Homilétique

Argumentation directe et indirecte.

L’argumentation est directe quand on tire la preuve ou de la nature de l’objet, ou de ses causes, ou de ses effets, ou enfin de l’expérience et de l’autorité. Nous n’avons pas vu autre chose jusqu’à présent. – Elle est indirecte ou latérale lorsqu’on va chercher quelque fait qui ne soit ni l’objet lui-même, ni la cause, ni l’effet, mais qui, toutefois, ne puisse être admis sans qu’on admette aussi le fait qui est en question.

L’esprit humain est fait de sorte qu’il préfère souvent le reflet de la lumière à la lumière elle-même, l’écho de la voix à la voix. En nous examinant, nous verrons que, dans presque toutes les discussions, nous dérivons rapidement et sans nous en apercevoir vers la preuve indirecte. En tout genre, l’homme se soumet mieux à la contrainte indirecte ; le jugement final qui ressort d’un syllogisme est une espèce de jugement par contrainte. Je ne crois pas qu’il faille compatir sans réserve à cette inclination qui n’est pas toujours exempte de faiblesse ; je crois qu’il faut accoutumer les esprits à regarder la vérité en face, à chercher la vérité chez elle et non pas chez un tiers ; mais il importe aussi qu’on voie (et c’est le propre de l’argumentation indirecte ou latérale) de combien de côtés à la fois vient la lumière, que toutes choses concourent à prouver ce qui est vrai, que la vérité tient à tout, que toutes choses s’entre-répondent. (Proverbes 16.4) C’est à cela, comme à l’impression de surprise, que tient la vertu spéciale de l’argumentation indirecte.

Ajoutons qu’il est des sujets où l’argumentation directe est presque impossible, soit à cause de l’évidence de l’objet, soit à cause de sa trop grande simplicité ; – d’autres, au contraire, où elle est très possible et fort en placer.

r – Comme dans le sujet de la Récompense des saints. (Bourdaloue.)

Si l’on veut voir combien, en certains sujets, la preuve indirecte l’emporte sur l’autre, on peut comparer les deux sermons de Saurin et de Massillon sur la Divinité de Jésus-Christ. Dans le discours de Massillon, la preuve du dogme est tirée de l’éclat du ministère de Jésus-Christ, et de l’esprit de ce ministère, dans ce sens que tout cet éclat est un non-sens et une contradiction, et que tout cet esprit se dément lui-même, si Jésus-Christ n’est pas Dieu. – Le plan de Saurin est celui-ci :

  1. Jésus-Christ souverainement adorable et souverainement adoré selon l’Écriture.
  2. Contradiction entre ce fait et l’idée que Jésus-Christ n’est pas Dieu, puisqu’il n’y a que Dieu à qui tout ce qui précède convienne. (Ceci ne devrait pas être une seconde partie, mais la conclusion de la première ; aussi Saurin ne l’a-t-il remplie que par une discussion incidente.)
  3. Nos idées sur ce point sont parfaitement conformes à celles des temps dont l’orthodoxie est le moins suspecte.

Par les raisons que j’ai dites, je crois l’argumentation indirecte plus oratoire et plus populaire que l’autre ; par cela même, celui qui excelle dans l’argumentation directe me paraît un génie plus fort. En certains cas, nulle autre argumentation n’est aussi facile que l’argumentation indirecte, et cette considération relève à mes yeux le mérite des orateurs qui excellent dans l’argumentation directe, qui est celle dans laquelle nous devons surtout nous appliquer à devenir forts. Bourdaloue est remarquable dans ce genre par une virtuosité, par une bravoure que rien n’intimide.

1o) À la tête des formes d’argumentation indirecte se place l’argumentation apagogique ou par ablation. C’est la preuve d’une vérité par voie inverse ou de retranchement, l’orateur s’attachant à montrer la nature d’une chose par la nature d’une chose qui lui est opposée, ou par les effets de son absence ; ainsi, l’utilité de la science par les suites de l’ignorance, la beauté de la vertu par la laideur du vice, le calme de la foi par le trouble de l’incrédulité. C’est ainsi qu’on mesurerait également la capacité d’un vase en l’emplissant et en le vidant, et qu’on prouve l’addition par la soustraction. Cette méthode est fort naturelle à l’esprit humain et fort au gré des auditeurs, à qui bien souvent la nature d’une chose se fait surtout connaître par les effets de son absence. Et peut-être, en particulier, est-il vrai de dire que rien ne rend sensible à la plupart des hommes la bonté d’une conduite conforme à la règle comme la vue d’une conduite qui y est diamétralement opposée. C’est sans doute ce qui engagea Massillon, prêchant à des ecclésiastiques sur la nécessité du bon exemple, à s’en tenir principalement aux suites du mauvais exemple. Il montre dans ce discours que, sans le bon exemple, toutes les fonctions du prêtre demeurent inutiles, et sont même une occasion de chute et de scandale au peuple que Dieu lui a confiés. Le bon exemple a sans doute des avantages positifs et appréciables, que Massillon pouvait énumérer ; mais il a jugé, avec raison selon nous, que son auditoire serait bien plus frappé des suites fâcheuses du mauvais exemple, qui sont plus évidentes et, pour ainsi dire, plus palpables. Il est certain que le bon ou la conformité à la règle, et le bonheur ou la conformité avec l’intérêt, n’étant précisément que ce que les choses doivent être et ce que l’ordre réclame, ils offrent moins de saillie que leurs contraires, et ne sont fort souvent à nos yeux que la simple absence du mal et du malheur, de telle sorte que ce qui est essentiellement positif, le bien, nous paraît négatif, et que ce qui est essentiellement négatif, le mal, nous paraît positif.

s – Massillon, Conférences. Edition Méquignon, tome XIII, page 2.

2o) À la suite de l’argument apagogique ou par ablation, on peut nommer la réfutation, que nous avons envisagée d’abord sous un autre point de vue. C’est bien aussi une forme de l’argumentation indirecte, – soit parce que, enlevant toutes les objections, elle contraint l’esprit, comme en désespoir de cause, à embrasser la vérité, même sans la connaîtret ; – soit parce que la réfutation, quand elle est tout ce qu’elle peut être, devient une preuve, ce qui doit peut-être toujours avoir lieu quand le principe qu’on allègue est vrai. Combattre le scandale de la croix ne peut se faire sans relever la gloire de la croix. Là où il n’y a pas de milieu possible entre deux propositions opposées, l’exclusion de l’une établit l’autre, et même la produit aux regardsu.

t – Comme exemples nous citerons le plan du sermon de Massillon sur le Pardon des offenses et son sermon sur la Prière.

u – Voyez Recuis, sur le Support du prochain ; – Bourdaloue, sur le Scandale de la croix ; – Manuel, Sermons, Paul devant Festus ; – Saurin, même sujet.

3o) Nous nommons ici l’argument ex adverso, qui consiste à opposer un fait à un autre fait contraire, arrivé dans des circonstances exactement pareilles. Ceci n’est pas tant un argument que le moyen de rendre un argument plus poignant. Quœdam argumenta, dit Quintilien, ponere salis non est, adjuvanda sunt. Ce moyen est un des plus énergiques, lorsque les circonstances sont bien pareilles, et que par conséquent le rapprochement est légitime. La belle opposition que fait Pascal des maximes des jésuites sur l’homicide avec les règles que suit la justice légalev, suppose la démonstration antérieure d’une vérité : cette opposition, à elle seule, ne prouve rien.

v – Pascal, Quatorzième Provinciale.

Il en est de même de ce passage du sermon de Bourdaloue sur le Scandale de la croix :

… Voyez les fruits merveilleux de grâce que cette pensée a produits dans les saints, les miracles de vertu, les conversions héroïques, les renoncements au monde, les ferveurs de pénitence, les dispositions généreuses au martyre. Qui faisait tout cela ? La vue d’un Dieu-homme et d’un Dieu sacrifié pour le salut de l’homme. Voilà ce qui gagnait leurs cœurs, ce qui les ravissait, ce qui les transportait : et il se trouve, chrétiens, que c’est ce qui cause notre scandale, et que notre scandale nous entretient dans une vie lâche, impure, déréglée, c’est-à-dire dans une vie où nous ne faisons rien pour Dieu, et où nous nous tenons constamment éloignés de Dieu ….

Ecoutons encore Voltaire, faisant dire au président Potier, dans la Henriade :

Infidèles pasteurs, indignes citoyens,
Que vous ressemblez mal à ces premiers chrétiens
Qui, bravant tous ces dieux de métal ou de plâtre,
Marchaient sans murmurer sous un maître idolâtre,
Expiraient sans se plaindre, et sur les échafauds,
Sanglants, percés de coups, bénissaient leurs bourreaux !
Eux seuls étaient chrétiens, je n’en connais point d’autres.
Ils mouraient pour leurs rois, vous massacrez les vôtres.

Et Dieu, que vous peignez implacable et jaloux,
S’il aime à se venger, barbares, c’est de vousw !.

w – Voltaire, La Henriade, chant VI.

Le contraste est un argument complet lorsque, des deux faits que l’on oppose, l’un fait autorité, et que le citer, c’est citer la règle.

Au contraste joignons la différence. Lorsque l’auditeur serait tenté d’appliquer à un cas les règles d’un autre ; lorsqu’une ressemblance accidentelle ou accessoire l’empêcherait de voir une différence essentielle ou principale, et de se déterminer d’après cette différence, il est utile, dans l’intérêt de la preuve, de bien faire ressortir la différence.

… L’éclat de son ministère, dit Massillon dans le sermon sur la Divinité de Jésus-Christ, est le fondement le plus inébranlable de notre foi ; l’esprit de son ministère, la règle unique de nos mœurs. Or, s’il n’était qu’un homme envoyé de Dieu, l’éclat de son ministère deviendrait l’occasion inévitable de notre superstition et de notre idolâtrie, l’esprit de son ministère serait le piège funeste de notre innocence. Ainsi, soit que nous considérions l’éclat ou l’esprit de son ministère, la gloire de sa divinité demeure également et invinciblement établie.

De même en est-il de la ressemblance, là où on ne veut voir que la différence. Ainsi Bourdaloue :

Ah ! chrétiens, permettez-moi de faire ici une réflexion bien douloureuse et pour vous et pour moi, mais qui vous paraîtra bien touchante et bien édifiante. Nous déplorons le sort des Juifs, qui, malgré l’avantage d’avoir vu naître Jésus-Christ au milieu d’eux et pour eux, ont eu néanmoins le malheur de perdre tout le fruit de ce bienfait inestimable, et d’être ceux mêmes qui, de tous les peuples de la terre, ont moins profité de cette heureuse naissance. Nous les plaignons, et en les plaignant nous les condamnons ; mais nous ne prenons pas garde qu’en cela même leur condition, ou plutôt leur misère et la nôtre, sont à peu près égales. Car, en quoi a consisté la réprobation des Juifs ? En ce qu’au lieu du vrai Messie, que Dieu leur avait destiné, et qui leur était si nécessaire, ils s’en sont figuré un autre selon leurs grossières idées, et selon les désirs de leur cœur ; en ce qu’ils n’ont compté pour rien celui qui devait être le libérateur de leurs âmes, et qu’ils n’ont pensé qu’à celui dont ils se promettaient le rétablissement imaginaire de leurs biens et de leurs fortunes ; en ce que, ayant confondu ces deux genres de salut, ou, pour parler plus juste, en ce que, ayant rejeté l’un et s’étant inutilement flattés de la vaine espérance de l’autre, ils ont tout à la fois été frustrés et de l’un et de l’autre, et qu’il n’y a eu pour eux nulle rédemption. Voilà, dit saint Augustin, quelle fut la source de leur perte : Temporalia amittere metuerunt, et œterna non cogitaverunt, ac sic utrumque amiserunt. Or cela même, mes chers auditeurs, n’est-ce pas ce qui nous perd encore tous les jours ? Car, quoique nous n’attendions plus comme les Juifs un autre Messie ; quoique nous nous en tenions à celui que le Ciel nous a envoyé, n’est-il pas vrai (confessons-le et rougissons-en) qu’à en juger par notre conduite, nous sommes, à l’égard de ce Sauveur envoyé de Dieu, dans le même aveuglement où furent les Juifs, et où nous les voyons encore à l’égard du Messie qu’ils attendent, et en qui ils espèrentx ».

x – Bourdaloue. Edition Lefèvre, tome I, page 122, col. 3, sur la Nativité de Jésus-Christ. – Voyez aussi le sermon sur la Résurrection de Jésus-Christ. Edition Lefèvre, tome I, page 453: « Car, pour développer…

Remarquons en général, pour conclure, que la plupart des gens ne jugent que par comparaison, ou par le moyen de la comparaison. Jusqu’à quel point pouvons-nous [nous accommoder] à cette disposition ?

4o) À cet ordre d’arguments se rattache celui qu’on appelle a fortiori ou a majore ad minus (l’argument progressif). Il consiste à établir qu’une chose étant vraie dans certaines conditions, elle l’est à plus forte raison dans d’autres, qui agissent dans le même sens que les premières, et en augmentent le poids. C’est renforcer la conclusion en renforçant les prémisses :

  1. Le vrai chrétien est sage ;
  2. Or, la sagesse renferme la prudence, ou la prudence est une partie de la sagesse ;
  3. Or, le tout implique la partie ;
  4. Donc les chrétiens sont prudents.

Il y a, dans cet argument, un surplus, une surabondance ; c’est à le montrer qu’il consiste ; il établit une preuve comme plus que complète, en amenant de loin ou de près un fait propre à faire ressortir cette surabondance. – Il est fondé sur cette simple idée : que le plus emporte le moins.

Cet argument a beaucoup de force, à condition que la distance entre les deux cas soit bien réelle, et qu’on ne puisse pas se prévaloir d’une différence essentielle entre eux, qui puisse infirmer ou affaiblir la conclusion. Il faut aussi que l’orateur fasse vigoureusement ressortir la différence qui est dans le sens de sa conclusion. Les deux cas doivent être similaires et inégaux.

L’argument a fortiori est peut-être de tous les arguments le plus goûté par les orateurs. Cicéron en fait un usage fréquent et habile. Ainsi dans le discours Pro lege Manilia :

Plus d’une fois, pour venger des marchands et des patrons de barques légèrement offensés, vos ancêtres ont entrepris des guerres ; et vous, quand on vous apprend que tant de milliers de Romains, sur un seul ordre et au même instant, ont été massacrés, quels seront enfin vos sentiments ? Pour un peu trop d’orgueil témoigné en paroles à leurs ambassadeurs, vos pères décidèrent que Corinthe, la gloire de la Grèce entière, devait périr : et vous, laisserez-vous impuni un prince qui a fait charger de fers et frapper de verges un député du peuple romain, un ancien consul, et l’a fait mettre à mort ? Ils ne souffraient pas, eux, que la moindre atteinte fût portée à la liberté des citoyens romains, et vous, quand on leur ôte jusqu’à la vie, en tiendrez-vous peu de compte ? Ils demandaient raison du droit d’ambassadeurs, violé seulement en paroles : et vous, quand votre ambassadeur périt dans les supplices, resterez- vous indifférents ? Prenez garde qu’autant il fut noble à eux de vous avoir laissé un si glorieux empire, il ne vous soit honteux à vous, l’ayant reçu de leurs mains, de n’avoir pu le conserver et le défendre.

Et dans la première Catilinaire :

Il y a longtemps, Catilina, que le consul devrait vous avoir fait traîner au supplice. Il y a longtemps que l’orage dont nous sommes menacés devrait, avoir éclaté sur vous. Car enfin, si l’illustre Scipion, étant souverain pontife, fit périr de son autorité privée l’un des Gracques pour de légères entreprises contre la République, nous, consuls, souffrirons-nous Catilina, dont les projets sont de mettre à feu et à sang l’univers ?.

Ecoutons encore Mirabeau, dans son discours sur le plan de M. Necker :

Eh ! Messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes de Rome, et l’on délibère ! Et certes, il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome… Mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de vous consumer, vous, vos propriétés, votre honneur… et vous délibérez ! .

Aucune forme d’argumentation n’est plus fréquente dans l’Évangile :

5o) Argument par analogie.

On raisonne par analogie, dit Condillac, lorsqu’on juge du rapport qui doit être entre les effets par celui qui est entre les causes, ou lorsqu’on juge du rapport qui doit être entre les causes par celui qui est entre les effetsy.

y – Condillac, Art de raisonner, livre IV, chapitre III

Le raisonnement par analogie est aussi bon, aussi rigoureux qu’un autre, lorsque le rapport entre les effets ou entre les causes est réel, lorsqu’il y a identité et non pas similitude. Le rapport entre les deux termes dont se compose une métaphore, ne peut pas fonder une conclusion. C’est cependant ce qui a cours dans le monde et dans la chairez, et peut-être plus dans la chaire que dans le monde, sous le nom usurpé d’argument par analogie. La similitude réelle ou l’identité essentielle est déjà si difficile à constater, que l’argument par analogie est presque toujours sujet à caution ; mais il n’est pas seulement sujet à caution, il est tout à fait illusoire quand il repose sur un rapport métaphorique, qui n’est qu’un rapport apparent. Le peuple même en a déjà témoigné sa défiance par ce proverbe connu : « Comparaison n’est pas raison. » Et pourtant combien de gens, combien de prédicateurs qui font comme si une comparaison était une raison ! Combien de fois une coïncidence fortuite est donnée comme preuve et reçue comme telle ! Rien n’est, plus au goût et à la guise des orateurs qui n’ont point de logique ou point de conscience ; c’est leur principale ressource ; ces ressemblances extérieures, en manquant, les réduiraient à rien.

Si la foudre, dit Pascal, tombait sur les lieux bas, les poètes et ceux qui ne savent raisonner que sur les choses de cette nature manqueraient de preuves.

z – Buon per la predica !

Rien n’est aussi plus propre à séduire des esprits peu exercés ou peu attentifs que ces similitudes familières qui expriment un rapport saillant et qui cachent une plus grande dissemblance. C’est l’arme favorite des sophistes ; c’est le piège le plus souvent tendu à la crédulité ; c’est l’argument le plus souvent employé pour emporter l’assentiment des hommes ignorants et simples.

De deux choses l’une : ou le rapport n’est qu’apparent ; servez-vous en alors, pour éclaircir et non pour prouver ; c’est l’usage naturel de la plupart des paraboles de l’Évangile ; – ou le rapport est réel entre deux objets d’ailleurs différents. – Concluez. – Il faut bien employer cet argument. On ne peut pas s’en passer. Dans certains cas il est presque le seul. – Toute la forme d’exposition de notre religion est une analogie. Le monde physique, dans son ensemble, est une analogie du monde moral. – Sans le secours de l’analogie, nous ne pourrions rien exprimer, ni même rien comprendre. – Mais il importe de bien constater les rapports.

C’est un argument par analogie (combiné avec l’a fortiori), que nous trouvons dans ces paroles de Jésus-Christ :
Qui sera même l’homme d’entre vous qui donne une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Et s’il lui demande du poisson, lui donnera- t-il un serpent ? Si donc vous, qui êtes mauvais, savez bien donner à vos enfants de bonnes choses, combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il des biens à ceux qui les lui demandent ? (Matthieu 7.9-11.)

Voyez aussi Malachie 1.6-8.

Saint Paul fait, à notre avis, un raisonnement par analogie, lorsque, rappelant aux Corinthiens ce précepte de l’ancienne loi : Tu n’emmusèleras point le bœuf qui foule le grain, il ajoute : Dieu se met-il en peine des bœufs ? (Absolu pour relatif ?) Ne dit-il point ces choses principalement pour nous ? (1 Corinthiens 9.9-10)

En voici un autre exemple, emprunté à Pascal :

Un homme dans un cachot, ne sachant si son arrêt est donné, n’ayant plus qu’une heure pour l’apprendre, et cette heure suffisant, s’il sait qu’il est donné, pour le faire révoquer, il est contre la nature qu’il emploie cette heure-là, non à s’informer si cet arrêt est donné, mais à jouer et à se divertir. C’est l’état où se trouvent ces personnes, avec cette différence, que les maux dont ils sont menacés sont bien autres que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier appréhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le précipice, après avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s’empêcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.

On distingue dans cet exemple les deux éléments de la similitude et de l’identité.

6o) Parlons, en finissant, de l’argument qu’on peut appeler argument par supposition ou construction, autre forme de l’argumentation indirecte. On crée, du consentement de l’auditeur, un fait en dehors des faits connus et réels ; on fait ce qui s’appelle en géométrie une construction ; et l’on s’aide de cette ligne pointée, qu’on effacera tout à l’heure, pour constater la régularité de la figure qu’on a d’abord tracée. – Il s’agit de faire voir qu’il y a le même rapport entre le fait supposé et la conclusion qu’on en tire, qu’entre les prémisses du raisonnement que l’on propose et les conclusions de ces prémisses. – La conclusion que l’on accepte implique celle que l’on rejette.

Il y a toujours un élément identique, un point commun entre le fait supposé et le fait réel. Si l’identité n’est pas parfaite, l’argument est nul.

Il y en a de beaux exemples dans Cicéron :

C’est pourquoi je dis que si, une épée sanglante dans la main, Annius s’écriait : Approchez-vous, citoyens, et écoutez-moi : j’ai tué Clodius ! Ses criminelles fureurs qu’aucune loi, aucun jugement n’avaient pu réprimer, j’ai su, avec ce glaive, avec cette main, les détourner de vos têtes, en sorte que, grâces à moi seul, le droit, l’équité, les lois, la liberté, la pudeur, la chasteté ont encore un asile dans nos murs ; – s’il parlait ainsi, serait-il en peine de la manière dont la cité accueillerait ses paroles ? Qui donc aujourd’hui ne l’approuverait pas, ne le louerait pas ; qui ne dirait et ne penserait que nul, de mémoire d’homme, n’a rendu à la République de plus éminent service, que nul n’a donné un si grand sujet de joie à ce peuple romain, à l’Italie entière, à toutes les nations ? Quelle et combien grande, en d’autres occasions, a pu être la joie du peuple romain, c’est ce dont je ne veux pas juger ; mais ce que je puis dire, c’est que notre époque même a vu remporter par d’illustres généraux d’éclatantes victoires, et qu’aucune n’a causé une si durable, une si grande allégresse.

Faites une supposition ; car enfin les pensées sont libres…
Représentez-vous que je sois parvenu à faire absoudre Milon, mais non pas autrement qu’en faisant revivre Clodius. Pourquoi cet effroi sur votre visage ? Quelle impression, vivant, ferait-il donc sur vous, puisque mort, la seule pensée de cet homme peut vous troubler à ce point ? Que dirai-je ? Si Pompée, que sa vertu et sa fortune mettent en état de faire ce qui serait impossible à tout autre ; si Pompée, qui a pu demander compte de la mort de Clodius, pouvait aussi bien le tirer de son tombeau, pensez-vous qu’il se résoudrait à le faire ? Non, alors même que, par amitié, il voudrait le rappeler du tombeau, à cause de la République il ne le ferait pas. Vous voilà donc assemblés pour venger la mort d’un homme, à qui vous ne voudriez pas, quand vous le pourriez, redonner la vie, et vous demandez compte de son trépas au nom d’une loi, qui, si elle eût pu le faire revivre aussi bien qu’elle peut le venger, n’aurait jamais été portéea.

a – Cicérone, Pro Milone.

[On trouve le même raisonnement dans ces vers de Voltaire] :

Cassius.
Ecoute : tu connais avec quelle furie
Jadis Catilina menaça sa pairie ?
Brutus.
Oui.
Cassius.
Si, le même jour que ce grand criminel
Dut à la liberté porter le coup mortel ;
Si, lorsque le sénat eut condamné ce traître,
Catilina pour fils t’eût voulu reconnaître,
Entre ce monstre et nous forcé de décider,
Parle : qu’aurais-tu fait ?
Brutus.
Peux-tu le demander ?
Penses-tu qu’un instant ma vertu démentie
Eût mis dans la balance un homme et la patrie ?
Cassius.
Brutus, par ce seul mot ton devoir est dictéb.

b – Voltaire, La mort de César, acte III, scène II – Voyez aussi Saurin, sur le Prix de l’âme ; Bourdaloue, sur la Nativité de Jésus-Christ ; Manuel, sur la Résurrection du fils de la veuve.

La supposition ou construction, que nous donnons ici comme un moyen d’argumentation, devient aussi une figure oratoire, et l’une des plus hardiesc.

c – Voyez Massillon, Carême, sur le Petit nombre des élus ; et l’abbé Poulle, sermon sur l’Aumône.

Nous avons énuméré, sinon toutes les formes que l’argumentation peut revêtir, du moins les principales. Outre l’expérience et l’autorité, qui, dans certains cas, dispensent de l’argumentation, ou s’y ajoutent, ou y préludent, il y a, dans l’argumentation proprement dite la preuve et la réfutation, dans l’une et dans l’autre l’argument simple analytique et synthétique (celui-ci trop cauteleux), et l’argument combiné ou aggravé, qui a lieu lorsqu’on introduit l’élément personnel, ou lorsqu’on accule à l’absurde ou à l’odieux l’adversaire qu’on pouvait se contenter de convaincre ; et chacune de ces espèces a encore à choisir entre la forme directe et les moyens indirects. Ces derniers sont nombreux. On peut procéder par voie de soustraction, de réfutation, d’opposition, de comparaison, d’analogie, de supposition, de progression, et chacune de ces formes fait usage de quelque fait pris en dehors de la matière propre du raisonnement, du sujet de l’argumentation. – On peut user tour à tour de chacune de ces armes, qui forment ensemble l’armure complète, la panoplie de l’orateur ; mais on peut aussi les cumuler en un même sujet. Il importe d’attaquer de plusieurs côtés et avec plusieurs armes différentes,

Le fer, l’onde, le feu, lui déclarent la guerre,

afin d’atteindre les différentes classes de l’auditoire, et les différentes parties de l’homme intellectuel, et de montrer combien la vérité a de ressources.

Il y a quelquefois de l’avantage à rassembler dans un espace plusieurs arguments différents. Seulement il ne faut pas aller s’imaginer que le nombre supplée la qualité. Vingt demi-preuves ne font pas dix preuves : elles ne font ensemble qu’une demi-preuve. Une raison faible et douteuse fait plus de mal peut-être que deux bonnes preuves ne font de bien.

Le mot de Quintilien :

Firmissimis argumentorum singulis instandum ; infirmiora congreganda suntd,

est tout à fait dans l’esprit déloyal de la rhétorique des anciens. (Aruspices.)

d – Si nos preuves sont fortes, il faut les proposer séparément et insister sur chacune ; si elles sont faibles, il faut les grouper. (Quintilien, livre V, chapitre XII)

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