Homilétique

Argumentation simple et combinée (ou graduée)

Nous ne distinguons pas ici entre les formes purement extérieures du raisonnement, ou les figures de logique, telles que le syllogisme, l’enthymème et le dilemme : le syllogisme, forme idéale, qui se reproduit bien rarement ; l’enthymème, qui est la plus fréquente ; le dilemme, forme vraiment oratoire. Les formes que nous avons en vue sont moins extérieures, et affectent davantage le fond même de la pensée. Cela posé, nous distinguons :

  1. La preuve a priori ou descendante, qui, du principe donné, descend à la conséquence, qui prouve le fait par sa cause ou par sa nature, et la preuve a posteriori ou ascendante, qui, de la conséquence connue, s’efforce de remonter vers le principe, qui prouve le fait par les effets. – Je prouve a priori que le mensonge est odieux à Dieu, parce qu’il est un Dieu de vérité, je le prouve a posteriori par les manifestations que Dieu a données de son horreur pour le mensonge. Je prouve a priori que l’avarice est idolâtrie, par la nature même de l’avarice, et je le prouve a posteriori par ses effets, qui sont les mêmes que ceux de l’idolâtrie proprement dite. Je prouve a priori que les mauvaises compagnies sont funestes, parce que tout ce qui leur est propre doit porter au mal, et je le prouve a posteriori par des exemples. – Il a été aidé de Dieu, car il l’avait demandé ; ou bien : Il a été aidé de Dieu, car il a fait une chose qui ne peut se faire sans Dieu.

  2. L’argumentation analytique et l’argumentation synthétique. Selon la première forme, j’énonce la vérité que je veux prouver, et en la décomposant soit dans ses parties, soit dans ses effets, je la prouve ; – selon l’autre méthode, je forme peu à peu cette vérité des éléments qui entrent dans sa composition.

Le dernier procédé n’est guère propre à la chaire. Il est certain que, quand il ne s’agit que d’exercer sur l’intelligence une espèce de contrainte, quand on n’a d’autre but que de réduire un adversaire au silence, cette méthode, à laquelle Socrate a laissé son nom, peut être employée fort convenablement. Nous la retrouvons dans plusieurs des paroles de notre Seigneur ; mais il est intéressant de remarquer qu’il s’en sert pour confondre des adversaires de mauvaise foi, plutôt que pour instruire des auditeurs bien disposés. Ce qu’elle a de captieux, d’insidieuxj, s’adapte parfaitement aux dispositions d’un esprit destitué de bienveillance et de sincérité, qui ne manquerait pas de se roidir contre la vérité, si elle lui était présentée de premier abord. Une telle méthode n’est point, sous ce rapport, nécessaire au prédicateur. Il ne peut considérer ses adversaires comme des auditeurs de mauvaise foi, comme des ennemis qu’il s’agit d’envelopper dans des filets habilement préparés. Leur présence dans le temple révèle chez la plupart d’entre eux autre chose que des dispositions malveillantes ; ceux qui en auraient de semblables ne pouvant être discernés dans l’assemblée ni personnellement pris à partie, ne peuvent être confondus, puisqu’ils n’ont point attaqué, ni réduits au silence, puisqu’ils ne l’ont point rompu. Le dessein du prédicateur est d’ailleurs révélé ou trahi par son texte. Et enfin, ce moyen n’est pas le meilleur pour désarmer la malveillance. Il faut témoigner de la confiance même à ceux qui ne la méritent pas. – Ajoutons que cette méthode exclut presque nécessairement l’éloquence.

j – Ce n’est pas le cas de dire : Dolus an virtus quis in hoste requirat ? (Virgile, Enéide II, 390.)

Sous ces différentes formes l’argumentation est simple ou élémentaire, lorsque, avec plus ou moins de force, elle se borne à prouver la vérité d’une proposition ou la fausseté d’une autre. Les différents sentiments ou effets moraux qui peuvent résulter de la preuve, l’indignation, la joie, le courage, n’entrent point ainsi en considération. Mais lorsque la preuve se complique ou se renforce d’un autre élément, lorsque la preuve s’accentue pour ainsi dire, devient plus aiguë ou plus acérée, lorsque la vérité ou l’erreur, impersonnelles de leur nature, deviennent un fait personnel, lorsque l’adversaire se trouve placé, moins entre la vérité et l’erreur, qu’entre l’erreur et les premiers principes du bon sens ou de l’instinct, alors, l’argumentation, d’élémentaire qu’elle était, devient combinée ou graduée ; elle renferme un élément qu’elle pouvait ne pas renfermer sans cesser d’être complète. Peut-être n’est-ce guère qu’un de ses éléments essentiels qu’on met en saillie, en relief ; une pierre taillée pour pouvoir jeter plus de feux.

La première des formes de l’argumentation combinée est la réduction à l’absurde, ou au contradictoires ou à l’odieux.

Tout raisonnement est implicitement une réduction à l’absurde, puisqu’il doit toujours, s’il est juste, réduire l’auditeur ou à en accepter les conclusions, ou à nier quelque vérité d’évidence et de sens commun. C’est toujours là qu’on cherche à nous amener, c’est à cette extrémité qu’on nous pousse. La réduction à l’absurde ne devient donc une forme particulière de l’argumentation que lorsque, adoptant par supposition la thèse qu’on dénie, on en tire tout ce qu’elle contient, c’est-à-dire son objet même, ou son principe, ou ses conséquences. C’est obliger l’erreur à se réfuter elle-même. C’est employer le cygne à couver les œufs du vautour ou du corbeau. C’est laisser l’ivraie croître jusqu’à la moisson, afin qu’on voie par l’épi ce qu’était la semence.

Une manière fort simple et abrégée de réduire à l’absurde, c’est de ramener l’idée à sa plus nue expression ; c’est, écartant le prestige des mots, de nommer l’objet par son vrai nom ; mais qu’est-ce que son vrai nom ? On peut n’être pas d’accord là-dessus, et l’abus du moyen peut être fort grand.

Qu’est-ce qu’un trône ? disait Napoléon ; un morceau de velours tendu sur quatre morceaux de bois.

La périphrase qu’on oppose au vrai nom, est souvent le vrai nom. Voltaire fait dire à un quaker :

Notre Dieu, qui nous a ordonné d’aimer nos ennemis et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, avec un bonnet haut de deux pieds, enrôlent des citoyens en faisant du bruit sur une peau d’âne bien tendue.

Tout l’artifice des Lettres Persanes tient à faire nommer et décrire les choses par gens qui n’en savent pas les noms de convention et les notions courantes ; [le pape y paraît sous la dénomination de muphti, le moine sous celle de derviche.]

On comprend que ce moyen n’est guère propre à la chaire.

La forme la plus régulière et la moins suspecte consiste à montrer les caractères de l’objet, ses principes et ses conséquences. Diogène faisait une réduction à l’absurde, en action, lorsqu’il jetait devant Platon un coq plumé. Il ne faut souvent que plumer le coq, c’est-à-dire dépouiller l’objet de toutes les idées adventices qui s’y sont jointes peu à peu par l’effet du temps ; traduire un cas avec lequel l’habitude nous a familiarisés en un autre sur lequel l’habitude n’a pas encore exercé cette influence ; montrer l’identité parfaite de ce qu’on repousse avec ce qu’on accueillek.

k – Exemples de réduction à l’absurde :
a) par les caractères de l’objet : Le discours de Mirabeau sur la banqueroute.
b) par les principes ou les conséquences : Cicéron, Pro Milone, VII
Massillon, Sermon sur la Vérité d’un avenir
Massillon, Sermon sur le Respect humain
Bourdaloue, Carême
Pascal, Pensées, Partie II, Art. II
Lamennais, Importance de la religion par rapport à Dieu.

[La seconde forme de l’argumentation combinée, ou graduée, est l’argument ad hominem.] – On pourrait dire aussi que tous les arguments sont ad hominem, ou que l’argument ad hominem est compris dans tout argument, dans ce sens qu’on se prévaut contre l’auditeur de ce dont il est convenu, au moins tacitement, avec nous.

Mais ce qui constitue spécialement l’argument ad hominem, c’est de faire appel à quelque chose qu’a fait ou dit, en dehors de la discussion, la personne que nous voulons convaincre ou réfuter.

On donne vulgairement le nom d’argument ad hominem à plusieurs choses qu’il en faut distinguer. Ainsi : se référer à un souvenir personnel des auditeursl ; – créer dans l’auditeur un intérêt conforme au sens de notre conclusionm ; – arguer des mœurs de l’adversaire contre sa doctrine, opposer son opinion à son caractère. – Ceci reporte à une question générale et délicate. Une doctrine est-elle responsable du caractère de ceux qui la professent et qui la soutiennent ? Il serait insensé de dire en tout cas et absolument : Cet homme est malhonnête ; donc ses opinions sont fausses. Quand il serait vrai que la vérité même s’altère et s’empoisonne dans des cœurs corrompus, il n’en serait pas moins contraire à toute bonne logique de condamner une opinion, un principe, à cause du caractère peu honorable ou peu sûr de celui qui la professe. Il faut, au contraire, séparer ces choses. Il faut bien dire : Timeo Danaos et dona ferentes ; mais il faut voir à part l’un de l’autre l’idée et l’homme. Je dirais volontiers avec Mirabeau :

On vous a proposé de juger la question par le parallèle de ceux qui soutiennent l’affirmative et la négative… Je ne suivrai pas cet exemplen.

l – Voyez 2 Corinthiens 7.9-11.

m – Le « sans dot » d’Harpagon.

n – Mirabeau, Discours sur l’exercice du droit de la paix et de la guerre.

Cependant, quand on est convaincu qu’une doctrine est fausse, il est bien permis de juger de l’arbre par ses fruits, et de la rendre suspecte préalablement par la vie qu’elle engendre, ou de confirmer le mal qu’on en a dit par le mal qu’elle produit.

Tout ceci pourtant n’est pas l’argument ad hominem. Voici deux choses auxquelles je donne ce nom :

1. Mettre l’adversaire en contradiction directe avec des paroles qu’il a prononcées ou des actes qu’il a faits. – Entendons-nous bien. Ce moyen serait déloyal si on en abusait. Il ne s’ensuit pas de ce qu’un homme n’a pas toujours pensé une chose, qu’il ait tort de la penser aujourd’hui. Reprocher à un homme le changement, c’est bien souvent lui reprocher le progrès. S’il n’a pas dissimulé ce changement, on ne peut pas s’en prévaloir contre lui. – Mais on peut représenter à un homme ses paroles et ses actes, comme un témoignage qu’il a rendu en d’autres circonstances à la vérité qu’il repousse aujourd’hui, – en supposant qu’alors il était mieux informé, moins prévenu, dans de meilleures conditions pour bien juger. On lui rappelle souvent ainsi un souvenir honorable, qui l’exhorte et le reprend sans l’humiliero.

o – Exemples : Iphigénie à Agamemnon : « Mon père, etc. » (Racine, Iphigénie, acte IV, scène IV.)
Burrhus à Néron : « Ah ! de vos premiers ans, etc. » (Racine, Britannicus, acte IV, scène III.)
Cicéron, pro Ligario, ch. XI.
Flavien à Théodose : « Mais est-il besoin de rappeler, etc. » (Voyez Villemain, Mélanges, tome III.)
Pélisson à Louis XIV. – Péroraison du second discours au roi pour M. Fouquet. (Voir ce fragment dans la Chrestomathie française, tome II)

2. Montrer à l’auditeur que telle opinion qu’il a entraîne nécessairement celle qu’il n’a pas ; s’emparer ainsi, pour la tourner contre lui, d’une arme qu’il a fournie à son insu ou involontairement. Mais pouvons-nous le faire soit que nous partagions ou ne partagions pas cette opinion ? soit que nous la prenions ou que nous ne la prenions pas dans le sens où la prend l’auditeur ?

Lorsque, ne la partageant pas, l’emploi qu’on en ferait impliquerait qu’on la partage, on aurait tort assurément. – Mais alors, direz-vous, quel parti pouvons-nous tirer, dans l’argumentation, d’une opinion que nous ne tenons ni ne donnons pour vraie ? Celui-ci : de montrer la mauvaise foi de l’adversaire, que son opinion, vraie ou fausse, aurait dû conduire au but où nous l’attirons, mais qui n’étend pas les conséquences de son principe jusqu’au bout, ou qui l’applique à contre-sens, ou qui n’a pas pris au sérieux sa propre opinion, et ne lui a pas permis d’engendrer ses conséquencesp.

p – C’est ainsi qu’on peut s’expliquer : Matthieu 12.27 : Si je chasse, etc. ; – Luc 19.22 : Méchant serviteur, etc. ; – 1 Corinthiens 15.29 : … Que feront ceux qui sont baptisés pour les morts, si, etc. ; – Actes 17.23 : Car, en passant, etc. ; – Actes 17.28-29 : Car c’est par lui, etc. ; – Jean 7.22-23 : Moïse vous a ordonné, etc.

On remarquera, quant à l’emploi de ce moyen dans la chaire, qu’une Église n’a guère de faits ou de paroles qui lui soient distinctement propres et qu’on puisse lui opposer : l’adversaire à confondre, c’est la nature humaine.

En second lieu, l’usage de ce moyen, périlleux partout, le serait, surtout dans la chaire.

On peut regarder la parabole comme une forme d’argument ad hominemq.

q – Bel exemple fourni par Bridaine, à l’exemple du prophète Nathan. (Voir Maury, Eloquence de la chaire, XX.)

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