Étude sur l’Épître aux Colossiens

Introduction

Nous avons successivement employé deux de ces méthodes et nous abordons ici la troisième sous la forme d’un cours. Aucune ne suffit à elle seule, chacune complète les autres ou trouve son complément dans les autres ; il les faut employer en outre simultanément et non pas successivement. Une méditation spéculative de l’art ne suffit pas et la pratique ne peut pas se passer de la théorie. Tous les hommes qui ont brillé dans la pratique ont étudié la théorie et ont été des hommes de théorie. Pierre Corneille a écrit sur la tragédie et a peut-être trouvé la philosophie de son art. Si, dans sa pratique, il est défectueux, c’est que sa théorie est imparfaite, incomplète et absolue. Corneille n’a pu se renouveler. Vous n’aurez dans la pratique la supériorité possible, la supériorité à laquelle vous pouvez arriver, que par la réflexion sur l’art….

La troisième méthode, celle qui va faire l’objet de ce cours, se subdivise en deux branches :

Premièrement, la composition de sermons sur des textes isolés ou des sujets détachés ; et secondement, l’explication homilétique d’un livre de l’Ecriture, et c’est cette dernière branche que nous allons entreprendre et à laquelle nous devons nous attacher maintenant. Cette manière n’a été encore que peu employée et appliquée et n’est pas organisée. Aussi ce ne sont que des vues que nous proposons.

L’explication homilétique d’un livre de l’Ecriture touche par ses deux extrémités à deux genres de travaux qui en sont distincts cependant, savoir à l’homélie et à l’exégèse. C’est, d’un côté, l’extension du genre de l’homélie ; c’est, de l’autre, l’exégèse étendue et modifiée.

Si nous voulons rapprocher l’explication homilétique d’un livre de la Bible d’abord de l’homélie, elle ne semble, au premier coup d’œil, que l’homélie dans de plus grandes proportions, une homélie étendue ou une suite d’homélies : au lieu de quelques versets, c’est un livre qu’on traite. Il semble qu’elle n’en diffère que par là. Cependant nous pensons que ces deux genres sont assez différents, pour que les règles de l’un ne suffisent pas à l’autre. Expliquer homilétiquement un livre, ce n’est pas mettre bout à bout des textes pris dans le même endroit et en faire des homélies. En effet, d’abord quand on fait une homélie ordinaire sur un sujet quelconque, on choisit ses textes et on cherche à prendre ce qui est le plus favorable au but qu’on se propose, tandis que, quand on fait une explication homilétique d’un livre, on est lié par son dessein et il faut bien passer en revue toutes les parties, passer bon gré mal gré par tous les textes ; il faut tout embrasser et ne rien sauter ou franchir. Ensuite dans un texte ou un sujet d’homélie ordinaire, on a vu un tout et il y a ordinairement une unité ; dans l’autre genre, l’unité ne s’offrira pas si complaisamment, il faudra la créer ou s’en passer. Enfin, dans l’explication homilétique d’un livre, il faut avoir un grand égard à l’ensemble du livre, à sa composition générale.

Mais maintenant il est plus important de distinguer notre étude de l’exégèse. Une explication exégétique peut ressembler beaucoup à une explication homilétique, mais à l’ordinaire, elle en diffère beaucoup. L’exégèse a bien ses limites tracées rigoureusement, de manière à ne pas entrer dans l’explication homilétique, cependant la ligne de démarcation n’est pas si distincte que les territoires ne se confondent jamais, quoique assez rarement. Ces deux genres peuvent incliner, tendre l’un vers l’autre ; toutefois l’exégèse proprement dite n’a pour but que d’indiquer et de déterminer le sens du texte et les rapports logiques entre les parties du texte ; mais l’explication homilétique part des résultats obtenus par l’exégèse, ou du moins elle ne fait que les mentionner pour les constater et les donne pour base à ses explications qui, pour ainsi dire, extraient le suc de ce sens donné, le justifient, le décomposent (le multiplient) et enfin l’appliquent. Voilà ce que fait le prédicateur[a].

[a] Il y a ici en marge des notes de l’auteu : « Meo sum pauper in aere » Horace.

Légitimité de ce mode de prédication.

Il réside dans le fait que, outre qu’il n’y en a pas de plus ancien :

  1. Il donne d’abord à la prédication dans une paroisse une suite propre à en augmenter l’intérêt et à soutenir l’attention des auditeurs.
  2. Puis l’explication suivie d’un livre bien choisi fait aisément passer sous les yeux des fidèles toutes les principales matières du christianisme, de la religion. C’est le propre d’un système vrai que chaque vérité renferme toute la vérité. « Les vérités morales s’enveloppent les unes les autres », a dit Charles Bonnet. On trouvera donc dans ce livre les vérités principales du christianisme, et même implicitement toute la doctrine chrétienne. Par là, on évitera ce genre capricieux de textes choisis en quelque sorte à l’aventure ; on aura un plan et autant que possible une catéchèse homilétique.
  3. Ensuite les sujets de cette étude suivie, ainsi liés et soutenus les uns par les autres, se conservent mieux dans la mémoire des auditeurs. Il est probable que d’une prédication détachée, il restera moins de souvenir.
  4. Cette explication bien faite est enfin un moyen de faire connaître la Bible toujours trop peu connue (et elle peut ainsi leur en donner la clef) et elle apprend aux membres du troupeau à la bien lire.

Toutefois, quelque légitime et utile qu’elle soit dans l’enseignement pastoral, je ne saurais conseiller au pasteur un emploi exclusif de cette méthode. Et pourquoi ?

C’est d’abord qu’il y a des sujets importants, et beaucoup, qu’il faudrait traiter à part et qui ne se rattacheraient pas à tel ou tel livre. Puis, s’il y a une suite importante à observer, ce n’est pas tant celle des idées d’un livre que la série des idées, des impressions qu’un prédicateur reçoit et des états par lesquels il passe, ainsi que de ses rapports avec sa paroisse, si prédicateur, il est en même temps pasteur. Car alors, ce sera chose heureuse que sa prédication soit l’histoire de son ministère et que toutes les phases de la paroisse aient leur retentissement dans son âme. Et c’est bien là l’idéal des rapports d’un pasteur et d’une paroisse ! Pour ce prédicateur-pasteur, il est impossible qu’il n’y ait pas dans sa prédication une suite, qui ne paraîtra pas toujours, mais qui sera bien réelle, diverse cependant selon la vie de telle ou telle paroisse. Or, il serait peu avantageux, il serait même fâcheux qu’un pasteur s’enchaînât à un livre de la Bible ; en s’attachant ainsi à la série des idées de ce livre dans le choix des sujets, il se priverait de l’opportunité… il s’ôterait la possibilité de faire, dans sa prédication, la communication de ses expériences et d’y suivre les expériences et les événements de son troupeau Ainsi il doit être libre de traiter avec opportunité les sujets de prédication ; l’usage de notre méthode n’est donc pas recommandée exclusivement.

La difficulté de ce genre de prédication varie selon la nature ou la forme du livre qu’on a choisi.

Si un livre est composé uniquement de sentences ou maximes détachées, il n’y a plus la même difficulté, ou du moins ce livre en présente moins qu’un autre ; mais peu importe, puisque notre méthode ne lui est pas applicable.

Quant à un livre narratif, il s’y prête sans beaucoup de résistance apparente. La succession, l’enchaînement, la génération des faits les uns par les autres, soutient et guide : un événement, une histoire est toujours logique ; mais s’il y a là renfermée une logique toute faite, encore faut-il ne pas la manquer dans l’explication, savoir lier ce que l’auteur paraît souvent ne pas avoir lié, et pour cela faut-il bien chercher la liaison profonde entre les événements et retracer l’engendrement intime des faits.

Si c’est un livre didactique (d’enseignement, d’exposition ou de démonstration), même à le prendre sans mélange de subjectivité, la difficulté s’accroît sans doute : le genre lui-même est plus difficile à traiter ; et la difficulté varie : elle augmente ou diminue dans l’enceinte même de ce genre, selon les procédés logiques de l’écrivain. Avec un livre du même genre, mais plus ou moins empreint du caractère de subjectivité, comme presque tous les livres de la Bible, c’est-à-dire avec un livre dans lequel l’individu peut se montrer très faiblement ou aussi à un très haut degré, depuis la forme didactique, de proche en proche, nous arrivons à l’effusion, au lyrisme. La lettre ou l’épître est la forme intermédiaire qui réalise le plus ce genre sans le dépasser. Et ceci nous amène aux épîtres et à un jugement sur cette manière d’écrire. Les épîtres de saint Paul sont des ouvrages didactiques, mais aussi des lettres qui sont nécessairement empreintes de beaucoup de subjectivité, et il faut les juger ainsi. Il y a grande difficulté à faire des discours sur cette forme, à maîtriser cette manière d’écrire qui n’affecte aucune régularité. Quoi qu’il en soit, il est des difficultés communes à tous ces genres, ou à toutes ces espèces du genre. La difficulté est inégale d’un genre à l’autre, mais il en reste quelque chose même dans le plus facile.

Il semble, au premier coup d’œil, qu’il soit très simple et le plus sûr d’expliquer un écrit phrase à phrase : c’est ce qu’on appelle paraphraser, et on peut faire de cette manière des choses très dignes d’intérêt ; ainsi procéda Quesnel dans son livre intitulé Nouveau Testament avec des réflexions morales sur chaque verset. Mais cela n’est pas si simple : quand même la chaire comporterait un discours si brisé, si décousu, il serait permis de demander : Mais où est la phrase ? Qu’est-ce qui détermine ce tout, qui constitue cette unité qu’on appelle phrase ? Car il ne peut s’agir de la phrase grammaticale, mais il s’agit d’une émission à la fois complète et indivisible de la pensée ou du sentiment, comme qui dirait d’une aspiration, ou d’une expiration, ou d’une syllabe intellectuelle ou sentimentale. Où cette phrase commence-t-elle ? Où finit-elle ? Il est facile de le dire de la phrase grammaticale ; mais certes ce n’est pas chose si facile que de déterminer la phrase logique ou sentimentale (esthétique). On le peut sans doute, on peut bien trouver la détermination de cette syllabe en cherchant les articulations naturelles, importantes du discours, en ayant alors égard plus à l’auteur lui-même qu’à sa pensée, et éviter de couper au-dessous ou au-dessus de l’articulation ; mais il faut pour cela de l’attention, un coup d’œil psychologique, une vue d’ensemble du discours que l’on explique, une connaissance du lieu et de la situation ; et c’est une difficulté.

En outre, il ne faut pas oublier que la manière dont les pensées se succèdent est aussi une pensée, une copule logique, ou tout au moins un fait, un fait psychologique et moral, digne d’attention. Il faut voir pourquoi cette pensée, ce fait est là, et c’est quelquefois ce qu’il y a de plus important à relever.

Quelquefois, pour ne pas laisser échapper la pensée la plus importante, il ne faut pas se borner à lier le verset au verset : il faut embrasser plusieurs propositions, soulever un long bout de la chaîne.

Puis, là où le discours, comme dans Paul surtout, forme un tout, un courant continu, de page en page, comment séparer le flot du flot ? Chaque pensée s’emboîte dans l’autre, l’auteur n’a ménagé aucun lieu de repos ; il faut couper, mais encore, puisqu’il faut couper, faut-il le faire à l’endroit où c’est le moins dommage de couper ; or c’est très difficile.

Enfin, il y a d’autres morceaux dans l’Ecriture où des pensées qui sont formellement séparées, isolées, sont pourtant jointes intimement dans la pensée de celui qui a parlé, mais où l’on ne peut méconnaître l’intention d’une série ou d’une chaîne ; (par exemple dans le chapitre 6 de Jean dans lequel se trouve une liaison profonde mais non formelle). Comment établir et montrer cette liaison vraie entre ces pensées ? Il le faut, et c’est difficile.

Ceci n’est encore qu’une des difficultés de l’entreprise. Il ne s’est agi jusqu’à présent que de marquer, dans le livre que l’on explique, les liaisons et les séparations des idées. Mais maintenant, une autre question se présente : en se plaçant au point de vue de la fonction de pasteur, l’explication homilétique d’un livre de la Bible sera-t-elle une espèce de commentaire perpétuel du texte, commentaire semblable à une ligne continue, ou à un fleuve qui ne devient jamais lac, mais qui se renfle plus ou moins en certains endroits, de temps à autre, sans cesser jamais de couler ? Ce qui m’a conduit à poser cette question, c’est que des personnes qui ont fait l’essai de cette manière de prêcher ont remarqué que, soit habitude, soit raison, les auditeurs s’en allaient assez mal satisfaits quand le discours n’avait pas été un discours (ou, selon l’idée que nous avons souvent donnée de la composition oratoire, un drame) ayant un objet bien distinct et un dénouement relatif à cet objet. Sans avoir fait cette expérience, chacun sentira qu’il est utile, en effet, que l’auditeur, après nous avoir quittés, puisse grouper autour d’une idée centrale les instructions diverses qu’il a reçues de nous. Et nous devons toujours, ou du moins quand cela est possible, le mettre en état de le faire, en révélant, en faisant ressortir l’unité peut-être latente, cachée, de la série de versets que nous avons entrepris d’expliquer. Nous devons cette vérité à l’auditeur. Mais, d’autre part, comme on ne peut pas toujours contraindre des passages assez indépendants à former entre eux une sévère et parfaite unité, comme un tel effort sentirait trop l’artifice, répugnerait à la sincérité et donnerait à l’esprit du prédicateur une habitude de subtilité qu’il porterait même ailleurs, (et la chaire a beaucoup à se reprocher à cet égard) il vaudra donc mieux à l’ordinaire — quand l’unité n’existe pas — s’appliquer à bien éclaircir le sens de chaque passage, faire sur chacun de courtes et suffisantes observations, mais réserver sa force et son temps ainsi que les développements pour une des pensées (formulée ou non formulée) qu’on aura rencontrée sur son chemin, pour celle qui a dû frapper le plus, ou vers laquelle on voit plus ou moins graviter tout le reste des passages que l’explication du jour a embrassés. C’est à peu près ainsi que procède ordinairement Chrysostome dans ses homélies, seulement la manière dont il se dirige dans le choix de cette pensée principale peut sembler en général arbitraire et est quelquefois singulière. On pourra même de temps en temps, dans l’étude d’un livre de la Bible, consacrer un exercice ou discours entier à un passage particulier, important, au développement d’une seule idée ou proposition ; ce sera alors un sermon intercalé dans l’explication du livre, le fleuve devenant lac.

Directions ultérieures ou conseils sur la pratique de ces exercices.

Un premier conseil à donner, c’est qu’il ne faut traiter dans un seul et même exercice que ce qui, étant suffisamment développé, peut sans trop de peine être retenu et coordonné par une mémoire et une intelligence ordinaires.

En second lieu, il faut commencer, autant que cela est nécessaire, chaque discours par l’éclaircissement des difficultés grammaticales, verbales et historiques, afin que, le terrain étant déblayé, les auditeurs puissent le traverser sans peine, ou le parcourir plus facilement. La marche serait trop pénible et trop lente si ce déblaiement n’avait pas eu lieu d’avance ; l’effet oratoire serait trop compromis s’il fallait expliquer à mesure qu’on applique. Il ne faut pas faire ressortir les difficultés, surtout quand elles sont étrangères au cœur, non qu’il ne faille pas faire marcher ensemble la raison et le cœur, mais lorsque les choses qu’on explique n’ont aucun rapport avec le cœur, il faut les traiter avant tout et arrêter un instant l’auditeur au péristyle du temple. Il y a dans Paul, par exemple, des termes absolus qu’il faut restreindre, des expressions hyperboliques qu’il faut réduire au sens relatif, des termes paradoxaux, des contradictions apparentes qu’il faut justifier ; il faut donner des explications sur les lieux, sur les temps, sur la situation, sur ce qui est rapporté, (une vue générale de la situation, etc.). Saurin débute, dans chacun de ses discours, par un morceau d’exégèse, rapportant souvent les opinions de celui-ci et de celui-là. Il a été trop loin, mais l’exégèse même n’est pas de trop.

En troisième lieu, il faut ne pas s’appesantir sur ce qui est obscur, ni s’arrêter sur les difficultés sans être définitivement très utile, c’est-à-dire, si l’on n’arrive pas à quelque chose de constructif. Mieux vaut laisser subsister l’obscurité ou la difficulté, quand on ne peut la faire disparaître ou la lever qu’avec trop de frais, et qu’après toute cette peine on n’arrive pas à un résultat bien édifiant ou qu’on arrive à peu de résultat. On peut avouer aux auditeurs les difficultés et leur dire de tel passage : « Ceci est obscur pour moi ». La foi n’en souffre pas. On peut leur dire aussi que ce passage a divisé et fatigué les commentateurs. Mais il ne faut pas trop trahir la variété des sens et l’anxiété des interprètes ; il ne faut pas fatiguer soi-même les auditeurs en leur exposant ces difficultés et jeter dans leur esprit des semences de scepticisme contre lequel, n’ayant pas à leur disposition la science, ils ne peuvent rien, quoiqu’un savant y puisse quelque chose. Il faut moins encore faire d’un de ces passages obscurs le texte ou le sujet d’un discours à part. Mais ce n’est pas seulement parce que ces discours ou discussions sont fatigants qu’il faut ne pas exposer ces difficultés ? s’ils étaient amusants (et ils peuvent l’être), ce serait encore une raison de les exclure. Il faut éviter, dans des sujets aussi graves, de rien donner à l’intérêt piquant et bien se garder d’exciter, de nourrir et de satisfaire la curiosité, une fausse curiosité, par des détails qui amusent l’intelligence sans rien dire à la volonté ; ce à quoi l’on pourrait être entraîné facilement dans certains temps et avec certains auditeurs. Cela abonde dans les sermons des rabbins juifs d’aujourd’hui : ils aiment passionnément cette prédication pour intéresser leurs auditeurs à qui il faut des allégories et qui ne veulent guère de la prédication morale. Il faut en quatrième lieu, dans l’explication d’un livre de la Bible, tenir compte, jusqu’à un certain point, de la subjectivité de l’auteur, c’est-à-dire de tous les mots et de toutes les phrases dans lesquelles, à côté de la vérité que l’écrivain déclare ou expose, se trouve quelque chose de lui-même, de son individualité propre, de son caractère, de sa pensée, de sa vie. L’auteur nous intéresse tour à tour en s’oubliant dans son sujet, tantôt en s’y mêlant. Oui, un auteur qui s’oublie quelquefois dans son sujet peut disparaître complètement, et cependant nous intéresser (ainsi Pierre qui s’efface tout à fait malgré son individualité), mais il peut nous intéresser aussi en se mêlant à son sujet et en se faisant ressortir librement, abondamment. Il est de fait que Dieu a permis que dans plusieurs écrits didactiques de la Bible l’auteur se mêlât à son sujet, s’y laissât voir personnellement ; et même quelquefois l’écrivain s’y mêle à tel point, surtout dans les morceaux lyriques, qu’il devient lui-même en quelque sorte, le sujet de son propre discours ; et le discours prend ce caractère qui, à son dernier terme, doit être nommé lyrique, lorsque le sentiment se joint avec la pensée, lorsque l’écrivain consent du cœur aux vérités qu’il exprime et montre qu’il est convaincu de ce qu’il écrit. Cette adhésion du cœur à la pensée, c’est de la subjectivité. Et si Dieu n’avait pas permis ce mélange de subjectivité, la Bible serait le récit parfaitement aride de certains faits ou l’exposition parfaitement abstraite de certaines vérités, sans l’onction qui vient du cœur. Mais en permettant aux écrivains sacrés de mêler quelque chose de leur personnalité aux vérités qu’ils avaient charge de transmettre (cet élément est quelquefois l’élément principal, le sujet même du passage), Dieu nous a permis d’avoir égard, dans nos discours, à cette personnalité de l’écrivain sacré. D’ailleurs il faut remarquer d’abord que les sentiments que l’auteur joint à sa pensée sont pour le moins un fait, et un fait important, digne de considération puisqu’il concerne un homme important, instrument de la révélation divine ; et l’on peut prêcher sur un fait comme, on prêche sur une sentence, même fût-il inspiré par le mensonge. Il faut remarquer ensuite que la vérité, dans ce cas-là, c’est-à-dire la vérité réfléchie ou répercutée dans une âme d’homme, la vérité concrète et non plus abstraite, revêtue d’un corps, réalisée, trouve certainement plus d’accès et plus d’accueil dans notre âme. Et ceci nous amène à une considération sortant du particulier : En général, c’est moins par des idées que par des faits ou des personnalités que Dieu a voulu nous gagner et nous nourrir ; aucune idée ne nous a été présentée comme pure idée ; Jésus-Christ, tout d’abord, c’est la miséricorde qui est érigée en fait, devenue un fait et personnifiée, érigée en personne, devenue une personne : En ceci nous avons connu ce que c’est que la charité, en ce que Christ a mis sa vie pour nous. (1 Jean 3.16). De même le christianisme tout entier est une vie, non pas seulement une doctrine ou une série de doctrines, mais une vie, un fait qui ne s’arrête pas longtemps à l’état d’idée, qui n’y passe pas même ; l’idée (distincte au moins et formulée) vient après le fait ; elle en naît, elle en sort. Il est ainsi précieux que la vérité de la Bible se présente à l’esprit de fait ou à l’état de personne en sorte que les écrivains sacrés sont incorporés à l’idée. D’après cela il est important qu’on ne puisse facilement traiter, par exemple, un texte de saint Paul, sans que saint Paul lui-même ne devienne ordinairement en quelque chose le sujet du discours ; car je crois pouvoir dire que saint Paul n’est pas moins propre à nous servir de texte qu’aucune des paroles qu’il a prononcées, et tout au moins que ce qui se joint, de sa personnalité, à chacun de ses textes, doit entrer dans la matière de notre discours.

Allons plus loin, oubliant ce qui a été dit ; si nous ne considérons que la compréhension ou l’intelligence des écrits sacrés, nous arriverons à la même conséquence, savoir que cette étude de l’individualité des personnages est nécessaire à l’intelligence de leurs écrits, s’il est vrai que le style soit l’homme, que ce qui caractérise la pensée caractérise l’homme. Oui, en partant de là nous arriverons aussi évidemment à la nécessité de tenir compte de la subjectivité de l’écrivain. Si l’on veut comprendre ce qu’un auteur a voulu dire, il faut aborder et connaître sa volonté. Or sa volonté est le résultat de son être moral, de ses pensées, de sa position, de ses antécédents, de ses circonstances. Qui voudrait se flatter de comprendre la pensée ou les écrits de saint Paul, sans comprendre saint Paul ? Il faut donc connaître sa pensée et sa vie pour connaître cette personnalité. Objecterait-on que nous allons compromettre l’autorité ou l’infaillibilité des écrits inspirés ? Mais on oublie qu’elle serait déjà compromise par cette perfusion de l’écrit sacré par le caractère et l’âme de son auteur, laquelle évidemment a été permise ; et si cette perfusion ne nuit pas aux écrits bibliques, pourquoi, constatée et mise en saillie, nuirait-elle à nos discours sur ces mêmes écrits ? Si l’on dit qu’il faut oublier l’écrivain, nous répondons : l’écrivain ne devait-il pas d’abord s’oublier lui-même ? Si vous lui en faites un tort de ne l’avoir pas fait, de s’être introduit, d’avoir mêlé sa personnalité dans ses écrits, c’est hasarder sur sa personnalité une remarque beaucoup plus périlleuse que toutes celles que nous pourrions faire, c’est porter un jugement bien téméraire et bien attentatoire sur l’autorité des écrivains sacrés. Il nous semble que l’individualité de l’écrivain et l’autorité de sa parole s’excluent ; mais non ; qui nous empêche de croire que, par une conciliation qui n’est pas au-dessus de sa puissance, Dieu a ménagé l’inspiration dans l’individualité et l’individualité dans l’inspiration ? Autrement, si l’on n’admet pas, si l’on nie que cette conciliation ait été possible, on arrive à cette conséquence qu’il faudrait proscrire, dans les Ecrits inspirés, toute adhésion du cœur aux vérités que l’écrivain exprime, car une émotion, un mouvement du cœur est un acte d’individualité. On ne sent pas avec un cœur hypothétique, mais avec le sien propre. Ou bien, dira-t-on que c’est une apparence, que ce n’est pas avec le cœur naturel, mais avec un cœur surnaturel, le cœur changé, renouvelé, que l’homme est touché, que c’est l’homme nouveau qui agit ? Oui, c’est l’homme nouveau ; mais c’est l’homme pourtant, l’homme nouveau est encore l’homme. Sans doute que c’est le cœur de l’homme régénéré qui est touché, mais c’est toujours le même cœur pourtant, mais le cœur qui aime autre chose.

Nous allons plus loin et nous demandons : Est-il même si facile de séparer le sentiment de la pensée ; et la pensée, sur certaines matières, n’est-elle pas un sentiment ? Essayez de retrancher de la Bible les passages où le cœur est pour quelque chose, de retrancher tout sentiment, et ne laissez que les pensées ! Mais les pensées, il faut les retrancher aussi. La pensée est-elle un effet de l’intelligence seule ? peut-elle être fournie et consommée par l’intelligence pure ? Non, la pensée est souvent un acte de l’âme. Les pensées, ne fussent-elles que des pensées, ne peuvent en aucun cas se séparer du sentiment. Elles contiennent, elles supposent des sentiments, se rattachent à des sentiments sans lesquels on n’aurait pu penser. Ainsi, même la Bible, réduite à n’être qu’un recueil de pensées, renfermerait encore des sentiments ; elle suppose et admet l’individualité. Pourquoi donc ne la ferions-nous pas remarquer ?

Et, enfin, puisqu’il s’agit d’inspiration et qu’on objectait que l’autorité était compromise, un sentiment ne peut-il donc pas être inspiré comme une pensée est inspirée ? Qu’est-ce que la grâce (irrésistible) ? Qu’est-ce que l’influence de la puissance de Dieu, l’Esprit de Dieu sur l’âme ? Est-ce qu’on peut déterminer la limite de l’influence de la grâce ? Qui osera déterminer la limite entre la liberté et la grâce ou la limite de la liberté dans l’action de la grâce ? Ainsi, ou la liberté n’existe pas ou elle existe même sous l’influence puissante de la grâce. On croit voir une incompatibilité entre l’inspiration et l’individualité. Mais la pensée même, si elle est vraiment pensée, contredirait l’inspiration si l’inspiration exclut l’individualité, puisque la pensée n’a point lieu sans individualité ; en sorte que l’homme inspiré, l’écrivain sacré n’aurait dû être qu’une machine ou une table de pierre où le doigt de Dieu a écrit. Mais alors pourquoi Dieu n’a-t-il pas pris et employé une véritable table de pierre pour faire connaître tout ce qu’il a voulu dire aux hommes par d’autres hommes ? Il pouvait le leur dire par une pierre, elle eût suffi : et l’on ne conçoit pas que l’homme ait été ainsi dépensé en pure perte. Mais Dieu n’a pas voulu qu’il en fût ainsi ; il a voulu qu’il y eût une contagion morale, une communication libre d’homme à homme, un engendrement spirituel ; il a voulu que nous fussions engendrés les uns par les autres et que l’âme influât sur l’âme, la liberté sur la liberté. Quand Paul écrit, faut-il donc se figurer que ce n’est pas Paul, que c’est un automate ? Non, mais Dieu restant le moteur suprême, l’homme est, dans sa vie libre, l’instrument de Dieu, de ses volontés. Le positif de tout cela, c’est qu’il est possible d’aller plus avant dans l’âme de l’auditeur si l’écrivain est joint à sa pensée. Qu’est-ce donc que le christianisme ? Ne serait-ce pas autre chose qu’un système ou qu’une dogmatique (une doctrine) ? Cette dogmatique, ce système, sera-ce autre chose que le nom, la forme logique, l’exposition d’un fait moral ? Le christianisme n’est-il pas essentiellement un fait, un fait moral, la miséricorde de Dieu conviant l’homme à la repentance et la repentance entrant dans l’homme, l’homme se livrant à la repentance ? Et la dogmatique est le nom logique de ce fait ; mais ce nom est-il même nécessaire ? La miséricorde et la repentance ont-elles besoin d’avoir un nom ? Est-ce qu’un fils qui reçoit un bienfait de son père et à qui le bienfait fait verser des larmes a besoin de chercher un nom pour exprimer ce fait ? Il le trouvera, ce nom. Mais la chose est chose avant tout, elle existe avant d’avoir le nom. Pour être réelle et pour agir a-t-elle besoin d’être classée, doit-elle être mise en système ? S’il en est ainsi, pourquoi Dieu n’aurait-il pas fait d’une pierre deux coups et n’aurait-il pas simultanément et complexement donné la vérité en elle-même avec la vérité personnelle ou personnalisée ?

Il faut en cinquième lieu animer les transitions et les varier. Je parle du moins de celles que l’auteur n’a pas fournies ; celles qu’il a fournies, il n’y a qu’à les mettre en évidence, car, du reste, pour avoir des transitions, il ne faut pas s’aviser de prêter à l’auteur qu’on explique une marche plus exacte, plus logique et plus régulière qu’elle ne l’a été. Il faut rendre compte des liaisons qui sont exprimées sans les présenter plus fortes ou plus nécessaires qu’elles ne le sont en réalité. Ne donnez pas à l’auteur plus de logique qu’il n’a voulu avoir ; il y a des choses qui valent mieux que la logique : la suite de ses idées a pu être déterminée par des nuances qui nous échapperont toujours, par son émotion, par une association d’idées, etc. S’il n’a eu que la logique du cœur, laissez-la lui. Et puis surtout n’allez pas créer et prêter à l’auteur, pour plus de liaison, des intentions qu’il n’a pas eues et former un système de quelques versets qui se suivent, quand on ne peut connaître ce qui les a dictés.

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