Homilétique

DEUXIÈME PARTIE
DISPOSITION

1. De la disposition générale

1.1 Idée et importance de la disposition.

Je rappelle, en commençant cette seconde partie, que nous n’avons pas, dans la première, traité de l’invention proprement dite, c’est-à-dire de la faculté ou de l’art d’inventer, mais plutôt de la nature et du choix des matériaux qui entrent dans la composition du sermon. L’invention domine l’art tout entier, et trouve son application à tous les moments les plus divers du travail de l’orateur. Toujours il invente ; l’invention est le talent même ; ou, si l’on veut, tout le talent est invention. Nous reconnaîtrons, j’en suis sûr, que bien disposer et bien écrire, c’est encore inventer. Si nous avons dit quelque chose sur les sources et les moyens de l’invention, ça été en passant, et d’une manière générale, sans préjudice des détails plus nombreux et plus particuliers que nous aurons à donner dans la quatrième partie de ce cours, dont le titre : Méthode du travail détermine assez clairement l’objet spéciala.

a – Cette quatrième partie n’existe pas. (Editeurs.)

C’est donc, proprement et exclusivement, des règles à observer dans le choix des sujets, du texte et des matériaux, que nous nous sommes occupé jusqu’ici ; c’était faire, en quelque sorte, la chimie du discours oratoire, puisqu’il s’agissait d’éléments ou d’ingrédients qui se pénètrent réciproquement ; la disposition, qui va maintenant nous occuper, ressemble davantage à la physique ou à la mécanique du discours, puisqu’elle a pour objet des moments qui se succèdent ou des parties qui se juxtaposent. Je ne veux pas dire pourtant qu’elle fasse entièrement abstraction de la nature intime des matériaux : elle ne le pourrait pas.

Plus encore que dans la première partie, nous aurons en vue le discours synthétique ou le sermon proprement dit, non pas comme si c’était, à notre avis, la seule forme normale du discours de la chaire ; nous avons fait nos réserves en faveur de l’homélie ; mais l’homélie elle-même aspire à la synthèse ; l’analyse n’est pour elle qu’un chemin pour y arriver, chemin dont la longueur, dont les détours sont uniquement déterminés par la nature ou la forme du texte ; en un mot, toute homélie tend vers le sermon, toute homélie finit par être un sermon ; dans tous les cas, la synthèse est le but, le sommet, l’essence même du discours oratoire ; il était donc utile, il était même nécessaire de partir, dans notre enseignement, de la synthèse et non de son contraire. Or c’était, en d’autres termes, traiter du sermon, et serrer un nœud qui pourra ensuite, selon les convenances, être peu à peu relâché ; cela vaut mieux sans doute que de le relâcher d’abord en recommandant de le resserrer selon le besoin. L’obéissance d’abord, la liberté ensuite, voilà l’ordre. Dans cet esprit, nous traitons du sermon comme si le sermon était la seule forme de l’éloquence évangélique.

Il s’agit de disposer les matériaux que nous nous sommes procurés par un premier travail ; en d’autres termes, il s’agit de construire le discours. Soit que vous annonciez ou n’annonciez pas votre dessein à l’avance, toujours est-il que vous avez une proposition à établir, une conviction à faire passer dans l’âme de vos auditeurs. J’admets que toutes les idées, tous les faits que vous avez recueillis inclinent ou tendent vers cette conclusion ; j’admets que les opinions (pour ne pas dire les convictions) qui se forment dans le monde, résultent pour chacun d’un certain nombre d’observations, d’expériences, de réflexions, qui ne se sont pas offertes à l’esprit dans un certain ordre, et qu’on ne s’est pas appliqué à arranger après coup. Telle est, si je puis parler ainsi, la rhétorique tumultuaire et spontanée de la vie. Mais vous ne montez pas en chaire pour ne pas faire mieux. Il en est de l’orateur comme du poète dramatique. Celui-ci ne trouve dans la vie aucun drame absolument tel que ceux qu’il prépare pour le théâtre. Pour ne citer qu’un détail, les entrées et les sorties ne sont pas motivées dans la vie comme elles doivent l’être sur la scène. Le poète se soumet à cette règle ; il en observe bien d’autres. De même l’orateur : il ne jette pas au hasard les matériaux de la preuve, alors même qu’ils semblent jetés au hasard dans la vie. Son hasard d’ailleurs imiterait l’autre fort mal. Lorsque, en dehors de l’action directe de l’éloquence une conviction vient à se former chez un individu ou chez plusieurs à la fois, il n’est pas dit que l’ordre dans lequel se sont présentés, groupés, coordonnés, les éléments de la preuve, ait été indifférent quant au résultat obtenu ; leur désordre apparent était probablement un ordre dans le cas donné : ce hasard y correspondait. Mais le hasard, dans la composition que nous avons supposée, ne correspond à rien, ce désordre est un pur désordre. D’ailleurs, l’élément du temps, celui de la répétition à de longs intervalles, doit être compté pour quelque chose ; ce sont des avantages qui peuvent compenser le manque d’ordre : le discours oratoire, enfermé dans les limites d’une heure ou deux, en est tout à fait privé. Il faut donc qu’il rachète ces inconvénients qui lui sont inhérents par des avantages qui lui soient propres : il n’y a que l’ordre qui les lui puisse assurer. L’ordre est le caractère d’un vrai discours ; il n’est discours que par là : jusqu’alors, on ne sait quel nom lui donner. C’est la disposition, c’est l’ordre, qui constitue le discours.

La différence entre un orateur médiocre et un homme éloquent est souvent là tout entière. La disposition toute seule peut être éloquente, et si l’on y regarde de près, on voit souvent que l’invention, prise en elle-même, et vue, autant qu’il est possible, à part de la disposition, est d’une valeur intellectuelle comparativement faible.

Les bonnes pensées abondent, comme dit Pascal, l’art de les organiser est peut-être plus rare.

Trouver les rapports et la place respective de ces molécules organiques, suppose quelquefois une plus grande capacité. Un rapport n’est-il pas aussi [une] idée, et une idée très importante ? Il y a donc de l’invention là dedans, et La Bruyère, qui a dit que

le choix des pensées est invention.

eût pu dire la même chose de l’ordre des pensées. Je ne veux pas aller jusqu’à dire qu’un discours sans ordre soit incapable de produire aucun effet ; car je ne dirais pas qu’une force indisciplinée est absolument nulle. On a pu voir des discours très défectueux sous ce rapport produire de très grands effets. Mais nous pouvons affirmer en général que la force d’un discours, toutes choses égales d’ailleurs, est proportionnée à l’ordre qui y règne, et qu’un discours sans ordre (bien entendu que l’ordre est de plus d’une espèce), est comparativement faible. Un discours n’a toute la force dont il est susceptible que lorsque les parties, procédant d’un même dessein, sont intimement unies, exactement ajustées, lorsqu’elles s’entr’aident et se soutiennent comme les pierres d’une voûte. Tantum series juncturaque pollet b. Cela est si vrai, cela est si senti, qu’un désordre complet est presque impossible à l’esprit même le plus négligent. Plus le but qu’on veut atteindre est important ou difficile à atteindre, plus la nécessité de l’ordre est sentie. Croire qu’un discours absolument dénué d’ordre est également propre à persuader et surtout à instruire, n’est pas plus commun, je pense, que de s’imaginer qu’une multitude est un peuple, qu’une foule d’hommes bardés de fer est une armée, et que les masses confuses que Darius traînait à sa suite auraient pu tenir tête à la phalange macédonienne.

b – Horace, Art Poétique, vers 242.

On n’irait peut-être pas trop loin en disant que la disposition n’est pas d’un intérêt plus secondaire dans le discours, que ne l’est, dans une substance physique, le mode d’agrégation des molécules ; ce mode constitue, en grande partie, la nature du corps.

Le discours oratoire, et spécialement celui de la chaire, a un double but : instruire et persuader. À ne considérer que le premier de ces deux objets, on conçoit toute l’importance de l’ordre ; nous n’avons été instruits qu’autant que nous avons compris et que nous avons retenu ; or, on ne comprend et l’on ne retient facilement, sûrement, qu’à proportion que les matières sur lesquelles doivent s’exercer notre intelligence et notre mémoire, sont suivies et liées. Un enseignement où l’ordre manque mérite à peine le nom d’enseignement ; tout ce qu’il peut faire, c’est de fournir des informations plus ou moins utiles. Et l’inconvénient du désordre, sous ce rapport, n’est pas même purement négatif ; s’il est fâcheux de ne pas comprendre, il l’est bien plus de comprendre mal ; or c’est là le danger où une disposition négligente expose notre auditeur ; tantôt nous ne lui apprenons rien, tantôt, ce qui est pis, nous lui apprenons l’erreur ; car la vérité qui n’est pas vue dans son jour, dans son lieu, se traduit en erreur, et souvent en erreur pernicieuse, dans la plupart des esprits.

Voilà pour ce qui concerne l’instruction, ou l’action sur l’intelligence : il est impossible qu’il n’en soit pas de même de la persuasion, ou de l’action sur la volonté. Un discours mal ordonné est obscur, et ce qui est obscur est faible. Ce qui porte l’empreinte tremblante de l’indécision ne saurait porter la décision dans l’âme de qui que ce soit. Représentez-vous un discours où les lois principales de l’ordre soient violées, où l’on quitte une idée avant de l’avoir entièrement exposée, sauf à y revenir plus tard en coupant peut-être le fil d’une autre idée ; où l’accessoire prend autant ou plus de place que le principal ; où l’on passe du plus fort au plus faible, au lieu de procéder du plus faible au plus fort ; où rien ne se groupe, où rien ne fait masse ; où tout est dispersé, égaré, incohérent : un tel discours est contraire à la nature de l’esprit humain, à son attente la plus légitime, à ses besoins ; dans l’âme de l’auditeur comme dans le discours qui lui est adressé, tout commence et rien ne s’achève ; les éléments qui, en se réunissant, auraient composé une masse solide (j’entends les pensées analogues, les sentiments homogènes), sont tenus séparés et à distance ; au lieu d’une flamme qui éclaire et qui réchauffe, vous avez un tourbillon d’étincelles ; il y a eu peut-être des atteintes vives, mais passagères et bientôt effacées ; et quoique peut-être aucun des matériaux dont pouvait se composer un excellent discours n’ait manqué, il n’y aura point de comparaison à faire, sous le double rapport de la conviction et de la persuasion, entre l’ouvrage dont nous parlons et un autre où il n’y a pas plus, où il y a peut-être moins d’idées, mais où l’ordre a tout mis en valeur. Nous avons eu, dans l’ordre intellectuel, le spectacle d’une grande fortune mal administrée, d’une consommation improductive, d’une dissipation.

Notre objet peut paraître trop sérieux pour qu’il nous soit permis d’invoquer ici l’idée du beau ; mais il n’est peut-être pas sans intérêt d’observer que nulle part le beau et l’utile ne sont si étroitement unis et si près de se confondre. La même chose est tout à la fois force et grâce :

Ordinis hæc virtus erit et venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici.
c

c – Horace, Art Poétique, vers 12-13.

L’ordre en lui-même est beau, et toute chose belle en soi est plus belle vue en son lieu. Le désordre, au contraire, diminue, décolore et dégrade tout. Quintilien a donc raison d’attacher à l’ordre les deux attributs de la beauté et de la force, lorsqu’il représente avec une poétique éloquence les inconvénients du désordre dans le discours. Ecoutons cet excellent maître :

Ce n’est pas sans raison qu’aux règles de l’invention nous faisons succéder celles de la disposition, puisque, sans la seconde de ces parties, la première n’est rien. Transportez d’un lieu à l’autre une partie quelconque du corps humain ou de celui d’un animal, encore que pas une ne manque, vous avez produit un monstre. Si peu que vous déplaciez un membre, vous lui ôtez sa force avec son usage ; une armée en désordre se fait obstacle à elle-même. Ceux-là ne me semblent point se tromper, qui prétendent que la disposition des parties d’un objet constitue la nature même de cet objet : cette disposition altérée, tout va périr. Un discours privé de cette vertu s’agite tumultueusement, bouillonne sans s’écouler, n’a aucune consistance. Comme un homme qui erre pendant la nuit dans des lieux inconnus, il répète beaucoup de choses, il en omet beaucoup d’autres ; et n’ayant déterminé ni le point de départ, ni le but, il n’obéit pas à un dessein, mais au hasard.d

d – Quintillien, Livre VII, Préface

L’œuvre de la disposition est d’une bien grande importance, puisqu’elle complète et perfectionne, on peut bien le dire, l’œuvre de l’invention. Nous avons fait de l’invention une partie sui generis et indépendante : elle ne l’est pas. On ne connaît bien ses matériaux, on ne les mesure, on ne les apprécie qu’à la suite et au moyen de ce second travail, qui fort souvent est simultané au premier. Il a, en effet, les trois résultats suivants :

  1. Il précise et ramène à une rigoureuse unité le sens de la proposition. Car disposer, c’est décomposer ; ces deux mots sont presque synonymes ; ou du moins, pour disposer, il faut d’abord décomposer. En y procédant selon les lois d’une logique saine, il est impossible qu’on n’envisage pas de plus près l’objet même dont on veut traiter, qu’on ne discerne pas mieux ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger, qu’on ne le réduise pas plus sûrement dans ses justes limites. Combien d’orateurs ou d’écrivains n’ont connu la vraie nature de leur sujet qu’en procédant à la disposition de ses parties !

  2. Non seulement ce qui sort de l’unité du sujet se trouve exclu et jeté à l’écart, mais le travail de la disposition reposant sur une analyse méthodique, aide à trouver tout ce que le sujet renferme. Bien des choses qu’on n’avait pas vues se découvrent alors ; bien des lignes s’achèvent, bien des intervalles se remplissent. Il en est de l’ordre dans l’administration d’un sujet comme de l’économie dans celle d’une fortune : il enrichit.

  3. Enfin, la disposition donne ou rend à chacun des éléments dont le sujet se compose, son importance réelle. Tantôt en séparant des idées confondues ensemble au premier coup d’œil, tantôt en groupant ce qui paraissait séparé, en ménageant des contrastes, des rapports, des sujets de comparaison, des reflets lumineux d’une idée sur l’autre, on donne à chacune de ces idées une valeur nouvelle et imprévue.

Le peu d’effet d’un discours où la grande loi de l’ordre a été négligée, s’explique encore, ce nous semble, d’une autre manière. Il faut, on en convient, que l’orateur ait lui-même éprouvé l’effet qu’il veut produire: c’est ce qu’on appelle l’inspiratione. Or, sans un plan, et sans un plan fortement conçu, soit qu’il ait été lentement médité, ou trouvé presque aussitôt que cherché, on ne saurait écrire avec une véritable inspiration. Veuillez vous représenter vous-mêmes dans la situation que je suppose. Vous marchez au hasard et à tâtons, avançant, reculant tour à tour ; le fil que vous tenez à la main se rompt à chaque instant et demande sans cesse à être renoué. Au lieu d’en finir d’un premier coup avec une idée, après l’avoir présentée une fois imparfaitement, vous la présentez une seconde fois imparfaitement encore ; ce sont plusieurs à peu près, plusieurs fractions dont il reste à faire la somme. Vous avez escarmouché successivement sur tous les côtés de la place : fausses attaques qui ne terminent rien. Une idée ne pousse pas vers une autre ; une idée n’en engendre pas une autre ; dans ce que vous tenez, vous n’avez point de gage pour la suite ; les passages (bien mal nommés, en vérité !) se succèdent et ne se lient pas ; tel que les dissipateurs qui vivent à la journée, vous écrivez à la phrase, pas plus sûr de la seconde après la première qu’ils ne sont sûrs du lendemain. Tantôt vous avez accumulé dans un paragraphe la matière d’un discours ; tantôt le sentiment d’avoir manqué votre coup une première fois vous ramène à une idée envers laquelle vous deviez être quitte ; et vous cherchez à dissimuler ces répétitions, ces retours, ces doubles emplois, ces digressions, par des artifices de logique, par des distinctions subtiles, des tours de langage, des jeux de mots. Cette marche incertaine, hésitante, haletante, est la plus contraire à l’inspiration, à ce mouvement continu, qui doit être comme une même et unique expiration d’une poitrine puissante. Le regret d’avoir si mal exploité, si peu mis en évidence les richesses de son sujet et de sa pensée, garrotte le talent, si c’est un vrai talent que celui à qui manque la puissance d’organisation ; le discours, essoufflé, saccadé, trahit dès le début la fatigue et la perplexité. L’orateur est comme oppressé par le pénible sentiment de n’avoir jamais qu’à moitié atteint son but et dit sa pensée, de n’avoir fait que des demi-impressions, qu’il cherche vainement à compléter par d’autres demi-impressions. Ce discours perdu, ce combat terminé par une déroute, pèsent d’avance sur son esprit ; il se sent vaincu avant la fin du combat.

e – Nous trouvons ici entre parenthèses, dans le manuscrit original, les mots « définir, distinguer, » qui paraissent avoir été simplement destinés par M. Vinet à lui rappeler à lui-même quelque explication plus particulière qu’il jugeait utile de donner. (Editeurs)

Buffon a parfaitement décrit les deux situations opposées de l’homme qui travaille sans plan et de l’homme qui s’en est fait un.

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire ; il aperçoit à la fois un grand nombre d’idées ; et comme il ne les a ni comparées, ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres. Il demeure donc dans la perplexité ; mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression ; tout s’animera de plus en plus, le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur, et le sentiment, se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineuxf.

f – Buffon, Discours sur le style. Voir Chrestomathie française, tome III, page 142, troisième édition.

Le cardinal Maury est aussi très bon à entendre sur le même sujet :

Pourquoi, dit cet écrivain, ne découvre-t-on rien dans certains moments ? Parce qu’on ne sait réellement ni où l’on veut aller, ni ce qu’on cherche. C’est ici une poétique d’expérience, qu’on apprend tous les jours dans l’art et l’habitude d’écrire. On se croit dans une léthargie de stérilité : on est seulement au milieu d’un désert et d’un nuage.g.

g – Maury, Essai sur l’éloquence de la chaire.

Disons donc, pour résumer ce qui précède : que l’ordre est essentiel à l’idée même du discours ; qu’il est nécessaire pour l’instruction et la conviction ; qu’il est la condition de l’invention même ; enfin, qu’il est la condition de l’inspiration.

Tout ce que nous venons de voir nous a préparés à entendre sans étonnement Herder nous dire :

Je pardonne aisément toutes les fautes, excepté celles qui concernent la disposition.

Herder ne met pas sans doute au nombre des fautes qu’il pardonne les idées fausses et les doctrines mauvaises ; mais nous pouvons comprendre que tout le reste, au point de vue oratoire, lui paraisse plus véniel que les fautes de disposition, puisque c’est la disposition qui constitue proprement le discours, et que c’est là surtout que l’orateur se révèle. Mais où est le principe de cet ordre que nous recommandons ? Ne pourrait-il pas être aussi bien dans la passion que dans la raison ? Je sais que rien n’est, à sa manière, aussi logique que la passion, et qu’on peut s’en reposer sur elle de l’ordonnance d’un discours dont elle est la principale inspiration. On peut s’assurer qu’elle commencera bien, et que ce commencement amènera tout le reste. Elle se répétera, elle reviendra sur ses pas, elle s’écartera, mais tout cela avec la grâce et le bonheur qui ne lui manquent jamais ; et elle serait moins vraie, et par conséquent moins éloquente, si elle était plus logique au sens ordinaire du mot. Elle trouve naturellement l’ordre qui lui convient, et le trouve précisément à condition de ne le pas chercher. La propagation rapide des idées, leur enchaînement au moyen de transitions pleines de vie, qui constituent elles-mêmes le mouvement du discours, cela suffit à l’éloquence de la passionh – Lorsque, dans Andromaque, Racine fait parler Hermionei, il est clair que le désordre de ce discours est une partie de sa vérité, un véritable ordre, et que cette parfaite logique de la passion est une merveille dans un discours imité. S’il y avait plus d’ordre logique, le discours serait moins parfait.

h – Voyez le Paysan du Danube de La Fontaine, la prière de Philoctète à Pyrrhus dans Sophocle, Pauline à Polyeucte dans Corneille.

i – Acte V, scène V : « Je ne l’ai point aimé, cruel ! Etc. »

Mais cela ne suffit pas au discours d’enseignement, où le désordre ne serait pas un ordre sui generis, parce qu’il ne serait pas vrai, où il n’aurait point de grâce n’ayant point de vérité, où il serait purement du désordre et de l’embarras.

En prenant la logique, et non plus la passion, pour principe d’ordre, nous voyons les difficultés augmenter. La logique, à ce qu’il semble, a sa pente comme la passion. Mais il s’en faut bien qu’elle constitue un instinct aussi sûr et aussi infaillible que la passion quant à la suite et à l’enchaînement des idées. Le sentiment logique, si cette expression est permise, n’a pas, à beaucoup près, la vivacité des sentiments proprement dits. Les idées sont des objets, la logique est donc objective ; la pensée ne peut, comme la passion, se servir à elle-même de règle et de mesure. Elle a sa règle dans les lois de la pensée, qui sont constantes, immuables et indépendantes de l’état momentané de l’âme ; et quoique ces lois, prises abstractivement, soient les formes nécessaires de l’esprit humain et pour ainsi dire les instincts de l’intelligence, elles ne conservent pas leur caractère d’instinct dans l’application, et leurs opérations peuvent bien être sûres, mais ne sont jamais irréfléchies. L’exercice et la culture régulière sont pour beaucoup dans leur bon usage, et quoique tous les esprits reconnaissent les mêmes lois primitives et présentent les mêmes formes, tous les esprits ne sont pas, il s’en faut, également bien faits, également logiques. Le prédicateur, sans doute, s’intéresse de cœur à son sujet ; mais il n’est pas passionné, il ne doit pas l’être ; l’affection qu’il éprouve est profonde et sérieuse ; mais elle le laisse calme ; il ne parle pas non plus sous l’excitation d’une situation immédiatement périlleuse ; il n’est pas personnellement compromis ; enfin, il est essentiellement appelé à instruire. Il peut donc, il doit commander à son émotion, ne pas commencer par où elle commencerait, ni suivre la marche qu’elle lui ferait suivre si elle était la maîtresse.

Sans doute qu’il n’attend pas, pour être ému de son sujet, qu’il en ait expliqué la nature, exposé les preuves, développé les conséquences à son auditoire ; il est touché avant de commencer tout ce travail, et c’est même parce qu’il est touché qu’il le commence ; mais il n’y a rien de contraire à la sincérité à retarder l’expression de son émotion jusqu’au moment où l’on peut l’exprimer utilement et la communiquer à d’autres parce qu’on a bien fait connaître et apprécier l’objet dont il s’agit. Ce que nous disons ici du discours d’enseignement a une application plus étendue que ce mot peut-être ne l’indique. Toutes les fois qu’on a voulu instruire et persuader, non seulement en chaire ou à la tribune, mais dans la conversation, on a du soigner l’économie de son discours, se faire un plan et le suivre, parce qu’il ne suffisait pas de laisser dans l’esprit une impression généralej, mais une conclusion distincte, fondée sur des motifs également distincts. Sous ce rapport, certains discours de Racine dans ses tragédies sont essentiellement aussi conformes aux règles de la disposition oratoire que peuvent l’être les discours des plus habiles orateursk. Lisez aussi le discours de Phénix à Achille, dans le neuvième livre de l’Iliade, et’celui de Pacuvius, dans Tite-Live. (Livre XXIII, chapitre IX.) Il est utile d’étudier l’éloquence aussi dans ces modèles, afin de ne pas prendre l’espèce pour le genre.

j – M. Vinet ajoute ici le mot allemand Gesammteindruch, sans doute comme rendant mieux son idée que les mots français dont il le rapproche. (Editeurs)

k – Voyez le discours d’Agrippine dans Britannicus, et celui de Pyrrhus dans Andromaque.

Le discours de la chaire est didactique et oratoire. La disposition doit répondre à ces deux caractères. Ceci divise en deux parties l’étude que nous allons faire. Nous traiterons de la disposition au point de vue logique d’abord, et puis au point de vue oratoire.

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