Étude pratique sur l’épître de Jacques

Introduction

De l’Exégèse Pratique

La première condition pour combattre avec succès des erreurs qui ont été longtemps en possession des esprits, c’est de reconnaître et de s’approprier l’élément de vérité qui leur sert de base ; elles ne seront réellement vaincues que lorsque le besoin spécial qui leur avait donné naissance et auquel elles devaient répondre, sera sincèrement admis et pleinement satisfait. Cette remarque s’applique surtout aux erreurs qui touchent de près ou de loin à la religion. A les bien observer, on ne tarde pas à découvrir qu’elles proviennent, pour la plupart, de ce qu’on a peu à peu et presque sans s’en apercevoir, confondu les différents domaines de la pensée et de la vie. C’est au travail calme et réfléchi de la science qu’il appartient de rétablir les limites précises de ces divers domaines, de les tenir soigneusement séparés et d’accorder à chacun ce qui lui est dû.

L’explication de l’Ecriture sainte, tant scientifique que pratique, nous fournit un exemple du fait que nous venons de signaler. L’exégèse pratique a sa place marquée, soit dans le développement de la théologie chrétienne, soit dans la vie de l’Eglise ; en effet, c’est l’exégèse pratique qui forme le lien entre la parole de Dieu, telle qu’elle s’est fait entendre aux hommes dans un moment déterminé, et cette même parole appliquée au moment actuel et aux circonstances présentes ; elle est le pont entre le fait historique, tel qu’il est constaté par la science et l’emploi qu’on doit en faire dans la vie ; en un mot, elle relie la théorie à la pratique. Tel est le rôle de l’exégèse pratique ; elle répond à un besoin de la conscience chrétienne si vivement senti, et dans chaque fidèle et dans l’Eglise, qu’elle devait nécessairement tôt ou tard prendre naissance. Aussi trouvons-nous dès les premiers temps de l’Eglise quelques essais qui ont avec elle une analogie évidente et qui préludent en quelque sorte à son avènement. Mais ces efforts ne furent pas, dès le commencement, couronnés de succès : l’exégèse pratique d’alors ne s’était clairement rendu compte à elle-même ni de sa nature, ni de son but, ni des lois qui doivent présider à son développement ; elle n’avait pas encore bien compris sa mission, ni déterminé avec précision les limites de son domaine ; aussi a-t-elle été longtemps détournée de son vrai but, par le mélange d’éléments étrangers. D’où est venue entre autres cette interprétation allégorique ou mystique de la Bible, et cette théorie d’un sens multiple, qui ont pendant tant d’années régné dans l’Eglise, si ce n’est de la confusion graduelle de deux domaines entièrement distincts, celui de l’exposition proprement dite de l’Ecriture sainte, et celui de son application pratique ?

En effet, une étude complété de la Bible est nécessairement double ; fixer d’abord le sens précis du texte sacré, et en second lieu, ce sens une fois reconnu, déterminer l’usage qu’il faut faire de cet enseignement biblique dans la vie en général, et dans les circonstances particulières où l’on se trouve. Mais au temps dont nous parlons, les exégètes s’étaient départis de cette méthode rigoureuse ; ils avaient insensiblement, et sans s’en rendre compte, empiété d’un domaine sur l’autre ; de là la stérilité des efforts qui furent tentés dans l’un et dans l’autre. Avant que ces efforts aboutissent à un résultat réel, soit pour l’explication directe, soit pour l’application indirecte, il fallut assigner à chacun de ces domaines ses limites précises, en distinguant avec soin les diverses opérations de l’Esprit. (1 Corinthiens 12.6.)

Au dix-septième siècle, quand toute la théologie se réduisait à la dogmatique, l’exégèse en particulier était entièrement étouffée par une préoccupation aussi exclusive ; à diverses reprises on essaya de faire revivre cette étude abandonnée, en en relevant exclusivement le côté pratique. En face d’une tendance toute scientifique et qui méprisait les applications, on vit s’élever une tendance contraire toute d’application et qui refusait de s’appuyer sur la science. C’est ainsi que l’exégèse pratique finit par se créer à elle-même une sphère indépendante ; on voulait avoir le fruit, sans se donner la peine de l’aller cueillir sur l’arbre. C’est le cas d’appliquer ces belles paroles de Clément d’Alexandrie, touchant ceux qui veulent jouir immédiatement du produit de la vigne sans passer par les labeurs de la culture : « Le vrai cep, dit-il, c’est le Seigneur ; on n’en recueille les fruits qu’à la condition d’y apporter tout le soin et toute la sollicitude que réclame l’art du laboureur ; il faut émonder, déchausser, lier, etc., avant que le cep puisse produire des fruits bons à manger. » (Strom. I, 9.) Il en était de même au dix-septième siècle : d’abord, on ne pouvait arriver au sens réel de la parole de Dieu, faute d’une science et d’une méthode dirigées par le Saint-Esprit ; (du reste, cette même condition est de rigueur pour l’intelligence de tout auteur ancien ; la parole de Dieu renfermée dans l’Ecriture sainte s’étant soumise aux lois du langage humain, les règles qui servent à l’interprétation d’un ouvrage de l’antiquité s’appliquent aussi à elle ; puis, le sens réel et immédiat de la parole de Dieu une fois mis en lumière, il était impossible d’en discerner les véritables et nombreuses applications pratiques, faute d’une saine appréciation de tous les degrés intermédiaires entre le texte sacré et les circonstances du moment. C’est là ce que nous appelons, d’après Clément d’Alexandrie, le travail du vigneron pour obtenir le fruit de la vigne.

Quelquefois, il est vrai, on séparait l’exégèse pratique de l’exégèse scientifique et l’on tenait celle-ci en honneur ; cependant, même alors, on méconnaissait en général le vrai lien qui doit les unir. La transition de l’une à l’autre n’était pas scientifiquement établie : d’une part, l’exégèse pratique se perdit dans l’arbitraire et le caprice des opinions individuelles ; de l’autre, l’exégèse scientifique devint froide et sans vie ; le sens rigoureux une fois découvert, elle ne sut pas ouvrir les voies à l’application pratique de ces données premières. Ouvrir les voies, disons-nous ; c’est tout ce qu’elle peut faire ; l’application pratique elle-même n’est pas de son ressort. Parfois il arrivait aussi que les commentateurs scientifiques, poussés par un besoin d’appliquer la Parole de Dieu à la vie, cherchaient à faire rentrer tel quel l’élément pratique dans leur exposition ; mais ils ne réussissaient par là qu’à encombrer le champ de l’exégèse de matériaux hétérogènes qui, loin de présenter un ensemble organique, formaient un choquant disparate.

Dans les travaux bibliques qu’on appelait exégèse pratique, se trouvaient souvent des pensées et des sentiments dictés par une piété sincère et capables de produire sur le lecteur une impression édifiante et salutaire ; mais entre ces prétendues applications pratiques et le contenu même de la Parole de Dieu auquel elles devaient se rattacher, on ne voyait aucun lien nécessaire ; c’était un rapport fortuit, indéterminé, qui dépendait presque uniquement du gré du commentateur. De pareilles réflexions, bien que vraies et justes en elles-mêmes, n’allaient pas directement au but ; elles étaient de celles qui se présentent naturellement dans la lecture, de l’Ecriture Sainte à tout esprit pieux et attentif, qui se recueillent comme à sa surface, et peuvent n’être qu’un des fruits ordinaires du Saint-Esprit dont l’assistance est promise à toute étude sérieuse de la Parole de Dieu ; mais ce n’était pas l’enseignement immédiat et direct qui ressortait du texte sacré, dans son application à la vie réelle. Au lieu d’envisager l’Ecriture comme la révélation divine de tous les temps, destinée à servir de règle suprême, d’époque en époque, à la vie chrétienne et à la marche de l’Église, on la soumit elle-même au jugement individuel et arbitraire de ses lecteurs. Tandis qu’on devait, en se plaçant sur un terrain historique, préciser d’abord le sens de la Parole de Dieu ; puis, se laissant guider par cette parole même, en déterminer les applications pratiques et actuelles, on se perdit dans de creuses divagations. A force de vouloir, par tous les moyens, rendre édifiants des enseignements de l’Écriture qui, bien compris et sainement appliqués, eussent dévoilé des trésors d’édification solide et substantielle, on tomba dans une interprétation molle, superficielle et sans saveur. De là vient que l’exégèse pratique est tombée dans le discrédit et qu’en particulier le goût des hommes cultivés s’est révolté contre elle. – Plus tard, sous l’influence du rationalisme, naquit le système d’interprétation dite « interprétation morale » ; il avait la prétention de traiter au point de vue moral des enseignements qui sont eux-mêmes la source éternelle de toute morale véritable. En outre, les adhérents de ce nouveau système non seulement étaient peu aptes à comprendre le vrai sens de la Parole de Dieu, mais toutes leurs habitudes de pensée étaient en contradiction avec elle. Cependant il y avait dans ces efforts quelque chose de louable, savoir le désir et le besoin d’une interprétation de la Bible réellement pratique ; mais ce but excellent, on ne pouvait l’atteindre qu’en suivant une tout autre voie.

Il résulte de là que l’exégèse pratique ne peut reposer que sur l’exégèse rigoureusement scientifique. Or, pour parvenir à fixer avec précision le sens d’un auteur, il faut deux conditions : la connaissance du langage qu’il emploie, et celle des circonstances historiques dans lesquelles il écrit ; la première de ces conditions n’est pas moins indispensable pour l’intelligence de la Bible que pour celle d’un écrivain quelconque ; et quant à la seconde, il n’est aucun travail d’interprétation pour lequel elle soit plus nécessaire que pour l’exégèse pratique ; elle en est même la base essentielle. Tout ce qui s’est produit dans le domaine littéraire, toute parole une fois prononcée ou écrite appartient à l’histoire ; elle ne peut être bien comprise que dans son milieu historique ; notre tâche est de chercher à démêler quelle a été la vraie pensée de l’écrivain ou de l’orateur dans les circonstances particulières où il s’est trouvé, et avec le but spécial qu’il avait en vue ; ce n’est qu’ainsi que nous pouvons acquérir une intelligence complète de ses paroles. Pour cela, il faut nous unir intimement à l’auteur dont nous lisons les écrits ou les discours, nous transporter dans le temps où il vécut, faire connaissance avec ceux auxquels il s’adresse ; en un mot, nous familiariser si complètement avec lui et avec son époque qu’il devienne pour nous comme l’un de nos contemporains. On n’atteint ce but qu’à une double condition : l’une, d’acquérir une foule de connaissances destinées à ressusciter en quelque sorte le passé et à faire revivre devant soi, dans sa physionomie réelle, l’histoire des temps écoulés ; l’autre, de posséder une certaine faculté spéciale que nous appellerons un sens historique, indispensable à ces études. L’un et l’autre de ces éléments sont également nécessaires ; sans études laborieuses, le sens historique le plus développé ne sert de rien ; mais aussi l’érudition la plus complète reste vaine si elle n’est inspirée et dirigée par ce sens historique qui est en partie un don naturel (un charisme : 1Corinth.12.4), en partie le résultat du travail.

Tant qu’on négligea d’appuyer l’exposition scientifique de l’Ecriture sur la double base que nous venons d’indiquer, l’exégèse pratique destinée à appliquer les principes posés par elle, ne pouvait prospérer non plus. Tant qu’on envisagea l’Ecriture comme le code des révélations du Saint-Esprit, sans s’inquiéter de la diversité des temps, des hommes, des circonstances et des conditions historiques ; tant qu’on ne voulut y entendre que la voix uniforme du Saint-Esprit, et que l’on crut qu’en poussant les hommes de Dieu à écrire, il leur avait en même temps donné des pensées toutes faites ; tant qu’on ne vit pas dans les écrivains sacrés des individualités réellement humaines, sanctifiées par le Saint-Esprit auquel elles servent d’organes, prises dans des conditions humaines et soumises aux influences de leur temps, il ne pouvait être question ni d’une science d’exposition capable de découvrir le vrai sens de l’Ecriture, ni d’une exégèse pratique qui pût appliquer aux circonstances présentes les données acquises par cette voie laborieuse, la seule qui soit sûre. Avant de découvrir le lien qui conduit de l’explication proprement dite de la Bible à son application actuelle, il fallait avoir discerné et séparé les deux éléments qui s’y trouvent réunis : celui de l’histoire et celui de la pratique ; c’est ainsi seulement qu’on pouvait arriver à faire des enseignements de la Parole de Dieu un emploi conforme aux lois de toute saine interprétation. La théorie d’une inspiration matérielle ou mécanique rendit longtemps sinon impossible, du moins fort difficile la véritable exégèse pratique.

Mais quand on comprit que loin de se borner à une seule époque, la révélation ne s’est fait entendre à cette époque-là qu’afin de parler pour tous les temps à venir et entre autres pour le temps présent, alors le moyen de découvrir ce qu’elle nous enseigne aujourd’hui ne saurait être douteux : notre premier soin doit être de rechercher quelle a été la pensée immédiate, directe du Saint-Esprit, en choisissant pour se faire entendre tels organes particuliers, telles individualités plutôt que telles autres, et en les poussant à parler sous l’empire de telles circonstances déterminées et dans certaines conditions spéciales fixer ce sens primitif et naturel, et par là arriver à bien discerner la vérité alors mise en lumière, telle est la première tâche de l’exégète. En d’autres fermes, il doit, en suivant les lois de l’interprétation historique, et en tenant compte des individualités, des temps, de l’ensemble des circonstances, chercher à démêler ce que les écrivains sacrés, organes du Saint-Esprit, ont voulu dire à leurs contemporains ; alors seulement nous pourrons comprendre comment, en parlant à une certaine époque et en révélant la vérité sous une forme spéciale, applicable aux besoins et aux circonstances de cette époque-là, Dieu a par là même parlé pour la nôtre, cette vérité éternelle répondant toujours avec la même exactitude aux traits principaux, aux besoins les plus intimes, aux lois fondamentales de la nature humaine. L’essentiel dans l’exégèse pratique est donc de dégager les principes généraux des faits particuliers qui leur servent d’enveloppe, pour appliquer ensuite ces principes aux circonstances présentes et à tout l’ordre de choses actuel. Les yeux fixés sur cette double vérité, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et que néanmoins toutes choses sont engagées dans un renouvellement perpétuel, nous trouverons l’image de notre propre époque dans ces temps écoulés qu’ont eu directement en vue dans leurs discours ou leurs écrits les écrivains sacrés, organes de la Parole de Dieu ; ainsi nous apprendrons à appliquer au présent les leçons du passé.

Mais pour cela, il est évident qu’il faut connaître et comprendre le temps auquel nous appartenons ; et la clef de cette étude, nous la trouvons en nous-mêmes ; car nous faisons partie de notre, époque, nous en portons en nous-mêmes les traits principaux, comme nous portons ceux de toute l’humanité. L’important est donc de pénétrer, à l’aide de la lumière divine, dans les mystères de notre nature et d’arriver à nous connaître parfaitement nous-mêmes, afin de contempler dans ce monde intérieur le reflet du monde extérieur dans lequel nous vivons. Il faut d’abord s’être appliqué à soi-même le contenu de la Parole de Dieu, avant de pouvoir l’appliquer à tout ce qui nous entoure. De même que pour une bonne exposition scientifique de l’Ecriture il est indispensable de se transporter au temps des apôtres, et de vivre en quelque sorte de leur vie, en vertu de cette faculté que nous avons appelée : le sens historique, de même, si nous voulons faire de la Parole de Dieu une parole qui s’adresse directement à l’époque actuelle, il faut avoir compris à fond cette époque dans son évolution graduelle. En étudiant ce que dit tel apôtre sous l’influence du Saint-Esprit, auquel il sert d’organe, à l’égard des adversaires soit théoriques, soit pratiques, de son temps, il faut chercher à se faire une juste idée de ce qu’aurait dit ce même apôtre parlant par le même Esprit, en présence des difficultés et des adversaires du moment. — L’interprète de la Parole de Dieu doit croire, en quelque sorte, qu’il entend parler l’apôtre lui-même ; et ceux auxquels il communique son enseignement doivent, de leur côté, recevoir une impression semblable. Ce n’est pas, assurément, que nous puissions prétendre nous mesurer avec un homme de Dieu tel qu’un apôtre ; c’est, au contraire, dans le but d’effacer toute trace de notre propre personnalité que nous devons chercher, à l’aide des ressources de toute nature offertes soit par la science théorique, soit par la connaissance de la vie elle-même, à déterminer le sens précis et immédiat de la Parole de Dieu, dont ces saints hommes ont été les organes, afin d’appliquer ensuite cette Parole à notre époque actuelle. Notre tâche, comme exégètes, consiste précisément à ne rien dire de nouveau, à ne rien ajouter de notre propre fonds aux enseignements bibliques, à ne jamais substituer nos vues particulières à celles des écrivains sacrés. On ne voit que trop d’exemples de cette interprétation soi-disant spirituelle qui, au lieu d’exposer la pensée de l’Ecriture, impose celle du commentateur, et dont le résultat le plus fréquent, sinon le but avoué, est de glorifier l’homme et non de laisser paraître la Parole divine dans sa pure simplicité, son élévation sublime, son incomparable profondeur.

L’emploi de tous les moyens que nous venons d’indiquer doit servir à éloigner de nous le danger d’une tendance trop subjective. Retirer le trésor caché dans la Parole de Dieu, mettre en lumière les richesses infinies qu’elle renferme, les présenter à nos contemporains sous une forme rajeunie, actuelle et vivante ; en un mot, chercher à ne point parler de nous-mêmes, mais à servir de simples interprètes à cette Parole, tel doit être l’unique but de nos efforts.

Ainsi, dans les divisions qui affligeaient l’Eglise de Corinthe, nous retrouvons l’image de celles qui désolent encore l’Eglise d’aujourd’hui. Voulons-nous donc connaître sur ce sujet l’enseignement biblique ? Cherchons, d’abord, par l’emploi de tous les moyens à notre portée, à bien comprendre les avertissements que l’apôtre Paul adresse aux Corinthiens, et toute sa conduite à leur égard ; nous pourrons alors, les circonstances étant à peu près les mêmes, nous représenter si exactement ce qu’il aurait été et ce qu’il aurait dit aujourd’hui, qu’il nous semblera le voir.et l’entendre au milieu de nous. A l’exemple du célèbre historien Niebuhrb qui, avec une sagacité sans égale, sut découvrir dans les temps écoulés l’image des temps actuels, et recueillir pour le présent les enseignements du passé, l’exégète pratique doit savoir, à l’aide des ressources que lui fournit l’histoire, établir la corrélation entre son époque et l’époque apostolique. Dans cette interprétation pratique, nous ne saurions nous arrêter aux vérités explicitement énoncées par les écrivains sacrés ; les conséquences que renferment en elles ces vérités et qui en découlent d’elles-mêmes appartiennent également à là révélation divine, et n’ont pas pour nous une moindre autorité.

b – Niebuhr, né en 1776 à Copenhague, professa l’histoire à l’université de Berlin, et plus tard à celle de Bonn ; il mourut dans cette dernière ville en 1831. Son Histoire romaine, qui a fondé sa réputation, a été laissée inachevée. Elle a été traduite en français par M. Golbéry. (N. du T.)

C’est en séparant ainsi les différents domaines des connaissances bibliques, en saisissant à la fois le lien qui les réunit et les traits caractéristiques qui les distinguent, que nous pourrons arriver à une véritable exégèse pratique. Ce but, il est vrai, a été poursuivi de tout temps ; mais, par les motifs que nous avons indiqués plus haut, ces efforts n’ont jamais abouti à créer la science spéciale connue sous le nom d’exégèse pratique. Si quelques essais heureux ont été tentés par plusieurs prédicateurs, à la fois instruits et doués d’un esprit de discernement chrétien, ils n’eurent cependant aucun succès, parce que ces hommes manquaient soit de principes fermes qui pussent leur servir de guide, soit des connaissances positives nécessaires à une pareille tâche, soit enfin d’habileté pour les employer ; en dénaturant ce travail, on l’avait rendu trop facile. Notre devoir aujourd’hui est de chercher à atteindre ce même but pratique que tant d’hommes ont poursuivi, tout en nous gardant de leurs interprétations arbitraires et des erreurs nombreuses dans lesquelles ce mode d’interprétation les a fait tomber.

En jetant les yeux sur le Nouveau Testament, nous y trouverons quelques exemples ou préceptes qui pourront servir d’éclaircissement à notre pensée.

Arrêtons-nous d’abord à Matthieu 13.52. Dans ce verset, le Seigneur compare tout docteur bien instruit pour le royaume des cieux à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes et qui, par cette variété toujours renaissante, charme et stimule ses auditeurs ; il leur rend accessibles les temps anciens en les rapprochant toujours des temps nouveaux ; les choses anciennes leur deviennent nouvelles, et les nouvelles anciennes. Il est vrai qu’ici le Seigneur a surtout en vue ses paraboles ; elles répondent, en effet, exactement à la règle qu’il établit ici, et sont par là même éminemment propres à rendre saisissables des vérités nouvelles, et à en donner l’intelligence aux hommes. Cependant, il est évident qu’un précepte comme celui-là ne s’applique pas uniquement à cette forme particulière d’enseignement qu’affectionnait le Seigneur ; il renferme une règle générale qui doit diriger la conduite de « tout docteur bien instruit pour le royaume des cieux. » Nous pourrons donc, à la lumière de cette parole, considérer comme recommandé par le Seigneur lui-même tout enseignement religieux, de quelque genre qu’il soit, qui expose et applique les mystères du royaume de Dieu, en suivant le principe qu’il établit. Or, dans cet enseignement rentre, sans contredit, l’exégèse pratique qui est tout particulièrement propre à rattacher les choses nouvelles aux anciennes, puisqu’à la fois elle donne aux choses nouvelles l’autorité des anciennes, et aux anciennes l’attrait des nouvelles.

Citons encore 1Corinth.12. L’apôtre Paul s’adresse ici à des chrétiens de Corinthe disposés à s’élever eux-mêmes et à s’endormir dans une sécurité trompeuse, parce qu’ils avaient une fois embrassé la foi chrétienne, que par le baptême ils pensaient être devenus membres du corps de Christ et que par leur participation à la sainte Cène ils resserraient sans cesse leur union avec le Sauveur et avec son Eglise. Afin de montrer à ces hommes le danger de la voie qu’ils suivent, l’apôtre croit devoir leur remettre sous les yeux l’exemple de ces innombrables tribus des Hébreux qui toutes marchaient sous la conduite de Moïse, qui reçurent toutes les mêmes témoignages de la faveur de Dieu à leur passage à travers la mer Rouge, qu’une même alliance divine unissait les unes aux autres et dont néanmoins un si petit nombre de personnes parvinrent à la terre promise. Les jugements de Dieu que ce peuple avait attirés sur lui par son incrédulité et sa rébellion étaient destinés à servir d’avertissement à ces chrétiens qui se croyaient sûrs d’appartenir au peuple de Dieu de la nouvelle alliance, et qui cependant manquaient et de foi véritable, et d’obéissance sincère, et de renoncement complet. — Or, l’apôtre fait ici précisément ce que nous avons désigné sous le nom d’exégèse pratique : il lit dans le passé les leçons du présent, et de la conduite de Dieu dans les temps écoulés, il déduit la vérité applicable aux circonstances analogues du temps actuel. La manière dont Dieu a traité son peuple autrefois devient un enseignement pour son peuple d’aujourd’hui. Non seulement Paul fait de cet exemple, puisé dans l’histoire de l’ancien peuple d’Israël, l’application que nous venons de voir, mais il tire lui-même de là la loi générale, la méthode pratique, d’après laquelle on doit toujours traiter l’Ecriture : « toutes ces choses, dit-il, leur arrivaient comme types, et elles ont été écrites pour notre instruction à nous qui sommes parvenus aux derniers siècles » ; d’où ressort cette règle que nous devons regarder comme écrit pour nous-mêmes ce qui l’a d’abord été pour le passé. Et si Paul parle ainsi de l’ancienne alliance à des hommes qui avaient déjà vécu sous la nouvelle et considéraient cette économie comme le terme suprême du développement du règne de Dieu sur la terre, à plus forte raison pouvons-nous établir une corrélation semblable entre l’époque des apôtres et la nôtre, puisque nous nous rattachons par un lien beaucoup plus étroit à ces commencements de l’Eglise chrétienne. Ce fait, loin d’être isolé, se reproduit sans cesse ; tant que se poursuivra sur la terre le développement du règne de Dieu, chacune des périodes successives de ce développement pourra être envisagée comme le terme auquel aboutissent toutes les précédentes. Or, le lien entre ces époques, c’est l’exégèse pratique qui le fait sentir ; c’est elle qui jette le pont de l’une à l’autre ; c’est elle qui réalise pour nous, qui ressuscite en quelque sorte, en nous les adressant directement, les paroles écrites autrefois par les apôtres.

Il importe seulement de ne pas oublier que le but de l’écrivain sacré est purement pratique et qu’il donne à ses lecteurs de simples indications qu’il leur laisse ensuite le soin d’achever par l’étude attentive de l’histoire du peuple d’Israël ; de là vient qu’il se borne à signaler rapidement les traits principaux, sans remonter tous les anneaux de la chaîne qui relie les temps passés au temps actuels. Il est dans le caractère de l’enseignement populaire et pratique de ne pas séparer rigoureusement ce que sépare la science, savoir le sens littéral, historique et l’idée générale que ce sens recouvre, l’intelligence du fait particulier et la vérité universelle sur laquelle ce fait repose, l’exposition et l’application, le domaine de l’exégèse scientifique et celui de l’exégèse pratique. Dans le chaleureux élan de sa parole, l’apôtre marche droit au but et ne donne à ses lecteurs que les instructions propres à répondre directement à leurs besoins religieux du moment. Mais tandis que l’apôtre, essentiellement préoccupé de ce résultat actuel et pressé par les nécessités présentes, embrasse d’un seul coup d’œil et dans un même ensemble ces divers éléments, il est urgent, au point de vue scientifique, d’établir entre eux plus d’une distinction importante

Autre exemple : saint Paul s’élève contre la valeur exagérée qu’on accordait dans l’Eglise primitive au don des langues (1 Corinthiens 15), c’est-à-dire aux discours prononcés dans un état d’extase et répétant une forme correspondante. Ce don extraordinaire était de nature à produire une grande sensation et flattait davantage l’orgueil spirituel que le don ordinaire de la prédication populaire qu’avaient reçu tous les prophètes de ce temps-là, et qui formait la partie essentielle de la charge prophétique ; mais Paul blâme ce mode d’appréciation ; il est d’avis qu’on emploie moins fréquemment dans les assemblées ce langage produit par l’extase, parcequ’il est moins à la portée de la masse des fidèles ; il ne faut en faire usage que s’il se trouve dans l’assemblée un interprète, capable de traduire en une langue accessible à tous ce qui avait été dit sous forme inintelligible et mystique. Mais plus l’apôtre voulait qu’on fût sobre à cet égard, plus il a soin de relever le don de la prophétie ou prédication édifiante, dont pouvaient profiter non seulement les hommes déjà parvenus à la foi chrétienne, mais aussi ceux qui étaient en voie d’y parvenir, ou du moins qui n’avaient point contre elle de sentiments hostiles, et qui soit par un désir de salut déjà prononcé, soit par simple curiosité, fréquentaient les assemblées religieuses. Paul, afin de montrer aux Corinthiens que la manière superficielle et mondaine dont ils appréciaient les dons de l’Esprit était une véritable folie, s’appuie sur une parole d’Esaïe par laquelle il annonce aux Juifs les jugements de Dieu :

« Puisque vous n’avez pas voulu écouter, leur dit-il, la voix de vos prophètes qui vous parlaient dans votre propre langue, vous instruisaient de la volonté de l’Eternel, et vous exhortaient à la repentance, ces enseignements salutaires, ces miséricordieux avertissements vont vous être ôtés, et vous n’entendrez plus que les terribles accents de la colère divine, se manifestant par des peuples étrangers qui vous parleront une langue inconnue et serviront d’instruments aux jugements du Seigneur. » (Ésaïe 28.11-12)

Ces paroles, l’apôtre les applique aux circonstances particulières de l’Eglise de Corinthe, au don des langues et à celui de la prophétie. De même que les Israélites d’autrefois, rebelles à la voix de leurs prophètes, furent punis par la présence de peuples étrangers et parlant une langue qu’ils n’entendaient point, de même les incrédules obstinés du temps de saint Paul qui, malgré les exhortations des prophètes d’alors, avaient fermé leurs cœurs à la foi chrétienne, s’exposaient aussi à une punition analogue du Seigneur ; ce châtiment consistait à n’entendre dans les assemblées, quand ils y entraient, que des paroles inintelligibles prononcées dans un état d’extase. C’est ainsi que pour ceux qui ne voulaient pas comprendre, les paraboles bien loin d’éclairer la vérité, devenaient un voile qui la leur cachait, et s’élevaient contre eux en témoignage de leur endurcissement volontaire. Telle est aussi la pensée de saint Paul lorsqu’il déclare « que les langues servent de signe non pour les croyants, parmi lesquels il faut aussi compter ceux qui se trouvent sur le chemin de la foi, mais pour les incrédules, ceux qui refusent obstinément de croire (1 Corinthiens 14.22) ; et afin de confirmer ce qu’il avance, il dégage de la parole d’Esaïe l’idée générale qui lui sert de base, et l’applique à l’Eglise de Corinthe d’alors ; dans les langues étrangères dont était menacé le peuple de Dieu d’autrefois, il voit une image du don des langues dans l’Eglise chrétienne, et dans les prédications des anciens prophètes en langage usuel, une image du don de prophétie dans la nouvelle alliance.

Prolonger ainsi les lignes indiquées dans l’Ecriture sainte, tel est le rôle de l’exégèse pratique. Pour fixer exactement le sens historique de ces paroles d’Esaïe, puis pour les ramener ainsi comprises à l’objet spécial auquel l’apôtre voulait les appliquer, il eût fallu poser entre les deux époques une foule de jalons successifs que la science seule pouvait indiquer ; mais l’apôtre ne s’y arrête pas : exclusivement préoccupé des besoins pratiques de ceux auxquels il s’adresse, il franchit d’un élan tous ces degrés intermédiaires ; c’est au travail scientifique à les rétablir.

Citons encore Romains 4.3. Dans ces paroles, Paul présente Abraham comme exemple et modèle de la justification par la foi. Il applique aux croyants d’entre ses contemporains un fait de l’histoire du peuple de Dieu, emprunté à l’époque patriarcale. L’exemple d’Abraham nous montre que le trait caractéristique de l’homme vraiment pieux, c’est la foi. Par elle, l’homme apprend à se détacher de soi, à s’élever au-dessus de lui même, à s’abandonner sans réserve à ce Dieu qui se révèle à lui, et à entrer pleinement dans ses voies ; c’est ce qui fait de la foi l’unique condition pour que l’homme puisse être ce que Dieu veut qu’il devienne ; elle est l’acte par lequel l’homme saisit et s’approprie ce que Dieu lui donne. La foi, tel est donc le seul lien possible entre Dieu et l’homme, dans tous les sens ; tel est l’enseignement que tire l’apôtre Paul de ces paroles de la Genèse : « la foi d’Abraham lui fut imputée à justice. » (Genèse 15.16) Assurément Abraham n’était pas plus qu’un autre homme exempt de péché et absolument juste ; mais il avait la foi, cette seule condition à laquelle il soit possible à l’homme de jouir des grâces divines ; et sa foi fut d’un tel prix aux yeux de Dieu, qu’à cause d’elle il considéra Abraham comme juste et le traita comme tel. De ce fait particulier, Paul tire un enseignement général qu’il applique aux relations du chrétien avec Dieu ; la foi est pour le chrétien ce qu’elle était pour Abraham, bien que l’objet en soit différent ; les dispositions de son âme, les désirs de son cœur, en un mot les modifications diverses que produit en lui la foi, sont les mêmes. Pour le chrétien comme pour Abraham, la foi détermine et dirige toute la vie religieuse et morale ; par elle le pécheur peut se présenter devant Dieu avec autant de confiance qu’un juste. C’est par la foi seule que le chrétien peut être ce que Dieu, dans sa grâce, lui offre de devenir. Nous trouvons ici un nouvel exemple de la véritable exégèse pratique, bien qu’il nous faille, comme dans les exemples précédents, rétablir les anneaux de la chaîne qui relie entre elles les deux époques ; ce travail de détail appartient encore à la science.

Arrêtons-nous enfin sur 1 Corinthiens 9.9. Ici Paul applique un précepte de la loi mosaïque (Deutéronome 25.4) aux ministres de l’Eglise, qui n’ont en vue que le salut des âmes, qui consacrent à la satisfaction des besoins spirituels les plus élevés de leurs troupeaux leur activité tout entière et qui, en retour, ont droit d’attendre d’eux leur subsistance de chaque jour. Après avoir fait de ce passage l’application que nous venons d’indiquer, l’apôtre, pour la justifier, ajoute : « Est-ce des bœufs que Dieu prend soin, ou n’est-ce pas à cause de nous qu’il le dit ? Oui, c’est à cause de nous que cela a été écrit. » Or ce passage, envisagé à la place qu’il occupe et au point de vue de l’exactitude historique, se rapporte en effet aux animaux. La loi mosaïque voulait qu’il y eût un élément moral, même dans les traitements envers les animaux, et qu’on leur appliquât, dans une certaine mesure, ces maximes générales de justice qui doivent régler les rapports des hommes entre eux. Mais l’apôtre, franchissant les degrés intermédiaires, porte sa pensée du premier coup sur l’ordre de relations morales le plus élevé, celles d’homme à homme ; c’est là qu’il trouve la véritable application du précepte de Moïse. Nos devoirs envers les animaux nous enseignent nos devoirs envers les hommes qui travaillent pour nous, et nous fournissent déjà l’occasion de les exercer ; nous apprenons à rémunérer leurs services, à ne leur pas refuser ce qui leur revient. Cette vérité générale, Paul l’applique aux relations spéciales de l’Eglise et de ses ministres. Il nous montre par ce nouvel exemple ce que peut devenir l’exégèse pratique, lorsque, dégageant le général du particulier, elle cherche à l’appliquer aux circonstances présentes ; il importe seulement de ne pas oublier ce qui a été dit plus haut de la part qui revient à la science dans ce résultat ; c’est toujours à elle à déblayer le terrain sur lequel doit opérer l’exégèse pratique.

Il nous reste à ajouter quelques mots sur l’importance de l’exégèse pratique, surtout dans les temps actuels, pour les jeunes gens qui se destinent à la charge de conducteurs des Eglises, et pour ceux qui sont déjà entrés dans cette carrière. Il n’y a dans l’Eglise de Jésus-Christ aucun sacerdoce ; nous ne connaissons pour l’humanité entière qu’un seul pontife, et savons que par son moyen tous les croyants forment un peuple de sacrificateurs : chaque chrétien est prêtre dans la vocation que Dieu lui a confiée. Par conséquent, bien qu’un homme ait reçu le don particulier d’enseignement ou de gouvernement (Romains 12.7 ; 1 Corinthiens 12.28), et qu’en vertu de ce don naturel, sanctifié par l’esprit de Dieu, il ait été appelé par l’Eglise à remplir dans son sein la charge de conducteur spirituel, néanmoins il ne peut avoir sur le reste du troupeau aucune prérogative quelconque. Nous ne saurions dire non plus que la supériorité qu’il doit avoir sur ceux dont il est le conducteur soit la sainteté personnelle, car ce trait-là n’a rien de distinctif ; il est commun à tous ceux qui s’appellent chrétiens ; le caractère propre de cette « race sacerdotale » est d’être saint en Jésus-Christ : c’est le nom dont se signent ceux qui en font partie. Dans ce sens, la charge de ministre de l’Evangile ne confère donc aucun privilège ; il peut se trouver dans une église tels membres qui, par la sainteté de leur vie, soient le sel de l’Eglise et devancent même, à cet égard, ceux qui, par leur vocation, sont placés à sa tête. Partout où les pasteurs aperçoivent de pareilles manifestations de l’esprit de Dieu dans le sein de leurs troupeaux, ils doivent s’en réjouir et en prendre occasion de bénir Dieu et de s’humilier, eux-mêmes. Mais de ce qu’une personne est plus avancée dans la sainteté que tout le reste de la congrégation, il ne résulte nullement qu’elle ait la vocation eu la capacité de diriger l’Eglise. Ce serait méconnaître complètement les dons particuliers de chacun et montrer un orgueil spirituel incompatible avec la véritable sainteté. Il n’en est pas moins vrai que les conducteurs de l’Eglise doivent tendre de toutes leurs forces à devenir la lumière de tous, tant par leur exemple que par leur enseignement, ces deux genres d’autorité ne devant jamais être séparés. Que tous ceux qui se disposent à remplir la charge pastorale se pénètrent donc, dès le commencement, de la nécessité qu’il y a pour eux d’appliquer immédiatement à leur propre vie les connaissances qu’ils acquièrent ; que pour eux tout progrès dans la théorie soit précédé et préparé par un progrès pratique ; car, ainsi que le dit Grégoire de Nazianze : « la pratique est la base de la théorie. » Quiconque n’est pas pénétré de cet esprit-là, doit rester toujours éloigné des études théologiques, pour n’y pas trouver sa propre condamnation. Hélas ! trop d’exemples ont prouvé que des rangs des théologiens peuvent sortir les plus violents ennemis de l’Evangile ; et une fois que le sel a perdu sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ?

Malgré cela, nous ne pouvons reconnaître à aucune des différentes carrières humaines le monopole d’une sainteté exceptionnelle. Quel est donc le caractère distinctif des conducteurs de l’Eglise ? par où se séparent-ils du troupeau ? quel est leur don (leur charisme) spécial ? Le voici : c’est qu’en vertu d’une conviction qui s’est opérée, en eux, sous le contrôle de la science, ils sont le lien vivant entre la communauté des fidèles et la Parole de Dieu renfermée dans l’Ecriture sainte. Ils ont accepté la tâche de messagers de la parole de Dieu auprès de l’Eglise ; leur vraie dignité consiste à n’en être que les organes, à ne point parler eux-mêmes, mais à laisser parler cette parole par eux ; leur but suprême doit être d’amener leurs auditeurs à sonder par eux-mêmes les profondeurs de la Parole de Dieu et à y chercher la direction de leur vie entière. Les lumières du Saint-Esprit ne sont assurément pas leur privilège exclusif ; quiconque les recherche avec sincérité, et prie pour les obtenir, Dieu les lui accorde ; ainsi rien ne s’oppose à ce qu’un ministre de l’Evangile reçoive instruction de la part de laïques éclairés qui peuvent être plus avancés que lui dans la connaissance profonde des Ecritures, telle qu’elle ressort d’une vie spirituelle développée ; à cet égard, il est sur la même ligne que le commun des fidèles ; pour les lumières du Saint-Esprit non plus que pour la sainteté personnelle il n’y a de monopole. Ce qui le distingue d’eux, ce sont les connaissances spéciales qui ne s’acquièrent que par des études scientifiques et ne s’entretiennent que par un exercice continu. C’est par là Seulement qu’est sanctionnée sa vocation de conducteur spirituel, l’Eglise ne pouvant être dirigée que par la Parole de Dieu. Il faut que les pasteurs de l’Eglise, s’inspirant de cette exégèse pratique, telle que nous l’avons présentée, soient pour les laïques des interprètes de la Parole de Dieu et qu’ils les amènent à en appliquer eux-mêmes les enseignements à toutes les circonstances de leur propre vie. Mais un pareil résultat ne peut être atteint qu’autant que les pasteurs sont arrivés à une connaissance approfondie des Ecritures, en employant dans ce but tout les moyens nécessaires ; ce travail scientifique doit toujours être à la base de l’exégèse pratique.

La prédication en particulier devrait puiser sa force dans l’exégèse pratique, et par là exercer une influence puissante sur la vie. Que la prédication entre dans cette voie, et elle accomplira sa mission ; elle deviendra alors le moyen efficace par lequel la voix du Saint-Esprit, après s’être fait entendre autrefois dans l’Ecriture, redeviendra vivante et s’adressera directement aux temps actuels, en se transmettant par les instruments que le Saint-Esprit lui-même a formés et préposés à la direction de l’Eglise. Ainsi conçue, elle présentera tout à la fois une plus grande plénitude de pensée et une individualité plus marquée.

En jetant les yeux sur le temps où nous vivons, nous y découvrons une opposition tranchée entre la croyance antique de l’Eglise et la marche actuelle des esprits ; il faut donc aujourd’hui plus que jamais chercher à rattacher le christianisme à la culture de notre époque, en ce que celle-ci offre de légitime et de bon, car la religion chrétienne n’étouffe rien de ce qui est réellement humain, ni n’arrête aucun progrès, mais tend à tout purifier. Il faut, à l’exemple de l’apôtre Paul, se faire tout à tous, non pour se rabaisser au niveau du monde, mais pour élever les hommes de la terre au ciel et les gagner à Christ. Il s’agit de montrer à tous qu’il est une perle qui surpasse toutes les autres en éclat, et dont le prix est tel, qu’une fois trouvée, on fait sans peine le sacrifice de toutes les autres ; il faut faire voir qu’il existe un bien suprême pour lequel on renonce de bon cœur à tous les autres, (si toutefois l’on peut appeler renoncement un acte par lequel on ne fait que recouvrer tous ces biens, sous une forme nouvelle, plus glorieuse et plus pure). Il faut aujourd’hui que la prédication chrétienne envisage en face les besoins de la génération contemporaine à laquelle elle s’adresse, et qu’à la vue du terrible conflit dans lequel celle-ci se trouve engagée entre la foi évangélique et l’esprit du siècle, elle fasse naître en elle cette conviction que ses désirs les plus profonds, même ceux dont elle n’a pas clairement conscience, ne peuvent trouver leur satisfaction que dans la foi chrétienne, et que ces désirs eux-mêmes sont un résultat indirect de l’influence de l’Evangile. Pour y parvenir, il importe de mettre en lumière l’intime union qui existe entre le contenu de la parole divine et la réponse que l’on cherche à toutes les questions vitales de l’époque. Or, ce lien entre l’enseignement biblique et les nécessités présentes, l’exégèse pratique peut seule l’établir, c’est elle qui rend anciennes les choses nouvelles, et nouvelles les anciennes ; et si dans plusieurs pays on a vu des conducteurs d’églises pleins de zèle, de piété et de lumières n’exercer cependant que peu d’influence sur les masses, c’est en grande partie parce qu’au lieu de chercher à ressaisir sans cesse cette chaîne vivante qui relie en un même ensemble le passé et le présent, ils n’ont fait que se mouvoir perpétuellement dans le même cercle de formules dogmatiques ou morales.

Notre époque a soif d’une réconciliation entre les idées modernes et le christianisme. Dans les temps de crise, quand se manifeste, en face de tendances mondaines ou sceptiques, un profond besoin religieux, quand les esprits mécontents du présent sont dans l’attente inquiète d’un avenir prochain dont on entrevoit l’aurore et après lequel on soupire, dans ces époques solennelles qui annoncent un nouveau développement dans l’humanité, on voit naître une foule de tentatives arbitraires qui n’ont d’autre fondement que le caprice de leurs auteurs et qui souvent dégénèrent en un aveugle fanatismec. Telle est l’époque où nous vivons ; tels sont les traits qui la caractérisent et qui, loin d’aller en s’effaçant, seront vraisemblablement de plus en plus marqués, jusqu’à ce que se lève sur nous ce nouveau jour que tous appellent de leurs vœux. Si d’un côté, de pareilles manifestations sont faites pour nous remplir de douleur, de l’autre, quelle consolation n’est-ce pas de vivre à une époque qui au lieu du silence de la mort, nous présente de toutes parts le laborieux enfantement d’une vie nouvelle et puissante ! Il est d’une urgente nécessité, dans des temps d’élaboration universelle comme ceux dont nous sommes les témoins, de chercher dans la Parole de Dieu notre règle suprême ; seule elle ouvre une voie sûre entre les tendances extrêmes qui mènent bientôt à l’altération, au renversement de toutes les idées saines ; seule elle peut donner la vraie santé morale, inculquer la vraie sagesse, répandre la vraie clarté. Que ce soit elle aussi qui nous fournisse le fil conducteur de notre vie ; en le suivant, nous parviendrons sûrement au but, sans risquer de nous égarer dans les détours de ce labyrinthe ; c’est en elle qu’il faut chercher un refuge contre l’invasion des tendances subjectives, arbitraires et exagérées ; or l’exégèse pratique peut seule amener un pareil résultat. Observons seulement, en terminant, qu’elle ne peut fleurir aussi longtemps qu’obéissant à des préjugés dogmatiques, on envisagera, la réunion des livres saints comme un code stéréotypé et uniforme de révélations divines. Pour que l’exégèse pratique puisse prospérer, il faut qu’à l’ancienne théorie d’une inspiration magique et matérielle se soit substituée une conception nouvelle, plus féconde, puisée dans le fond même du sentiment religieux. Aussi pouvons-nous regarder comme la mission de la théologie nouvelle, qui est basée sur ces principes, de créer l’exégèse pratique ; celle-ci servira à montrer qu’en renversant certaines théories étroites sur la manière de traiter l’Ecriture sainte, on n’a rien perdu, mais qu’au contraire on y gagné. Ce mode d’interprétation pratique fournira en outre une preuve incontestable, accessible à toutes les classes d’esprits et éternellement nouvelle, que l’Ecriture sainte est et doit demeurer à toujours le livre de vie. On n’y cherchera plus la solution des questions qui n’intéressent que la science, dans l’une ou l’autre de ses branches, ou qui dépassent absolument les limites de la connaissance humained ; on y cherchera la révélation de tout ce qui est nécessaire au salut de l’homme, la règle suprême pour ordonner toutes les relations de la vie, en vue du but final et éternel. Or, c’est l’exégèse pratique qui nous servira de guide pour découvrir toujours ces mêmes trésors dans toutes les pages du livre divin.

c – « Bien des gens, s’égarent par un trop grand raffinement de pensées, » disait le chancelier Gerson, à une époque comme celle que nous décrivons.

d – Comme les docteurs de Colosses : Colossiens 2.18.

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