Homilétique

Motif du bonheur

Ce [dernier] motif peut être présenté par le prédicateur :

  1. Il est le seul côté par où certaines âmes sont facilement accessibles, et même le côté par où toutes les âmes le sont le plus facilement.
  2. Il est essentiel à la nature humaine ; il en est une partie constitutive ; il n’est point vicieux en soi ; s’il est le point de départ de l’égoïsme, il est aussi la condition du dévouement et du sacrifice ; il occupe une place dans nos sentiments les plus désintéressés et les plus généreux.
  3. Il abonde dans la Révélation au nom de laquelle nous parlons : Voici, je mets devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ; choisissez donc la vie, afin que vous viviez, vous et votre postérité. (Deutéronome 30.19.) – Et pourquoi mourriez-vous, ô maison d’Israël ? (Ezéchiel 18.31.) – Le premier mot de la prédication publique de Jésus-Christ, c’est le mot Heureux. (Matthieu 5.3) – On peut dire que c’est le premier mot de la religion, qui est une doctrine de bonheur ou de salut, autant que de perfection, et dont le propre est d’identifier le bonheur avec la perfection. – Il y a un point où les deux motifs que nous avons distingués ne sont qu’un.

Le bonheur, en général, peut donc être présenté comme motif. Mais voici les règles qu’observera un prédicateur chrétien :

1. Il s’adressera de préférence aux plus élevés de nos intérêtsf, et n’emploiera les autres que subsidiairement. J’appelle élevé ce qui est invisible, ce qui est éternel. Si nous avions vocation, disait un prédicateur, à nous occuper de vos intérêts temporelsg, nous vous ferions voir combien l’institution du dimanche est bienfaisanteh.

f – Voyez Massillon, Petit Carême, sermon sur l’Humanité des grands envers le peuple.

g – Cette vocation, nous ne l’avons pas plus que n’avait Jésus-Christ celle d’intervenir comme juge dans les différends de ses compatriotes. (Luc 12.14)

h – Voyez Massillon, Petit Carême, sermon sur le Respect dû à la religion : « Mais, sire, quand ces motifs, etc… »

2. Quand il présentera des motifs d’un ordre moins élevé, d’intérêt temporel, ce sera sous le point de vue le plus élevé, moins comme des motifs que comme des signes du bien et du mal qui est dans une actioni.

i – Voyez le sermon de Bourdaloue sur l’Impureté : « En effet, s’il cesse, etc… » – Toute la première partie de ce discours réalise notre idée, en présentant l’impureté, non pas encore comme principe de réprobation (c’est le sujet de la seconde partie), mais comme signe de réprobation.

3. Le prédicateur chrétien n’emploiera le motif de l’intérêt que selon sa nature. L’intérêt est un motif, non un argument ; il peut porter à agir, non à croire. – Nous citerons là-dessus Pascal :

Je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; et celui qui prend croix, et celui qui prend pile, ont tous deux tort : le juste est de ne point parier. – Oui, mais il faut parier ; vous êtes embarqué, et ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. Lequel choisirez-vous donc ? Voyons ce qui vous intéresse le moins, etc. –.

et plus loin :

… Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, véritable. À la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices. Mais n’en aurez-vous point d’autres ? Je vous dis que vous gagnerez en cette vie ; et qu’à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude de gain, et tant de néant dans ce que vous hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine et infinie, et que vous n’avez rien donné pour l’obtenir.

Ecoutons aussi La Bruyère :

La religion est vraie, ou elle est fausse ; si elle n’est qu’une vaine fiction, voilà, si l’on veut, soixante années perdues pour l’homme de bien, pour le chartreux ou le solitaire ; ils ne courent pas un autre risque : mais si elle est fondée sur la vérité même, c’est alors un épouvantable malheur pour l’homme vicieux ; l’idée seule des maux qu’il se prépare me trouble l’imagination ; la pensée est trop faible pour les concevoir, et les paroles trop vaines pour les exprimer. Certes, en supposant même dans le monde moins de certitude qu’il ne s’en trouve en effet sur la vérité de la religion, il n’y a point pour l’homme un meilleur parti que la vertuj.

ou plutôt : que de vivre comme si la religion était vraie. Pascal seul est complet.

j – La Bruyère, Caractères, chapitre XVI, Des esprits forts. – Voyez aussi Massillon, sermon sur la Vérité d’un avenir.

4. Faites la part à l’espérance et à la crainte ; non point à l’une aux dépens de l’autre. – Ce sont les deux pôles de l’intérêt, comme l’amour et la haine sont les deux pôles de l’affection morale. On ne peut se dispenser de faire agir, la crainte (représentons-nous le terrible état de l’homme qui ne craindrait plus) ; mais il ne faut pas que ce soit exclusivement : tout comme on ne peut se dispenser de mettre en mouvement la haine, mais sans que ce soit aux dépens de l’amour. Quel que soit l’avantage pratique de la crainte sur l’espérance (la crainte agit plus immédiatement et plus universellement), l’espérance lui est pourtant supérieure, elle est un principe d’action et de développement ; elle dilate l’âme que la crainte resserre plutôt. L’Évangile n’a pas dit : Ces trois choses demeurent : la foi, la crainte et la charité. (Voir 1 Corinthiens 13.13) La crainte n’est pas une vertu, puisque le parfait amour est destiné à la bannir, (1 Jean 4.18) On a pu dire que tous nos courages sont des craintes ; mais cela n’est pas vrai du courage chrétien ; il est une espérance.

Quand on emploie la crainte, il faut lui donner un caractère aussi moral et aussi généreux qu’on le peut. [Mais on se trompe beaucoup sur la nature humaine, lorsqu’on emploie, sous le nom de crainte, la peur. La peur n’a rien de moral ni de noble, c’est un sentiment tout égoïste. Il n’en est pas de même de la crainte. Les maux que l’on craint peuvent être de telle nature que l’impression que l’on éprouve à leur pensée est plus propre à ennoblir l’âme qu’à la dégrader. La crainte que met en jeu le prédicateur, c’est celle de l’enfer et de la mort seconde. Mais, sous ce nom d’enfer, ne peut-on se représenter autre chose que ces souffrances matérielles, ces souffrances terribles et cependant vulgaires, pressentiment de la séparation éternelle d’avec Dieu ? Nous faisons peur à nos auditeurs de ce mystérieux avenir ; mais ne peut-on pas rapprocher la perspective et leur faire voir et goûter l’enfer dès à présent ? Cet enfer, nous le portons en nous et nous l’y trouverons.] Avec les jugements de Dieu, il faut nous dénoncer nos propres jugements. [Dieu peut nous pardonner, nous le croyons sur la foi de l’Évangile. Autrement nous ne le croirions pas, car] notre conscience est plus implacable que Dieu : elle ne peut pas pardonner. [Oui, quoique les yeux de Dieu soient purs et les nôtres impurs, cependant le pardon le plus difficile à obtenir, c’est le nôtre, et c’est là, pour plusieurs, une source d’incrédulité. – Les grands orateurs nous ont montré comment l’élément de la crainte peut être élevé.] C’est la crainte d’être séparé de Dieu. [Mais aussi longtemps que la condamnation proclamée dû dehors ne retentit pas à l’intérieur, aussi longtemps que la conscience ne l’a pas sanctionnée, on n’est pas dans les conditions de l’Évangile nécessaires pour recevoir la grâce.] Il faut combiner la crainte avec des sentiments qui ouvrent l’âme et l’attendrissent. Voyez comme Bossuet sait faire naître dans les cœurs à la fois la terreur et l’attendrissement, dans son sermon sur l’Impénitence finale :

Ah ! Dieu est juste et équitable. Vous y viendrez vous-même, riche impitoyable, aux jours de besoin et d’angoisse. Ne croyez pas que je vous menace du changement de votre fortune ; l’événement en est casuel ; mais ce que je veux dire n’est pas douteux. Elle viendra au jour destiné, cette dernière maladie, où, parmi un nombre infini d’amis, de médecins et de serviteurs, vous demeurerez sans secours, plus délaissé, plus abandonné que ce pauvre qui meurt sur la paille, et qui n’a pas un drap pour sa sépulture : car en cette fatale maladie, que serviront ces amis, qu’à vous affliger par leur présence ; ces médecins qu’à vous tourmenter ; ces serviteurs, qu’à courir deçà et delà dans votre maison avec un empressement inutile ? Il vous faut d’autres amis, d’autres serviteurs : ces pauvres que vous avez méprisés, sont les seuls qui seraient capables de vous secourir. Que n’avez-vous pensé de bonne heure à vous faire de tels amis, qui maintenant, vous tendraient les bras, afin de vous recevoir dans les tabernacles éternels ? Ah! si vous aviez soulagé leurs maux, si vous aviez eu pitié de leur désespoir, si vous aviez seulement écouté leurs plaintes, vos miséricordes prieraient Dieu pour vous ; les bénédictions qu’ils vous auraient données, lorsque vous les auriez consolés dans leur amertume, feraient maintenant distiller sur vous une rosée rafraîchissante ; leurs côtés revêtus, dit le saint prophète, (Job 31.20) leurs entrailles rafraîchies, leur faim rassasiée vous auraient béni ; leurs saints anges veilleraient autour de votre lit comme des amis officieux, et ces médecins spirituels consulteraient entre eux nuit et jour pour vous trouver des remèdes. Mais vous avez aliéné leur esprit, et le prophète Jérémie me les représente vous condamnant eux-mêmes sans miséricorde.

Voici, messieurs, un grand spectacle : venez considérer les saints anges dans la chambre d’un mauvais riche mourant. Oui, pendant que les médecins consultent l’état de sa maladie, et que sa famille tremblante attend le résultat de la conférence, ces médecins invisibles consultent d’un mal bien plus dangereux : Nous avons soigné cette Babylone et elle ne s’est point guérie (Jérémie 51.9)

Nous avons traité diligemment ce riche cruel ; que d’huiles ramollissantes, que de douces fomentations nous avons mises sur ce cœur ! et il ne s’est pas amolli, et sa dureté ne s’est pas fléchie ; tout a réussi contre nos pensées, et le malade s’est empiré par nos remèdes. Laissons-le là, disent-ils, et nous en allons chacun dans son pays (Jérémie 51.9).

Ne voyez-vous pas sur son front le caractère d’un réprouvé ? La dureté de son cœur a endurci contre lui le cœur de Dieu : les pauvres l’ont déféré à son tribunal ; son procès lui est fait au ciel ; et quoiqu’il ait fait largesse en mourant des biens qu’il ne pouvait plus retenir, le ciel est de fer à ses prières, et il n’y a plus pour lui de miséricorde : car sa condamnation est parvenue jusqu’aux cieux et s’est élevée jusqu’aux nues (Jérémie 51.9).

Considérez, chrétiens, si vous voulez mourir dans cet abandon et si cet état vous fait horreur, pour éviter les cris de reproche que feront contre vous les pauvres, écoutez les cris de la misèrek.

k – Bossuet, Deuxième sermon pour le jeudi de la deuxième semaine du Carême.

Voilà les seuls mobiles que nous permettions à la chaire de mettre en jeu, et nous avons eu soin de restreindre l’usage du second. Nous n’ouvrons pas la carrière, comme les anciens rhéteurs, à toutes les passions ; nous ne disons pas, avec Quintilien : Hœc pars (παθος) circairam, odium, metum, invidiam, miserationem, fere tota versatur ; mais, à la suite des mobiles généraux dont nous avons autorisé l’emploi, nous indiquons quelques éléments moraux qui rentrent dans l’un ou dans l’autre des deux grands motifs indiqués, ou peut-être dans tous deux à la fois. Nous les nommons à part, soit parce qu’ils ont quelque chose de spécial, sui generis, soit parce qu’il n’est pas aisé de dire, au moins de quelques-uns, auquel de ces principes ils se rapportent.

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