Homilétique

3. Deux erreurs sur l’homilétique

Finissons par relever deux erreurs : l’une, qui attend trop peu de l’homilétique, et l’autre, qui en attend trop ; ou plutôt (car, sous une apparence de modération, ce sont bien des opinions absolues que nous rencontrons), les uns voient tout dans l’art, les autres n’y trouvent rien. En tout cas, nous ne pouvons discuter que l’opinion absolue. Le degré, la nuance de l’autre nous échappe. Commençons par les derniers.

Ils nous renvoient de l’art à la nature. Et leur opinion se résume en ces deux mots : la nature est un guide suffisant, la nature est un guide plus sûr. Ce qui frappe d’abord dans cet argument, c’est une opposition entre la nature et l’art qui est imaginaire ; car, bien loin qu’il y ait opposition, la simple distinction n’est pas facile à établir. La langue est souvent obligée (et les sciences morales nous en offrent des preuves en foule) de présenter comme deux choses différentes et sous deux noms distincts deux moments, deux degrés, ou deux rapports d’une même chose. C’est ainsi que, dans une autre sphère, on oppose la nature à la civilisation ou à l’art de vivre en société, comme si la civilisation n’était pas naturelle, comme si le développement spontané d’un germe était moins naturel que le germe lui-même, comme si le chêne était moins naturel que le gland ! C’est avec aussi peu de raison qu’on oppose la nature à l’art ; qu’est-ce, en effet, que l’art sinon la nature encore ? L’art assiste au premier moment de toute création : où donc, si vous voulez exclure l’art, commencera cette exclusion ? Vous verrez qu’elle ne remontera jamais assez haut. Ce qu’on appelle la nature, ou le talent, n’est qu’un art plus facile, plus spontané, sans conscience de lui-même. Ce qu’on appelle l’art ne fait que prolonger ou perfectionner l’instinct, qui n’est lui-même, en toutes choses, qu’un raisonnement plus élémentaire et plus rapide : si l’instinct enlève les premières difficultés, enlèvera-t-il de même les secondes ? C’est là la question. Et elle se présente encore sous cette autre forme : Regarder empêche-t-il de voir ? Regarder n’aide-t-il pas à voir ?

L’art, en effet, qu’il ne faut pas confondre avec l’artifice, n’est, en toutes choses, que la recherche sérieuse des moyens convenables au but ; en sorte que, pour nier l’art, il faudrait d’abord établir que, du premier coup, on trouve tout et le meilleur possible. Jusqu’à ce qu’on l’ait établi, nous demanderons en quoi l’art peut nuire, en quoi surtout, pour ne pas abandonner les termes de l’objection, l’art est hostile à la nature. Laissant de côté quelques génies privilégiés que la Providence a réduits au premier mouvement, ou chez lesquels l’art a toute la spontanéité de l’instinct, je m’assure que, l’inspiration étant supposée (car en tout c’est la condition première), le travail de l’art est toujours dans le sens de la vérité et de la nature. J’attends qu’on me fasse voir en quoi les ouvrages où, par système, on a négligé l’art, l’emportent, quant au naturel, sur ceux où l’on a appliqué les principes et les moyens de l’art. Il y a bien plus : on peut affirmer qu’en général, et dans toutes les sphères, c’est l’art qui ramène à la nature. Nous ne sommes pas naturellement si naturels que l’on croit. La barbarie n’est point simple. La civilisation cherche, et réussit plus ou moins, à rattacher notre vie et nos mœurs aux indications de la nature, qu’elle regrave incessamment de son habile ciseau. Le triomphe du christianisme est de réintégrer la nature ; car rien n’est moins selon la nature que le péché, et rien plus que le péché ne nous éloigne de la nature. En religion, en civilisation, la marche de l’humanité est dans le sens d’une restauration. Nous n’allons pas, nous revenons, parce que nous avons à revenir. Il serait bien étrange que l’œuvre de l’écrivain fit exception à cette loi universelle. En fait, cette loi le domine malgré lui ; et les contempteurs de l’art, en matière d’éloquence, appliquent à leurs productions, sans s’en douter, l’art de tous à défaut du leur. Ils sont, jusqu’à un certain point, artistes malgré eux.

Il faut prendre garde aux conséquences. Exclure l’art, c’est-à-dire la réflexion, de l’une des sphères les plus sérieuses de l’activité humaine, c’est proscrire dans toutes les sphères le raisonnement, l’observation et la méthode : c’est renoncer à la perfection. Tout ce qu’on peut dire de la nécessité et de la puissance de la conversion n’empêche pas de croire qu’il y a, pour le converti, un art et une méthode de bien vivre ; on en convient sans peine : je cherche, après cela, pourquoi il n’y aurait pas un art et une méthode de bien dire. La conversion elle-même n’est autre chose qu’un talent, que l’art cultive et rend fécond.

Le génie, dira-t-on, ne peut-il pas en dispenser ? Si la dispense existe, nous ne voyons pas que le génie soit fort empressé de s’en prévaloir. Le génie a sa méthode à lui, mais encore est-ce une méthode ; et si les pauvres sont facilement portés à la prodigalité, il n’est tel que d’être riche pour être économe. Ce grand mot de génie impose ; on en voudrait faire je ne sais quoi de magique ; mais le génie n’étant que le plus heureux des instincts, le plus favorable des points de départ, ne saurait prescrire contre cette loi qui a tout fait dans le monde selon le poids, le nombre et la mesure, et qui n’a pas permis qu’en aucun genre la sagesse fût une superfluité. D’ailleurs, ayez du génie, et nous verrons ; ayez une massue, mais jusque-là liez de votre mieux votre faisceau de baguettes ; ayez des ailes et volez, mais en attendant apprenez à marcher.

Nous accordons seulement ceci, et bien volontiers : c’est que, tout comme l’instinct, en se repliant sur lui-même, devient art, l’art, en s’exerçant, devient instinct. C’est seulement un instinct savant. On en suit les règles involontairement ; il devient, dans ce domaine, ce qu’est l’habitude dans la vie morale : une seconde nature. Il est aussi naturel et aussi facile à ceux qui ont cultivé leur instinct de bien écrire et de bien faire, qu’à ceux qui l’ont laissé en friche d’écrire mal ou de mal faire. Ils ne peuvent plus même s’en empêcher. La nature est au terme aussi bien qu’au point de départ.

D’autres voudraient mettre la religion à la place de l’étude et de l’art. Ils s’appuient sur l’esprit général du christianisme, qui est, disent-ils, de faire éclater la force dans la faiblesse, et de mettre en évidence la puissance de la vérité dans l’absence et à l’exclusion des moyens purement humains.

Cet esprit général du christianisme, bien loin de le nier, nous aimons à le proclamer. Mais comment y resterons-nous fidèles ? Ce sera sans doute en ne donnant pas la chair pour auxiliaire à l’esprit ; car ce serait lui donner pour auxiliaire son ennemi mortel, appeler la mort au secours de la vie, prendre un obstacle pour un instrument. Maintenant, il est question de savoir si l’art appliqué à la prédication est un auxiliaire charnel, un instrument à contre-sens du but qui nous est proposé. Mais cet art, de quelque nom que vous l’appeliez, n’est autre chose que l’observation, la réflexion, l’expérience appliquées à l’exposition de la vérité. Proscrivez-vous tout ceci ? Ne sont-ce pas, au contraire, les auxiliaires naturels de la vérité ? Et les mettre à son service, n’est-ce pas tout simplement lui rendre ce qui lui appartient ? Eh quoi ! c’est par leur moyen que nous avons appris, que nous avons reconnu la vérité ; nous les avons appliquées, sous une direction divine, à nous persuader nous-mêmes, et il nous serait défendu de les employer à persuader les autres ! Vous aurez plutôt fait de dire (pourvu toutefois que vous le prouviez) que l’homme ne doit être pour rien dans l’œuvre du ministère ; qu’il faut qu’il se borne à réciter les paroles inspirées ; en d’autres termes, qu’il est convenable de supprimer la prédication ; mais si vous accordez que le prédicateur est un homme, il faut que vous trouviez bon qu’il s’applique et se mêle tout entier à son œuvre ; que, dans toute la force du terme, il parle la parole de Dieu ; vous aurez par là même sanctionné l’étude et la pratique d’un art qui n’est autre chose que l’emploi raisonné et réfléchi de tous les moyens naturels dont le prédicateur, dispose.

Sans doute, c’est Dieu qui convertit : voilà le principe ; mais il convertit l’homme par le moyen de l’homme : voilà le fait ; je dis de l’homme personnel, vivant, moral. Dès que vous admettez ce fait, vous admettez l’art dans la prédication ; car que serait-ce que cet homme moins la pensée ? ou comment lui laisserez-vous la pensée, et l’empêcherez-vous de raisonner ce qu’il fait ? Et comment, s’il raisonne, raisonnera-t-il à moitié ? Si le Saint-Esprit ne tient pas la plume, il faut bien que ce soit lui qui la tienne ; s’il n’est pas inspiré, il faut qu’il réfléchisse. L’inspiration étant mise de côté, je ne sais pas voir pourquoi il se fierait à sa première impulsion plus qu’à la réflexion, au hasard plutôt qu’à l’art. La première pensée vient-elle du Saint-Esprit, et la seconde de l’homme ? Cette première pensée n’est-elle pas de l’homme aussi bien que la seconde ? Et dans les deux cas, l’homme n’a-t-il pas recours à lui-même ? Y a-t-il plus de fidélité dans le premier système que dans le second ? Au contraire ; une fois qu’il est admis que l’homme doit recourir à lui-même, la fidélité consiste à tirer de soi-même le parti le meilleur et le plus complet ; à joindre au premier mouvement, involontaire peut-être, le second qui ne l’est pas ; en un mot, à la force naturelle la force acquise, qui, apparemment, n’en est pas l’opposé. Oublie-t-on que nos véritables vertus sont des vertus acquises, des œuvres d’art ? Ne pouvant nous fier à nos premières pensées, il nous faut corriger les premières par les secondes. C’est en cela, non dans l’incurie, que consiste la fidélité, et que se trouve la bénédiction. Il en est du talent et de l’art comme des richesses, dont il a été dit : Faites-vous des amis avec les richesses iniques. (Luc 16.9)

Nous avons beau dédaigner les moyens ; tout en les dédaignant, nous les employons ; ce que nous mettons de nous-mêmes dans notre ministère, si peu que ce soit, appartient à la catégorie des moyens ; le premier des moyens, c’est nous-mêmes ; puisqu’il faut employer ce moyen, que ce soit dans toute l’intégrité et la perfection possible : Que tout ce qui est en nous, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible pour l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ. (1 Thessaloniciens 5.23)

L’homme est comme le milieu à travers lequel Dieu a voulu que la vérité parvînt à l’homme ; la vérité seule est lumineuse, le milieu n’est que transparent ; mais qu’il soit vraiment transparent, et qu’autant qu’il dépend de nous, les rayons de la vérité ne viennent pas s’obscurcir et se briser dans cet infidèle milieu.

Quand on dit avec Bossuet que Dieu ne dédaigne pas de se servir de moyens, et qu’entre lui et l’homme, l’homme est le premier de ces moyens, on ne sent pas toute la portée de cet aveu. Si Dieu se sert de moyens, nous pouvons bien nous en servir ; nos facultés ne sont pas plus indignes de nous que nous le sommes de Dieu ; et s’il est constant que Dieu consent à faire de l’homme son moyen, mettons tout le moyen, c’est-à-dire tout l’homme, au service de Dieu ; or, l’homme comprend l’art ; l’homme est essentiellement artiste ; ôtez l’art, l’homme n’est plus l’homme.

À quoi, d’ailleurs, aspirons-nous au moyen de l’art ? à ajouter quelque chose à la vérité ? Nous l’avons dit, on n’ajoute rien à la vérité. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’enlever les uns après les autres tous les voiles qui la dérobent aux regards de l’homme. C’est là le but et l’effet de l’éloquence. Et ceci même sert à distinguer le faux art de l’art véritable. Car de dire que le véritable est celui qui dédaigne le détail, rien ne serait plus arbitraire et moins philosophique, puisque l’art dans le détail, ce n’est que la vérité dans le détail. Le véritable art est celui qui a la vérité pour objet ; le faux art est celui qui cultive l’illusion et le mensonge. Il faut, d’ailleurs, si on le peut, être parfait en tout et jusqu’au bout. Mais il est vrai que chaque genre a ses bienséances, que l’art enseigne à distinguer, et le beau exclut le joli.

Nous opposons donc au principe qu’on nous allègue, le fait, l’institution même de Dieu. S’il y a contradiction entre le principe et le fait, ce n’est pas à nous qu’il en faut demander compte, mais à Dieu ; mais non, il ne faut demander compte ni à nous ni à Dieu d’une contradiction qui n’existe pas. Quand on dit que la vérité doit se suffire à elle-même, entend-on que la vérité ne doive pas être dite, ou que ceux qui la disent ne doivent pas la dire comme des gens qui la comprennent et qui la sentent ? Entend-on qu’ils ne doivent pas s’unir à elle ? La vérité dite avec amour est-elle quelque chose de plus que la vérité ? Pourquoi donc la vérité dite avec intelligence serait-elle quelque chose de plus que la vérité ? L’adhésion de notre esprit comme de notre cœur à la vérité n’est-elle pas l’héritage naturel de la vérité ? Et tout ce qui témoigne de cette adhésion, tout ce qui est propre à la faire naître dans d’autres esprits et dans d’autres cœurs n’est-il pas de plein droit dévolu à la vérité ? Ceux qui croient que quelque chose de tumultuaire et de fortuit dans la parole du prédicateur est ce qui convient le mieux à son but, ou que l’absence de tout art est l’art par excellence, sur quel principe, sur quelle expérience se fondent-ils ? Nous l’ignorons absolument.

On s’étonnera peut-être de la peine que nous prenons de combattre une opinion qui a si peu de poids. Mais il n’est pas un seul de nos arguments qui ne réponde à quelque préjugé répandu, à quelque opinion souvent répétée. C’est par la même raison que, sans craindre quelques redites, nous discuterons les passages qu’on a coutume de nous opposer.

Ne soyez point en peine de ce que vous direz, ni comment vous parlerez ; car ce que vous aurez à dire vous sera inspiré à l’heure même. (Matthieu 10.19) Cette recommandation paraît se rattacher à la promesse d’une assistance extraordinaire. Quand une telle assistance n’est pas promise, ne faut-il pas la remplacer ?

Nous ne doutons pas d’ailleurs que la promesse de cette assistance ne subsiste pour tous les cas où le travail a été impossible et où l’assistance a été demandée. Ces deux cas exceptés, et s’il ne s’agit que d’une assistance pareille, dans son principe et dans sa nature, à tous les secours que le Saint-Esprit accorde au fidèle, alors nous dirons que la promesse de cette assistance n’interdit pas l’emploi des moyens humains, ou que si l’emploi des moyens humains accuse notre foi dans ce cas, il l’accuse dans tous. Il faudrait ne se pourvoir ni d’habits ni de nourriture, parce qu’il est écrit: Ne soyez point en souci de ce que vous mangerez, ni de ce que vous boirez, ni de quoi vous serez vêtus ; car votre Père céleste sait que vous avez besoin de tout cela. (Matthieu 6.25, 32)

Encore cette fois nous renverrions beaucoup plus haut le reproche de contradiction ; mais le reproche ne va nulle part ; l’emploi des moyens humains n’exclut ni la nécessité du secours d’en haut, ni le sentiment de cette nécessité. C’est le marteau et la truelle en main que l’ouvrier dit à Dieu : Si l’Éternel ne bâtit la maison, ceux qui la bâtissent y travaillent en vain. (Psaume 127.1) Ce marteau et cette truelle sont les premiers dons de Dieu, les premiers témoignages de sa bonté, les premiers sujets de notre reconnaissance. La force et la volonté d’agir sont une première avance du divin prêteur. Nous ne disons pas : « Travaillez, quoique Dieu produise en vous le vouloir et le faire ; » mais, avec l’Apôtre : Travaillez, parce que Dieu produit en vous le vouloir et le faire. (Philippiens 2.12, 13)

On a dit que la sagesse chrétienne est d’être tranquille comme si Dieu faisait tout, et d’agir comme s’il ne faisait rien. Disons mieux ; disons qu’il fait tout. Il nous a faits, nous qui faisons ; il fait en nous la volonté de faire ; il fait par nous tout ce que nous faisons ; mais il le fait par nous et ne veut pas le faire autrement. Après avoir beaucoup agi, nous n’en sommes pas moins appelés à dire comme Paul : Nous ne pouvons rien penser de nous-mêmes comme de nous-mêmes. (2 Corinthiens 3.5) Où est la contradiction ?

On cite encore : Christ m’a envoyé pour annoncer l’Évangile, non avec des discours de la sagesse humaine, de peur que la croix de Christ ne soit annulée (ou rendue inutile). (1 Corinthiens 1.17)

Les discours ou les raisonnements de la sagesse humaine, repoussés par saint Paul, doivent l’être par tout prédicateur quand il s’agit d’annoncer Jésus-Christ ; car la sagesse humaine, puisant dans son propre fonds, ne trouve pas Jésus-Christ. Prendre pour point de départ la sagesse humaine, pour qui la croix est une folie, c’est répudier cette folie, qui est pourtant la doctrine salutaire. Mais la réflexion, la méthode, l’art en un mot, n’ont rien de commun avec la sagesse humaine dont il est ici question. Le plus habile des prédicateurs, le plus sage quant à l’art, peut abonder dans le sens de la folie de Dieu, de même que le plus étranger à cette divine folie peut manquer absolument d’art.

Notre religion, dit Pascal, est folle en regardant à la cause effective ; et sage, en regardant à la sagesse qui y prépare.
Elle peut donc être sage aussi dans la partie des préparatifs qui nous est confiée. Elle n’est même folle en aucun sens, sinon pour les fous, dont, il est vrai, le nombre est grand. Pourquoi donc n’appelons-nous pas folie le moindre mouvement de charité ? Il est aussi au-dessus ou en dehors de la raison, dont tous les efforts ne sauraient en rendre compte.

Saint Paul, qui récuse la sagesse humaine, n’a pourtant pas abjuré l’art et quoique sa rhétorique ne puisse pas être en tout ni toujours proposée pour modèle, combien de parties de cette rhétorique sont exemplaires pour tous les temps ! Le Saint-Esprit peut la lui avoir enseignée, soit ; mais enfin il la lui a enseignée. Nous qui n’avons pas le même maître, ne négligeons pas l’art qu’il a enseigné à saint Paul.

Mais on nous oppose un autre passage : Pour moi, dit saint Paul aux Corinthiens, quand je suis venu parmi vous, je n’y suis point venu pour vous annoncer le témoignage de Dieu avec des discours éloquents ou avec une sagesse humainej ; car je n’ai pas jugé que je dusse savoir autre chose parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. (1 Corinthiens 2.1-2)

j – Littéralement : « En éminence de paroles ou de sagesse. »

Ce que Paul dit ici, chaque prédicateur doit le répéter, ces mots sont la devise du prédicateur chrétien. Il ne doit savoir que Jésus-Christ. Cela signifie que, pour lui, il n’y a point d’autre nom qui ait été donné aux hommes par lequel ils doivent être sauvés. (Actes 4.12) Voilà le sens ; car, du reste, saint Paul savait beaucoup d’autres chosesk. Quant à l’éloquence et à la philosophie, il ne s’est pas piqué de briller par ces côtés ; mais il a employé toutes les forces qui étaient à sa disposition à être clair, persuasif, concluant. Toutes les parties essentielles de l’orateur se retrouvent chez lui. S’il est quelquefois inculte et néanmoins puissant, irez-vous en conclure qu’il est puissant parce qu’il est inculte ? Ne vous suffit-il pas de dire que ce qu’il y a d’inculte en lui fait d’autant plus ressortir sa puissance ? Soyez incultes comme lui (non pas pourtant de dessein prémédité, car il n’y aurait pas de préméditation plus absurde) ; soyez incultes comme lui, mais poussez un argument comme lui : nous serons contents. Mais si pour l’imiter, ou plutôt pour le parodier, vous vous faites barbares, tenez-vous bien pour dit qu’il n’y a rien d’essentiellement commun entre la barbarie et la force. L’affaire est d’être forts ; arrivez là par le chemin qui vous plaira le mieux ; si l’instinct tout seul vous rend éloquents, j’entends d’une éloquence liée, soutenue, instructive, nous vous ferons grâce de l’art ; nous ne tenons pas au plus long chemin pour sa longueur même ; nous serons content pourvu que vous arriviez ; mais arriverez-vous ? c’est une question, ou plutôt ce n’en est pas une. Ferez-vous aussi bien en travaillant au hasard, avec des forces éparpillées, qu’en les concentrant ? Le foyer sera-t-il aussi chaud si vous n’avez pas eu soin de ramasser en un brasier les charbons disséminés, qui s’éteignent et noircissent dans leur isolement ? Ferez-vous aussi bien sans méditer qu’en méditant, sans choisir qu’en choisissant, sans combiner qu’en combinant ? Or, tout ceci, c’est l’art, et l’art n’est point autre chosel.

k – Sur l’idiotisme de saint Paul, voyez Chrysostome. De Sacerdotio, chapitre VI

l – Voir Fénelon, Dialogues sur l’Eloquence, Dialogue III. Nous reproduisons ici, d’après un manuscrit antérieur, la première forme donnée par M. Vinet à sa réponse à l’objection tirée de 1 Corinthiens 2.1-2 : « Savoir Jésus-Christ crucifié, c’est en effet la science du prédicateur, et même, en fait de religion, sa seule science. En fait de religion, disons-nous ; car, du reste, Paul n’est point ignorant, ne tient point à le paraître, et fait un usage abondant de son savoir. L’Apôtre s’explique fort bien là-dessus dans les versets suivants, où il oppose ce mystère, que Dieu seul pouvait révéler, aux imaginations de la sagesse humaine, qui ne peuvent atteindre au secret de Dieu. – Voilà quant à la science. Pour ce qui est de l’éloquence, il lui dénie, en tant qu’éloquence, le pouvoir de créer la foi (verset 5). Le grand œuvre de la conversion ne peut avoir son principe et sa raison que dans la nature même du fait qu’annonce l’apôtre, Jésus-Christ crucifié ; et faire accepter celle vérité n’appartient qu’à la puissance de Dieu. (Ibidem.) Mais si ce fait est bien propre à inspirer l’éloquence, comment le prédicateur ne s’appliquera-t-il pas à lui rendre ce qu’il en reçoit ? Comment ne s’efforcera-t-il pas d’en multiplier les faces, de le rendre sensible à la conscience de tous, de faire appel à la nature humaine pour en faire reconnaître la nécessité ? Comment y parvenir sans médiation ? Comment arriver à la plus grande force possible de l’argument sans combinaisons ? Comment trouver ces combinaisons sans avoir observé la nature humaine, et découvert les sentiers les plus directs et les plus sûrs pour arriver jusqu’au centre de l’âme ? – Si vous refusez à tout cela le nom d’art, vous en êtes les maîtres, et nous ne disputerons pas sur si peu de chose. Adoptez les moyens, et donnez-leur le nom que vous voudrez. »

Séparée de l’art, c’est-à-dire jusqu’à un certain point séparée d’elle-même, la vérité a pu produire de grands effets ; quelques mots partis du cœur peuvent valoir, dans l’occasion, le sermon le mieux composé. Mais si vous prenez la grande majorité des cas, l’ensemble de la prédication, et son caractère fondamental, qui est l’enseignement, vous verrez qu’elle ne peut procéder par boutades ni par inspiration, et qu’elle réclame le secours de l’art.

On se fait, dans toute cette matière, une grande et dangereuse illusion. On nie l’art dans l’intérêt de la religion ; c’est à la religion qu’on prétend renvoyer le prédicateur ; mais que fait-on réellement ? on le renvoie à la nature, en le renvoyant à ses premières inspirations. Car qui lui assure que ses premières inspirations seront les plus religieuses, ou même qu’elles seront religieuses ? J’ose dire que l’analogie chrétienne parle contre cette méthode ; car la religion elle-même est une œuvre d’art, et elle consacre, dans la sphère la plus haute, les droits et la dignité de l’art ; la religion ne se fie pas à notre premier mouvement, à notre premier regard ; elle fait continuellement appel à la pensée, à la réflexion ; elle récuse l’instinct. En méprisant l’art, nous agissons donc dans l’esprit et dans le sens de la nature, plutôt que dans l’esprit et dans le sens de la religion.

Un enthousiasme généreux a pu mettre en circulation les maximes que nous avons combattues ; mais la paresse les a interceptées. C’est elle qui les exploite. Qui oserait le nier ? Le zèle aussi, j’en veux bien convenir, s’en prévaut et les applique. A-t-il raison en cela ? Ces maximes lui sont-elles nécessaires ? C’est ce que nous aurons occasion d’examinerm.

m – Voir IIIo partie, chapitre I, De l’élocution en général.

Nous nous tournons maintenant vers ceux qui sont disposés à trop attendre de l’homilétique, mais d’abord vers ceux qui attendent trop d’un enseignement d’homilétique. Car quand même l’homilétique, ou la théorie de l’éloquence ecclésiastique, serait capable de créer l’éloquence, il ne s’ensuivrait pas qu’un cours d’homilétique, fût-ce le meilleur qu’on pût entendre, et fût-ce le mieux écouté, pût faire à lui seul un prédicateur éloquent.

Un cours, ou un enseignement régulier d’homilétique, est nécessaire, puisqu’il rassemble et coordonne sous les yeux de l’étudiant une quantité d’idées et de faits que l’étudiant, en général, ne peut rassembler. Ce cours donnera de l’objet de l’art, de l’art lui-même, de son étendue, une idée qu’il est nécessaire d’avoir d’avance, puisque la pratique, dont nous reconnaîtrons plus tard la nécessité, ne donne pas une notion d’ensemble, et ne peut remplacer la méditation des principes. – Il faudrait une organisation bien rare, et des circonstances bien rares aussi, pour que la seule pratique nous enseignât tout l’art. Si les faits réagissent beaucoup sur les idées, les idées éclairent d’avance les faits : or ces idées, c’est l’homilétique.

Mais le professeur n’est pas un de ces chemins qui marchent et qui portent où l’on veut allern ; ce n’est pas un fleuve, mais seulement un chemin.

n – Pascal, Pensées.

Un cours quelconque, mais surtout un cours de la nature de celui-ci, n’a été vraiment donné que lorsqu’il a été reçu. Et ceci est plus que passif ; c’est un fait de volonté : apprendre, c’est prendre.

Proprement, que donne le professeur ? Non la science, mais des directions pour se la faire à soi-même. Ce n’est pas ici que vous apprenez ; vous y apprenez à apprendre.

Observez de plus que si, dans un sens, l’art est un, il ne l’est pas dans tous les sens ; il se multiplie avec les individus ; il s’individualise en chacun. La question qui se posera un jour devant vous, ne sera pas : Que doit-on faire ? mais : Que dois-je faire ? Dans cette période préparatoire, le discours oratoire peut vous apparaître comme un but ; dans l’activité du ministère, ce ne sera qu’un moyen d’atteindre un but actuel, dans une occasion qui ne ressemblera exactement à aucune autre. Le professeur répond à la question : Que doit-on faire ? Il ne répond pas à la question : Que dois-je faire ? Lui-même est obligé de faire abstraction de son individualité : il enseigne l’art de tout le monde, non le sien.

Le professeur que vous écoutez, le rhéteur que vous lisez, ne peut pas vous faire cette rhétorique individuelle ; elle est toujours à faire par chacun.

Mais s’il ne faut pas se reposer trop entièrement sur le cours qu’on entend, il ne faut pas non plus accorder une trop grande confiance a l’homilétique elle-même, c’est-à-dire aux idées abstraites de l’art. Je les appelle abstraites, parce qu’elles s’isolent du sujet, de la circonstance et des idées concrètes, de la substance même du discours.

Je pourrais opposer cette fois à l’art le talent ; à l’art, qui est le talent acquis ou développé, le talent, qui est l’art natif, spontané, intuitif, l’art en germe ; et dire qu’aucune théorie ne peut ni donner le talent, ni le suppléer ; mais ceci m’importe moins. Je tiens davantage à opposer la théorie, ou les idées abstraites de l’art, à la substance même de cette éloquence que l’art prétend gouverner. Ne l’oublions pas : l’éloquence est d’abord dans les choses ; dans un sens, elle est tout entière dans les choses, d’où nous ne faisons que la dégager. L’éloquence n’a pas une existence à elle, indépendamment des choses ; quand vous avez mis de côté la vérité, la beauté des objets, et les sentiments qui y correspondent dans l’âme de l’orateur, je demande ce qui vous reste, si ce n’est la logique et la psychologie, dont l’éloquence n’est qu’un emploi plus ou moins heureux. Ce qui est éloquent essentiellement, ce n’est ni la psychologie, ni la logique : c’est la vérité, c’est l’âme.

Voilà un premier point. L’éloquence est substantielle ; par là même elle est actuelle, parce que si l’abstrait n’est d’aucun temps, ni d’aucun lieu, la substance appartient au temps et à l’espace : elle est actuelle. Par cela même que les choses sont en première ligne, le moment et le lieu comptent pour quelque chose ; l’orateur a quelque chose à apprendre d’eux. Il serait mal inspiré s’il prenait l’art pour une chose finie en soi, absolue et indépendante des circonstances, comme une forme réglée une fois pour toutes, ou un immuable programme ; s’il ne se disait pas que la tâche renaît nouvelle chaque fois et pour chacun, et que, comme il y a un art général de faire un discours en général (discours qui n’existe pas), il y a un art pour faire le discours d’aujourd’hui, un art pour faire celui de demain. L’homilétique du cabinet doit laisser une place à celle du temple et de la paroisse.

L’éloquence est une affaire. Or ce qui est affaire ne s’apprend pas par abstraction. Le commerce seul apprend le commerce ; on apprend la politique dans le maniement des affaires, et la vie en vivant.

Les règles sont le résumé, la généralisation des expériences particulières. Une règle ne met pas précisément en état de faire ; elle n’a pas une vertu active, elle n’inspire pas, elle ne communique substantiellement rien : elle avertit. Les règles ne sont pas pour cela peu utiles : elles aident à voir, elles préservent de voir mal, elles abrègent le temps et l’incertitude du tâtonnement ; elles sont, si l’on veut, une expérience anticipée, composée de l’expérience d’autrui et de quelques raisonnements a priori. Nous vivons de ces épargnes, comme l’enfant vit du bien de son père, jusqu’à ce que nous puissions gagner notre vie, et elles nous mettent en état de la gagner ; c’est-à-dire que les règles nous apprennent à nous faire des règles.

Il y a même réaction ; car si les règles (ou les généralisations, les idées abstraites) nous aident à voir les faits, ceux-ci, à leur tour, nous donnent le vrai sens des règles, et nous en mesurent la portée.

Il peut être dangereux d’accorder aux règles une valeur trop absolue et de laisser captiver son esprit par elles ; il faut du moins les rapporter toujours aux principes plus généraux dont elles émanent ; il faut maintenir toujours ouverte et libre cette communication entre les principes et les règles, comme aussi entre les règles et les faits. Les principes, les faits, voilà notre lumière ; les règles sont un lien entre les principes et les faits ; mais il faut que ce soit un lien vivant. Une règle qui ne touche pas sans cesse par ses deux extrémités aux principes et aux faits est une formule vaineo.

o – Voyez Reinhard’s Gestœndnisse, page 51 ; et page 45 de la traduction publiée en 1816, par M. Jean Monod, sous ce titre : Lettres de F.-V. Reinhard sur ses études et sa carrière de prédicateur- Paris, 1816.

Pour ce qui est des modèles, dans quel esprit faut-il les étudierp ? Il en est du beau comme de la vertu ; ni l’un ni l’autre ne se copient ; ils s’imposent, l’un au goût, l’autre à la conscience ; ils n’ont qu’à se montrer ; c’est par la contemplation de ces types qu’on leur devient, conformeq. Cela n’exclut pas la réflexion ni l’analyse ; regarder n’empêche pas de voir. Mais les beautés ne se transportent pas toutes faites ; et l’on ressemble d’autant moins aux modèles qu’on veut davantage leur ressembler. C’est tout simplement, ou surtout, une contagion à laquelle il faut s’exposer. L’admiration est féconde.

p – Barante ; Mélanges, tome II, page 374 et Herder’s Briefe, etc. Lettre XLI.

q – Nous deviendrons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est.

(1 Jean 3.2)

Et quels modèles ? Non pas seulement les sermons, mais tous les discours oratoires ; non pas seulement tous ceux-ci, mais l’éloquence partout où elle se trouve, l’éloquence non oratoire ; l’éloquence de la narration comme celle du raisonnement ; l’éloquence dans les genres les plus divers, afin d’en avoir l’idée la plus générale, la plus pure, la moins conventionnelle ; – non seulement l’éloquence toute faite, mais ce dont se fait l’éloquence. L’éloquence toute faite pourrait bien mettre la vôtre à la porte.

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