Le Sadhou Sundar Singh

8. En Europe. Séjour en Suisse.

Je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Saint Paul.

En gare de Lausanne, le Sadhou fut reçu par les membres du bureau de la Mission aux Indes. Le jeune pasteur Francis Joseph avait été à sa rencontre entre Marseille et Genève, et allait lui servir de secrétaire durant son séjour en Suisse.

Sundar Singh portait, comme aux Indes, sa robe de Sadhou jaune safran, descendant en longs plis jusqu'à ses pieds qu'il avait nus dans des sandales ; sur sa tête un turban de même couleur safran et, pour tout bagage, un grand sac de cuir jaune.

Élancé, d'une stature au-dessus de la moyenne, d'une beauté physique remarquable, il avait un visage au teint olive, entouré de cheveux et d'une barbe noirs, caractéristiques de sa race, dont il était l'un des plus nobles représentants. Sa démarche harmonieuse, ses mouvements un peu lents, son regard profond, serein et bienveillant, reflétaient la paix de son âme. Sa personnalité si spéciale arrêtait immédiatement l'attention et suscitait sur son passage l'admiration de tous.

Une automobile le conduisit à Chailly sur Lausanne où la maison du Docteur et de Mme Pierre de Benoit lui était ouverte. En leur absence (ils étaient alors aux Indes pour un travail missionnaire), nos enfants nous avaient demandé, à M. van Berchem et à moi-même, de les remplacer pour recevoir le Sadhou à leur foyer. Ce fut pour nous un très grand privilège, car il est impossible d'être en contact avec un homme qui vit dans une telle communion avec Dieu sans en recevoir une bénédiction.

Lorsque je vis pour la première fois le Sadhou, à son arrivée dans le salon de Chailly, je fus saisie par son extraordinaire rayonnement. Sa belle physionomie, son maintien calme et digne, la paix profonde de son regard laissant deviner la pureté de son âme, son humble simplicité, son amour rayonnant faisaient penser au Maître qu'il servait. Les paroles de l'apôtre s'imposèrent aussitôt à mon esprit : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi ». Il n'était pas nécessaire de les entendre de ses lèvres, car tout en lui rappelait l'image de Celui avec lequel il vivait dans une constante intimité.

Beaucoup, en Suisse ou ailleurs, petits ou grands, furent frappés de la sainteté émanant de cet homme qui ressemblait tant à son Maître ; témoin les deux faits suivants :

En Angleterre, allant rendre visite à une dame, le Sadhou sonne à la porte et donne son nom à la servante qui vient lui ouvrir. La jeune fille le regarde avec étonnement, puis, courant vers sa maîtresse : « Quelqu'un désire vous voir, Madame, je n'ai pas compris son nom, mais il est pareil à Jésus-Christ ! »

En Amérique, au cours d'une réunion, une fillette de 4 ans, assise au premier banc, ne peut détacher ses yeux de ce mystérieux personnage à la longue robe safran. Et quand il a fini de parler, de sa voix claire, la petite fille demande à sa mère : « Est-ce Jésus ? »

Pour nous cette impression du premier moment ne s'effaça pas.

Le soir même de son arrivée, le comité de la Mission aux Indes se réunit pour exposer au Sadhou son plan d'évangélisation préparé avec soin : deux réunions ici ; trois là ; les dix jours prévus étaient tous également remplis. Sundar hoche la tête. – Non, dit-il, je ne puis accepter qu'une réunion par jour, deux peut-être le dimanche, mais point le samedi. Il faut beaucoup de prière avant et après chaque séance, si l'on veut en retirer un bienfait spirituel. Il me serait aussi facile de multiplier les réunions que de jeter des lettres à la poste, mais vous n'en auriez aucune bénédiction.

Les organisateurs se regardent, fort perplexes : tout était déjà organisé, annoncé dans les journaux, les temples et les salles retenues. Il était cependant impossible d'insister. Il fallut écrire, télégraphier, bouleverser les programmes.

Dès sa venue, le Sadhou me pria de ne recevoir pour lui aucune visite : il serait débordé et n'aurait plus un instant à lui. Déjà il était fort occupé à dépouiller, avec son secrétaire, le nombreux courrier qui lui arrivait journellement.

Quelle déception pour tous ceux qui auraient voulu le voir, et qui souvent venaient de loin. Un jour une dame insista ; elle désirait lui poser une question lui tenant fort à coeur : Que pensait-il du ministère de la femme ? Je lui offris de transmettre sa demande dès que j'en aurais l'occasion. – Dites-lui, répondit Sundar, que le premier grand message missionnaire de la résurrection fut confié par Jésus à une femme*. Lorsqu'une femme a reçu une révélation de la part du Seigneur, elle a le droit

Mais, ajouta-t-il avec malice, « il y en a qui parlent trop... »

Une autre question lui fut posée au sujet du retour du Seigneur. Quels seront ceux qui seront enlevés à sa rencontre dans les airs, selon 2 Thessaloniciens 4.16-17 ? Sera-ce tous ceux ayant reçu le pardon de leurs péchés ; ou comme quelques chrétiens le pensent, seulement les vainqueurs, dont il est parlé dans les lettres aux sept Églises de l'Apocalypse ; ceux qui ont réalisé la plénitude du salut que Christ a apporté par sa mort sur la Croix, c'est-à-dire le pardon, mais aussi la délivrance du péché ; ceux qui auront été sanctifiés entièrement, esprit, âme et corps, et conservés irrépréhensibles, selon 1 Thessaloniciens 5.13 ?

Le Sadhou répondit par une image : – Lorsque vous approchez un aimant d'une aiguille, elle est aussitôt irrésistiblement attirée à lui par une force invisible, parce qu'elle est de même nature que l'aimant. Ainsi lorsque Christ reviendra, il attirera à lui tous ceux qui auront reçu la nature divine, soit la vie de Christ en eux. Ceux-là seront enlevés dans les airs à sa rencontre par une irrésistible attraction. Rien ne pourra les retenir sur la terre.

Durant ses longues journées solitaires dans l'Himalaya, les facultés d'imagination du Sadhou avaient libre cours. Il se représentait avec intensité les choses célestes et, vivant le grand drame de l'Apocalypse, voyait la Sainte Cité descendre du ciel. Il n'est pas étonnant qu'il ait pris « à la lettre » la Parole de Dieu en ce qui concerne le retour du Christ. « Voici, il vient sur les nuées, et tout oeil le verra, et ceux qui l'ont percé. »

– Quand les gens parlent du retour de Christ, dit-il, ils déclarent que c'est une chose absurde. Ainsi, des centaines d'ouvriers travaillèrent à la construction de l'arche sans prendre au sérieux le jugement à venir. Quand Christ réapparaîtra, il en sera de même qu'au jour de Noé : combien de ministres qui bâtissent l'arche, symbole de l'Église, n'aiment pas à entendre parler de ce retour et pensent que Christ est déjà venu « spirituellement » ! Mais la Bible dit : « Ce Jésus qui a été enlevé au ciel du milieu de vous, viendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel. »

– Son retour est proche ; nous pouvons discerner déjà les signes des temps. Auparavant l'humanité passera encore par de grandes souffrances. La guerre (1914-1918) n'a été qu'un faible châtiment ; une profonde détresse régnera sur le monde entier, et plus spécialement sur l'Europe.

Ces paroles ont été prononcées en Suisse par le Sadhou, en 1922.

Le Sadhou, levé avant l'aube, passait beaucoup de temps en prière et en méditation. Son amour de la solitude provenait du désir profond qu'avait son âme d'être seule avec Dieu. Il avait demandé qu'on l'appelât à l'heure des repas ; c'était sans doute une contrainte à laquelle il s'était soumis en Europe, mais qu'il ne connaissait pas aux Indes.

Absorbé qu'il était par ses propres pensées, l'effet d'une remarque de sa part était d'autant plus frappant par le silence qui l'avait précédé. Il voyait toutes choses du point de vue spirituel et admirait les beautés de la nature plus que l'oeuvre des hommes.

Un jour, après le repas, assis sur la terrasse devant la maison, nous entendîmes un avion qui bientôt passa sur nos têtes avec un grand bruit. Après un moment de silence : – Vous avez remarqué le bruit qu'a fait cet avion ? c'est l'oeuvre des hommes. Mais observez le vol d'un oiseau, la croissance d'une fleur, votre pouls dans vos artères, c'est l'oeuvre de Dieu. Elle est silencieuse, mais celle des hommes est bruyante.

En effet, la voix de Dieu est un « son doux et léger », qui ne peut être perçu que dans le silence et la tranquillité. Dans notre Europe agitée, bruyante, où tant de voix discordantes se font entendre, il est difficile de trouver une retraite paisible pour écouter Dieu, et l'on comprend la nostalgie qu'avait le Sadhou du silence des grandes solitudes.

Dans de simples entretiens en un cercle d'amis, Sundar nous a parlé avec amour de son oeuvre au Tibet, de la petite école d'évangélistes qu'il put y former et qui lui tenait tant à coeur. Il nous a conté ses visites à l'ermite de Kailash et la vie de prière de cet homme de Dieu qui intercède pour les saints répandus dans le monde et que Dieu lui fait voir en esprit. Avant l'arrivée du Sadhou, il le connaissait par une révélation divine.

Ceci peut paraître étrange à nos mentalités actuelles. Absorbés que nous sommes par les choses visibles, par les mille préoccupations de la vie moderne, nous restons insensibles aux inspirations de l'esprit. Pourtant les vues étroites et matérialistes du siècle dernier sur l'univers, commencent à s'élargir et un horizon plus étendu s'ouvre devant nos yeux. Ne devons-nous pas reconnaître humblement notre ignorance en face des lois spirituelles qui dépassent notre entendement et admettre que Dieu peut donner des visions qui nous sont inconnues, à ceux qui, détachés de la terre et de ses contingences, s'absorbent dans les choses de l'esprit ?

A plus d'une reprise le Sadhou nous parla de sa mort. Il avait l'intuition qu'il donnerait sa vie en martyr au Tibet. Dans une de ses prédications, il dit ceci : – Je n'éprouve aucune crainte à la pensée de mourir au Tibet. Quand ce jour viendra, je l'accueillerai avec joie. Déjà peut-être, l'année prochaine vous apprendrez que j'ai perdu la vie là-bas. Ne pensez pas : il est mort, mais dites : il est entré dans le ciel et dans la gloire éternelle, il est avec Christ dans la vie parfaite.

De tous les pays que visita le Sadhou, la Suisse semble être celui qui ait été le plus près de son coeur. Le panorama des montagnes, avec leurs neiges éternelles, lui rappelait l'Himalaya. Il consacra une journée à l'Oberland bernois. Dans le Pays d'En-Haut, la neige couvrait la vallée et un train spécial amena les montagnards, qui se groupèrent graves et recueillis dans la petite église de Gessenay. Il semble que le Sadhou se soit senti là chez lui plus que partout ailleurs. – J'aime les Suisses, dit-il a son retour. – Il préférait la simplicité des villages aux grands rassemblements des villes.

Partout sa présence attirait les masses, et ses auditeurs étaient conquis d'emblée. Les temples étaient trop petits. A Tavannes, dans le jura, bien que ce fût le 1er mars, il fallut se réunir en plein air. Il y avait des centaines de gens, les directeurs de fabriques d'horlogerie ayant donné congé ce jour-là à leurs ouvriers. Un rayon de soleil brilla pendant la durée de l'allocution, puis, dès que la foule fut dispersée, une giboulée de neige vînt blanchir la contrée.

La ville de Morges eut son temple bondé, les gens étant accourus de tous les environs.

A Lausanne, il fallut quitter l'Église Saint-François et improviser une réunion de plus de 4000 personnes sur la place de Montbenon. La grande salle de Tivoli dut fermer ses portes bien avant l'heure fixée. Les gens escaladèrent les fenêtres et, par centaines, écoutèrent du dehors. Le silence était impressionnant ; la voix du Sadhou et celle de son traducteur, le pasteur F. de Rougemont, s'entendaient de partout. Ma voix, dit le Sadhou, ne vous sera pas d'une grande utilité si, rentrés chez vous, vous n'écoutez pas celle du Sauveur.

A la cathédrale, une des plus vastes de Suisse, les moindres recoins étaient occupés, et ce fut impressionnant d'ouïr cet authentique Hindou, dans sa robe de Sadhou, proclamer du haut de la chaire, le message du salut.

Il nous est impossible de suivre le Sadhou dans toutes ses pérégrinations. Après Lausanne, ce fut Genève, Neuchâtel, le jura bernois, La Chaux-de-Fonds, Le Locle, puis la Suisse allemande, Zurich, Saint-Gall, Aarau, Schaffhouse, Thoune, Berthoud, Berne, Bâle, etc., où partout il fut accueilli avec le même empressement.

Sundar Singh parla souvent avec admiration et avec beaucoup d'affection des missionnaires envers lesquels l'Inde a une grande dette de reconnaissance. – Ces hommes et ces femmes sont le sel de la terre, et ma gratitude envers eux est profonde. J'en ai vu quelques-uns venus de Suisse travailler aux Indes. Ils y font une belle oeuvre. D'aucuns ont donné leur vie pour amener les païens à Christ ; d'autres ont donné leur fils ou leur fille. Personne dans ce monde ne pourra leur rendre ce qu'ils ont fait pour nous : Dieu seul peut les récompenser.

Il y a peut-être parmi vous des égoïstes qui ne pensent qu'à leur propre salut, et ne s'inquiètent pas de celui des autres. Il est vrai que vous ne pouvez tous partir comme missionnaires, mais, tous, vous pouvez prier pour eux et donner de votre argent. Le monde est une grande famille ; nous devons nous aider les uns les autres. Si vous aimez Jésus, votre devoir est de soutenir ses serviteurs dans leur travail. Ce n'est qu'à cette condition que nous méritons d'être appelés disciples de Celui qui a donné sa vie pour le salut du monde.

L'impression que le Sadhou fit en Suisse fut très profonde, et ceux qui eurent le privilège de l'entendre n'oublieront pas son message. C'était une chose unique d'écouter ce prophète du pays des Védas proclamer avec puissance que Christ est le chemin, la vérité, la vie ; de l'entendre reconnaître ouvertement que les récits sacrés de son pays ne peuvent donner la paix, que la Bible seule est la Parole de Dieu, et que c'est par la prière que nous maintenons notre contact avec le ciel. Rien d'étonnant à ce qu'il fût écouté par des foules recrutées dans toutes les classes de la Société.

Un pasteur écrivait : « Il m'a fait une profonde impression, à vrai dire la plus forte impression que j'aie reçue de ma vie. » Et combien d'autres peuvent dire la même chose.

Des théologiens, retenus à l'avance par une certaine réserve envers lui, étaient gagnés à la première rencontre. Des hommes indifférents ou hostiles au christianisme, furent changés par le pouvoir de sa personnalité. En Angleterre, un professeur agnostique lui dit : « Ce n'est pas votre prédication qui m'a converti, c'est vous-même. Vous, un Hindou, êtes si semblable au Christ dans votre attitude et dans votre esprit, que vous êtes un témoin vivant de la personne du Sauveur. »

Des milliers de coeurs, en Europe, allaient encore être touchés par sa prédication. Partout il laissa une impression indélébile, un stimulant pour une vie chrétienne renouvelée.

De la Suisse, le Sadhou se rendit en Allemagne, puis il visita la Suède, où il fut l'hôte de l'évêque Soederblom, la Norvège, le Danemark, la Hollande, parlant dans toutes les grandes villes. Dans quelques localités, d'immenses auditoires lui rappelèrent les rassemblements de l'Église syrienne aux Indes. Il refusa de pressantes invitations venues de Finlande, de Russie, de Grèce, de Roumanie, de Serbie, d'Italie, du Portugal, d'Amérique, de Nouvelle-Zélande et d'autres pays encore.

En juillet, il débarqua en Angleterre, mais il refusa de parler, si ce n'est à la Convention de Keswick, pour tenir une promesse faite dès longtemps. Il était fatigué à l'extrême de cet incessant labeur, et de cette vie si différente de celle qu'il menait aux Indes. Ayant un grand besoin de repos et de tranquillité, il resta quelque temps chez des amis dans l'île de Wight. Là il lui fut possible de refaire ses forces avant de s'embarquer, en août 1922, pour rentrer dans son pays afin d'y reprendre son travail au nord de l'Inde.

Le succès extraordinaire que le Sadhou remporta en Europe, les éloges de la presse, l'adulation des foules qui le considéraient comme un saint, auraient pu éveiller chez lui quelque satisfaction personnelle. Mais il domina cette tentation et sa profonde humilité resta intacte. – Ce n'est pas pour prêcher que je suis venu en Europe, vous avez assez de prédicateurs, je ne veux être qu'un témoin de la puissance et de l'amour de mon Sauveur.

Un ami lui demanda s'il n'était pas fier d'être célèbre et de recevoir de si grands honneurs. Il répondit par l'image suivante : – Quand Jésus entra dans Jérusalem, le peuple jeta ses vêtements sur son chemin et coupa des branches devant lui pour l'honorer. Mais Jésus était monté sur un âne, et ses pieds ne touchèrent pas la route décorée en son honneur. Ce fut l'âne qui marcha sur les vêtements et les branches, mais il aurait bien été insensé de s'en enorgueillir. Ce serait aussi insensé à ceux qui apportent le Christ aux hommes de retenir pour eux l'honneur qui n'appartient qu'à Dieu.

En Europe, le Sadhou n'a pas cherché à plaire à ses auditeurs.

– Lorsque je pense à tant de chrétiens de nom, disait-il, je me sens triste. Ils savent beaucoup de choses sur Jésus-Christ, mais ne le connaissent pas, lui. Plusieurs ne le connaissent que par la théologie ou du point de vue historique, mais n'ont point de temps à passer avec lui.

Le Sadhou n'a pas hésité à laisser voir son désappointement en face de la déchristianisation de l'Europe, et à parler sévèrement de l'amour de l'argent, de la recherche du plaisir, du confort, du luxe, et de l'indifférence religieuse de la plupart des gens. En Suisse romande, il dit entre autres : – Ce que je vais vous dire ne vous plaira pas, mais je dois obéir à ma conscience et vous donner le message que j'ai reçu :

– Ayant vu l'amour de Dieu dans le coeur de ceux qui nous ont apporté l'Évangile, je pensais que les habitants de vos contrées étaient tous des gens admirables ; mais en voyageant parmi vous, j'ai trouvé les choses bien différentes. J'ai rencontré, il est vrai, de sincères serviteurs du Christ, les plus nobles chrétiens se trouvent en Europe et en Amérique comme aux Indes, et je désire m'asseoir à leurs pieds ; mais un grand nombre n'est chrétien que de nom. Je me mis à comparer les habitants des pays païens à ceux des pays dits chrétiens. Les uns sont païens parce qu'ils adorent des idoles faites de main d'homme, les autres ont une pire idolâtrie : ils s'adorent eux-mêmes. J'ai réalisé qu'aucune contrée européenne ne peut en vérité être appelée chrétienne, mais qu'il n'y a que des chrétiens individuels.

– Aux Indes on me dit souvent : Vous appelez les pays d'Europe chrétiens ! pourtant Christ a dit : « Aimez-vous les uns les autres » et là-bas il se font la guerre ! Le christianisme a donc fait faillite en Europe ? – Je réponds : Ce n'est pas lui qui a fait faillite, mais beaucoup de chrétiens, parce qu'ils n'ont pas compris le christianisme. Christ n'est pas à blâmer, seuls le sont ceux qui se disent ses disciples et ne veulent pas le suivre comme leur Maître.

– Les gens nous appellent païens, dit-il à l'archevêque d'Upsal. Quoi ma mère, une païenne ? Si elle était en vie, elle serait certainement chrétienne ; mais même lorsqu'elle avait la foi de ses ancêtres, elle était si religieuse que le terme de païenne me fait sourire. Elle priait, servait, aimait Dieu bien plus profondément qu'un grand nombre de chrétiens. Autant que je puis m'en rendre compte, il y a bien plus de gens aux Indes qu'en Europe qui mènent une vie religieuse bien qu'ils ne connaissent pas Jésus-Christ. Ils vivent selon les lumières que Dieu leur a données. Ici, en Europe, vous avez le Soleil de justice ; mais où sont ceux qui se soucient de lui ? Les chrétiens ont reçu un don sans prix : Jésus-Christ. Et cependant beaucoup d'entre eux ne veulent pas renoncer à leur vie mondaine pour le trouver. Leurs coeurs et leurs mains sont pleins des choses de la terre.

– Vous songez à satisfaire tous les désirs de vos coeurs. Vous avez découvert la science et la philosophie ; vous avez appris à vous servir de l'électricité et à voler dans les airs. Les Hindous, eux, qui n'ont pas reçu le trésor de l'Évangile, cherchent anxieusement la vérité, souvent pendant des années et dans de grandes souffrances. Ils sont prêts à abandonner le monde et à renoncer à eux-mêmes pour trouver la paix. Vous chrétiens, vous êtes fatigués de chercher Dieu au bout de dix minutes !

L'amère déception qu'éprouva ce messager de l'amour divin fit de lui un prophète annonçant les jugements de Dieu :

– Les peuples de l'Occident, dit-il, qui ont reçu tant de bénédictions du christianisme, les ont perdues parce qu'ils ont mis leur confiance dans les choses matérielles et dans tout ce que le monde peut donner. C'est pourquoi au jour du jugement, les païens qui n'ont pas entendu parler du Christ, seront traités moins rigoureusement que les habitants de ces contrées qui ont ouï son message et l'ont rejeté. Le temps est proche où Christ va revenir et où il dira : « Je ne vous connais pas parce que vous ne m'avez pas connu. » Lorsque vous le verrez dans sa gloire, vous vous lamenterez de n'avoir pas cru en lui, et de vous être laissés détourner par des non-croyants, des intellectuels incrédules qui niaient sa divinité. Alors ce sera trop tard pour vous repentir ; c'est maintenant que l'occasion vous en est offerte. Peut-être en ce jour, l'entendrez-vous dire : « Un homme est venu à vous d'une contrée païenne, il me rendait témoignage ayant fait l'expérience de ma puissance, et cependant vous n'avez pas voulu venir à moi. »

Le Sadhou voyait que dans une large mesure les Européens avaient rejeté le message du Christ, enchaînés qu'ils sont par un travail incessant à la poursuite des biens terrestres, qui ne leur laisse ni le temps, ni le désir de s'approcher de Dieu et de trouver la vie véritable.

Le Sadhou quitta l'Europe avec la ferme résolution de n'y pas revenir. – C'est la première et la dernière fois que vous m'entendez- dit-il à maintes reprises a ses auditeurs.

Désormais il va se tourner vers son peuple et reprendre ses périlleux voyages au Tibet, heureux de donner sa vie – de mourir peut-être – pour annoncer l'amour insondable de Celui qui est venu chercher et sauver ceux qui sont perdus.


* Jean 20.17-18.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant