Homilétique

Le texte même

Nous ne sommes pas encore sortis du vestibule de la question, il faut pénétrer plus avant. Toutes les règles que nous venons de donner ne sont pas une garantie suffisante ; il faut ajouter que notre texte n’est tiré de la Parole de Dieu que quand nous lui donnons le sens qu’il a dans l’intention de l’auteur sacré. Ne nous occupons pas de la tâche du traducteur, quoique nous ayons supposé que tout prédicateur est aussi traducteur ; ne considérons que le prédicateur. [Pour arriver à une parfaite intelligence du sens d’un passage, il faut qu’il examine d’abord le texte même, puis le contexte.].

– Il y a à constater, dans chaque passage, le sens verbal ou extérieur, et le sens intérieur.

Sens extérieur du texte

Le premier est ce qu’on appelle communément la signification, l’idée que portent immédiatement les signes dans l’esprit, indépendamment de toute considération ultérieure, je veux dire étrangère aux éléments philologiques dont le passage est composé. – Le second est l’idée qu’au moyen de ce sens extérieur, l’auteur du passage a voulu communiquer à l’esprit du lecteur ; en sorte que la première idée obtenue n’est à l’égard de la seconde que ce que les mots ont été à l’égard de la première. – La clef du premier sens est la connaissance des mots ; la clef du second est la connaissance des choses. Pour ne pas errer sur le sens que nous appelons extérieur, il faut avoir une idée précise de la langue des auteurs, je veux dire de la valeur des signes et des formes de cette langue, comparés aux formes et aux signes correspondants de notre propre langue. En d’autres termes, il faut savoir à quel taux il faut prendre les mots principaux, qui reviennent le plus souvent et entrent dans les passages les plus importants.

Il y a, dans la langue de la Bible, un certain nombre de mots qu’on peut dire capitaux, et dont le sens, exactement saisi, devient la clef de la Bible. Si l’on s’arrête purement et simplement à la signification usuelle des termes au moyen desquels le traducteur a rendu de tels mots dans notre langue, on court grand risque de commettre de graves erreurs. Ainsi en est-il des mots crainte, chair, âme, cœur, foi, justice, intelligence, insensé, lumière, juste, homme de bien, méchant, vertu (2 Pierre 1.5). Le traducteur vous a traduit les mots ; il faut vous traduire à vous-même les idéesx. Le prédicateur, ou plus généralement l’exégète, aura ici deux choses à considérer, qui n’en sont qu’une peut-être, le caractère, les mœurs de la langue, – et la philosophie du peuple. [Parlons d’abord du premier point.]

x – Ce n’est pas au traducteur à expliquer ou à commenter. Il doit rendre les expressions de l’original, et en conserver, sans s’embarrasser des conséquences, les duretés, les obscurités, le caractère paradoxal ; il ne doit pas reculer devant des métaphores qui sembleront étranges parce qu’elles sont étrangères. (« Vinum dat cornua pauperi. » Voyez le mot corne, 1 Samuel 2.10 et Psaume 112.9.) Cependant il y a ici même une limite. Ces métaphores, par exemple, sont éteintes dans le langage du texte ; elles se raniment dans la traduction, et exagèrent par là-même la pensée de l’original. Cette dépréciation des signes du langage a lieu dans tous les idiomes, et nous explique pourquoi nous recevons, à certains égards, une impression plus vive des ouvrages écrits dans une autre langue que de ceux de la nôtre. Nous sommes même induits en erreur sur la force de l’expression. Il faut quelque temps au Français qui lit des livres anglais pour réduire à sa juste valeur l’adjectif anxious, qui ne signifie ni angoissé, ni anxieux, mais simplement désireux ou curieux.
– Il y a ensuite des locutions dont la reproduction exacte produirait, sans aucun profit, un effet étrange. Comment traduire littéralement une phrase comme celle-ci : ου παραγγελία παρηγγείλαμεν ? (Actes 5.28) Cependant on aurait tort de ne pas traduire moth tthamnouth, Genèse 2.17, par : « Tu mourras de mort. ». Serait-ce une règle sûre que de traduire toujours le même mot par le même mot ? Cela n’est ni sûr ni rationnel. Il ne faut pas se flatter d’être d’autant plus fidèle qu’on sera plus littéral ; souvent on le sera moins ; cela se comprend aisément.
– Nous sommes loin de posséder une traduction exacte, et si, pour avoir la Parole de Dieu, il faut avoir la lettre de cette parole, nous ne possédons pas la Parole de Dieu.

Les mêmes mots, les mêmes formes ont une valeur autre dans une langue où domine l’esprit de synthèse et dans celle que distingue un esprit analytique. [La langue synthétique est celle de la poésie pure ; l’analytique, celle de la prose pure. Ni l’une ni l’autre n’existent. L’analyse domine dans notre langue, et la synthèse dans celle des auteurs sacrés.

[Une langue synthétique semble avoir pour caractère d’établir des communications entre toutes les idées qui en sont susceptibles, de façon que la langue tout entière devient une ligne continue. L’analyse classe et distingue avec toujours plus de précision : chaque signe prend un domaine circonscrit, dont il lui est interdit de s’écarter. Des mots qui étaient fort élastiques avant le règne de l’analyse, finissent par rentrer dans leur coquille. C’est en ce sens que Bossuet a dit du style de Calvin qu’il est triste, c’est-à-dire nu, austère.

Tout est ainsi de plus en plus réglé dans les langues ; on ne laisse plus rien à l’arbitraire ; elles deviennent constitutionnelles ; et si cette différence ne nous échappe pas dans notre propre langue, en la prenant à deux siècles de distance, combien ne sera-t-elle pas plus frappante encore entre le français et l’hébreu !] Lorsqu’on a affaire à un livre écrit dans une langue poétique, où la synthèse domine, on doit tenir compte des habitudes de cette langue.

Une langue poétique, c’est-à-dire parlée par un peuple poétique, se plaît tour à tour à diminuer et à augmenter, pour laisser à l’imagination du lecteur le plaisir de faire une partie du chemin, d’ajouter ou de retranchery. [La Bible est remplie de ces façons de parler, et on en a souvent abusé.].
Elle aime tour à tour à rendre absolu ce qui est relatif, et relatif ce qui est absoluz.
Elle généralise ce qui est particulier et particularise ce qui est général, prenant le devoir tantôt à son sommet, tantôt à sa basea. Elle ne sépare pas d’une manière tranchée les notions qui se touchent: méchant et insensé ; dire et faire ; connaître et éprouver ; regretter et se repentir ; se repentir et changer de dessein ; oublier et trahir ; juger et condamner. Elle prend le sentiment pour l’acte et réciproquement. Elle se plaît aux consonnances d’idées, aux synonymies, à la symétrie, au parallélisme, à procéder par couples ou par paires d’idéesb.

y – Exemples :

z – Exemples :

a – Exemple :

b – Exemples :

Nos langues modernes ne sont pas étrangères à ce procédé : Périls et risques ; mort et martyre ; crainte et tremblement ; us et coutumes ; par voie et par chemin ; voies et moyens. – Voyez sur ce caractère de la langue biblique Herder Hebr. Poésie, tome I, page 23, et Pétavel, La fille de Sion, page 76.

Elle classifie sans intention scientifique. – Crée en moi un cœur net, et renouvelle au dedans de moi un esprit droit. (Psaume 51.12.) [L’Ancien et le Nouveau Testament abondent en exemples pareils. On trouve fréquemment chez les prophètes et chez les apôtres des séries de substantifs ou d’adjectifs qu’on a prises bien à tort pour base de divisions de discours.]

Elle aime à jouer sur les sons, caractère qui se retrouve d’ailleurs en quelque mesure dans toutes les languesc.

c – Exemples en français : Ni feu ni lieu ; sans foi ni loi ; peu et paix.
Kempis dit : Via crucis, via lucis.
Les paronomases ou assonances sont communes dans l’Écriture : Tohu vabohu (Genèse 1.2) ; Kéréthi vépéléthi (2 Samuel 8.18.)
– En grec : Romains 1.29 ; Hébreux 5. 8

Tel est le langage de la Bible, et encore chacune des époques qui y sont représentées, chacun des auteurs qui en font partie, a son style particulier. [Il faut même aller plus loin et comparer non seulement les mots d’un auteur avec ceux d’un autre, mais encore ceux d’un même auteur entre eux.] Le mot foi n’a pas toujours la même signification chez le même auteur. Tantôt il a un sens abstrait (Hébreux 11.1), tantôt un sens concret ; ici il a un sens intellectuel, ailleurs un sens morald. Je ne parle pas des cas où le mot foi ne signifie rien de tout cela, mais tout simplement persuasion.

d – Comparez :
– 1 Corinthiens 13.2 : la foi jusqu’à transporter les montagnes, et Jacques 2.20 : la foi sans les œuvres est morte ;
– Philippiens 2.17 : l’offrande de votre foi, et Colossiens 2.5 : la fermeté de votre foi ;
– Jacques 1.7 : l’épreuve de votre foi, 1 Thessaloniciens 3.10 : ce qui peut manquer à votre foi ;
– Hébreux 13.7 : Imitez leur foi, et Jacques 1.6 : Qu’il la demande avec foi.

[Pour ne pas errer sur le sens extérieur des textes dont il fait usage, il faut, avons-nous dit, que le prédicateur considère avec les mœurs et le caractère de la langue qui les lui fournit, la philosophie du peuple qui l’a parlée, les habitudes de sa pensée, la classification de ses notions diverses. Pour tout cela l’étymologie des mots pourra lui être d’un grand secours. Une langue est le produit d’une foule de choses : les pensées intimes d’un peuple, ses croyances, sa religion, son histoire, sa vie sociale et politique, les conditions extérieures dans lesquelles il se trouve placé s’y reflètent comme dans un miroir. Toute la vie extérieure et intérieure d’un peuple est dans sa langue. Que les habitudes de la pensée soient profondément modifiées, la langue en ressentira immédiatement le contre-coup. Le christianisme a, dans un sens, corrompu le latin ; il l’a fait sortir de sa sphère ; il l’a obligé à exprimer une vie qui lui était originairement étrangère. À mesure que les hommes se sont convertis, ils ont converti leur langage. Un Romain ne retrouverait certes pas sa langue dans le latin de l’Église, et il ne pourrait même le comprendre qu’à la condition de devenir chrétien. Une religion peut créer une philosophie du langage : nos langues modernes sont chrétiennes.]

À moins d’avoir fait ce travail et fixé les principes de cette réduction du langage biblique, on ne peut être assuré d’avoir pris un texte dans son vrai sens.

Le vrai but, dans cette affaire, n’est pas tant d’obtenir plus de précision, que de se garder d’en avoir trop. – Remarquez que c’est cette précision ou ce littéralisme qui a donné lieu au dogme de la présence réelle : Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme, et si vous ne buvez son sang… (Jean 6.53) – Cette rigueur mal placée de l’interprétation a donné lieu à bien des hérésies, qui ne dérivent que du littéralisme. Il faut prendre garde, en nous récriant contre cette rigueur, de n’y pas tomber.

Une langue moins vague, des expressions moins flottantes donneraient lieu, dit-on, à moins de doutes et de disputes. Mais où est cette langue parfaitement précise ? car il ne faut rien de moins quand une fois on a posé cette règle. Un flot est distinct du flot qui le suit ; mais comment les séparer ? Cette langue n’existe pas ; si elle existait, ce ne serait pas une langue humaine. Elle n’exprimerait que des abstractions. Elle n’exprimerait pas les choses de l’âme. Elle serait la plus parfaite des philosophies, la philosophie définitive, mais elle ne serait pas une parole.

Nous savons bien les extravagances dont le langage de la Bible a été le prétexte ; savons-nous celles dont un langage tout différent pourrait fournir l’occasion ?

Sans doute que, sans avoir la précision idéale dont nous avons parlé, le langage de la Bible pourrait être plus précis. Il pourrait l’être assez pour ne rien donner à faire, je ne dis pas à la raison, mais au cœur et à la conscience ; mais précisément c’est ce que Dieu n’a pas voulu.

« On se fait un sujet de scandale de ce que la Bible n’a pas été rédigée de manière à rendre les divisions impossibles… Nul doute que celui qui a fait la Bible n’eût pu donner en sa place un symbole, et le plus parfait de tous les symboles… Mais pourquoi l’aurait-il donné ? Pour que l’homme ne fût point obligé d’entrer immédiatement et par tout, son être en rapport avec lui ? Pour que la précision rigoureuse et la concentration des idées de la religion le dispensât de faire, dans cette étude, aucun usage de sa conscience ? Pour que rien ne mît à l’épreuve sa droiture et sa candeur ? Pour qu’il reçut tout fait le vrai sens de la Bible et qu’il ne s’employât point à le déterminer ? En un mot, pour qu’il restât passif là où il importe le plus que son activité, sa liberté se déploient, et que sa responsabilité soit engagée ? Dieu soit loué de ce qu’il n’en est pas ainsi, et de ce que tout homme est à la fois capable et obligé de trouver, à travers toutes ces phases, à travers tous ces faits, à travers toutes ces personnalités dont se compose la Bible, cette vérité générale et éternelle qui ne se présente à lui dans la Bible qu’avec un caractère en quelque sorte occasionnel, sous la forme d’une application et toujours mêlée à quelque événement ou à quelque vie ! Dieu soit loué de ce que son livre n’a pas la clarté d’un symbole, de ce qu’on n’est pas forcé de le bien comprendre, et de ce qu’on peut donner plusieurs sens à sa parole! Dieu soit loué d’avoir laissé une part à notre activité dans l’acquisition de la foi, et de ce que, voulant que notre croyance fût une action, il n’a pas ajouté à la Bible, suffisante pour les cœurs simples, le dangereux appendice d’un symbolee ! »

e – Vinet se cite ici lui-même : voir Revue suisse, année 1839, pages 26 et suivantes.

Voilà ce que nous avions à dire sur la détermination du sens verbal. Celui qui aura pris toutes ces précautions, ne sera sans doute pas disposé, après avoir fermé une source d’erreurs, à en rouvrir une autre, c’est-à-dire à fixer arbitrairement le sens intérieur du texte, [c’est-à-dire l’intention de l’auteur.] Cependant, il faut que nous en parlions aussi.

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