Homilétique

De l’émotion

L’emploi de tous ces motifs ou moyens d’impulsion étant admis, une autre question se présente : Est-il permis d’émouvoir ? Et je demande, moi, s’il est possible de ne pas émouvoir, lorsque, d’ailleurs, on croit pouvoir faire usage de tous les leviers dont il a été question. La distinction qu’on voudrait faire entre mouvoir et émouvoir, entre le mouvement et l’émotion, est-elle bien réelle ? Qu’est-ce qu’une affection, sinon une émotion prolongée, une émotion répandue sur toute la vie ? Qu’est-ce qu’une émotion, sinon une affection instantanément excitée ? Si l’on peut, dans un cas donné, déterminer à une action sans exciter une émotion actuellement sensible, on ne saurait se rendre maître d’une vie qu’en excitant une affection, laquelle est à l’émotion ce qu’un tout est à ses parties, un arbre à ses rameaux, un fait quelconque à ses moments divers. Il est impossible que l’affection n’ait pas ses moments distincts, qui sont les émotions. L’affection repose, sans dormir et sans languir, jusqu’au moment où quelque chose d’extérieur, un fait ou une parole, la touche et l’excite ; mais ce fait, cette parole, la fait en quelque sorte lever ; un mouvement particulier a lieu dans le mouvement général : ce mouvement particulier, c’est l’émotion.

Il y a d’ailleurs une distinction à faire entre les émotions. Les unes, par leur nature même, ou par la nature de la partie affectée, sont plus vives et d’autres le sont moins ; mais je dis des unes comme des autres, que le moment distinct où on leur fait appel, est le moment d’une émotion.

On dira : Montrez à cette affection les objets qui lui sont conformes, mais ne faites rien de plus ; donnez des aliments à cette flamme, mais ne soufflez pas dessus. Ces distinctions, qui paraissent réelles au premier regard, s’évanouissent au second. Qu’est-ce donc qui produit l’émotion, si ce n’est l’acte de rapprocher de l’affection les objets qui lui sont conformes ? Et quand vous dites : C’est une chose que d’alimenter la flamme, c’en est une autre que de souffler dessus, l’image dont vous vous servez vous trompe, ou plutôt, non, elle ne vous trompe pas, ce souffle humain est aussi un aliment pour la flamme. Ce souffle est quelque chose ; il y a plus qu’un simple ébranlement ou déplacement de l’air ; ce souffle, dans l’éloquence, ce sont des faits, des raisons. Vous ne pouvez, sans quelque chose de pareil, rendre instantanément plus vif le sentiment de l’affection présente. Tout comme vous ne pouvez présenter à l’affection les faits ou les idées qui lui correspondent, sans l’émouvoir plus ou moins.

Sur certains sujets, on n’est pas complet si l’on n’est pas touchant. Quand on n’a pas touché, c’est qu’on n’a pas tout dit. On peut paraître complet, on l’est dans un sens, parce que la raison a été convaincue, et la conscience éclairée ; mais si les parties spéculatives de l’âme ont été seules atteintes, si l’on n’a pas approché les objets des parties les plus sensibles autant qu’ils pouvaient l’être, si, en un mot, on n’a pas touché, on est resté à mi-chemin. Les auditeurs feront-ils le reste tout seuls ? Ne serait-ce pas nous faire de la généralité des auditeurs une idée fausse que de croire qu’ils s’adresseront à eux-mêmes le discours que nous n’avons pas voulu leur adresser ? Est-ce un moyen de les toucher que de ne pas paraître touché ?– Car enfin, ce que nous n’avons pas voulu faire, il faudra qu’ils le fassent ; il faudra qu’ils fassent pénétrer jusqu’à leur cœur ces traits que nous leur avons lancés au bon endroit, mais trop faiblement.

S’il n’était pas permis de toucher, quel exemple nous auraient donné les écrivains de la Bible, les plus pathétiques de tous les écrivains ; eux, pour qui ce n’est point assez que Jésus-Christ soit annoncé, si, de plus, il n’a été si vivement portrait, qu’il semble qu’il soit une seconde fois crucifié à nos yeux. (Galates 3.1)

L’Évangile en lui-même, indépendamment du langage de ses écrivains, n’est-il pas touchant, en cela même qu’au lieu d’idées abstraites, il nous a présenté et a mis tout près de notre cœur, des faits, des êtres ?

On peut donc, on doit toucher, mais ce n’est pas sans règle ni mesure. Notre rhétorique diffère de celle des anciens. On dirait : Dolus an virtus quis in hoste requiratb.

b – Virgile, Enéide, II, 390.

C’est une chose remarquable que la distinction que les Athéniens faisaient, sous ce rapport, entre le barreau et la tribune. Il n’était point permis de toucher les juges de l’Aréopage, ou, en d’autres termes, de leur présenter aucun autre motif que le motif, toujours égal à lui-même, de la justice et de la vérité. Je ne sais si les Athéniens n’oubliaient point que l’esprit aussi a ses prestiges, et que le cœur est la dupe de l’esprit, comme l’esprit est la dupe du cœurc. Mais, quoi qu’il en soit, les Athéniens, hors de l’Aréopage, se dédommageaient outre mesure de cette restriction, qu’ils ne se seraient pas imposée dans les affaires judiciaires, s’ils n’avaient pas senti combien, en général, elle était contraire à leur nature. La passion débordait dans l’éloquence politique, où la loi n’étant plus, comme dit Bossuet, la raison reconnue par tout le peuple, mais où la volonté du peuple étant la loi même et la raison, l’éloquence qui s’emparait, par un moyen quelconque, de la volonté générale, avait toujours raison.

c – Louis XVI et M. Desèze.

Cela n’empêchait pas les Grecs de proclamer en théorie l’obligation de mettre l’éloquence au service de la vérité, et même l’essentielle union de l’éloquence avec la vérité ; mais dans la pratique ils ne se montraient pas difficiles sur le choix des moyens. La pratique des Romains a été la même, et leur théorie a été d’accord avec leur pratique ; leurs rhéteurs ont naïvement indiqué tout ce qui est propre à surprendre les esprits, et à les dominer per fas et nefas. Leur rhétorique ne ressemble pas mal à la politique du Princed.

d – Armes déloyales :
Ingenium veloi, audacia perdita, sermo
Promptus, et Isæo torrentior.
(Juvénal, satire III.)

Pour nous, qui ne croyons ni nécessaire ni possible d’interdire l’émotion, nous donnons d’autres règles. Nous ne sommes pas jaloux d’un triomphe obtenu par surprise ou par violence.

Nous prétendons que l’émotion ne doit ni remplacer ni précéder la preuve. [Le chemin serait sans doute plus court, car l’image est plus forte auprès du peuple qu’une idée. La passion est plus propre que le raisonnement à trancher les grandes questions.]

Il ne faut ni multiplier, ni prolonger les secousses, surtout si elles sont fortes. Crebris commotionibus mens obrigescit, et est contra naturam, ut quæ summa sunt, diutina sinte.

e – Erasme. Ecclesiastes, lib. III, cap, LIX.

Ensuite, nous voulons bien qu’on touche, et même qu’on ébranle ; mais nous ne voulons pas qu’on trouble. Il faut que la pensée puisse réagir, que son action ne soit pas suspendue. Il faut ménager de l’espace à la contemplation. Une idée claire, une notion précise doit se faire jour à travers l’émotion. L’émotion, sans cela, n’est pas légitime. Elle ne respecte pas notre liberté. Elle est passion.

Rien ne dure, dans l’âme, de ce qui n’a pas pour soutien intérieur l’idée. Rien ne dure de ce qui est purement passif. Nil citius arescit lacryma. – L’idée entretient, renouvelle l’émotion, qui, livrée à elle-même, se dissipe. Cette considération a surtout du poids dans l’éloquence de la chaire, dont l’échéance est à long terme.

On se tromperait aussi si l’on croyait que l’affection répondra à l’appel à mesure qu’il sera plus vif et plus éclatant. Dieu n’est pas toujours dans la tempête. (1 Rois 19.11-12.)

Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi Ubi
f.

f – Horace, Art poétique, vers 102.

[Le poète ne dit pas : flendum est, mais : dolendum est.] – La retenue a une grande force. Au figuré, et quelquefois au propre, ce mot est vrai : « Plus vous crierez, moins on vous entendra ». Il vaut mieux, dans l’intérêt de l’effet qu’on veut produire, avoir l’air de sentir plus que l’on n’exprime que celui d’exprimer plus que l’on ne sent ; [et l’auditeur partagera d’autant mieux notre émotion, qu’il s’apercevra que nous avons quelque chose à réprimer.]

La retenue a d’ailleurs quelque chose de mâle et de digne. L’éloquence des apôtres et des prophètes, pleine d’abandon, n’est pourtant pas une éloquence éperdue et convulsionnaire. Ajoutons que rien n’est plus près du ridicule que la tentative d’émouvoir, lorsqu’elle a été tout à la fois violente et sans succès. On peut dire :

Segnius irritant animos demissa per aurem… g

g – Horace, Art poétique, vers 150.

mais il ne s’agit pas d’irriter les esprits.

On pourrait appliquer au pathétique ou à la passion ce qui a été dit du ridicule :

Ridiculum acri
Fortius et melius magnas plerumque secat resh ;

h – Horace, Satire X, vers 14-15.

mais il ne s’agit pas de secare, de couper le nœud ; il s’agit de le dénouer. – Raisonner autrement, c’est imiter cette mauvaise poétique moderne, condamnée par Aristote il y a deux mille ans, qui veut frapper fort plutôt que juste, et bouleverser les sens plutôt que toucher l’âme, et qui s’applaudit de cette grossièreté, et s’écrie que l’art est en bon point.

On dira peut-être que le zèle ne saurait garder ces mesures, que ceux que convertit la voix du prédicateur sont des tisons arrachés du feu, que sa parole est un cri d’alarme, et qu’il est aussi peu raisonnable de vouloir en étouffer l’éclat, qu’il ne l’est de prescrire un certain accent et de réduire à un certain volume de voix l’homme qui, à la vue d’une maison enflammée, se met à crier au feu. – À la bonne heure ; mais cette religion, que Dieu a faite comme il l’a voulue, est une religion de pensée et une religion de persuasion ; elle ne renonce pas à ces caractères sans changer de nature, car ils lui sont essentiels ; on n’est pas chrétien si l’on ne pense pas sa religion, si l’on n’est pas persuadé de sa religion : or l’un et l’autre est incompatible avec cette éloquence violente et perturbatrice.

On cite des prédicateurs du premier ordrei, dont la parole mettait hors d’eux-mêmes des milliers d’auditeurs pressés autour d’eux sous la voûte du ciel, et répandait dans une vaste plaine les gémissements et les sanglots. Je réponds que la vérité, selon les temps et les personnes, a en soi quelque chose qui bouleverse. Je réponds qu’il n’est pas sûr que leurs conquêtes les plus nombreuses et les plus sûres aient eu lieu parmi les âmes les plus bouleversées. Je réponds enfin que le prédicateur n’a pas à se soucier des symptômes pourvu qu’il puisse se rendre le témoignage d’avoir prêché, non aux nerfs de ses auditeurs, exerçant sur eux une violence physique, mais à leur raison, à leur conscience et à leur cœur. – Du reste, point de règles absolues ; ne condamnons rien d’avance et n’essayons pas d’arbitrer le don de l’émotion. Il suffit que l’exercice de la pensée ne soit pas interrompu, que la liberté intérieure ne soit pas violée.

i – Wesley, Whitefield.

Comme exemples de ce que peut, sans le secours de la raison, une image, un souvenir, un geste, quelque chose, un mot, qui ébranle brusquement, inopinément l’imagination ou les sens, nous citerons Marc-Antoine découvrant, comptant les blessures de César, et le soldat anglais mutilé par les Espagnols, [dont Mirabeau introduit ainsi les paroles] :

C’est toujours sous le charme des passions que les assemblées politiques ont décrété la guerre. Vous le connaissez tous, le trait de ce matelot qui fit, en 1740, résoudre la guerre de l’Angleterre contre l’Espagne : Quand les Espagnols, m’ayant mutilé, me présentèrent la mort, je recommandai mon âme à Dieu et ma vengeance à ma patrie. C’était un homme bien éloquent que ce matelot, mais la guerre qu’il alluma n’était ni juste ni politique ; ni le roi d’Angleterre ni les ministres ne la voulaientj.

j – Mirabeau Discours sur le droit de la guerre.

Mirabeau, sur une proposition de décréter que la religion catholique serait à jamais la religion de l’Etat, [a eu lui-même recours à un moyen de ce genre] :

Je ferai observer à celui des préopinants qui a parlé avant moi qu’il n’y a aucun doute que, sous un règne signalé par la révocation de l’édit de Nantes, on ait consacré toutes sortes d’intolérances. J’observerai encore que le souvenir de ce que les despotes ont fait ne peut pas servir de modèle à ce que doivent faire les représentants d’un peuple qui veut être libre. Mais puisqu’on se permet des citations historiques dans la matière qui nous occupe, je n’en ferai qu’une. – Rappelez-vous, Messieurs, que d’ici, de cette même tribune où je parle, je vois la fenêtre du palais dans lequel des factieux, unissant des intérêts temporels aux intérêts les plus sacrés de la religion, firent partir de la main d’un roi des Français, faible, l’arquebuse fatale qui donna le signal du massacre de la Saint-Barthélemy.

Nous rappellerons encore l’exemple de Gerbier, faisant paraître à l’audience les orphelins pour lesquels il plaidait.

Sans condamner, ce qui serait absurde et barbare, aucun des grands effets de l’éloquence, nous croyons pouvoir préférer, en général, à des effets brusques, un effet continu, et plus profond que violent, une éloquence peu accidentée, mais pénétrante.

Ajoutons une dernière règle : c’est qu’il faut faire naître de préférence l’émotion des affections les plus élevées. On peut faire pleurer d’un coup de poing. Il est de généreuses larmes ; il en est qu’il est trop aisé de faire couler. [Il est sans doute superflu de dire qu’il ne faut pas] parler de son émotion.

J’ai dit quels sentiments un prédicateur doit chercher à exciter dans son auditoire. C’est dire quels sentiments il doit avoir lui-même. Toutefois il reste à dire quelque chose sur l’esprit général et caractéristique d’une prédication chrétienne. Il se résume dans l’onction et l’autorité.

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