Étude sur l’Épître aux Colossiens

La Plénitude du Christ dans l'homme
2.9-15

Car toute la plénitude de la divinité (deité) habite substantiellement en lui ; et vous-mêmes vous êtes accomplis en lui qui est le chef de toute principauté et puissance, en qui vous avez été circoncis d’une circoncision non manuelle, dans le dépouillement du corps de la chair, ce qui est la circoncision de Christ, étant ensevelis avec lui dans le baptême dans lequel[a] vous êtes ressuscités avec lui par la foi qui vient de l’efficace[b] de Dieu qui l’a ressuscité des morts ; et vous, morts dans vos péchés et dans l’incirconcision de votre chair, il vous a vivifiés avec lui en vous remettant gratuitement toutes vos fautes[c]. Ayant effacé le titre qui existait (témoignait) contre vous, savoir celui des ordonnances[d], lequel vous était contraire, et qu’il a aboli (anéanti), en le clouant à sa croix ; ayant dépouillé les principautés et les puissances, il les a publiquement exposées en spectacle, triomphant d’elles sur cette même croix.

[a] Ou en qui (rapporté à Jésus-Christ).
[b] Ou par la foi en l’efficace.
[c] Vous ayant fait remise gratuite de toutes vos transgressions.
[d] Prescriptions, rites.

Il faut ici se transporter d’abord au point de vue de ceux à qui l’apôtre s’adresse immédiatement, au point de vue de l’Eglise de Colosses.

C’était une singulière situation et disposition que celle de ces païens de la veille. Hier ils disaient peut-être : Mon âme, tu as des biens en abondance, mange, bois et réjouis-toi ; aujourd’hui qu’on leur a tout donné, ils craignent de manquer de tout. Mais si leur contentement et leur satisfaction d’hier étaient de l’orgueil, il ne s’ensuit pas que leur mécontentement et leur anxiété d’aujourd’hui soient de l’humilité ; car l’homme croit aisément que ce qu’il a de son propre fonds lui suffit, mais il ne croit pas si aisément que ce qu’il tient de Dieu lui suffit. Ceux qui, pauvres hier, disaient : nous sommes riches, aujourd’hui enrichis disent : nous sommes pauvres.

L’apôtre, comme il dirait à d’autres, ou comme il eût dit hier aux Colossiens : que ne vous manque-t-il pas ? leur dit aujourd’hui : que vous manque-t-il donc ?

C’est l’idée de notre texte, et l’argument de saint Paul est ici d’une grande puissance, et pour ainsi dire d’un poids accablant : « La plénitude de Dieu habite substantiellement en Christ », dit Paul (v. 9). Il ne fait ici que répéter ou résumer ce qu’il a dit plus haut. Après cela, toute tentative, toute échappatoire pour se soustraire à cette déclaration est inutile ; il n’y a plus rien à dire contre la plénitude de déité de Jésus-Christ. Ce n’est pas seulement les manifestations de Dieu qui sont en lui, mais c’est sa substance même, une plénitude substantielle. Mais c’est ce que nous avons déjà expliqué. Malgré la beauté de ce passage, nous ne le considérons ici qu’en rapport avec notre texte et nous ne voulons voir que le parti que saint Paul tire de cette vérité, le point de départ de son argument. A cette déclaration relative à Jésus-Christ, il en rattache une autre relative à nous, et les fait marcher parallèlement l’une à l’autre : de même que, semble dire l’apôtre, la plénitude de Dieu habite en Christ, de même la plénitude de Christ habite dans le fidèle ; Christ est rempli de Dieu substantiellement, et le fidèle est rempli de Christ, quoique non pas substantiellement : Et vous-mêmes, vous êtes accomplis (remplis) en lui… (v. 10).

Voyons dans quel sens magnifique le fidèle est rempli de Jésus-Christ. De même que Jésus-Christ, comme Fils, fait tout ce qu’il voit faire à son Père (Jean 5.19), de même, comme disciple, le chrétien fait tout ce qu’il voit faire à son chef, qui est Jésus-Christ, chacun dans son rang et selon sa nature et sa position, mais pleinement. Toutes les phases essentielles, tous les moments solennels de la vie et de l’œuvre de Jésus-Christ relativement au fidèle se reproduisent dans le fidèle relativement à lui-même, se reproduisent dans la vie et dans l’œuvre du fidèle, et cette reproduction même est l’œuvre de Christ. Nous avons été faits une même plante avec lui par la conformité de sa mort, dit saint Paul (Romains 6.5), c’est-à-dire que nous continuons en quelque sorte Jésus-Christ, comme les rameaux continuent le tronc ; nous sommes la prolongation continue, la répétition vivante de Jésus-Christ. C’est ce que l’apôtre appelle plénitude de Christ en l’homme, comme il a parlé d’une plénitude de Dieu en Christ. Cela veut dire sans doute que nous avons en lui tous les avantages possibles et désirables, car où il y a plénitude, rien ne manque et il n’y a rien à ajouter à ce qui est infini (Comparez Jean 1.16 ; Ephésiens 3.19). Nous savons bien que l’âme ne serait pas satisfaite à moins (Jean 4.13-14 ; 6.35) ; mais pourrait-elle souhaiter davantage ? et celui qui souhaite quelque chose au delà de tout, ne souhaite-t-il pas en réalité moins ? Souhaiter plus que l’infini, n’est-ce pas aspirer à descendre ?

Mais ici se présentent deux observations à faire avant de détailler la richesse de Jésus-Christ dans le fidèle, deux observations importantes et du plus grand intérêt, qui nous sont fournies par les paroles mêmes de saint Paul.

Premièrement, remarquons que les avantages dont il s’agit et qui forment cette richesse doivent sembler étranges à des yeux charnels. Sous le nom d’avantages, ce sont des pertes, et sous le nom de richesse, c’est une pauvreté, aux yeux de la chair, car ces bénéfices sont des devoirs et des vertus. La vertu, c’est-à-dire une force contre soi-même ou un effort de la volonté contre elle-même, c’est ce que l’homme naturel, l’homme du monde appelle des pertes, des préjudices. Etre dépouillé, circoncis, enseveli ce n’est point un avantage pour lui, ce n’est point une richesse ; à tout cela il donnera un autre nom. Il pourra accepter ces pertes en principe, il pourra consentir à ce que ce soit le chemin des avantages promis, y voir le moyen d’y arriver ; il pourra considérer ce dépouillement comme la condition d’un avantage, mais non comme cet avantage lui-même, ce qui est pourtant l’idée de saint Paul ici, car il détaille les avantages qui composent la richesse du chrétien par ces mots : dépouillé, circoncis, enseveli.

En second lieu, remarquons que ces avantages ou ces pertes (comme on voudra) sont exprimés ici dans la forme du présent et même du passé et non pas dans celle du futur. Supposons que ce soient bien des avantages, toujours est-il qu’ils sont présentés ici comme des faits accomplis, des biens acquis et non comme des biens promis. Au lieu de dire : « Vous serez circoncis, dépouillés, vous serez ensevelis, vous ressusciterez », l’apôtre dit : « Vous avez été circoncis, dépouillés, ensevelis, vous êtes ressuscités », tant il rapproche la conséquence du principe, tant il les juge inséparables. Il y a même plus dans ce passage : saint Paul a omis le principe, savoir l’œuvre de Christ hors de nous ; il n’en est pas formellement question ni du moins d’une manière directe ; il passe même par-dessus le principe et va tout de suite et tout droit à la conséquence qu’il présente non comme une partie de l’œuvre ou son couronnement, mais comme l’œuvre elle-même et toute l’œuvre.

Ainsi donc la distinction, la division que nous faisons, saint Paul ne la fait pas ; ce qui est deux pour nous, soit par sa nature, soit par la date, n’est qu’un pour lui : avantages et pertes, principe et conséquence, tout cela est un. Ce que nous prenons, nous, pour les charges du bénéfice (d’après l’idée vulgaire que tout bénéfice a ses charges), Paul le donne pour le bénéfice lui-même ; ce qui est la correspondance de notre part à l’œuvre de Christ, Paul le présente, lui, comme l’œuvre de Christ, comme une partie de l’œuvre accomplie en notre faveur. Il y a là de quoi déranger toutes les idées de l’homme naturel ; mais c’est là précisément l’Evangile ; c’est là que se trouve son essence, sa sublimité (la sublimité de l’Evangile, c’en est l’idée caractéristique), sa folie ; qui ne le comprend point ainsi, qui sépare l’œuvre de Christ en charges et en bénéfices, qui sépare absolument cette œuvre d’avec notre correspondance à cette œuvre, celui-là ne connaît pas l’Evangile, ne le comprend pas. Tout cela est un : ce que l’homme du monde regarde comme condition du bienfait est ce que Paul regarde comme le bienfait lui-même. C’est l’idée caractéristique de l’Evangile, et si l’on en retranche ce trait, il n’en reste rien.

Mais voyons maintenant le détail ou les différents aspects sous lesquels l’apôtre présente cette richesse ou cette plénitude de Christ en nous.

Il la présente d’abord sous un aspect particulier, comme renfermant tous les avantages que les Colossiens regrettent ou qu’on veut leur faire regretter, et même bien au delà, ou bien, si l’on veut, tous les mêmes avantages, car Paul n’accorde pas que ces avantages soient perdus ; il dit que la plénitude de Jésus-Christ les contient. « Et vous-mêmes vous êtes accomplis en lui » (v. 10) ; l’apôtre prétend que tous ces mêmes avantages, les Colossiens les ont, mais transformés, spiritualisés, et par là même réalisés et définitifs, car il n’y a que l’esprit qui réalise la matière, celle-ci n’étant que la forme provisoire, l’extérieur, le symbole.

Ainsi on vantait aux Colossiens, à ces païens d’hier, et on leur faisait regretter la circoncision. Nous avons peine à comprendre qu’on pût la faire regretter et qu’ils la regrettassent. Et pourtant ce n’est que notre histoire, sous des noms changés. Ne nous est-il pas trop ordinaire et trop naturel, quand les trésors de l’esprit nous sont offerts, de regretter la matière, de regretter et de redemander les oignons d’Egypte en présence de la manne (Nombres 11.4-6) ? de regretter les signes vis-à-vis des choses signifiées ? On voulait faire regretter le judaïsme, mais le catholicisme, judaïsme posthume ou ressuscité, ne l’avons-nous jamais regretté, ne lui envions-nous jamais l’opus operatum que nous trouvons dans ses rites, cet avantage apparent de s’être acquitté envers Dieu par un acte extérieur, circonscrit dans un moment et dans un espace donnés, tandis que l’esprit n’y prend aucune part et n’y ajoute rien, de s’être acquitté, par ce rite fini, sans que l’esprit vienne lui donner le caractère d’infini ? L’amour et l’esprit sont sans bornes, mais la matière, le rite est borné ; et quand on veut trouver dans le rite une valeur intrinsèque, quelque chose de suffisant, l’amour et l’esprit replient leurs ailes. Or ceci est sans contredit une tendance de la nature humaine ; elle, judaïsme incessant, veut l’opus operatum, elle veut enfermer l’infini ; il lui serait commode de renfermer Dieu lui-même dans un morceau de pain, s’il était possible ; mais l’infini ne peut s’enfermer dans le fini. Or le catholicisme qui n’est qu’un judaïsme posthume a ce caractère ; il ne le professe pas ouvertement, mais il a semé dans tout son domaine et répandu partout cette tendance qui arrête l’obéissance dans une limite précise, la renferme dans l’enceinte des actes extérieurs, et nous donne la satisfaction de pouvoir dire, à un moment fixé, comme cette femme catholique, en parlant des derniers sacrements administrés à un de ses amis : Voilà qui est fait ! Mais cela n’est pas chrétien ; s’il est naturel à la chair de dire : Voilà qui est fait ! il est naturel à l’amour de dire que jamais tout n’est fini ; pour lui, la carrière est sans bornes.

Quoi qu’il en soit, Paul dit aux Colossiens (v. 11) : Ne regrettez pas la circoncision ; vous l’avez, et bien meilleure ; parce que l’ancienne loi était l’image de la nouvelle, vous avez la circoncision ; la vraie circoncision, c’est le dépouillement, non pas d’une partie, d’un lambeau de notre chair, non pas la perte de quelques gouttes de sang, mais le dépouillement de tout le corps de péché, la perte de toute la masse du sang impur qui fait vivre l’homme de péché. Telle est la circoncision de Christ, en qui vous avez été circoncis d’une circoncision non manuelle, dans le dépouillement du corps de la chair.

Saint Paul ne s’arrête pas là: Vos avantages nouveaux, dit-il (v. 12), ont un signe nouveau qui marque toute leur supériorité sur tous les avantages qu’on veut vous faire regretter. Ce signe, c’est le baptême. Pour bien entendre l’idée de l’apôtre, il faut se rappeler ce qu’était le baptême, qu’il s’agit du baptême par immersion, véritable bain ou submersion. Que signifiait la circoncision comme signe, sinon que du sang devait être répandu, sinon que l’humanité (car qui eût pu ou osé dire Dieu ?) devait saigner pour obtenir la réconciliation.

Le baptême, bien entendu le baptême par immersion, dont le baptême par aspersion n’est que le diminutif et le signe, représente une sépulture, un tombeau, où vous laissez l’homme de péché, et d’où sort par une vraie résurrection l’homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables (Ephésiens 4.24). Et les apôtres avaient tellement identifié le signe avec la chose signifiée que saint Pierre dit en parlant du baptême : Le baptême, non celui par lequel les ordures de la chair sont nettoyées, mais l’engagement d’une bonne conscience par la résurrection de Jésus-Christ (1 Pierre 3.21) ; ici, le baptême n’est pas le signe, mais la chose que le signe rappelle. Aussi saint Paul dit-il : « ensevelis et ressuscités dans le baptême » ; en d’autres termes, le baptême est l’image d’une mort où l’âme se plonge et il représente la mort, la submersion de l’homme ancien, un tombeau où l’on entre : Nous sommes ensevelis avec lui (Christ) dans sa mort par le baptême (Romains 6.4). Ainsi ce signe a cette supériorité sur la circoncision qu’il marque non seulement la soustraction de quelque peu de sang, non un sacrifice partiel, mais une mort. Ensuite, il représente un tombeau où l’on est entré et d’où l’on sort immédiatement ; il marque donc une résurrection, la résurrection, la naissance de l’homme nouveau. Cette résurrection, cette naissance a lieu par le moyen de la foi : étant ensevelis avec lui (Christ) dans le baptême, dans lequel vous êtes ressuscités avec lui par la foi[e] Or comme Dieu a été puissant pour ressusciter Jésus-Christ des morts, de même il l’est pour nous ressusciter spirituellement, pour nous faire revivre, par la foi (Romains 6.4-5). Cette vie spirituelle comme celle du corps est à la disposition de celui qui est le Maître de la vie ; ce n’est pas notre œuvre, c’est l’œuvre de Dieu qui, ayant ressuscité Jésus-Christ personnellement, nous ressuscite spirituellement. Il faut encore remarquer ici que l’apôtre ne dit pas : vous devez vous plonger ou vous devez mourir, vous devez ressusciter, mais : vous avez été plongés, vous êtes morts, vous êtes ressuscités ; il anticipe sur le résultat final, parce que, ainsi que nous l’avons remarqué dans l’observation générale que nous avons faite ci-dessus, tous les résultats sont renfermés dans le principe, comme le chêne tout entier est en germe dans le gland. Il y a ici un mouvement, un élan d’espérance et de foi admirables.

[e] La rectification suivante faite par l’auteur à l’explication donnée ci-dessus se trouve dans la marge des cahiers des étudiants : « Je crois qu’ici le baptême n’est pas un signe que Paul oppose à un autre signe (à la circoncision comme signe), mais que le baptême désigne plutôt le fait spirituel du dépouillement du péché, en sorte que l’apôtre oppose à ce signe extérieur qu’est la circoncision, le baptême, réalité spirituelle et vivante. Ainsi la pensée de saint Paul devient plus logique. »

C’est ainsi que Dieu, d’un même coup, fait pour les Colossiens deux choses l’une dans l’autre : « Et vous, morts dans vos péchés, leur dit l’apôtre, et dans l’incirconcision de votre chair, il vous a vivifiés » (v. 13). C’est-à-dire qu’ils n’étaient membres ni de la nouvelle, ni de l’ancienne alliance ; ils étaient morts de deux manières : en premier lieu, d’une manière absolue, morts dans leurs péchés parce qu’ils étaient pécheurs ; et en second lieu, d’une manière relative, morts dans l’incirconcision de leur chair, en tant qu’étrangers, comme dit saint Paul ailleurs, aux alliances et aux promesses faites aux Juifs (Ephésiens 2.12). Eh bien ! Jésus-Christ, en faisant les Colossiens chrétiens, fait deux œuvres à la fois, il leur rend la vie de deux manières. En les mettant au bénéfice de la circoncision de Christ, Paul les met au bénéfice de la circoncision de Moïse ; il les fait Israélites en quelque sorte, et ils sont mis en possession des avantages de ce peuple ; la circoncision de Christ leur vaut donc, et bien au delà, la circoncision d’Abraham. Mais en les introduisant d’emblée dans les privilèges de la nouvelle alliance, Paul ne leur laisse rien à regretter des bienfaits ou à envier des privilèges de l’ancienne ; car ils entrent en possession d’avantages beaucoup plus grands. Et Juifs et païens, le bienfait de Dieu nous égalise tous, et fait disparaître toutes les inégalités temporelles ou superficielles : « il nous a vivifiés ensemble ». Soit Juifs, soit païens, nous étions tous également morts, car dans la mort il n’y a pas de distinction, on n’est pas plus ou moins mort. Et qu’importent, là, dans la mort, les inégalités ? Quel avantage peut avoir un mort sur un mort, puisque, pour avoir un avantage, il faut être, il faut vivre ? Ceux que Dieu vivifie ou qu’il fait passer de la mort à la vie « en leur remettant gratuitement toutes leurs fautes », étaient tous égaux, puisqu’ils étaient tous morts. Voilà comment Paul renverse l’argumentation des Juifs et dissipe les regrets des Colossiens : les Juifs qui se targuent des avantages que leur confèrent la loi, le temple, etc., sont morts comme vous ; qu’avez-vous, ô Colossiens, à envier à des morts ?

On pourrait faire ici une comparaison. Tous étaient morts, oui, mais, même entre les Juifs fidèles spirituels qui attendaient le règne de Dieu, chrétiens par anticipation, et les chrétiens qui étaient païens d’origine, il y a pourtant une grande différence, si nous comparons le passage au christianisme des premiers, à travers le judaïsme, avec le passage immédiat des seconds à l’état de chrétiens. Sans doute que les Juifs fidèles qui, comme Siméon, attendaient la venue du Seigneur (Luc 2.25-26), avaient une grande douceur et un bien grand privilège de posséder non tous les appuis de la foi, mais cette petite lumière, cette lampe qui reluit dans un lieu obscur (2 Pierre 1.19), d’attendre le royaume de Dieu et d’entrevoir la lumière à l’horizon au milieu des ténèbres. Quel avantage sur les païens ! Mais, d’un autre côté, représentez-vous la différence entre ceux qui passent de la lueur d’une lampe dans la lumière et ceux qui, des plus profondes et des plus complètes ténèbres, sont transportés immédiatement dans le royaume de la parfaite lumière. Pour les uns, les Juifs, il y avait eu une aurore et ils passent de l’aube au midi ; mais pour les autres, les païens, quel éblouissement ! quel ravissement ! Maintenant la balance se rétablit en leur faveur ; l’avantage des Juifs est compensé. S’ils n’ont pu apercevoir la lumière à l’horizon, ils ont la douceur de passer d’une nuit déplorable, douloureuse, dans un jour tout plein de joie, du culte des idoles à celui du Dieu trois fois saint, du service du démon qui est ennemi des hommes, à celui du Dieu qui est amour, du Dieu Sauveur… quel contraste ! quel passage ! Et ils ne l’avaient pas espéré ! Que voulez-vous davantage ? Que pouvez-vous regretter ? leur dit Paul. Serait-ce toute cette loi extérieure des ordonnances, des rites (v. 14), dont il n’est plus question dans l’Evangile ? Regrettez-vous de n’avoir pas vécu sous cette loi ? Cela est bien possible ; parce que là, dans ces observances judaïques, vous trouveriez peut-être de quoi borner votre obéissance et endormir votre conscience. Mais sachez que les vrais Israélites ne l’entendaient pas comme vous ; ils l’entendaient comme les vrais chrétiens, ils l’entendaient comme saint Paul ; cette loi des rites n’était pour eux comme pour lui qu’un titre qui témoignait contre eux ; car que faisait-elle, cette loi, sinon de déclarer la nécessité d’une satisfaction, laquelle est hors de notre pouvoir ? et ce signe, aussi longtemps qu’il dure, n’atteste-t-il pas que la satisfaction n’a pas encore été accomplie ? Or la satisfaction ayant eu lieu, le titre a été détruit. Si donc vous voulez les rites, vous renoncez aux avantages de cette œuvre qui a été accomplie ; si vous voulez l’œuvre qui a été faite, il vous faut renoncer aux rites qui annoncent que cette œuvre est encore à faire, car devant la chose, le signe disparaît ; les rites, maintenant, doivent disparaître comme les astres de la nuit s’éteignent devant le jour ou comme l’aurore est absorbée devant le feu du soleil. « Sainct Paul débat », dit Calvin, « que les cérémonies ont esté abolies. Et, pour le prouver, il les compare à une obligation, par laquelle Dieu nous tenait comme obligez, afin que nous ne peussions nier que nous ne fussions coupables. Maintenant, il dit que nous avons esté tellement délivrez de la condamnation que l’obligation mesme en a esté effacée, afin qu’il n’en fust plus mémoire[f]. »

[f] Calvin, Commentaire sur Colossiens 2.14. Cité en latin dans la marge du manuscrit de Vinet.

Comment ce titre qui témoignait contre nous a-t-il été détruit ? « Il a été aboli, dit Paul, par Jésus-Christ qui l’a cloué à sa croix. » Jésus-Christ s’est mis à notre place, il a payé pour nous, et cela surtout par son sacrifice. Les Colossiens et les faux docteurs qui les endoctrinent ne nient pas que Jésus-Christ n’ait porté en son corps sur le bois nos péchés (1 Pierre 2.24) et la malédiction de la loi (Galates 3.13). Il a donc dû détruire toute malédiction à notre égard ; or la loi des rites ne signifiait pas autre chose. « Tout ainsi, dit encore Calvin, qu’il a attaché à sa croix nostre malédiction, nos péchés et les peines qui nous estaient dues : aussi a-t-il attaché cette servitude de la loi, et tout ce qui appartient à lier ou obliger les consciences. » La satisfaction et toute la satisfaction est donc faite par l’œuvre de Jésus-Christ ; si la dette est payée, il a effacé, annulé le titre ; celui-ci doit être déchiré, et, selon l’énergique expression de saint Paul, il a été cloué. Mais si Jésus-Christ n’a pas détruit les rites qui attestent qu’un sacrifice est nécessaire pour expier le péché, il n’a pas accompli ce sacrifice. Il faut donc renoncer à regarder Jésus-Christ comme ayant fait l’œuvre expiatoire, ou renoncer à conserver le titre.

Le raisonnement de l’apôtre va plus loin encore : non seulement il montre aux Colossiens que le titre n’existe plus, mais qu’ils sont bien imprudents et bien téméraires de redemander cette loi des rites ; car, comme un débiteur qui redemanderait un titre qui aurait été fait contre lui lorsque la dette a été payée, ils redemandent qu’on fasse un nouveau titre contre eux. Est-ce donc là ce que vous voulez ? Mais ne voyez-vous pas, dit saint Paul, que cette loi des rites vous est contraire, hostile, et que vous ne pouvez la rétablir sans vous replacer sous le régime de la loi qui, comme loi, est implacable ? Voulez-vous substituer l’ancienne loi de servitude à la loi de liberté ? Vous le voulez si vous redemandez les rites, car avec les rites toute la loi revient et, avec elle, toute la servitude. Rendez grâces au contraire de ce qu’elle a été abolie, Christ l’ayant clouée à sa croix ; et loin de regarder cette loi comme un gain, comme un avantage à recouvrer, regardez cette loi, et toutes choses, comme une perte, pourvu que vous gagniez Jésus-Christ (Philippiens 3.7-8).

Maintenant (v. 15), que regrettez-vous encore et qu’est-ce qui vous manque ? Vous faut-il, comme aux Israélites, compagnons de Moïse dans le désert, des dieux qui marchent devant vous (Exode 32.1) ? Mais vous avez, en Jésus-Christ, un Dieu qui marche devant vous. Ces bons anges que vous adorez, ces mauvais anges que vous redoutez (cf. v. 10 et 18 et 1.16), sont, les uns et les autres, des dieux illégitimes que Jésus-Christ triomphant mène à sa suite, comme des captifs, des prisonniers, les mauvais comme des ennemis vaincus, les bons comme des usurpateurs involontaires : « ayant dépouillé les principautés et les puissances, il les a publiquement exposées en spectacle, triomphant d’elles sur la croix ». (Allusion aux triomphes des Romains. On y voyait les rois captifs à la suite, etc. ; on y voyait aussi les images des dieux des nations vaincues. Ils ne purent y faire figurer l’image du Dieu d’Israël.) Un triomphe et une croix: quel rapprochement ! on ne peut le retrouver que dans le christianisme ; Jésus triomphe et le char de triomphe de Jésus-Christ c’est un gibet, son trône c’est la croix ! « Car il n’y a, dit Calvin, siège judicial si magnifique, il n’y a trône royal si excellent, il n’y a char tant éminent et honorable, qu’est ce gibet, auquel Christ a subjugué, voire mesme du tout brisé sous ses pieds la mort et le diable, prince de la mort[g] »

[g] Calvin. Commentaire sur Colossiens 2.15. En latin dans la marge du manuscrit de Vinet. — Le triomphe du chrétien est de la même nature : il a lieu aussi sur la croix.

Sainte pompe ! spectacle sublime ! Ce spectacle qui ne fut pas donné seulement à l’intelligence fut donné en réalité au monde, lorsqu’on entendit de toutes parts cette voix crier : les dieux s’en vont. Alors les bons anges, dépossédés du titre de dieux, et réduits à la simple qualité d’adorateurs, offrirent le spectacle de leur dépouillement aux chrétiens qui leur offrirent en retour celui de leurs souffrances. Nous avons été mis en spectacle au monde, aux anges et aux hommes (1 Corinthiens 4.9). Alors ils assistèrent avec sympathie à ce triomphe de Christ, et ils se réjouirent d’avoir perdu une adoration usurpée, de voir se détourner d’eux, pour s’adresser plus haut, des hommages qui les indignaient, comme autrefois l’hommage des habitants de Lystre avait indigné Paul et Barnabas (Actes 14.11-14). Ils continuèrent, de leur demeure de paix, à prendre part à nos combats, dans lesquels il nous est permis de croire qu’ils nous assistent invisibles ; et comme ils s’étaient réjouis, sur les collines de Bethléem, de la naissance personnelle du Sauveur (Luc 2.13-14), ils se réjouiront aussi éternellement de sa naissance dans le cœur des fidèles, car le ciel entier tressaille d’allégresse quand une âme, une seule âme, naît à la vie divine : Il y a de la joie au ciel, devant les anges de Dieu, pour un seul pécheur qui vient à se convertir (Luc 15.7-10). Voilà ceux à qui vous voulez offrir des couronnes, mais eux jettent leurs propres couronnes aux pieds de l’Agneau.

C’est ainsi que Paul châtie par sa parole l’inquiétude et les injustes regrets des Colossiens. C’est ainsi qu’il les reprend de vouloir donner des appuis ou des aides, des compagnons de gloire à Jésus-Christ, au seul Médiateur, et de vouloir compléter par les œuvres d’une loi morte l’œuvre complète du Fils de Dieu.

Reste maintenant la question : Ne prendrons-nous point notre part de ces reproches ? Il est vrai que nous ne redemandons pas la loi, et que nous n’offrons pas un culte aux bons anges ; cela n’est plus possible ; nous avons rejeté et nous rejetons ces intermédiaires avec mépris et nous regardons tout cela avec une sorte d’indignation ; mais ce mépris provient-il d’une bonne source ? cette indignation a-t-elle un bon principe et suppose-t-elle détruit en nous le principe qui portait les Colossiens à ajouter quelque chose à Jésus-Christ ? Et s’il n’y a plus en nous ces additions et ces superstitions-là, Jésus-Christ nous suffit-il réellement dans sa simplicité ? Acceptons-nous volontiers, dans sa nudité, la doctrine de l’Evangile, la doctrine du salut gratuit et par conséquent d’un abandon sans réserve à la clémence de Dieu ? Ne voudrions-nous pas bien y ajouter quelque chose ? Ne jetons-nous pas furtivement dans la balance quelque chose de notre fonds pour faire, pour compléter le poids, tandis que nous diminuons le poids de l’œuvre de Jésus-Christ ? car on n’ajoute à Jésus-Christ qu’après et pour l’avoir diminué. Voilà sur quoi nous avons tous à nous examiner.

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