Étude sur l’Épître aux Colossiens

L’Affection selon l’Esprit
1.8

Epaphras… nous a fait connaître la charité dont vous êtes animés par le Saint-Esprit (ou selon l’Esprit).

L’apôtre nous a dit lui-même, quelques lignes avant notre texte, qu’il s’était réjoui en apprenant quelle était la foi des Colossiens et leur charité envers tous les saints. Il revient ici sur ce que lui a dit Epaphras ; mais il n’a nommé qu’un des deux objets qu’il a nommés la première fois ; il ne fait mention cette fois et ne paraît se réjouir que de la charité des Colossiens ; seulement il ajoute au mot de charité un autre mot qui la caractérise : « Votre charité, dit-il, par l’Esprit ou selon l’Esprit. » La suite de cette méditation nous expliquera d’elle-même pourquoi l’apôtre, après avoir nommé d’abord la foi et l’amour, ne nomme en dernier lieu que l’amour. Mais notre texte nous invite (et c’est pour cela même que nous l’avons choisi) à nous informer exactement du sujet de la joie de Paul, à rechercher ensemble ce que c’est que cet amour selon l’Esprit dont les Colossiens possédaient l’inestimable trésor. A mesure que nous le saurons mieux, nous comprendrons mieux la joie de saint Paul ; à mesure que nous le saurons mieux, nous aurons nous-mêmes peut-être un sujet de tristesse, mais en revanche nous nous connaîtrons : connaissance importante dont il faut toujours, quelque triste qu’elle soit, se féliciter. De quoi se réjouit saint Paul dans les paroles de notre texte ? ou du moins quelle grande nouvelle a-t-il apprise ? Une grande certainement et très réjouissante : il a appris que les Colossiens vivent, ou, pour parler plus exactement, il a appris que par la puissance de l’Esprit ils sont passés de la mort à la vie. Voilà ce que nous affirmons dès l’abord ; voilà ce qu’il nous reste à justifier.

La vie est un profond mystère ; ce qu’elle est au fond, nul ne le sait que Celui qui a la vie en lui-même ; mais si nous ne savons pas la définir, nous pouvons la reconnaître ; nous savons que c’est une manière supérieure d’exister dont le principal caractère est celui-ci : l’être vivant est doué d’un mouvement qui lui est propre, ou dont les conditions sont en lui, soit que ce mouvement ait lieu seulement entre les différentes parties dont il est composé, et pour ainsi dire de lui-même à lui-même, soit que ce mouvement le transporte tout entier d’un lieu dans un autre. Si nous ajoutons que ce mouvement, dont nous faisons le caractère de la vie, n’a pas eu lieu une fois pour toutes pour la formation de l’objet, mais qu’il continue sans cesse, que la continuation même de ce mouvement est la vie, et que son interruption est la mort, nous avons un moyen suffisant de distinguer les êtres vivants des êtres qui ne vivent pas.

Toutes les vies ne sont pas d’ailleurs une même vie. Autre est la vie de la plante, autre celle de l’animal, autre celle de l’homme. Tel être, comme la plante, n’a qu’une seule manière de vivre ; tel autre, comme l’animal, en a deux ; l’homme est le plus richement pourvu. Il a plusieurs vies : il a celle de l’animal, puisqu’il a un corps ; celle de l’intelligence, puisqu’il pense ; celle du cœur, puisqu’il aime. Ce sont trois sortes de mouvement propre et d’activité intérieure, qui ne se trouvent, ici-bas du moins, réunis qu’en lui seul.

Arrêtons-nous ici un moment. Personne assurément ne nous contredira quand nous dirons que la vie de l’intelligence c’est la pensée. Ces deux choses, je veux dire la faculté qu’on appelle intelligence et l’acte qu’on appelle pensée, sont si étroitement unies dans l’esprit de tout le monde, que le nom de l’acte remplace souvent dans nos discours le nom de la faculté qui le produit, en sorte que nous disons indifféremment que l’homme se distingue des animaux par l’intelligence ou qu’il s’en distingue par la pensée. Personne ne concevrait mieux une intelligence sans pensée qu’un corps sans étendue, c’est-à-dire un corps qui n’occuperait aucun lieu dans l’espace, et qui pourtant serait un corps. Tout le monde comprend que l’intelligence séparée de la pensée n’est rien ; car, comme l’intelligence ne se voit point, il ne nous est pas donné de la saisir autre part que dans ses actes ; nous ne connaîtrions pas l’intelligence si nous ne l’avions vue à l’œuvre ; ce n’est pas pour nous une substance, une chose, un être, mais une activité ; or, qu’est-ce qu’une activité qui n’agirait point ? qu’est-ce donc qu’une intelligence qui ne penserait point ?

Là-dessus point de contestation. Mais il n’en est pas de même du cœur. Si l’on a compris du premier coup que la vie de l’intelligence est de penser, il ne paraît pas si évident que la vie du cœur soit d’aimer. Et cependant il est certain que si l’on reconnaît la vie du cœur comme une vie à part, qu’on ne peut confondre ni avec la vie du corps ni avec celle de l’intelligence, aussitôt qu’on voudra dire ce que c’est que cette vie du cœur, sans l’avoir prévu, sans le vouloir, on nommera l’amour. Chacun peut en faire l’essai. Chacun peut voir s’il lui est possible de donner de la vie du cœur une idée dans laquelle l’idée d’amour n’entre pas. Ce qu’on appelle le cœur ne se voit pas plus, ne peut pas plus être connu en soi que l’intelligence. Sans les actes que produit le cœur, nous n’aurions pas même l’idée d’une vie du cœur ; nous n’en eussions jamais inventé le nom. Il faut donc s’y prendre, au sujet de la vie du cœur, comme nous l’avons fait au sujet de la vie de l’intelligence. Il faut nous demander, non pas : qu’est-ce que le cœur ? à cela point de réponse ; mais : qu’est-ce que fait le cœur ? Eh bien, si le cœur fait quelque chose, il aime ; c’est son propre d’aimer, comme c’est le propre de la plante de végéter, comme c’est le propre de l’intelligence de penser. Il aime, dira-t-on ; mais il hait aussi. Certes, je le crois ; comment aimer sans haïr ? comment marcher vers l’Orient sans tourner le dos à l’Occident ? comment aimer une chose sans haïr son contraire ? Cette haine est le contre-coup nécessaire de l’amour ; cette haine est l’amour lui-même retourné : à moins que vous ne disiez que c’est l’amour qui est le contre-coup nécessaire de la haine, à moins que vous ne disiez que l’amour n’est que la haine retournée ; ce qui mettrait la haine en première et l’amour en seconde ligne dans notre vie morale ; ce qui reviendrait à dire que la vie du cœur consiste non pas, comme nous le disions, à aimer, mais qu’elle consiste à haïr. On n’aurait de choix qu’entre ces deux définitions ; et comme personne n’oserait dire ni même ne pourrait penser que la vie du cœur consiste à haïr, chacun par là même sera forcé de reconnaître que la vie du cœur consiste à aimer.

Mais pourquoi ne disons-nous donc pas que vivre par le cœur c’est tout à la fois aimer et haïr ? Nous ne le disons pas, parce que la haine n’est pas le véritable objet du cœur, parce que le cœur ne hait, ainsi que nous l’avons dit, que par contre-coup et parce qu’il aime. De ce qu’il est impossible à l’artiste qui recourt à la puissance du feu de faire du feu sans faire aussi des cendres, en conclurons-nous que cette cendre qui résulte de la combustion soit l’objet même et le but des travaux de l’artiste ? La haine est la cendre de ce feu que l’amour allume dans notre cœur ; mais ce n’est pas de cette cendre que vit notre cœur. La haine n’est qu’une forme de l’amour ; l’amour seul est réel, l’amour seul est quelque chose. L’amour conduit à une sorte de haine, c’est vrai ; mais aucune sorte de haine ne peut conduire à l’amour ; et qui commencera par la haine finira par la haine. Il y a bien plus : celui qui commence par la haine ne hait pas ce qu’il faut haïr, on peut en être certain. Il s’imagine peut-être haïr le mal ; mais s’il n’aime pas le bien, il ne hait pas le mal comme mal, comme péché, comme inimitié avec Dieu ; il le hait par d’autres raisons, car il y a plusieurs raisons, et de très diverses, de haïr le mal. L’amour seul du bien produit une vraie haine du mal.

Nous le répétons donc : pour le cœur, vivre n’est autre chose qu’aimer. La haine qui ne résulte pas de l’amour, la haine qui n’est pas une forme de l’amour, la haine en elle-même et pour elle-même, n’est pas une vie, mais au contraire une mort du cœur. Elle n’est pas plus la vie du cœur que l’erreur n’est la vie de la raison. Si l’on veut que la raison qui erre et que le cœur qui hait vivent pourtant, il faut convenir que c’est d’une vie fausse, contraire au but de la vie ; il faut convenir qu’une vie dont le propre est de détruire ressemble beaucoup à une mort, et l’on peut dire des personnes qui emploient à haïr le cœur qui leur fut donné pour aimer, qu’elles sont mortes en vivant.

On conviendra que toute action, pour avoir un sens, doit avoir un objet. Ainsi l’action de l’intelligence a un objet, et cet objet est la vérité ; le cœur aussi doit avoir un objet, et si cet objet n’est pas l’unité de tous les êtres moraux et le bonheur de tous les êtres sensibles, cet objet quel est-il ? C’est le contraire nécessairement : c’est, au lieu de l’unité, le désaccord ; au lieu du bonheur, le malheur de tous les êtres. Nul moyen d’échapper à cette conclusion, quand on refuse l’autre, à moins de dire que la vie du cœur n’a point d’objet ; et dire cela, c’est dire que cette vie n’existe pas, et que le cœur n’est qu’un mot.

La vie du cœur, s’il en a une, c’est donc l’amour. Et cette vie a deux contraires, ou, si vous voulez, elle est sujette à deux morts, dont l’une s’appelle l’égoïsme et l’autre la haine. Si la vie du cœur est d’aimer, le cœur est mort quand on n’aime que soi, le cœur est mort quand on hait. Mais ces deux morts, à le bien prendre, n’en font qu’une. Car, d’une part, la haine ne se conçoit pas sans l’égoïsme ; il est impossible de se représenter un homme dont le cœur, livré à la haine, serait en même temps détaché de ses propres intérêts, et prêt à les sacrifier ; il est même probable que ceux qu’il hait sont ceux qui lui font obstacle ou ombrage, ceux dans lesquels quelqu’une de ses convoitises a rencontré des adversaires ; personne ne hait pour haïr. D’un autre côté, il est impossible que l’égoïste s’en tienne à l’égoïsme, c’est-à-dire à s’aimer exclusivement sans haïr les autres, ceux du moins dont les prétentions ou les droits vont à l’encontre des siens, ceux qui en actions ou en paroles l’ont blessé dans quelqu’un de ses intérêts. La haine n’est que la forme la plus positive de l’égoïsme, son développement nécessaire, le fruit empoisonné d’une racine empoisonnée ; si l’égoïsme est une mort, la haine est une mort vivante. Ne pourrait-on pas ajouter que le cœur ne peut pas être vide, et que l’égoïsme ne le remplit pas assez ; que la haine ressemble davantage à la vie ; que la haine, qui est une mauvaise action du cœur, est une action cependant ; qu’elle donne au cœur de l’occupation, dont il a toujours besoin ; et que, par cette raison encore, quand on n’aime pas, il faut qu’on haïsse ?

Revenons maintenant au point d’où nous sommes partis. Il y a dans le monde plusieurs sortes de vies ; celle de l’homme en est une. Dans l’homme même, il y a plusieurs sortes de vies : nous les avons distinguées. Remarquons maintenant qu’aucune vie, ni dans le monde, ni dans l’homme, n’est égale à une autre vie. La vie de la plante est inférieure à celle de l’animal ; la vie de l’animal est inférieure à celle de l’homme, et dans l’homme lui-même, la vie du corps est au-dessous de celle de l’intelligence, la vie de l’intelligence au-dessous de la vie morale. C’est que ces trois vies qui, réparties entre les autres êtres, ne se trouvent réunies que dans l’homme, correspondent à trois mondes qui n’ont point la même valeur ni la même dignité à nos yeux : le monde matériel, le monde intellectuel et le monde moral. Interrogez le premier venu entre les plus simples des hommes, il vous dira, sans se faire presser, qu’il vaut bien mieux être intelligent que d’être beau, et qu’il vaut mieux aussi être bon que d’être intelligent. Là-dessus point d’hésitation, point de partage dans l’humanité. La matière et la forme sont fort au-dessous de la connaissance, et la connaissance ne saurait être mise en parallèle avec l’amour. Il y a plus : qu’est-ce qui fait la valeur de chacune de ces vies ? C’est son rapport avec une vie supérieure ; c’est la faculté qu’elle a d’y aboutir ; la matière n’a son prix qu’autant qu’elle se subordonne, qu’elle rend des services à l’intelligence ; l’intelligence se déshonore quand elle ne se termine pas à l’amour.

Si l’amour, pour trouver des objets et de l’exercice, a besoin de l’intelligence et de la matière, l’amour en lui-même a de la dignité, de la beauté ; on ne peut pas, il est vrai, le concevoir séparé de l’intelligence ; mais il n’existe pas pour elle, et elle existe pour lui. Or ne peut-on pas dire d’un être qui réunit en soi plusieurs vies, que si la principale, celle pour laquelle il a reçu toutes les autres, lui manque, il ne vit pas, bien qu’il possède les autres, parce que ces autres vies n’étaient pas son but, mais que son but doit être cherché dans la vie dont il est privé ? Autre chose serait d’être privé d’une vie à laquelle on n’a point été destiné, et pour laquelle on n’a point été organisé. Ainsi la plante vit, quoiqu’elle ne sente point, car elle n’a point été faite pour sentir ; l’animal vit quoiqu’il ne pense point, parce qu’il n’a pas été fait pour penser ; mais l’homme, fait pour aimer, l’homme, dont l’amour est la destination, aurait beau sentir, aurait beau penser : s’il n’aime pas, il ne vit pas. Ainsi la vie supérieure de chaque être est sa véritable vie, dans l’absence de laquelle il peut passer pour mort.

Chacune de nos vies subordonnées est donc quelque chose par son rapport avec la vie supérieure ou véritable ; mais en elle-même et séparément, elle n’est rien. Quand la vie supérieure, qui est le but, manque, il ne faut pas dire qu’on vit moins ; on ne vit pas à moitié, ni au tiers, ni aux deux tiers : on vit ou l’on ne vit pas. Sans doute on peut aimer davantage ou aimer moins ; là les degrés se conçoivent bien ; là il peut y avoir des différences infinies ; mais entre l’être qui, dans un degré quelconque, aime et celui qui n’aime pas, la différence est du tout au tout, du oui au non, de la vie à la mort. Je ne dis pas seulement entre celui qui aime et celui qui végète, je dis entre celui qui aime et celui qui pense, quoiqu’il y ait aussi entre celui qui pense et celui qui végète une distance considérable ; mais toute considérable qu’elle est, elle disparaît auprès de l’intervalle qui s’étend entre l’être qui aime et l’être qui n’aime pas. La vérité, certes, est une grande chose ; mais si vous ne mettez pas la vérité au-dessous de l’amour, si par conséquent vous la mettez au-dessus, dites-vous bien que sans l’amour la vérité est inutile ; allez plus loin hardiment : dites que sans l’amour il n’y a point de vérité, puisqu’il n’y a point d’unité ni de bonheur. Ceci vous étonne ? mais pensez-y mieux : le mot de vérité ne désigne pas seulement une vue exacte de l’esprit ; le mot de vérité ne désigne pas uniquement une idée ; il a quelque chose de plus substantiel ; il désigne aussi une chose, un fait, un rapport. La vérité se trouve dans les actions avant de se trouver dans les idées ; elle est dans les choses avant d’être dans les paroles. Une chose est vraie quand elle est ce qu’elle doit être, comme une parole est vraie quand elle dit ce qu’elle doit dire ; une chose pareillement est fausse quand elle n’est pas ce qu’elle doit être. Si donc l’homme n’est pas ce qu’il doit être, ne fait pas ce qu’il doit faire, il aurait beau connaître la vérité, il ne serait pas dans la vérité, selon cette pensée de saint Jean qui dit qu’à cela nous connaissons que nous sommes dans la vérité si nous aimons nos frères. La vérité dans la création de Dieu consiste en ce que toutes choses s’entre-répondent ; or, celui qui n’aime pas, portant atteinte à cette correspondance générale qui est la vérité, introduit, autant qu’il est en lui, le mensonge dans le sein de la vérité. Il n’y a donc pas lieu à distinguer et à dire : Cet homme n’a pas l’amour, mais il a la vérité ; non, s’il n’aime pas, il n’a pas la vérité.

L’Evangile, sur ce point, ne montre pas la moindre indécision, n’a pas la moindre obscurité. Il donne partout la suprématie à la vie du cœur ou à l’amour ; il fait tout tendre, dans l’homme, tout aspirer vers l’amour, comme vers le but et vers la vérité de la vie humaine. Jésus-Christ n’a jamais proposé à ses disciples la connaissance comme but, mais comme moyen : le but, c’est que tous soient consommés dans l’unité (Jean 17.23) ; or l’unité, c’est l’amour. Saint Paul déclare que la science enfle, mais que l’amour édifie ; et pesez bien les mots : la science, dit-il, non la science erronée ou l’erreur, mais la science en général, par conséquent la vérité aussi bien que l’erreur. L’amour édifie ; pesez encore ce mot ; édifier, c’est-à-dire construire, bâtir, créer un monument solide ou une demeure habitable ; en deux mots, produire un résultat positif ; c’est là le vrai sens du mot édifier ; ainsi donc, dans la vérité (si elle n’est que pensée) : l’enflure, le vent, le néant ; dans l’amour : le positif, le réel. Voilà la doctrine de saint Paul. C’est évidemment celle de saint Jean lorsqu’il dit que celui qui aime Dieu, le connaît. Ailleurs la connaissance est subordonnée à l’amour ; ici l’amour est présenté comme le moyen et la condition de la connaissance ; ce qui nous ramène à ce que nous vous disions tout à l’heure, que celui qui a la vérité, s’il n’a pas l’amour, n’a pas même la vérité. Et qui de vous n’a présent à la mémoire ce magnifique passage où saint Paul, humiliant la science humaine et même la science angélique aux pieds de l’amour, s’écrie : Quand je parlerais toutes les langues des hommes, et même des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien… Quand j’aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et que j’aurais toute sorte de science, si je n’aime, je ne suis rien (1 Corinthiens 13.1-2).

Ce n’est pas même assez que d’opposer à toute une vie de pensée toute une vie d’amour. Les choses ne se mesurent point ainsi. La quantité, l’étendue, la durée ici ne sont rien : la nature est tout. Toutes les pensées les plus sublimes de tous les philosophes les plus profonds de tous les siècles du monde ne valent pas, ne pèsent pas un seul mouvement de charité. Et si l’on nous objectait que les grandes pensées viennent du cœur, qu’il est des choses qui ne peuvent arriver à l’esprit qu’en passant par l’âme, et qu’il y a peut-être quelque amour dans quelques-unes des spéculations de ces grands esprits, nous n’avons garde d’y contredire, et nous portons avec joie au compte de la vie supérieure et véritable tout ce qu’il peut y avoir eu d’amour dans leur pensée ; mais nous n’en disons pas moins que, dans ces belles pensées où il y a de l’amour, c’est l’amour qui fait la vie ; que la pensée, comme pensée, n’est point la vie ; que l’ignorant qui aime surpasse en dignité le savant qui n’aime pas, et qu’un seul acte, un seul mouvement de véritable amour l’emporte sur toute la masse des plus brillantes découvertes et des plus sublimes pensées.

Maintenant, si nous avons dit vrai, dans ces développements, nous avons le droit d’affirmer de nouveau ce que nous avons affirmé en commençant : saint Paul, disions-nous, se réjouit de ce que les Colossiens vivent, ou de ce qu’ils sont passés de la mort à la vie. La véritable vie, c’est l’amour. Les Colossiens vivent puisqu’ils aiment.

Mais saint Paul ne dit pas simplement qu’ils aiment : il dit qu’ils aiment selon l’Esprit. Or s’il ajoute ces mots, s’il distingue entre plusieurs amours, ce n’est pas sans doute pour désigner le plus faible et le moins excellent, mais au contraire pour désigner le meilleur.

L’amour selon l’Esprit, dit l’apôtre. Quel est cet esprit ? Est-ce l’esprit en général, l’esprit par opposition à la matière, l’esprit considéré comme la partie la plus excellente de nous-mêmes ; de telle sorte qu’il eût pu dire également bien, au lieu de votre amour selon l’Esprit, votre amour spirituel ? Nous sommes persuadé que saint Paul a voulu dire : l’amour selon l’Esprit de Dieu, l’amour que l’Esprit de Dieu enseigne et inspire ; mais nous pourrions sans danger consentir à la première interprétation, bien certain qu’à l’insu de ceux qui la proposent, elle renferme celle que nous préférons ; bien certain que dans la première nous retrouverons la seconde.

Que signifie, en effet, le mot d’esprit, sans l’addition du nom de Dieu, comme par exemple dans ce passage : L’esprit est prompt, mais la chair est faible ? :

Mais cet Esprit dont parle l’apôtre est l’Esprit de Dieu. Or vous n’imaginez pas que l’Esprit de Dieu puisse inspirer à l’homme une affection dans laquelle Dieu lui-même n’ait point sa part ; car c’est l’Esprit du Dieu jaloux ; c’est l’Esprit du Dieu qui n’a pu nous créer que pour lui ; c’est l’Esprit du Dieu qui nous veut tout entiers ; c’est l’Esprit du Dieu qui nous a commandé de l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre pensée et de toutes nos forces. S’il en est ainsi, comment y aurait-il dans notre vie un seul moment, dans notre âme un seul point dont Dieu pût être absent, d’où Dieu pût être exclu ? S’il en est ainsi, quelle sera la part de Dieu dans nos affections ? Fait-on à Dieu sa part ? Dieu partage-t-il avec sa créature ? Et s’il lui permet d’aimer un autre être que lui, sera-ce autrement qu’en lui et pour lui ? Dieu ne sera-t-il pas présent dans tous nos amours ? N’en sera-t-il pas la sanction, le lien, la beauté, la force, et aussi la limite ? Certes, il n’interdit pas ces affections, il les commande au contraire : le second commandement, semblable au premier, est d’aimer nos frères, et remarquez que dans ce commandement même tout le droit de Dieu se retrouve ; s’il a droit de nous commander d’aimer nos frères, c’est que d’abord il a le droit lui-même d’être aimé. Mais quand il ne nous aurait pas commandé cet amour, quand il l’aurait permis seulement, ce ne pourrait être qu’à condition de dominer lui-même nos affections, de nous trouver toujours prêts à les lui sacrifier, à les arracher de notre cœur quand elles lui déplaisent, à les haïr enfin plutôt que de les lui préférer. Voilà la seule manière d’aimer selon l’Esprit de Dieu. Aimer autrement, c’est aimer selon l’esprit du monde et du diable, qui sont les ennemis de Dieu.

Qu’avons-nous dit d’ailleurs de l’objet de l’amour ? Cet objet, c’est l’unité ; mais sans doute une unité complète, une unité qui embrasse tout ce qui est fait pour être uni. Le véritable amour doit tendre vers cette complète unité, et ne se reposer qu’en elle. Croyez-vous donc qu’après avoir embrassé toutes les créatures, il puisse s’arrêter en deçà du Créateur ? Croyez-vous que cet amour puisse tout embrasser, tout réunir, hormis celui qui est le principe même de tout amour, l’Auteur de tout amour, et qui par conséquent doit être le premier, le suprême objet de l’amour ? Quelle unité, ou plutôt quelle rupture, quel déchirement, quelle contradiction ! Le monde d’un côté, Dieu de l’autre ! L’amour refusant de remonter à la source de l’amour ! L’homme ne voulant pas appliquer à Dieu la force d’aimer qu’il a reçue de Dieu même ! L’homme retirant son amour au seul être parfaitement aimable, et le prodiguant à des êtres qui ne sont aimables que par lui, qui ne sont aimables qu’en lui ! Ou bien, l’homme, avec une dérision plus insultante encore, consentant à aimer Dieu, mais après tout le reste, mais moins que tout le reste, comme si l’aimer ainsi c’était l’aimer ! comme si lui jeter les restes de notre cœur, ce n’était pas lui offrir (je tremble devant la vérité de ce langage) notre haine et notre mépris ! Encore une fois, que parlez-vous d’unité ? Non, l’unité qui n’est pas complète, n’est pas l’unité ! Non, vous ne paraissez vous unir à l’ordre particulier que pour vous séparer de l’ordre général ; non, votre attachement aux créatures ne sert qu’à montrer votre séparation d’avec le Créateur, et à mieux constater que vous êtes en dehors de l’ordre et de l’unité.

Et quelle sera encore cette unité inférieure sur laquelle vous vous rabattez, et que vous prétendez réaliser dans vos affections humaines ? Comment serait-elle vraie ? Comment la vérité pourrait-elle habiter avec le mensonge ? Comment, incapables que vous êtes d’aimer le seul être parfaitement aimable, le seriez-vous d’aimer véritablement vos frères ? Comment, après une si effroyable injustice, pourriez-vous être justes ? Comment des cœurs aussi dénaturés pourraient-ils se flatter d’aimer ? Convenez que tout amour d’une nature supérieure est impossible à ceux qui n’aiment pas Dieu, et que tout amour qui n’est pas selon l’Esprit de Dieu ne saurait être un amour selon l’Esprit.

L’Evangile ne nous autorise point à concevoir l’idée de deux unités indépendantes, dont chacune pourtant serait une unité. Ce ne sont des unités qu’en vertu de leur rapport et de leur correspondance mutuelle. L’unité entre les hommes n’est qu’un écoulement, une continuation de l’unité entre les hommes et Dieu. Jésus-Christ a demandé à son Père que ses disciples fussent un entre eux, mais il n’a point séparé cette demande d’une autre demande : savoir que ses disciples fussent un avec lui et son Père. Il ne dit pas seulement à son Père : Je te prie qu’ils soient un, mais : Je te prie qu’ils soient un en nous ; c’est alors seulement, suivant la déclaration de ce divin Maître, qu’ils seront consommés dans l’unité (Jean 17.23).

Nous savons maintenant ce que c’est que l’affection ou l’amour selon l’Esprit ; elle est au-dessus, elle est en dehors de tous les attachements selon les sens, selon l’intérêt et selon la nature, que nous avons énumérés : c’est une affection dont Dieu est le centre, qui renferme en soi le devoir, qui s’attache à l’âme, qui aspire à l’éternité.

Pour savoir ce qu’elle est, nous n’avons eu, pour ainsi dire, qu’à la nommer. Ce nom seul nous a tout appris. Mais aurions-nous défini ce qui n’est point et ne peut être ? N’aurions-nous développé que le contenu d’une simple idée ? N’aurions-nous décrit qu’un objet imaginaire ? Et n’avons-nous pas, pour définir l’affection selon l’Esprit, quelque autre et meilleur moyen que cette froide analyse ? Devons-nous, en un mot, terminer cette exposition par ces mots : Voilà ce que serait l’amour selon l’Esprit, si cet amour existait, si cet amour était possible ? En vérité, nous aurions grandement avancé, et nous aurions bien employé notre temps et le vôtre ! Que vous servirait de connaître exactement ce qui n’est pas, ce qui ne fut jamais, ce qui ne sera jamais ? Mais il est impossible qu’il en soit ainsi. Si cet amour n’était pas dans la nature des choses, s’il n’avait pas une base en Dieu et en nous, soyez sûrs que nous n’en aurions pas même l’idée. Nous n’aurions pu vous décrire une chose qui ne serait pas. Cet amour selon l’Esprit est possible, il est réel : j’en atteste son nom.

Cherchons-le donc sur la terre dans des cœurs humains, si la terre peut nous en offrir des exemples. Interrogeons l’histoire, nos souvenirs, les faits qui nous environnent. Demandons au passé, au présent, à nous-mêmes des images où nous puissions le contempler, non plus comme une idée, mais comme une réalité. Mais nos regards pourraient-ils longtemps hésiter, et avant de s’arrêter sur aucun homme, ne s’élèveront-ils pas d’abord au Prince de notre salut ? Aima-t-il selon l’Esprit ou selon le monde, Celui à qui l’Esprit ne fut pas donné avec mesure, Celui qui, vivant dans le monde, ne fut pas du monde et ne voulut pas prier pour le monde ? Certes, tous les caractères qui distinguent, entre toutes les autres, l’affection selon l’Esprit, se sont manifestés dans chacune des affections de Jésus, et nous eussions plus tôt fait, pour les connaître, de les chercher en lui que dans la nature même de l’affection spirituelle ; car qui ne reconnaîtrait que la gloire de son Père a été son premier objet, et qu’il enferma tout le but de sa vie terrestre dans cette œuvre suprême : manifester le nom de Dieu aux hommes que Dieu lui avait donnés du monde ?

Quel a été le plus noble et le premier des liens d’un homme avec un autre homme aux yeux de Celui dont toute la vie réalisa cette mémorable déclaration : Quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux deux, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère ? Sans doute il connut les affections naturelles et par conséquent les attachements particuliers, celui qui pleura sur le tombeau fermé de Lazare et sur le sépulcre ouvert de Jérusalem ; mais à quelle hauteur n’éleva-t-il pas ces affections particulières au-dessus de leur caractère de particularité ? et dans la sphère où il les transporte avec lui, qui les reconnaîtrait encore ? Qui pourrait ne voir en elles que des affections privées ? Qui pourrait le soupçonner de s’être cherché lui-même un seul instant dans les objets de son affection ? Qui pourrait nous montrer dans aucun de ces attachements le simple cachet de l’instinct ou de l’habitude ? Qui n’est, au contraire, forcé d’avouer que si l’habitude et l’instinct furent pour quelque chose dans les liens qu’il forma sur la terre, ils disparaissaient l’un et l’autre dans l’idée de sainteté ; que l’amour chez lui fut une vertu, et qu’il ajouta, si l’on peut parler ainsi, la charité à chacun de ses attachements ? C’est à lui qu’il appartenait de nous apprendre, selon l’expression de saint Jean, ce que c’est que la charité. C’est lui qui a apporté dans le monde le mot avec la chose, en y consacrant, par sa vie et par sa mort, le principe d’un amour, non obscur comme l’instinct, mais lumineux comme la volonté ; d’un amour où ni le péché, ni l’intérêt propre, ni la nature, ni aucun accident, n’ont aucune part ; d’un amour où l’esprit immortel cherche l’esprit immortel ; d’un amour tout uni, tout fondu avec l’amour de Dieu, et qui, venu de Dieu, remonte à Dieu ; d’un amour enfin qui n’est plus une production de la nature, mais un fruit de la grâce. C’est lui qui, de son enfance à Nazareth jusqu’à son dernier soupir en Golgotha, a tenu si haut élevée la bannière de la charité, qu’il a été à jamais impossible de la confondre avec aucun autre étendard, et de ne pas reconnaître que l’amour qui fut conspué au prétoire, maudit sur le chemin du Calvaire, crucifié entre deux brigands, est un amour différent de tous les amours.

Toutefois, si c’est en Jésus-Christ que nous avons connu ce que c’est que la charité, ce n’est pas en lui seul qu’elle s’est manifestée, car pourquoi l’a-t-il manifestée, si ce n’est pour qu’elle se répandît ; et à quoi servirait qu’elle se fût manifestée, si elle ne s’était répandue ? Elle fit école, cette charité divine ; l’Esprit Saint l’enseigna à tous ceux à qui il enseigna que Jésus-Christ était le salut du monde ; ils firent plus que d’annoncer, ils réfléchirent ses vertus ; et dans ces vivants miroirs, ce qui parut le plus clairement, ce qui, avant tout, frappa tous les regards, ce fut l’amour selon l’Esprit. Ils ne furent pas du monde comme lui-même n’était pas du monde ; ainsi leurs affections ne furent pas du monde, ou du moins ce qu’il y avait en elles de mortel fut absorbé par la vie. Saint Paul, saint Pierre, saint Jean, des milliers d’autres avec eux, des milliers d’autres après eux, aimèrent selon l’Esprit. On peut, à travers les voiles de leur humanité, reconnaître en eux, entière et distincte, cette même céleste affection : la vie de chacun d’eux, non pas en vertu de quelque charge ou de quelque distinction particulière, mais simplement en tant qu’ils furent chrétiens, la reproduit fidèlement ; leur vie, comme celle de leur maître, définit mieux que toutes les paroles l’amour selon l’Esprit ; leur charité, en traversant l’océan du monde, a laissé derrière elle un lumineux sillage que rien ne peut effacer, et qui signalera à tous les siècles leur passage dans la route du sacrifice. Il suffirait d’un seul d’entre eux pour nous révéler ce sens nouveau et cette force nouvelle communiqués à la nature humaine ; nous pourrions nous en tenir à saint Paul ; nous pourrions nous en tenir au peu de lignes qui précèdent notre texte ; l’affection selon l’Esprit s’y montre tout entière. Chaque mot en fait saillir quelque trait ; chaque mot nous apprend que saint Paul aime ceux à qui il écrit, et que ce n’est pas selon le monde, mais selon l’Esprit qu’il les aime. Dès lors, l’héritage de la charité du Fils de l’homme n’a pas plus été répudié que l’héritage de ses douleurs ; c’est-à-dire que le peuple de Dieu a toujours souffert, a toujours aimé ; et ce qui se perpétue dans l’Eglise vivante, à travers toutes les vicissitudes et tous les renouvellements, ce qui, de siècle en siècle, constate pour ainsi dire son identité, c’est l’affection selon l’Esprit.

Les faits donc se joignent au raisonnement pour nous apprendre ce que c’est que l’amour selon l’Esprit. Après tout ce que nous avons dit, ne serait-il pas étrange que nous fussions appelés à prouver que cet amour est l’amour véritable, et par conséquent la véritable vie ? Nous avons reconnu que toute autre affection, depuis la plus coupable jusqu’à la plus innocente, est une affection selon le monde, transitoire par conséquent et périssable comme le monde, et dont le souvenir même, dont la trace doivent s’évanouir dans les splendeurs de l’éternité, comme les étoiles de la nuit s’éteignent dans les feux de l’aurore. Je demande seulement ceci maintenant : Est-ce une véritable vie que celle qui peut finir ? ce qui meurt a-t-il jamais vécu ? ce qui n’est plus a-t-il jamais été ? et si nous convenons que tout ce qui est vrai est éternel, ne sommes-nous pas entraînés à convenir que ce qui n’est pas éternel n’est pas vrai ? Ces affections étaient belles, dites-vous ; oui, nous l’avons reconnu, belles de la beauté de Dieu ; mais le ciel aussi est beau sans doute, mais la terre aussi est belle ; ce qui n’empêchera pas la main qui fit les cieux de rouler et d’emporter les cieux comme une tente ; ce qui n’empêchera pas ce globe, avec toutes ses magnificences et toutes ses richesses, de disparaître dans une tempête. De ce qui est selon la nature rien ne demeurera, car la nature n’est qu’une forme de la pensée de Dieu ; de ce qui est selon l’Esprit rien ne passera, car l’Esprit c’est Dieu lui-même : L’amour, dit l’apôtre, ne périt jamais ; mais il parle de l’amour selon l’Esprit. On pourrait concevoir que la charité conservât nos autres amours comme l’ambre conserve le brin d’algue autour duquel il s’est formé ; mais on ne pourrait concevoir comment ce brin d’algue, comment l’amour selon le monde se conserverait de lui-même.

Ce qui nous jette à cet égard dans l’illusion, c’est que nous voyons des nuances où il n’y en a point, c’est que nous supposons entre la chair et l’Esprit des intermédiaires que la vérité ne connaît point. Quelque chose qui n’étant point l’Esprit, ne serait pourtant pas la chair, l’Evangile n’en parle nulle part. Pour lui, tout ce qui n’appartient pas à l’Esprit, ou tout ce que l’Esprit n’a point sanctifié, ressortit à la chair : non pas pourtant qu’il ne distingue, ainsi que nous l’avons fait, entre, les affections coupables et les attachements purement naturels ; mais les unes et les autres, malgré leur différence, si vous les mettez en face des affections de l’Esprit, sont réunies en une seule classe par un même caractère ; étant de l’ordre de la nature ou du monde, et non de l’ordre de l’Esprit, elles sont périssables comme le monde : elles périssent avec lui, c’est-à-dire avec chacun de nous, à mesure que le monde finit pour chacun de nous ; en sorte que si l’affection selon l’Esprit n’est pas entrée dans notre cœur ou pour les remplacer ou pour les immortaliser, il ne nous reste, au moment de notre départ de ce monde, rien que nous puissions emporter avec nous. Ainsi donc, sans ramasser ici les paroles les plus sévères de l’Ecriture contre la chair et contre les choses de la chair, sans attaquer les affections de la chair dans leur nature et dans leur principe, et sans y voir pour le moment un autre caractère que celui que nous venons de signaler, la mortalité, nous transportons de droit à tout attachement qui n’est pas selon l’Esprit toutes les déclarations de nos saints livres sur la caducité de la chair ; en sorte que quand nous lisons : Toute chair est comme l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur d’un champ, nous croyons lire en même temps : Tout amour que Dieu n’a pas sanctifié par son Esprit est comme l’herbe ; et toute sa grâce, tout ce qu’il eut d’aimable, tout le charme qu’il répandit sur notre vie et dont il enchanta notre imagination, est comme la fleur d’un champ ; le vent de l’Eternel qui souffle sur cette herbe et sur cette fleur peut tout aussi bien souffler sur cet amour, et le flétrir comme elles. Quand nous lisons que celui qui sème pour la chair moissonnera de la chair la corruption, cela signifie pour nous que celui qui cherche la vie dans les affections naturelles se trompe cruellement, qu’après une délectation de quelques années, c’est-à-dire de quelques instants, il n’y trouvera que la mort, et que, quand les objets lui en auront été ravis, il se trouvera vis-à-vis du néant. Après cela, je ne cherche pas si Dieu n’est pas le vrai milieu de la vraie amitié, si des amitiés qu’il n’a pas marquées de son sceau peuvent être bien vraies et bien douces, si, même avant la mort qui en fait disparaître les objets, elles ne sont pas déjà exposées à une mort tragique, si elles ne portent pas en elles un germe de corruption qui les fait mourir longtemps avant nous, si les meilleures ne sont pas troublées par des orages ou attristées par des déceptions, si nous ne mourons pas, après notre mort même, dans le cœur de nos plus chers amis. Quand je me serais fait de la pureté et de la constance de ces affections l’idée la plus romanesque et la plus exagérée, je n’aurais fait qu’ajouter à l’amertume de cette pensée : Il n’y a point de place dans l’éternité pour les attachements les plus doux et les plus purs, si la grâce de Dieu ne les a pas fait devenir, d’affections terrestres qu’elles étaient, des affections spirituelles et célestes.

C’est peut-être en avoir dit assez pour vous épouvanter ; car l’enfer est déjà tout entier dans ce vide d’un cœur qui se trouve violemment séparé de ses affections et de leur souvenir même, sans être uni à Dieu, d’un cœur qui ne vit plus que pour sentir qu’il ne vit pas, d’un cœur qui a besoin d’amour comme la poitrine a besoin d’air, comme le corps a besoin d’aliments, et qui ne trouve aucun objet à ce besoin, ni les êtres périssables dont il a perdu jusqu’au souvenir, ni Dieu qu’il ne peut aimer. Mais comme il est trop peu de personnes qui comprennent qu’en effet tout l’enfer est là, il a bien fallu que l’Ecriture parlât un autre langage et prononçât contre la chair des malédictions plus formelles. Aussi l’a-t-elle fait ; et ici encore tout ce qu’elle dit contre la chair elle le dit contre les affections purement mondaines. Et ainsi quand elle déclare que la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, nous comprenons qu’un cœur uniquement rempli des affections de la terre, fussent-elles même sans autre péché que d’être de la terre, est par là même incapable et indigne du bonheur céleste ; et quand elle nous déclare que l’affection de la chair donne la mort, au lieu de restreindre cette malédiction aux passions impures que la corruption humaine a décorées du nom d’amour, nous retendons à tous les attachements où Dieu n’a point été admis en tiers, et nous traduisons : Toute amitié selon le monde donne la mort. Oui, la mort, parce que toute affection de ce genre a enlevé notre cœur à Dieu, crime digne de mort s’il en fut jamais.

On doit bien comprendre maintenant que si saint Paul se réjouit de l’affection spirituelle des Colossiens, ce n’est pas comme d’une perfection au-dessous de laquelle il y a encore quelque chose de bon dont il pourrait aussi se réjouir. Non, il ne se réjouit pas de l’amour des Colossiens comme d’une vie meilleure, mais comme de la vie : au-dessous de cette vie, il n’y a que la mort. Sa joie sur l’état des Colossiens qui aiment selon l’Esprit suppose donc une grande tristesse au sujet de ceux qui ne sont point dans le même état ; s’il les félicite de quelque chose, c’est d’être échappés à la mort : aurait-il donc des félicitations encore, et seulement moins vives, pour ceux qui n’aiment point comme eux ? Des félicitations ! oh ! non sans doute ; mais de charitables menaces ; mais des supplications pour qu’ils aiment Dieu avant tout, pour qu’ils aiment en lui tout ce qu’il leur permet d’aimer ; des exhortations à mettre enfin leur cœur où se trouve leur seul trésor, et à ne pas se priver du seul bonheur qui soit possible après l’éternelle disparition de tout ce qui compose ici-bas un bonheur mondain. Saint Paul ne leur dira donc pas, et il ne nous dit point à nous-mêmes : Aimez davantage ce qui mérite d’être davantage aimé ; aspirez à un amour supérieur afin de vivre d’une vie supérieure ; ambitionnez les douceurs plus exquises d’une affection plus pure ; non, il leur parle, et à nous-mêmes, un langage plus absolu ; l’amour selon l’Esprit et l’amour selon la vérité ne sont pour lui qu’une même chose ; là où est l’Esprit de Dieu, là seulement est la vérité et par conséquent la vie ; et de même que le Maître avait déclaré que Dieu est Esprit et qu’il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité, le disciple, suivant la même pensée, déclare à son tour que Dieu est Esprit, et qu’il faut que ceux qui l’aiment l’aiment en esprit et en vérité, qu’ils aiment en esprit pour aimer en vérité.

Mais plus nous le trouverons absolu sur cette vérité absolue, inflexible sur cette inflexible nécessité, et ne voyant d’un côté que la vie et de l’autre côté que la mort, plus nous comprendrons avec quels sentiments, c’est-à-dire avec quelle plénitude, quelle surabondance de joie, il écrivait à une Eglise, à toute une Eglise : « J’ai appris… » quoi ? que l’Eglise s’étend, qu’elle a gagné les puissants du monde, qu’elle domine les affaires publiques, que la science y fait des progrès, qu’elle a trouvé des défenseurs parmi les plus grands génies ? Rien de tout cela ; il s’agit de bien moins pour le monde, de beaucoup plus au regard de Dieu : « J’ai appris, dit-il, que vous aimez selon l’Esprit. » Un auteur chrétien a comparé la joie du paradis au saisissement de cœur d’une mère qui revoit son cher fils qu’elle avait cru mort, et il ajoute que cette joie qui échappe bientôt à la mère, ne s’enfuit jamais du cœur des élus. La joie de saint Paul ressemble à celle du paradis, car cette joie est bien celle d’une mère qui a retrouvé son cher fils qu’elle avait cru mort.

Tel était l’amour de saint Paul pour ceux qu’il avait enfantés à Dieu par sa parole, et pour ceux au sujet desquels il nous dit lui-même qu’il était en travail jusqu’à ce que Christ fût formé en eux. Moins encore père de ses disciples qu’il n’en était la mère, il était juste sans doute qu’il eût toutes les joies de la maternité dont il avait eu toutes les douleurs ; et dix-huit siècles après qu’il a quitté ce monde, nous jouissons avec lui, lorsque nous le voyons oublier toutes les souffrances de son long martyre dans la joie qu’il a, comme la mère, de ce qu’un homme est né dans le monde. Oh ! que celui qui a si bien connu l’amour selon l’Esprit était bien digne d’en parler !

Mais nous-mêmes, en parlant après lui, et trop indignement, parlons-nous d’un simple accident, d’un effet sans cause, d’un arbre sans racines ? Vous pourriez le croire à notre silence sur le principe de cet amour selon l’Esprit, vous pourriez le croire si sur ce sujet nous ne nous entendions pas d’avance. Mais supposez qu’il y ait dans cet auditoire des gens à qui l’Evangile soit inconnu, que diront-ils après nous avoir entendu si longtemps discourir de l’affection selon l’Esprit ? Ils ne diront pas peut-être que nous avons parlé d’une chimère, puisque nous avons rappelé des faits et cité des noms. Mais ils n’en seront pas plus avancés ni moins étonnés ; ils n’en demanderont pas moins comment un tel amour est possible ; et, en dépit de tous les raisonnements et de tous les faits, ils n’en persisteront pas moins à le regarder, malgré eux, comme une chimère.

Saint Paul n’a pas répandu dans les cœurs de ses disciples l’affection spirituelle par cela seul qu’il en décrit la beauté et qu’il en prouve la nécessité. Avant de répandre le grain, il fallait ouvrir le sillon ; mais il l’avait ouvert. Il avait annoncé Jésus-Christ crucifié. Il avait publié à la fois l’année de la bienveillance de l’Eternel et le jour de la vengeance de notre Dieu. Il avait montré la justice et la miséricorde s’embrassant dans le ministère, dans les enseignements et dans les souffrances du Fils de Dieu. Il avait nommé le Dieu inconnu. Il avait annoncé le Père. Il avait fait tressaillir tous les cœurs d’une joie profonde à la vue d’un Dieu réconcilié. Il avait montré le Dieu du ciel sous des traits à la fois si doux qu’on ne pouvait plus le craindre sans l’aimer, et si saints qu’on ne pouvait point l’aimer sans le craindre. Il avait rendu à l’âme son essor naturel vers le ciel. Ne voyant plus le bonheur d’un côté et le devoir de l’autre, elle n’avait plus à démentir un de ses buts dans la poursuite de l’autre, et pouvait se jeter tout entière du même côté avec ses insatiables désirs de félicité et son besoin inexorable de perfection. Elle trouvait tout sur ce même autel où on lui avait dit qu’il faudrait tout abandonner[a]. Elle pouvait dès lors se donner à Dieu, se donner à lui sans réserve, se donner à lui de bon cœur. Il devenait le but de sa vie, le centre de ses affections, la règle de ses sentiments comme de sa conduite. Se substituant peu à peu à l’ancien, un nouvel homme naissait, créé à l’image de Dieu dans une justice et une sainteté véritables (Ephésiens 4.24). Comme ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est Esprit (Jean 3.6). Ce nouvel homme était l’homme de l’Esprit. Il aimait, il agissait, il vivait selon l’Esprit. Il ne sentait pas se rompre ni se relâcher les liens naturels qui l’avaient uni à ses frères ; au contraire, il les aimait davantage et il les aimait mieux ; la charité, qui est l’amour selon l’Esprit, était venue s’ajouter à chacun de ses amours. Il ne choisissait plus entre ses frères et son Père ; car plus il aimait son Père, plus il aimait ses frères, les deux affections étant de la même nature et découlant de la même source. Hors de lui, en lui-même, il retrouvait l’unité si longtemps perdue ; et il voyait avec une indicible joie tous ses attachements les plus chers, marqués, par la main de Dieu même, d’un sceau d’immortalité.

[a] Vinet s’était expliqué sur ces pertes et ces gains dans un paragraphe qu’il a biffé et abandonné, mais qu’il est utile de conserver, car on y retrouvera le premier élan de sa pensée. Le voici : « Elle retrouvait, selon la promesse de Jésus-Christ, des maisons et des champs, des frères et des sœurs, là même où elle avait cru qu’il faudrait tout quitter ; ou si, en effet, il lui fallait, pour l’amour de l’Evangile, quitter toutes ces choses, c’était pour les posséder mieux et pour voir tous ses biens se multiplier entre ses mains sanctifiées. Là se trouvait pour chaque chrétien, au lieu d’une raison de moins, avec de nouveaux motifs d’aimer ses frères, la force de les aimer davantage et le secret de les aimer mieux. Là, c’est-à-dire sous l’influence de l’Esprit-Saint, l’amour des hommes et celui de Dieu, bien loin de se combattre, s’entr’aidaient ; en apprenant à aimer Dieu, on apprenait à aimer les hommes ; en s’exerçant à les aimer, on se fortifiait dans l’amour de Dieu. »

L’affection selon l’Esprit n’est donc pas un accident sans raison, un effet sans cause ; ce n’est pas non plus un effet dont la cause nous échappe ; ce n’est pas un effet dont la cause ne soit pas en notre pouvoir. Il n’en est pas de cette cause comme d’un remède ou d’un parfum qui s’évente, et qui se trouve, au bout de quelque temps et par le seul effet du temps, avoir perdu sa vertu. Jésus-Christ est le même hier, aujourd’hui et éternellement ; et l’Esprit de Dieu ne s’est pas épuisé à créer la foi et les vertus des premiers chrétiens. Celui qui porte notre guérison dans ses meurtrissures a promis d’être avec nous jusqu’à la fin du monde. La vérité ne peut pas cesser d’être la vérité : l’homme aurait-il cessé d’être homme ? et ce qui produisit sur les Colossiens des impressions si puissantes et si décisives nous trouverait-il insensibles ?

Paul n’est plus là, sans doute ; mais Christ est toujours là ; et, du temps même de l’Eglise de Colosses, ce n’était point Paul, c’est Christ qui convertissait. Paul faisait des miracles ; mais depuis Paul, que de miracles que les Colossiens n’ont point vus et que nous connaissons, que d’encouragements à croire et à aimer qu’ils n’ont pas eus et que nous avons ! Pourquoi donc aujourd’hui les hommes qui ont succédé à Paul n’auraient-ils pas les mêmes sujets de joie que Paul ? Et cependant, si quelqu’un de vos pasteurs montait dans une de ces chaires pour vous dire, comme Paul aux fidèles de Colosses : « Je rends grâces au sujet de votre foi et de votre charité envers tous les saints ; j’ai appris que vous avez l’amour selon l’Esprit » ; s’il le disait à une Eglise prise dans son ensemble, dans sa généralité, quel étonnement n’exciterait-il pas parmi ceux du moins qui savent ce que c’est que la charité, ce que c’est que l’affection selon l’Esprit, et qu’il aurait peine à se sauver du reproche ou de grossière illusion ou de basse flatterie ! Il l’essuierait même de la part des hommes les plus étrangers à la vie spirituelle, pour peu qu’on leur eût mis sous les yeux, comme nous l’avons fait dans ce discours, les caractères de l’affection selon l’Esprit. Non, une Eglise, une communauté tant soit peu nombreuse, à laquelle ses conducteurs aient le droit de dire : « Vous aimez selon l’Esprit ; la vraie charité, celle qui prend son point de départ en Dieu pour se répandre sur les hommes, celle qui a Dieu pour premier objet et pour règle suprême, celle qui est humble, désintéressée, indépendante des sens, supérieure à l’instinct, spirituelle en un mot, cette charité règne parmi vous, elle vous distingue comme communauté, elle vous caractérise » ; une Eglise à qui l’on puisse parler ainsi est quelque chose de prodigieux et d’inouï. Ce qu’on peut dire à une Eglise, quelle qu’elle soit, c’est à peu près ceci : « Ce qui règne au milieu de vous, c’est l’affection selon la chair, ce sont les instincts, bons ou mauvais, les convenances, les habitudes ; ce ne sont pas les principes ; or la charité est un principe. La charité comme principe, comme élément de sainteté, la charité comme vertu, l’amour selon l’Esprit est le partage d’un très petit nombre, et combien chez ceux-là mêmes n’a-t-il pas de peine à l’emporter sur l’affection de la chair ! Vous êtes civilisés, voilà le plus clair ; et la religion du plus grand nombre est la civilisation ; mais entre une communauté qui ne professerait d’autre culte que la sociabilité, et vous qui confessez Jésus-Christ venu en chair pour arracher le monde à la condamnation, il n’y a pas de différence appréciable. Entre les honnêtes gens du monde et des chrétiens tels que vous, nous ne saurions dire où le christianisme est plus manifeste. Ce qu’ils ont reçu malgré eux du christianisme, vous l’avez reçu sans doute comme eux ; mais quoi de plus ? et à quoi, sinon à quelques habitudes extérieures, à quoi, sinon à des formes, pouvons-nous vous distinguer d’eux ? »

O étrange différence des temps, et différence que rien ne justifie ! Lorsque, dans quelqu’une des cités du monde antique, à Rome, à Ephèse, à Colosses, quelques hommes et quelques femmes avaient embrassé la doctrine de la Croix, c’était comme l’apparition d’une humanité nouvelle ; et comme leur parfum trahit d’humbles fleurs ensevelies sous le gazon, je ne sais quel parfum de vie et d’éternité, je ne sais quelle émanation spirituelle attirait forcément les regards vers cette société nouvelle, qui ne faisait d’ailleurs point de bruit, et qui, sans ce parfum pur et subtil, serait longtemps restée inconnue. A quelles marques éclatantes la reconnaissait-on au dehors ? Par quoi forçait-elle l’attention ? par ceci entre autres : elle aimait selon l’Esprit. O étrange différence des lieux, et différence que rien ne justifie ! Lorsque, de nos jours, l’Evangile est porté à quelque peuplade sauvage, si elle l’accueille, elle est soudain transformée, et les délicatesses les plus exquises du sentiment chrétien, celles qu’on admire comme des beautés littéraires dans les ouvrages des génies évangéliques, se substituent, d’un jour à l’autre pour ainsi dire, à la grossièreté de la veille ; la spiritualité naît avec l’honnêteté des mœurs ; il y a des Marthe, il y a aussi des Marie ; et du rocher à peine fendu coule déjà le miel des délices chrétiennes ; chez les moins avancés, la haine a fait place à l’amour, l’amour selon l’Esprit à l’amour d’instinct et d’habitude. Allez demander ces merveilles à nos Eglises, riches de tant de liberté, de tant de ressources ! hélas ! faut-il dire de trop de ressources et de trop de liberté ? Ces Eglises sont le monde avec tout son bien et tout son mal ; le monde sous le nom d’Eglise, le monde avec des temples, des rites et des noms sacrés ; on ne dit plus, comme autrefois : Voyez comme ils adorent, voyez comme ils pardonnent, voyez comme ils aiment ; car s’il y avait lieu de le dire, il n’y aurait plus personne pour le dire, tout le monde étant dans l’enceinte, personne dehors ; hélas ! et si quelque communauté particulière tranche sur cette vaste communauté, si quelques caractères particuliers la distinguent, quels sont-ils ? et que dira-t-on ? Dira-t-on : Voyez comme ils s’aiment ? ou bien, à la vue d’un esprit de parti qui se décore du nom d’amour fraternel, sera-t-on forcé de dire : Voyez comme ils se flattent ? Certes, il y a des chrétiens spirituels ; mais où sont les communautés spirituelles ? où sont ces Colossiens à qui nous puissions dire, sinon à tous, du moins à l’ensemble : Vous marchez selon l’Esprit, vous aimez selon l’Esprit ? Que d’autres répondent à cette question. Pour nous, ce dont nous nous sentons pressés, c’est de crier avec le prophète : La main de l’Eternel est-elle en quelque sorte raccourcie, tellement qu’il ne puisse pas racheter ? ou n’y aurait-il plus en Dieu de force pour délivrer ? (Esaïe 50.2).

Il sert de peu d’arrêter trop longtemps, et pour ainsi dire d’emprisonner nos regards dans la contemplation de notre misère. Notre force, comme notre devoir, c’est d’espérer. Dieu veut que nous croyions tout possible, et même, dans notre monde vieilli, la gloire et la force des anciens jours. Dieu veut que, dans le trop juste regret de ce que nous avons perdu, nous ne méconnaissions pas ce que nous avons encore. Il ne convient pas plus à notre faiblesse qu’il n’est naturel à sa miséricorde de briser le roseau froissé et d’éteindre le lumignon qui fume encore. Reconnaissons, rassemblons nos débris. Concentrons tous les éléments de vie dispersés au milieu de nous. Unissons nos efforts, unissons nos prières, unissons nos repentirs ; demandons, non plus chacun pour soi, mais chacun pour tous, notre patrimoine dissipé ; demandons la vie pour la communauté, cette vie de communauté qui nous manque, cette vie qui ne vient sans doute que par les individus à la communauté, mais qui retourne de la communauté aux individus. La vie selon l’Esprit, l’amour selon l’Esprit, l’Esprit lui-même, c’est-à-dire la vérité dans la vérité même, la vie dans la vie, l’éternité dans l’amour, l’Esprit, c’est-à-dire Jésus-Christ au dedans de nous, voilà ce qu’il faut conquérir à genoux, voilà ce qu’il faut mendier avec violence, voilà ce qu’il faut vouloir avec énergie.

L’Esprit, c’est la réalité de notre christianisme, c’est la réalité du pardon et du salut, c’est l’âme rentrant dans son corps, c’est Dieu rendu à son temple désert. Tant que nous ne trouverons dans nos cœurs (je ne veux pas dire de la haine, quoique je pusse le dire, car la haine et l’amour selon le monde se souffrent volontiers au même foyer), mais tant que nous ne trouverons dans nos cœurs que de bons instincts, de bonnes habitudes, mais toujours des instincts et des habitudes, tant que nous ne reconnaissons pas distinctement l’Esprit dans nos affections, disons-nous bien qu’avec des mœurs douces, un caractère facile, des inclinations bienveillantes, une sensibilité délicate, une générosité naturelle, une disposition à l’attendrissement, nous n’avons qu’un simulacre trompeur et dérisoire de la vie, nous n’avons pas la vie ; car la vie éternelle mérite seule le nom de vie, et rien de tout cela n’est éternel ; car la vie en Dieu mérite seule le nom de vie, et rien de tout cela ne nous unit à Dieu. Donne-nous donc, ô Dieu ! l’Esprit et la Vie ; ne permets pas que nous possédions vainement l’Evangile, et que nous restions éternellement penchés, sans y boire, au bord de cette eau vivante ; ne nous réduis pas à une vaine connaissance de la vérité ; donne-nous l’amour qui est toute la vérité, la seule vérité ; Chef de notre foi, sois-en le consommateur ; achève ton œuvre, achève notre salut, prends-nous, retiens-nous et réchauffe-nous à jamais sur ton cœur de père ; car tu es notre Père en Jésus-Christ ton bien-aimé. Amen.

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