expliquez-moi les larmes de saint Paul, s'il a à sa disposition toutes les ressources dont se glorifie votre sensibilité ; expliquez-les-moi, s'il n'a pas devant les yeux l'image de quelque châtiment épouvantable en réserve pour ceux qui rejettent la vérité ou qui s'en détournent, s'il n'entrevoit pas devant eux une misère affreuse, inexprimable, dépassant toutes ses conceptions, ou, pour emprunter son énergique langage, « une attente terrible de jugement et l'ardeur d'un feu qui doit dévorer les adversaires Hébreux 10.27 ! »

Je viens de parler pour ceux qui ne partagent pas notre foi. Vous qui la partagez, vous vous applaudissez peut-être en vous-mêmes de pouvoir expliquer les larmes de saint Paul, dont l'Évangile est le vôtre. Nous applaudir ? Ah ! que nous avons sujet plutôt de nous frapper la poitrine ! Pour savoir expliquer les larmes de l'Apôtre, nous n'en sommes que plus misérables de ne savoir pas les pleurer. Nous défions l'hérésie d'expliquer les larmes de saint Paul, sans la vérité qu'il proclame ; souffrons qu'elle nous défie à son tour de les expliquer, sans la charité qui l'anime. Même avec cette nouveauté inouïe de ses révélations, même avec cette certitude immuable de sa foi, même avec ce feu vengeur qu'il dénonce aux impénitents, expliquez-moi les larmes de saint Paul, s'il ne joint pas à cette vérité divine une divine charité, s'il ne souhaite pas votre salut aussi ardemment que le sien, s'il ne vit pas de cette maxime de son Maître : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! » L'Apôtre pleurant à vos pieds, qu'est-ce autre chose que l'amour de Dieu vivant dans le cœur d'un homme, et convertissant l'Évangile en action, en évidence, en un fait réel et palpable ? Et que dirons-nous, si la charité qu'il fait paraître dans les plus grandes choses de l'éternité, est relevée par celle qu'il déploie dans les plus petites choses du temps ; si celui à qui vous arrachez ces saintes et brûlantes larmes, prend à tâche de vous épargner à vous-mêmes les moindres soucis, les moindres embarras ; si, plutôt que de causer aucune dépense aux églises, plutôt que d'être à charge ou en piège à aucun des frères, ce même apôtre qui pleure sur vous travaille de ses mains, jusque dans les veilles de la nuit, pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses compagnons, et « se fait tout à tous, juif aux juifs, gentil aux gentils, pour en sauver absolument quelques-uns ? »

Aussi, quelle puissance dans ces larmes ! et qui pourrait y résister ? Le pourriez-vous vous-même ? Pensez-y. Vous avez, je le suppose, prêté l'oreille aux exhortations les plus éloquentes, les plus pressantes, les plus pathétiques : vous ne vous êtes pas rendu. Vous avez lu des traités solides, aussi bien écrits que bien pensés, où la vérité des miracles et l'accomplissement des prophéties sont prouvés avec une fermeté presque mathématique : vous ne vous êtes pas rendu. Vous avez entendu les saintes Écritures, Moïse et les prophètes, les apôtres et ce même saint Paul, exposant la foi avec cette clarté prise dans le fond des choses qui est à elle seule un argument : vous ne vous êtes pas rendu. Mais si vous voyiez cet orateur chrétien, ou l'auteur de ce traité, ou ce témoin inspiré de Jésus-Christ, si vous le voyiez entrer dans votre cabinet, et là, seul à seul avec vous, sans mobile possible de gloire humaine, vous presser de vous convertir, vous conjurer d'avoir pitié de vous-même, et enfin, à la vue de votre résistance opiniâtre, ne pouvant ni vous empêcher de vous perdre, ni souffrir que vous vous perdiez, se troubler, se taire, fondre en larmes — dites, pourriez-vous ne pas vous rendre ? … Hélas ! ne nous avançons pas trop : beaucoup, beaucoup ont vu ses larmes et ne se sont pas rendus ; mais pour résister à l'Évangile ainsi prêché, ainsi démontré, ne faut-il pas porter une pierre au lieu d'un cœur ?

Peuple de Dieu ! quand tu te lèveras au milieu de cette génération égarée, avec les larmes de saint Paul dans les yeux, dans la voix, dans le cœur, « portant les maladies » de ce grand peuple qui t'entoure « et chargé de ses langueurs Matthieu 8.17, » tu verras alors si tu ne te fais point écouter… Mais ces larmes, quand les auras-tu ? Tu les auras, quand tu auras cessé d'être ce que tu es aujourd'hui, mou dans la foi, lâche dans la doctrine, froid pour les droits de Dieu, ignorant de ses terreurs, vacillant sur les choses essentielles, disputant sur les secondaires ; tu les auras, quand tu seras le peuple de ce dont Paul était l'apôtre, le peuple de la vérité dans la charité ; c'est-à-dire que pour apprendre à pleurer comme lui sur les autres, il faut commencer par apprendre à pleurer sur toi-même !

Quelque impression qu'aient dû produire sur les auditeurs de Paul à Milet le double souvenir de ses larmes de douleur et de ses larmes de charité, ni les unes ni les autres ne les touchent à l'égal des larmes de tendresse qu'ils voient couler de ses yeux en ce moment même, et auxquelles ils mêlent les leurs : « Alors tous fondirent en larmes, et se jetant au cou de Paul ils le baisaient, étant tristes principalement à cause de cette parole qu'il leur avait dite, qu'ils ne verraient plus son visage. » Ces larmes versées par l'amitié chrétienne, tout en couronnant la scène émouvante de mon texte, nous instruisent aussi à leur manière : elles achèvent de nous révéler le christianisme personnel de l'Apôtre, et de nous expliquer son influence.

Les idées de grandeur et d'énergie qu'une lecture même superficielle de l'Évangile fait associer avec le nom de saint Paul, pourraient aisément nous faire oublier un autre trait de son caractère que révèle une étude plus attentive de son histoire. Par un rare privilège de la nature, dirai-je ? ou de la grâce, saint Paul, réunissant des qualités contraires et tempérant la force par la douceur, portait un des cœurs les plus sensibles qui aient battu sous le ciel : je ne dis pas seulement un cœur chaud, mais un cœur sensible, aux attachements tendres, aux émotions vives, à la larme facile ; tant s'en faut que sa grandeur ait rien de haut, ou son énergie rien de dur.

Que se peut-il de plus affectueux que le langage de l'Apôtre avec ses frères de Thessalonique, ses enfants dans la foi : « Nous aurions pu montrer de l'autorité comme apôtres de Christ ; mais nous avons été doux au milieu de vous comme une nourrice qui prendrait soin de ses propres enfants… Nous souhaitions de vous donner, non seulement l'Évangile de Dieu, mais aussi nos propres âmes, parce que vous étiez fort aimés de nous… Séparés de vous pour un peu de temps, de vue et non de cœur, nous avons d'autant plus tâché de vous aller voir que nous en avions un fort grand désir… Aussi, n'y pouvant plus tenir, nous avons trouvé bon de demeurer seuls à Athènes, et nous avons envoyé Timothée notre frère, pour vous affermir et vous exhorter touchant votre foie ? » Voilà pour tous ceux qu'il a enfantés à la vie éternelle : ce sont autant d'amis qu'il porte sur son cœur devant Dieu. Les églises sans nombre qu'il a fondées ne comptent pas un membre qui ne trouve sa place dans ces prières, dont la fréquence étonne presque autant que leur ferveur : on se demande où l'Apôtre trouvait le temps (pour ne parler que du temps) de prier si constamment pour tant de monde ; et la tendresse inépuisable de son âme entre assurément pour sa large part dans la solution de ce touchant problème.

e1 Thessaloniciens ch. 1 et 2.

Mais cet amour fraternel a ses préférences particulières. On ne fait pas assez d'attention à la place que l'amitié, une tendre amitié, a occupée dans la vie de saint Paul et dans son apostolat. Paul avait renoncé volontairement, dans l'intérêt de son ministère, au droit qu'il aurait eu de « mener avec lui une femme sœur, ainsi que les autres apôtres, les frères du Seigneur et Céphas 1 Corinthiens 9.5 ; » il n'avait voulu ni être à charge aux églises, ni gêner sa propre liberté, par l'entretien et les préoccupations d'une famille. Mais il est permis de croire, d'après les vives affections auxquelles nous voyons son cœur livré, qu'il n'a pu se soustraire aux doux liens de la vie domestique sans un sacrifice, plus grand peut-être chez lui qu'il n'eût été chez beaucoup d'autres. Toutefois, il n'y a pas de sacrifice sans compensation ; et cet isolement même où saint Paul a pris soin de se renfermer, ouvre chez lui un accès d'autant plus facile aux consolations et aux secours de l'amitié chrétienne. Je n'en veux pour preuve que ce grand nombre de frères et de sœurs qui sont nommés par leurs noms à la fin de la plupart de ses épîtres, et salués par lui tour à tour avec toutes les nuances les plus délicates de l'amour chrétien le plus fidèle : famille fraternelle de l'Apôtre, bien plus nombreuse, et peut-être encore plus dévouée que n'aurait pu être la famille naturelle dont il s'était volontairement privé Proverbes 18.24. C'est une Priscille et un Aquilas, « ses compagnons d'oeuvre en Jésus-Christ, qui ont exposé leur vie pour la sienne ; » c'est une Andronique et un Junias, « ses parents et ses compagnons de prison, qui même ont été avant lui en Christ ; » c'est une Perside, « la bien-aimée, qui a beaucoup travaillé dans le Seigneur ; » c'est un Rufus, « élu au Seigneur, et sa mère qui, poursuit-il, est la mienne (Rom ch. 16). » A ce point de vue, ces chapitres de salutations, que vous sautez peut-être à pieds joints comme dépourvus d'intérêt général, vous offriraient une étude aussi attrayante qu'instructive, en vous faisant pénétrer dans la vie privée de l'Apôtre et dans ses relations personnelles.

Ce n'est pas tout. Entre tant d'amis chrétiens qui se pressent autour de lui, Paul en compte quelques-uns auxquels il réserve son attachement le plus intime : Luc, son historien, si vrai, mais si affectueux ; Barnabas, son premier compagnon d'œuvre, pour qui une séparation momentanée n'a pu le refroidir ; Philémon, auquel il écrit avec une vivacité de sentiment que la plume de la femme la plus aimante ne saurait surpasser ; Epaphrodite, que Dieu a rendu à ses prières « pour qu'il n'eût pas tristesse sur tristesse Philippiens 2.27 ; » Epaphras, Tychique, et par-dessus tous les autres, Timothée et Tite ; Timothée son bras droit, et Tite son bras gauche.

Quelle mère écrivit jamais à son fils une lettre plus remplie de sollicitude que l'est la seconde épître à Timothée ? Le langage du maître, transparent d'affection, nous fait lire dans l'intérieur du disciple, deviné par les directions pastorales, dirai-je ? ou paternelles qui lui sont prodiguées : ne voyez-vous pas d'ici Timothée, cédant au double ascendant d'un esprit abattu et d'un corps languissant, et versant d'abondantes larmes dans le sein de son vieil ami ? Ces larmes, Paul n'a garde de les oublier, il sait trop ce que c'est que des larmes 2 Timothée 1.5 ; cet esprit abattu, il le relève par de saintes exhortationsf ; il n'y a pas jusqu'à ce corps languissant, pour lequel il n'ait ailleurs sa prescription vigilante et presque maternelle : « Ne continue plus à ne boire que de l'eau ; mais use d'un peu de vin à cause de ton estomac et de tes fréquentes indispositions 1 Timothée 5.23. »

f2 Timothée 1.7-8 ; 2.3-6. Ne semble-t-il pas que saint Paul ait voulu, dans cette épître, fortifier d'avance son disciple contre la nouvelle douloureuse qui doit bientôt lui parvenir(2 Timothée 4.6) ?

Et que dire de Tite ? Si je vous peignais l'Apôtre courant d'église en église après son cher disciple, « son vrai fils en la foi Tite 1.4, » pour trouver le repos dans sa douce société, vous me taxeriez volontiers d'exagération ; et pourtant, je ne ferais que répéter ce que dit Paul lui-même, et Paul s'entretenant, par l'Esprit du Seigneur, avec l'importante église de Corinthe : « Au reste, étant venu à Troas pour l'Évangile de Christ, quoiqu'une porte m'y fût ouverte par le Seigneur, je n'ai pourtant point eu de relâche en mon esprit, parce que je n'ai pas trouvé Tite mon frère ; mais ayant pris congé d'eux, je suis venu en Macédoineg. » C'est l'homme qui parle de la sorte, l'homme faible, réclamant l'appui de l'homme, à la différence de cet homme unique, parce qu'il est plus qu'un homme, qui, toujours également fort en Dieu, a pu dire : « Vous me laisserez seul ; mais je ne suis pas seul, parce que le Père est avec moi Jean 16.32. » Mais si c'est une faiblesse, c'est une faiblesse charmante, passez-moi le mot, et qui a même son utilité : l'éclat d'une sainteté si rare risquerait d'éblouir nos yeux ou de nous faire douter de sa réalité, si l'homme ne se trahissait par quelque endroit.

g2 Corinthiens 2.12-13. Rapprochez ce passage de 2 Corinthiens 7.6-7 : la consolation que l'Apôtre trouve dans la présence de Tite a un double principe, son amitié pour Tite, et sa charité pour les Corinthiens.

Telle est la source de ces larmes que notre apôtre répand à Milet, en se séparant des pasteurs d'Ephèse. Je les ai appelées les larmes de la tendresse : j'aurais pu les appeler les larmes de la nature ; car elles proviennent de son attachement pour sa famille à lui, dans laquelle une des premières places appartenait sans doute à ces pasteurs d'une église où il avait lait plus d'un séjour et demeuré une fois trois ans entiers. Au reste, le caractère que ces larmes révèlent en lui ne forme pas seulement un trait intéressant de son christianisme personnel : il fait en même temps l'une des puissances de son apostolat.

Cette puissance opère de plus d'une manière. Elle opère, en gagnant les cœurs à l'Apôtre. Chacun se sent attiré vers cet homme en qui la faculté d'aimer, la plus douce à la fois et la plus énergique qui soit dans l'homme, a pris un développement extraordinaire ; et comme les plus grands obstacles que rencontre l'Évangile sont ceux qu'il trouve dans la volonté, c'est avoir prévenu l'auditeur en faveur de l'Évangile, que de l'avoir prévenu en faveur de celui qui l'annonce. Elle opère, en multipliant les moyens d'action de l'Apôtre. Cette famille fraternelle qui se groupe auprès d'un maître si aimant forme tout autour de lui comme une sainte phalange, où chacun, placé par cet habile général au poste qui lui est propre, fournit son contingent personnel à l'effort commun contre l'ennemi. Homme ou femme, vieux ou jeune, riche ou pauvre, tout ce qui a le cœur chrétien devient, entre les mains de l'Apôtre, un instrument pour le seconder dans son ministère ; et un instrument d'autant plus fidèle au Seigneur, qu'il est plus tendrement attaché à son serviteur.

[C'est peut-être une des raisons secondaires pour lesquelles saint Paul est, de tous les apôtres, celui dont la tradition primitive a le plus à dire : les historiens de saint Paul, qui ont commencé par être ses compagnons d'œuvre, parlent de lui par besoin de cœur, comme un ami de son ami. Qui ne sent palpiter le cœur de saint Luc, sous les récits simples et émouvants des Actes des apôtres ?]

Elle opère, en réfutant par la preuve la plus décisive, celle des faits, deux préjugés qui tournent contre l'Évangile les penchants du cœur : l'un, que l'Évangile exclut les préférences de l'amitié, tandis que ces préférences ont été si bien connues de saint Paul, pour ne pas dire qu'elles l'ont été de Jésus-Christ lui-même ; l'autre, que l'Évangile émousse le sentiment et relâche les attachements humains, tandis que l'exemple de saint Paul fait voir, après celui de Jésus-Christ, que l'Évangile aiguise tous les sentiments vrais et resserre tous les attachements légitimes. Mais elle opère encore d'une manière plus profonde, sur laquelle seule je veux m'arrêter. La chaleur et la vivacité des affections de l'Apôtre donnent à l'Évangile qu'il représente je ne sais quoi de simple et de naturel qui contribue grandement à lui soumettre les esprits : ceci demande quelque éclaircissement.

L'Évangile ayant des doctrines et des maximes opposées à celles qui ont cours dans le monde, on se figure assez communément qu'il n'est pas en rapport avec les besoins de notre nature. C'est une belle théorie, se dit-on, mais elle ne saurait devenir la loi de l'humanité : il faudrait pour cela que l'humanité fût autre qu'elle n'est. Non seulement les intérêts publics, le commerce, l'industrie, la politique, les arts, la littérature, échappent à l'action d'un Évangile si peu d'accord avec le monde qui nous entoure ; mais cet Évangile ne peut pas même devenir le principe générateur de nos sentiments personnels, de nos relations domestiques, de toute notre vie morale, parce qu'il ne s'adapte pas complètement à notre homme intérieur, dont il contrarie certains instincts, tout en donnant satisfaction aux autres. En deux mots, comme on dit aujourd'hui, l'Évangile n'est pas humain. Cette pensée ferme bien des portes à la vérité, car l'homme ne saurait se départir du fond de lui-même ; et la cause de l'Évangile est perdue, s'il ne peut sauver l'homme qu'en niant l'humanité. Aujourd'hui que les vieilles objections de l'incrédulité ont la plupart perdu de leur force, celle-là, au contraire, est plus accréditée que jamais, et concourt à retenir loin de la foi beaucoup d'esprits, et des meilleurs. Ce n'est pourtant qu'un préjugé, qui vient de ce que l'on confond notre nature essentielle, primitive, avec notre nature déchue, qui n'est qu'accidentelle. Non, l'Évangile, cette vérité de Dieu révélée à l'homme, n'est point un étranger au sein de l'humanité ; il n'en contrarie que les tendances faussées et perverties. Il fait alliance avec l'humanité normale, contre l'humanité déchue ; avec l'homme tel qu'il doit être, contre l'homme tel qu'il est ; par où, tout étrange qu'il paraît à l'homme irrégénéré, il est en parfaite harmonie avec les besoins vrais et permanents de la nature humaine, auxquels Jésus-Christ, et après lui les apôtres, saint Paul en particulier, font partout appel. Ainsi, la sonde bienfaisante traverse, en l'écartant, le terrain sec et sablonneux qu'elle rencontre d'abord sur son chemin, mais pour aller demander à une terre plus intérieure des eaux limpides et salutaires, que les débris superposés dérobaient jusqu'alors à l'usage de l'homme et au sourire du ciel.

C'est là ce que fait comprendre, ce que fait voir comme à l'œil l'Évangile prêché, et vécu, ainsi qu'il l'est par saint Paul. Le christianisme de saint Paul est un christianisme essentiellement humain. L'Évangile a tout renouvelé dans le cœur de l'Apôtre ; mais il n'a transformé en lui ni le caractère général de l'espèce, ni le tempérament particulier de l'individu. Autant Paul s'applique à se dépouiller de tout ce qu'il y a de mauvais dans son vieil homme, autant il est jaloux de demeurer lui-même en tout ce qui forme le fond purement naturel de son être. L'Évangile en exerce sur lui une influence à la fois plus profonde et plus étendue : devenu pour lui une seconde nature, il le pénètre tout entier ; il revêt chez lui les caractères de l'instinct, et son évidence irrésistible. Je puis dire de son christianisme ce que je disais tantôt de son apostolat : rien n'y est plaqué, tout y est massif. On le voit l'appliquer tour à tour aux plus petites choses et aux plus grandes, et toujours avec la même aisance de simplicité. Soit que s'élevant aux plus hautes régions célestes, il « aspire à être anathème, » comme Jésus-Christ, « pour ses frères, qui sont israélites Romains 9.3, » ou qu'il soupire après le moment de « sortir de ce corps pour être avec le Seigneur, ce qui lui sera beaucoup meilleur Philippiens 1.23 ; » soit que, descendant aux plus humbles applications de la terre, il règle pour les chrétiens de Corinthe l'organisation de l'église, l'ordre du culte, la célébration des sacrements et le costume même des femmes ; que dis-je ? qu'il s'occupe de ses livres dont il ne peut se passer plus longtemps, de son unique manteau que la saison rigoureuse va lui rendre nécessaire 2 Timothée 4.13,21 — c'est toujours l'Esprit de Jésus-Christ qui l'anime, mais cet Esprit tellement passé dans tout son être, qu'il y a pris l'empire facile et naturel qui semble n'appartenir qu'à l'esprit propre. Paul est ami chrétien, mais d'autant meilleur ami ; parent chrétien, et d'autant meilleur parent Romains 16.7 ; citoyen chrétien, et d'autant meilleur citoyen ; artisan chrétien, et, n'en doutez pas, d'autant meilleur artisan Actes 18.3. Il serait au besoin magistrat chrétien, et d'autant meilleur magistrat ; littérateur chrétien, et d'autant meilleur littérateur ; et de même de tout le reste : il est le type de l'homme-chrétien, mais il n'est pas moins le type du chrétien-homme.

De là son crédit sur l'esprit humain. Plus l'Évangile de saint Paul est fortement attaché à sa nature propre, plus il s'attache fortement aussi à la nature d'autrui. Cet Évangile, si essentiellement humain dans l'Apôtre, s'adresse à ce qu'il y a d'essentiellement humain dans ses auditeurs ; et « le cœur répondant au cœur comme le visage au visage dans l'eau Proverbes 27.19, » il trouve chez eux une facilité d'accès qu'il n'aurait jamais eue s'il n'était pas si complètement « mêlé par la foi avec ceux qui l'entendent Hébreux 4.1, » après l'avoir été avec celui qui l'annonce. Quand saint Paul annonce le Dieu de Jésus-Christ aux Athéniens, comme « le Dieu inconnu » auquel ils ont, sans le savoir, élevé un autel anonyme, vous n'avez vu là peut-être qu'un exorde ingénieux, propre à fixer l'attention d'un auditoire léger et spirituel. Mais c'est plus qu'un exorde : c'est une vérité ; saint Paul n'est si habile dans cette occasion que parce qu'il est si vrai. Athéniens que nous sommes tous, nous avons beau essayer d'une idole après l'autre : le vrai Dieu, auquel notre cœur aspire sans le connaître, demeure toujours inconnu, tant que Jésus-Christ n'est pas trouvé. En attendant, sa place, qu'aucun autre ne saurait jamais occuper, reste vide au fond du cœur, jusqu'à ce qu'un jour Jésus-Christ venant à la prendre, nous nous écriions : Voilà celui que je cherchais ! Grâce à cet Évangile, si naturel et, si je l'ose dire, si personnel de l'Apôtre, ses combats sont les combats de ceux qui l'écoutent, ses expériences leurs expériences, ses sentiments leurs sentiments ; c'est là ce qui les attire si fortement à lui, et par lui à Jésus-Christ, auquel seul il les veut gagner.

Ne soyons donc pas surpris si Paul est devenu si nécessaire à ses amis d'Ephèse, qu'ils sont plus préoccupés encore de la perspective de le perdre que des graves avertissements qu'il leur prodigue. Peut-être y a-t-il en cela quelque exagération, et une sorte d'égoïsme fraternel : Dieu y mettra bon ordre, en les séparant d'un apôtre qu'ils auraient pu être tentés de placer entre le Seigneur et eux ; mais en attendant, ils ont d'autant plus volontiers reçu l'Évangile, qu'il leur a été porté par un homme qui les a gagnés à la vérité par tout leur être, comme il lui a soumis tout le sien.

Mes frères, notre christianisme a un grand vice : il est superficiel ; il est sur nous, mais il n'est pas en nous ; ou, si vous l'aimez mieux, il est en nous, mais il n'est pas nous. De cette surface de nous-mêmes où il s'arrête, il a pénétré jusqu'à nos prières du matin et du soir, mais il n'est pas entré partout dans notre vie domestique, dans le travail de notre cabinet, dans notre littérature, dans notre commerce, dans notre politique ; il ne s'est pas fondu dans notre existence humaine : voilà pourquoi il a si peu de prise sur l'humanité. Il semble à ceux qui nous contemplent qu'il faudrait, pour recevoir notre Évangile, sortir du monde et se séparer de la grande famille humaine. Mais, quand ils auront à faire à des chrétiens à la saint Paul, ils comprendront que l'Évangile est seul capable de renouveler le fond de l'homme et de la société, n'étant étranger à rien de bon et de vrai Philippiens 4.8, ni dans la société ni dans l'homme, et qu'il n'appartient qu'à lui d'aller chercher dans les plus intimes profondeurs de notre être ces principes féconds, qu'il répand ensuite sur notre existence tout entière, convertie en service constant de Jésus-Christ.

Les larmes du saint apôtre nous l'ont expliqué. La puissance de son apostolat a été dans son christianisme personnel, et son christianisme a été un christianisme pleurant. Pleurant de douleur, il a subjugué par le respect ; pleurant de charité, il a gagné par l'amour ; pleurant de tendresse, il a entraîné par la simplicité humaine de son évangile.

Ceci nous regarde, chrétiens. Paul, faut-il le redire ? n'est pour moi dans ces discours qu'un moyen : le but, c'est vous, disons mieux, c'est Jésus-Christ en vous. Loin de moi la pensée de glorifier un homme ! le Seigneur seul doit être glorifié, et Paul ne serait pas Paul, s'il ne disait avec Jean-Baptiste : « Il faut qu'il croisse et que je diminue. » Non, je ne viens pas glorifier Paul ; mais je viens vous humilier, et tout ensemble vous stimuler, par ce qu'a fait un homme à qui la distance infinie qui le sépare de son divin Maître a permis cependant une si grande avance sur nous.

Il faut qu'un vrai peuple de Dieu se forme, qui soit à la fois le peuple généreux de la croix, le peuple dévoué de l'amour, et le peuple simple de la nature, mais de la nature rendue à elle-même par la grâce. Que ceux-là demeurent éloignés de notre sainte entreprise, qui préfèrent le bien-être à la croix, l'égoïsme à l'amour, l'apparence à la réalité. Mais toi, peuple des larmes, réveille-toi ! Sème avec larmes, toi à ton tour, pour moissonner avec chant de triomphe !

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