Homilétique

TROISIÈME PARTIE
ÉLOCUTION

1. De l’élocution en général

Vous avez choisi les arguments ou les idées principales de votre discours ; vous avez, ou d’un même coup, ou par une opération subséquente, classé, coordonné dans votre esprit ces matériaux ; il vous reste à donner une forme et un corps aux résultats de ces deux premières opérations, à faire penser à d’autres, sur ce sujet, ce que vous pensez vous-même. Il vous reste, en un mot, à écrire votre discours. C’est l’œuvre dont nous avons maintenant à vous entretenir.

Cette idée d’écrire est moins simple qu’il ne paraît d’abord. S’agit-il simplement d’exprimer par des mots les idées et les rapports dont les deux opérations précédentes vous ont mis en possession ? Personne ne le pense. Un discours strictement réduit à cela est une analyse, et point encore un discours. Mais si écrire est quelque chose de plus que de rendre au moyen du langage les idées qu’a fournies le double travail de l’invention et de la disposition, écrire, c’est donc encore penser ; écrire, c’est inventer ; écrire, c’est disposer ? En effet, écrire, c’est tout cela. L’œuvre du style n’est, à le bien prendre, qu’une prolongation des deux premières, dont l’une s’appelle invention, l’autre disposition. Écrire, c’est encore et toujours inventer et disposer. Une image ne renferme-t-elle pas une idée ? un nom n’est-il pas un jugement ? la loi de l’ordre et de la gradation ne se poursuit-elle pas jusque dans les détails ? un paragraphe, pour ne pas dire une phrase, n’est-il pas tout un discours ?

De même que l’invention et la disposition se reproduisent, sur une échelle fort réduite, dans la phrase et jusque dans l’incidente, l’élocution trouve place dans les premiers rudiments du discours, et, pour ainsi dire, dans la table des matières. Toutefois, elle ne déploie tous les caractères dont elle est susceptible que dans le développement et dans les ramifications de la pensée. L’élocution, c’est la pensée encore, mais à sa surface ou à ses extrémités. Et ceci fait comprendre toute l’importance de l’élocution. Le simple énoncé des chefs principaux du discours éclaire peu, touche peu le commun des auditeurs. C’est par les idées particulières qu’ils sont immédiatement affectés. Il en est des idées générales comme des substances sapides et nutritives ; il faut qu’elles se décomposent dans notre bouche et s’y fondent pour nous procurer la sensation de la saveur ; il faut qu’arrivées dans notre estomac, elles s’y décomposent d’une autre façon pour que notre corps soit nourri : de même, en général, nous ne connaissons le goût de la vérité, et elle ne devient pour nous une nourriture, que par le moyen de ses parties. Pour nous servir d’une autre comparaison, que feraient dans notre corps les gros vaisseaux sanguins, s’ils n’allaient pas, ramifiés et atténués à l’infini, humecter et abreuver notre chair ? L’élocution a donc pour double caractère de revêtir la pensée de paroles et de décomposer la vérité de manière à rendre son contact avec nous plus immédiat et plus sensible. Mais, quoi qu’il en soit, l’œuvre du style est une œuvre de pensée et le complément direct de ce qui, dans la préparation d’un discours, est spécialement considéré comme la part de la pensée.

On dira : Mais toujours y a-t-il cette différence, que l’on invente et dispose sans les mots, tandis que l’élocution consiste précisément dans l’usage des mots. – Mais d’abord, il n’est pas bien constant qu’on invente et qu’on dispose sans faire usage de mots ; si, comme je le disais, tout nom est un jugement, tout jugement aussi est un nom. Et qu’importe ensuite que l’élocution fasse plus distinctement usage de ces signes, sans lesquels elle n’est rien, pourvu que le choix de ces signes et leur disposition soient un travail de l’esprit ? Que serait le style, s’il n’était pas cela même ? C’est demander ce que serait un mot s’il n’exprimait pas une idée. Le choix des mots, le choix des formes, c’est de la pensée ou ce n’est rien. Il n’y a point de différence essentielle entre cette partie de l’art et les deux autres. Les signes apparaissent plus distinctement, voilà tout.

Bien écrire, dit Buffon, c’est tout à la fois bien penser, bien sentir et bien rendre ; c’est avoir en même temps de l’esprit, de l’âme et du goût ; le style suppose la réunion et l’exercice de toutes les facultés intellectuelles ; les idées seules forment le fond du style ; l’harmonie des paroles n’en est que l’accessoirey.

y – Buffon, Discours sur le style.

Si les idées capitales du discours sont, quant à son but, les plus importantes, il faut avouer, que les idées que l’on manie dans le travail de l’élocution, les idées qui constituent le style, sont d’une nature élevée, délicate, et supérieure, dans certains sujets, aux idées dont l’exposition est l’objet même du discours.

Un beau style, dit encore Buffon, n’est tel que par le nombre infini des vérités qu’il présente. Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain, que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Nous n’avons garde de mettre aucunes vérités au-dessus ni à côté des vérités évangéliques ; mais Buffon ne parle que de l’esprit humain, et dans ces limites ce qu’il dit est aussi vrai que profond.

Ce point de vue, toutefois, n’étant pas d’un intérêt prochain dans la question qui nous occupe, tenons-nous-en à celui que nous avons d’abord indiqué ; et s’il est vrai que l’élocution soit au discours ce que le visage ou les mains sont au corps de l’homme, comprenons bien quelle en est l’importance, quelle en est aussi la difficulté. Si nous n’avions en vue que la diction, ce serait autre chose ; mais il s’agit du style ; la diction n’est pas tout l’homme, tandis que tout l’homme est dans le style, ou que, comme le dit Buffon, le style est l’homme même. Peut-être que le style n’est pas uniquement, comme le prétend le même auteur, l’ordre et le mouvement qu’un écrivain donne à sa pensée ; mais cet ordre et ce mouvement font partie du style. C’est donc une grande chose que le style, et ceux mêmes qui ne se rendraient pas entièrement raison de la pensée de Cicéron ne s’étonneront pas qu’il ait pu s’exprimer ainsi :

Savoir ce qu’il faut dire et savoir dans quel ordre, c’est déjà une grande affaire ; mais savoir comment il faut le dire, c’en est une bien plus grande.

Si le style est de la pensée, il semble que ce qui fait le bon esprit fera le bon écrivain, et qu’on ne verra ni un esprit faux écrire bien, ni surtout un esprit bien fait mal écrire. Il est certain que les grandes qualités du style sont étrangères à un esprit faible ou mal fait ; l’élégance seule, une élégance tout extérieure, est à sa portée ; mais combien d’hommes savent penser et ne savent point écrire ! Ce sont deux rameaux sortant de la même tige avec une force inégale. Pour bien écrire, il faut bien penser ; mais il faut quelque chose de plus. Pourquoi s’en étonner ? S’étonne-t-on qu’un homme qui marche très bien ne sache pas danser, qu’un homme qui parle agréablement ne sache point chanter ? Ou bien quelque qualité ultérieure fait défaut, ou bien, de deux arts qui sont parents, on n’a étudié que le premier. On se prépare, à bien écrire en cultivant l’art d’inventer et celui de distribuer une matière ; mais on s’y prépare seulement, et l’élocution ou le style est l’objet d’une étude à part. La langue, d’ailleurs, matière du style, est tout à fait hors de l’écrivain. Il en est de la langue comme d’un violon, il faut apprendre à en jouer : on ne vient pas dans le monde avec le coup d’archet dans la main.

Certainement il paraît étrange que l’homme qui pense naturellement bien, à peine arrivé à une certaine limite, cesse tout à coup de bien penser, et que celui qui peut le plus ne puisse pas le moins ; cela est étrange si l’on veut, mais cela est. La pensée du même esprit n’est pas également à son aise dans tous les domaines, comme la poitrine du même homme dans toutes les atmosphères. Quoique écrire soit encore penser, on peut bien penser et mal écrire.

On accepterait plus facilement cette idée, en ne considérant du style que ses parties inférieures ou ses derniers détails, en le confondant avec la diction ; car il y a un sens de ces choses-là, qui peut n’avoir pas été donné à tous les bons esprits. Mais il faut avouer que cela est vrai aussi des parties plus élevées de l’élocution, du style proprement dit ; et nous nous trouvons alors bien près de l’invention et de la disposition, bien près de la pensée proprement dite. Même dans ce sens, le style est un mérite, une qualité à part.

Mais si j’accorde qu’on peut, en un certain sens, bien penser et mal écrire, accorderai-je aussi facilement qu’on puisse penser mal et pourtant bien écrire ? – Oui, je le pourrai encore, en réduisant le bien écrire à ses parties les plus extérieures et au plus menu détail de l’élocution. Mais le bon style, à prendre ce mot dans toute sa signification, le style, dans le sens où l’on peut dire qu’il est l’homme même, n’appartient qu’à l’homme qui pense bien et fortement. Scribendi recte sapere est et principium et fonsz, dit Horace ; et Cicéron avait dit : Sed est eloquentiæ, sicut reliquarum rerum, fundamentum sapientiaa. Beaucoup d’ouvrages bien pensés sont mal écrits ; mais tous les ouvrages vraiment remarquables sous le rapport du style le sont plus ou moins sous le rapport de la pensée.

z – Horace, Art poétique, vers 309.

a – Cicéron, Orator, cap. XXI.

On peut conclure de tout ceci que le prédicateur, à moins qu’il n’érige en principe la négligence ou le mépris de l’art, doit appliquer au style une bonne partie de ses soins. Car le style est une bonne partie de l’œuvre totale, mais une œuvre distincte, qui veut une aptitude et des efforts à part.

Quelques-uns se font scrupule de cette application. Ils demandent s’il peut convenir au plus sérieux des écrivains, au prédicateur, de faire une étude spéciale de l’élocution ou de l’art d’écrire ? Si la question n’était pas répétée tous les jours, ce n’est pas nous qui la soulèverions.

En quoi cette étude serait-elle indigne d’un homme sérieux, si le style est encore de la pensée, si les soins donnés à l’expression sont le complément nécessaire du travail de la pensée, si cette pensée sérieuse, qui est tout notre objet, n’arrive complète et avec tous ses avantages dans l’esprit de nos auditeurs qu’à condition d’être bien exprimée ?

Car c’est là notre point de vue ; et notre doctrine, quoique dans un sens très élevé, est tout utilitaire. Dans le domaine même de la pure littérature, nous écartons la doctrine de l’art pour l’art : combien plus dans le domaine de l’éloquence, et surtout de l’éloquence chrétienne ! Si la poésie elle-même repousse avec effroi cette doctrine stérile, l’éloquence, dont le but est tout pratique, y répugne bien davantage. Tous les arts, j’en conviens, réclament un noble désintéressement de la pensée, tous aspirent vers l’idée pure ; mais cela ne va point à établir que l’art, pour être pur, doive s’absorber dans la préoccupation de la forme. Comment gagnerait-il quelque chose à mentir à son origine ? N’existait-il pas comme moyen avant d’être offert comme but ? Chercha-t-on d’abord des idées pour des expressions, ou des expressions pour une idée ? Qu’est-ce donc, aux yeux de la conscience humaine, que l’art séparé de son objet, ou se faisant de son objet une simple occasion ? Ce qui est certain, c’est que, posé sur cette base, l’art dépérit comme art, et que la recherche exclusive de la forme ruine la forme elle-même. L’enseignement littéraire, obligé de traiter de la forme à part, de concentrer l’attention, durant des années, sur des mots et sur des phrases ; l’éclat plus bruyant des succès littéraires ; le charme plus sensible des travaux où la recherche de la forme prend nécessairement une grande place : tout cela, tourné, ce semble, à l’avantage de l’art, n’a que trop souvent pour effet de l’amincir et de l’évider. Une pensée forte, un ferme savoir sont les premières conditions de l’art ; et, comme on l’a fort bien dit, il n’y a que les substances compactes qui soient susceptibles d’un beau poli.

Mais combien tout ceci n’est-il pas plus vrai de l’éloquence, et particulièrement de celle de la chaire ! Ce qui nuit aux autres arts, la poursuite d’un but actuel et pratique, est sa force à elle ; c’est son principe même ; et tout art, comme toute institution, se corrompt en se séparant de son principe. L’orateur qui, avant tout, aura voulu plaire, ne plaira pas, de même que la vertu qui se proposera le bonheur pour but, ne trouvera pas le bonheur. Sans trop insister, et pour cause, sur cette considération, je dis que la préoccupation du bien dire, le point de vue littéraire, à mesure qu’il prend de l’ascendant sur le ministre, dégrade son ministère. Je dis que le prédicateur n’est pas en première ligne un littérateur. Je dis qu’il y a dans l’emploi de la parole une séduction, un enivrement qu’il faut redouter. Je dis qu’il faut craindre de dériver insensiblement de l’action vers l’imitation de l’action, de la réalité dans la poésie. Cette déviation n’est que trop facile, vu la conjonction mystérieuse du beau moral et du beau littéraire. Paul a dit : Si je cherchais à plaire aux hommes, je ne serais pas serviteur de Christ. (Galates 1.10.) Nous dirons : Si je cherchais à me plaire à moi-même. Pour éviter ce malheur, un moyen sûr est de mépriser l’art ; mais Dieu ne nous a pas fait notre condition si facile : Jésus-Christ dit : Je ne te prie pas de les ôter du monde (de les soustraire aux conditions de la vie humaine), mais de les préserver du mal. (Jean 17.15) C’est entre le culte de l’art et le mépris de l’art que Dieu nous a ordonné de marcher. Nous ne disons ni anathème sur l’art, ni l’art pour l’art, mais l’art pour Dieu.

De tout ce que nous avons dit, il résulte, ce nous semble, que le bon style est nécessaire, et que le bon style ne vient pas tout seul. S’il n’est pas nécessaire, le reste ne l’est pas non plus ; s’il vient tout seul, le reste viendra aussi tout seul, et nous aurons signé à la fois la proscription de l’art tout entier. Car le style n’est pas ajouté à tout le reste, le style est une partie intégrante de l’art ; ce n’en est pas le supplément, mais le complément. La limite que l’on voudrait tracer entre l’invention et la disposition d’une part, et l’élocution de l’autre, serait purement arbitraire. Si l’invention et la disposition se retrouvent dans le style, on peut dire que le style se trouve déjà dans ces deux premières parties. Il y a continuité, il y a identité ; et la circonstance, très remarquable sans doute, que bien des gens qui savent inventer et disposer ne savent pas écrire, ne détruit point ce que nous venons de dire. Quand un chemin se rétrécit ou que sa pente devient de plus en plus rapide, et qu’à ce moment certains voyageurs s’arrêtent haletants et découragés, c’est pourtant le même chemin. De ce que la route devient dès lors plus difficile pour les uns que pour les autres, il ne s’ensuit nullement qu’il soit permis de s’arrêter, puisque le but, le prix de la course, n’est qu’au bout du chemin, à l’extrémité de la carrière.

Quelques personnes veulent voir un artifice dans les soins donnés à l’élocution. On en pourrait dire autant des deux premières opérations, de toute l’éloquence, de tout art. Il ne faut pas confondre l’artifice et l’art. Ce qui caractérise l’artifice, c’est la poursuite d’un mauvais but, ou l’emploi de mauvais moyens, ou l’un et l’autre. L’art n’est que la connaissance et l’emploi des moyens indiqués par la nature et par l’expérience pour atteindre un certain but Vous ne contestez pas le but, il est bon ; il est même le seul but qui soit bon absolument ; il y a peu d’apparence qu’un bon but suggère de mauvais moyens ; si vous en étiez tentés, votre but s’élèverait contre vos moyens. Mais en quoi consistent les moyens que nous proposons ? Prétendons-nous ajouter à la vérité, ou conduire à la vérité par le mensonge, ou troubler l’imagination pour éclairer la conscience ? Non, nous ne voulons que rendre à la vérité ce qui lui appartient. Prétendons-nous faire violence à la liberté humaine ? Non ; car, sans parler de notre but, qui est précisément de remettre les âmes en liberté, nos moyens sont conformes à notre but, puisque nous ne voulons que rendre plus immédiat le contact entre la vérité et l’âme de nos auditeurs. Il n’y a donc pas d’artifice. Est-ce donc que l’art lui-même répugnerait, non plus comme contraire à la droiture chrétienne, mais comme contraire à la nature ? Nous avons examiné ailleurs ce prétendu conflit entre l’art et la natureb, si semblable à celui que l’on a imaginé entre la nature et la civilisation, qui est aussi un art et le premier des arts ; nous avons soutenu que l’art est naturel, que l’art est encore la nature, que le chêne aux cent bras n’est pas moins naturel que le gland. Il n’y a guère d’opposition ici qu’entre la bonne et la mauvaise nature. S’il est des personnes à qui il est naturel de ne pas soigner leur style, il en est d’autres qui trouvent tout naturel de soigner le leur : je ne sais de quel droit les premiers viendraient imposer leur difformité à ceux qui ont l’instinct du beau et le sentiment de l’art. Eux-mêmes éprouveraient, s’ils le voulaient bien, que l’art devient une seconde nature. Prétendra-t-on qu’il est plus naturel de mal écrire que de bien écrire, parce que bien écrire suppose plus de travail ? Mais le travail n’est-il pas la loi universelle ? Mais ne veut-il pas être ajouté à tous nos dons ? Mais le don le plus gratuit et le plus généreux de tous, le salut, exclut-il le travailc ? Eden, tout beau qu’il était, fut donné pour être cultivé. Et enfin, la négligence est-elle la belle nature ?

b – Voyez l’Introduction

c – Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement. (Philippiens 2.12).

Vous nous accusez de recherche et d’artifice : ne serons-nous pas bien plus fondés, nous, à vous accuser de paresse ?

Vous en appelez aux faits, et vous dites que le style a fait des dupes. La logique en a fait aussi. Voulez-vous peut-être proscrire la logique ?

Voulez-vous, parce que le mensonge est armé, que la vérité désarme ? Et la même arme, en passant d’une main dans une autre, ne devient-elle pas vertueuse, de criminelle qu’elle était ? Cette arme ne fait que revenir à celui qui a droit de la porter. Ne dites pas que, dans un discours bien écrit, la vérité revêt l’armure du mensonge ; c’est le mensonge qui avait dérobé celle de la vérité. Il n’y a qu’à voir : cette armure ne lui va pas. On sent, au contraire, que la vérité, en revêtant la forme du beau, n’a fait que rentrer dans ses droits.

Nous avons répondu d’avance à ceux à qui le travail du style paraît indigne d’un esprit mâle et sérieux. De quel travail entend-on parler ? Si l’éloquence du style consiste à dire convenablement, apte dicere, pourquoi ce style, nécessairement mâle et sérieux, serait-il indigne des soins d’un esprit mâle et sérieux ? Qu’avons-nous proposé, sinon un travail de pensée ?

Quand je vois, dit Montaigne, ces braves façons de parler, je ne dis pas que c’est bien écrit, je dis que c’est bien pensé.

Le style vient du dedans comme tout le reste, mais il ne vient pas tout seul. C’est un travail de l’esprit et de l’âme, qu’il s’agit seulement de porter jusqu’au terme. – On cite Pascal, qui a dit :

La vraie éloquence se moque de l’éloquence.

Oui, de la fausse, de l’éloquence apprêtée, factice ; de cette éloquence frivole, l’étude et le charme des hommes futiles ; de l’artifice, quand la candeur eût suffi ; des règles de convention, auxquelles il faut bien recourir quand la nature fait défaut. Cette prétendue éloquence manque en effet de sérieux ; mais, à y regarder de près, elle manque aussi d’art ; c’est dans l’autre, c’est dans l’éloquence sérieuse que l’art, le véritable art, triomphe.

On dira peut-être : Mais, si bien écrire c’est bien penser, l’élocution, si l’on en excepte ce qui est arbitraire et ce qui ne s’adresse qu’à l’oreille, l’élocution ne constitue point un art particulier et n’est pas l’objet d’une étude spéciale. Supposant qu’il en soit ainsi, ce n’est pas nier l’importance du style, et tout ce que nous voulons, c’est que cette importance soit reconnue. Celui qui, sans avoir besoin d’un travail ad hoc, d’une étude nouvelle, arrivera à bien écrire, n’a pas à craindre que personne lui demande compte du chemin par lequel il y est arrivé : c’est le but qui importe, non le chemin, et personne n’aura l’idée de recommander le travail pour le travail même. Si. vous arrivez par une seule impulsion, et sans la renouveler, au terme que nous vous proposons, tant mieux pour vous, et qu’à nous ne tienne. Nous sommes bien persuadé que les choses finissent par se passer ainsi, et qu’il est des écrivains à qui mal écrire est aussi difficile qu’il est malaisé à d’autres d’écrire bien. – Mais s’il importait de discuter la question, et si nous n’y avions pas déjà répondu, nous dirions que l’expérience de tous les temps et le témoignage de tous les maîtres nous présentent comme inséparables ces deux propositions :

  1. que, sans un fonds d’idées intéressant, il ne faut pas se flatter d’avoir du style ;

  2. qu’il ne faut pas non plus se flatter que, moyennant un fonds d’idées solide et intéressant, le style viendra tout seul.

D’Alembert les sépare :

L’éloquence, dit-il, ne consiste proprement que dans des traits vifs et rapides ; son effet est d’émouvoir vivement, et toute émotion s’affaiblit par la durée. L’éloquence ne peut donc régner que par intervalles dans un discours de quelque étendue ; l’éclair part et la nue se referme. Mais si les ombres du tableau sont nécessaires, elles ne doivent pas être trop fortes ; il faut sans doute à l’auditeur des endroits de repos ; dans ces endroits, l’auditeur doit respirer, non s’endormir, et c’est aux charmes tranquilles de l’élocution à le tenir dans cette situation douce et agréable. Ainsi (ce qui semblera paradoxe, sans être moins vrai), les règles de l’élocution n’ont lieu, à proprement parler, et ne sont vraiment nécessaires que pour les morceaux qui ne sont pas proprement éloquents, que l’orateur compose plus à froid, et où la nature a besoin de l’art. L’homme de génie ne doit craindre de tomber dans un style lâche, bas et rampant, que lorsqu’il n’est point soutenu par le sujet ; c’est alors qu’il doit songer à l’élocution, et s’en occuper. Dans les autres cas, son élocution sera telle qu’elle doit être sans qu’il y pense. Les anciens, si je ne me trompe, ont senti cette règle, et c’est pour cette raison qu’ils ont traité principalement de l’élocution dans leurs ouvrages sur l’art oratoired.

d – D’Alembert, Mélanges, tome II, Réflexions sur l’élocution oratoire.

Il y a dans tout ceci un mélange délicat d’erreur et de vérité. L’éloquence ne consiste pas uniquement dans des traits vifs et rapides ; elle a de ces traits, mais l’éloquence est partout, et la continuité est un de ses éléments, une de ses conditions. L’élocution est bien quelque chose de spécial, comme le veut l’auteur, mais non détaché de l’éloquence. Le passage suivant de Cicéron me paraît présenter les vrais principes sur le sujet qui nous occupe :

Le discours se composant de pensées et de mots, il n’y a plus de place pour les mots si l’on retranche les pensées, et celles-ci ne peuvent être mises en lumière si vous faites disparaître les mots. – Nous nous laissons dominer par les opinions du vulgaire ; des demi-savants, pour mettre à leur portée ce qu’ils ne pouvaient embrasser en entier, le déchirent et l’arrachent en lambeaux, et en détachant les pensées de l’élocution séparent l’âme du corps, sans considérer que la mort est le résultat de cette séparation… Je me contenterai de dire, en passant, qu’en vain chercherait-on les ornements de l’élocution si l’on n’a d’abord trouvé et disposé les idées, et que les idées ne sauraient produire d’effet si l’expression ne les fait ressortire.

e – Cicéron, De Orator. Lib. III, cap. V et VI.

On dit que, dans l’œuvre du style, il faut faire usage de l’imagination, et que l’imagination est une trompeuse. Mais d’abord, est-ce que tout, dans le travail du style, est l’affaire de l’imagination ? Ensuite, l’imagination n’est-elle qu’une ouvrière d’erreur ? L’imagination est essentiellement la faculté, non de croire ce qui n’est pas, mais de se représenter ce qu’on ne voit pas, non de s’imaginer, mais d’imaginer. Où vous en passeriez-vous ? Pas même dans la science, pas même dans la foi. Les plus austères l’ont senti. Voyez seulement les Réflexions sur l’éloquence par le célèbre docteur Arnauld. L’imagination, dès lors, a pu dire, comme Boileau :

Arnauld, le grand Arnauld, fit mon apologief.

f – Boileau, Epître X. Voyez sur le soin à donner à l’élocution Augustin, Doctrine chrétienne, livre IV, et Rollin, Traité des Etudes, livre V, chap. II, art. I, sur le défaut de trop négliger les ornements du discours.

On cite des hommes respectables qui ont dédaigné, en écrivant ou parlant sur ces matières, de donner des soins à leur style. On parle des apôtres, de saint Paul. Je commence par déclarer que je ne me scandaliserais point des défauts qu’on pourrait me montrer dans le style de saint Paul. Il pourrait en avoir, et n’en être pas moins saint Paul. De fait, vous ne voulez pas écrire en tout comme lui. Pourquoi ne vous permettez-vous pas ses digressions ? Si le soin de l’expression est blâmable, le soin de la disposition pourrait bien l’être aussi. Saint Paul avait une puissance spirituelle qui pouvait le mettre au-dessus des règles de l’art : ayez-la comme lui, et nous vous passerons comme à lui ces digressions et cette obscurité que saint Augustin a remarquées, et qu’il conseille d’éviter, tout en les attribuant à quelque secret dessein de Dieu. – Mais, au bout du compte, écrivez comme saint Paul ; nous ne vous demandons rien de plus, pourvu que vous écriviez entièrement comme lui. Saint Paul a du style. Comment lui vient-il ? je ne sais ; mais ayez-en également : c’est toute la question. Si vous pouvez l’avoir sans travail, nous ne demandons pas mieux. Les irrégularités de saint Paul ne nous empêchent pas de voir en lui un écrivain. Il n’y a pas de forme de style qu’on puisse dire absolument bonne ou absolument mauvaise indépendamment des circonstances individuelles ou du caractère de l’écrivain ; et si saint Paul était un écrivain ordinaire, un artiste, nous pourrions rappeler à l’occasion de ses irrégularités ces vers de Despréaux :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l’art, sort des règles prescrites.
Et de l’art même apprend à franchir leurs limitesg.

g – Boileau, L’Art poétique, chant IV.

« On a converti ; on a édifié, on a consolé sans le secours du style. » – Faites-le donc, faites sans le style tout ce que nous voulons faire avec le secours du style ; nous ne vous parlerons plus de style. On a aussi converti sans la parole : faites-le, et nous vous tenons quittes de la parole. Mais, en thèse générale, on convertit, on édifie par la parole, et le style n’est autre chose que la parole rendant plus ou moins bien la pensée ou la vie intérieure de celui qui parle : on n’agit par la parole qu’à proportion que la parole exprime bien toute la pensée ; il n’y aurait, dans ce sens, ni paradoxe ni légèreté à dire que l’on convertit au moyen du style. La vérité est si forte, et, dans certains cas, celui qui vous écoute est tellement disposé, que toute parole, que tout style est bon. Dites alors que vous avez réussi malgré l’imperfection du langage, mais n’allez pas plus loin. Si vous allez vous imaginer que ce succès vous autorise à parler sans application et sans règle, pourquoi ne dites-vous pas aussi que c’est le moyen de mieux parler ? Et vous y viendrez. Ce sera la doctrine du quiétisme appliquée à l’emploi de la parole. Vous serez les mystiques de l’éloquence. Au reste, nous n’avons point méconnu, en parlant du style, que chacun a sa vocation et son style. Quand vous aurez la véhémence accablante d’un Whitefield, d’un prédicateur des rues, vous irez dans les rues, et y parlerez le langage que vous voudrez ; vous aurez le style de votre position et de votre but ; on ne vous en demande pas d’autre, mais on vous demande celui-là : c’est encore du style. Quand on vous aura, comme à ce missionnaire de l’Église romaine, brûlé les mains dans un martyre commencé, vous étendrez vers la foule vos bras mutilés, et ils parleront. Lorsque la parole même est superflue, qu’importe la forme de la parole ? Mais quand la parole est là, quand c’est par elle qu’on veut agir, la forme importe. La forme et le fond sont inséparables, et dans le vrai, ne sont qu’un.

Rien de plus sérieux assurément, rien de plus grand que la mission de Moïse. Rien de plus éloquent que sa vie, si ce n’est les miracles qui s’opéraient à sa voix. Il pouvait, à ce qu’il semble, se dispenser de parler, ou de parler bien. L’éloquence est considérée chez les Arabes comme le plus grand des dons naturels, parce qu’elle a chez eux plus d’influence que chez toute autre nation. Moïse, se sentant privé de ce talent, ne pouvait avoir confiance dans sa mission, devant laquelle il cessa de reculer aussitôt que le Seigneur lui eut adjoint son frère Aaron, en disant : Scio quod eloquens sith.

h – Léon de Laborde, Commentaire sur l’Exode.

Ceci répond à ce que disent quelques-uns, que le soin donné au style n’est apprécié que par un petit nombre. Je suppose qu’on ne veut pas dire par là que d’être apprécié, admiré, puisse être le but et la récompense du prédicateur, mais la marque et la preuve que le vrai but a été atteint. Or il est certain, et je l’avoue, qu’un bon style n’est dignement apprécié que par un petit nombre ; mais quand personne n’aurait remarqué que votre style est bon, s’ensuivrait-il que vous avez perdu votre peine ? Quand un bon style a produit son effet, il importe peu que l’auditeur sache distinctement par qui cet effet a été produit. À la longue, un auditeur assidu et attentif se rend bien compte de certains mérites. C’est à nous à former le goût de notre auditoire, si toutefois le prédicateur chrétien se croit appelé à former le goût du public.

« La forme, pourtant, peut distraire du fond. » – Il est trop vrai. De même que le penseur, arrivé au moment d’écrire, peut s’arrêter, se relâcher en face d’un travail plus délicat, plus compliqué peut-être, et laisse l’expression devenir ce qu’elle peut, un autre, à son tour, pourra s’attacher de préférence au travail du style, par ses parties les plus extérieures, par celles qui tiennent le moins à l’intérieur du sujet et au fond des choses. Il semble ; à la vérité, que si vous vous faites du style une idée juste, la forme ne pourra pas aussi facilement vous distraire du fond ; car le vrai style vient de la pensée, comme le teint vient du sang, comme la fleur naît d’un effort de la sève : le style n’est pas le masque, mais la physionomie de la pensée. Toutefois la difficulté demeure, et je ne veux ni la nier ni l’affaiblir : je m’en garderai bien. Je dis plus, je n’y connais qu’un remède, l’esprit de mortification et l’esprit de prière. Car de dire : Laissez venir les paroles comme elles viendront, n’usez pas de tous vos avantages, refusez à votre pensée sa forme, c’est-à-dire en quelque sorte la vie et la faculté de se communiquer, nous ne le pouvons pas. L’éloquence est un tout, une unité, que nous ne pouvons pas scinder. Nous ne lui avons imposé aucune forme, nous n’avons recommandé aucun style en particulier, nous avons demandé seulement que la parole de l’orateur sacré rendît sa pensée et sa vie aussi parfaitement que possible : cette pensée, il la doit tout entière à ses auditeurs ; elle doit leur arriver avec tous ses éléments, avec tous ses caractères ; or si cela ne peut pas avoir lieu sans une application particulière, sans un travail ad hoc, ce travail, cette application, sont d’obligation comme tout le restei.

i – Nous croyons devoir reproduire les développements plus étendus que M. Vinet donnait à sa pensée, dans une rédaction plus ancienne de cette partie de son cours.

Le travail du style ainsi conçu, c’est-à-dire aussi peu subordonné que possible a aux choses, et même se les soumettant, faisant de la pensée son instrument au lieu d’être l’instrument de la pensée, peut sûrement être un piège, et la forme distraire du fond. Tel est te cas de l’homme qui veut être écrivain avant tout, et pour qui les principes, les idées, les faits ont peu de valeur en eux-mêmes et ne sont que le substratum, et pour ainsi dire la gangue du style. Son affaire, à lui, est de donner de la valeur aux matières les plus vulgaires par la ciselure ; et en effet, il est au véritable écrivain ce que le ciseleur est au sculpteur. L’agrément de son style consiste, comme le mérite d’un style plus solide, en des idées, car on ne peut pas sortir de là, mais en idées de mince aloi, sans racines et sans force ; ou, si quelque pensée forte s’y mêle, elle est en dehors du sujet, ne soutenant rien et n’étant pas soutenue. À peine peut-on dire que la forme l’a distrait du fond, auquel, à vrai dire, il n’a guère songé. Il ne faut pas même ici distinguer entre les écrivains, il faut distinguer entre les sujets. Il est des sujets tels que la forme y est tout ; la forme est la pensée même, la forme est tout l’ouvrage. Je parle de ces pensées communes, de ces lieux communs (soit dit dans le meilleur sens), où, tout étant donné une fois pour toutes, il ne reste qu’à bien dire, et qui d’un auteur à l’autre, ne peuvent différer que par le bien dire. Alors, selon le mot de Buffon, l’art de dire de petites choses devient peut-être plus difficile que l’art d’en dire de grandes. Et, dans tous les cas, la forme ne distrait pas du Tond, parce que tout est forme.

Hors de ces sujets, la forme peut distraire du fond, je ne veux pas le nier, mais au grand dommage de la forme elle-même ; car, dans de grands sujets, le style, c’est-à-dire la vérité et le caractère de l’expression, ne peut venir que des grandes pensées. Ainsi donc, dans ces sujets, le travail du style peut bien être un travail à part, une chose sui generis, en sorte qu’on peut avoir les pensées sans le style, le fond sans la forme ; mais on ne saurait y avoir la forme sans le fond. Si le travail du style ne procède pas du dedans, s’il n’est pas intimement uni au travail du penseur et à l’activité intérieure de l’homme, s’il est appliqué du dehors, s’il ne naît pas, comme la fleur, d’un effort de la sève, ce n’est ni un vrai style, ni un style vrai ; car le style n’est pas le masque, mais la physionomie de la pensée.

Si donc on dit que la forme distrait du fond, ce n’est pas de la vraie forme, ce n’est pas du vrai style qu’on parle, puisqu’il est consubstantiel à la pensée. Il ne faut pas s’en prendre à la forme, mais à l’homme ; il n’a pas songé à la vraie forme de l’objet, parce qu’il n’a pas songé à l’objet. Mais s’il est préoccupé de la vraie forme, elle ne le distraira point du fond des choses ; car c’est en vue de ce fond qu’il cherche une forme, et la forme le ramène au fond.

C’est tout ce que je puis dire au prédicateur ; car je ne nie pas que le travail extérieur du style, l’attrait des belles paroles, la pompe, l’harmonie, les décors du langage ne puissent exercer leur séduction sur lui comme sur un autre ; et tant qu’il sera jeune, surtout s’il est né artiste, il aura quelque peine a y résister et à reconnaître un style dans la simplicité nue d’un Démosthène et d’un Pascal. Longtemps peut-être il sera sous le charme des mots et des images, et prendra, dans les œuvres de l’art, l’éclat pour la beauté. Il est important que, sans trop réprimer une imagination belle ou aimable, il étudie l’éloquence dans les modèles que j’ai nommés ; non pas que leur manière d’être éloquents et vrais soit la seule : celle d’un Bossuet ne l’est pas moins, puisqu’elle rend fidèlement la vie intérieure et le caractère de ses pensées, mais parce que c’est à leur école qu’il est le moins exposé à des méprises, parce que, dans cette simplicité, on reconnaît mieux ce qui fait l’essence d’un bon style, et que la liberté n’est plus dangereuse après un certain temps d’une si forte discipline.

Quand donc on vous dit que la forme distrait du fond, répondez qu’il vous faut bien, après tout, chercher la forme de votre pensée ; mais cherchez cette forme dans la pensée elle-même, et condamnez-vous d’avance, mais vous seuls et non l’art, si vous avez sacrifié le fond à une forme qui, par là même, n’était pas la sienne ; car une pensée ne peut périr dans une expression qui lui est conforme et adéquate.

Toute cette discussion est fondée sur un malentendu ; elle n’aurait pas lieu si l’on convenait d’avance que le mérite essentiel du style et le fondement de sa beauté c’est d’être vrai : vrai relativement au sujet, vrai relativement à l’écrivain.

Un homme de lettres, malade, à qui un prêtre tâchait de représenter les joies du paradis, l’interrompit pour lui dire : Ne m’en parlez plus, mon père ; votre mauvais style m’en dégoûterait. Cette plaisanterie profane est le dernier mot de l’épicurisme intellectuel. Mais, franchement, il n’est pas permis de parler des choses divines en mauvais style. En vain dira-t-on que les choses doivent parler ; mais qu’est-ce qu’un mauvais style sinon quelque chose qui les empêche de parler, un style infidèle, un style qui n’est pas vrai (et sous ce rapport il peut être à la fois élégant et mauvais) ; qu’est-ce qu’un bon style, en revanche, sinon un style, qui est vrai de toutes les manières ? Car c’est de vérité qu’il s’agit, et nous ne donnons point pour devise à l’éloquence ces vers si connus :

Les sucs réparateurs dont la coupe est remplie
À l’enfant qui se meurt sont en vain présentés ;
Mais que d’un peu de miel les bords soient humectés,
L’enfant saisit la coupe, et, trompé, boit la viej.

j – L. Tasse, Jérusalem délivrée. Chant I.

Nous ne voulons ni tromper ni séduire ; le mensonge et l’erreur ont souvent fait mourir et jamais n’ont fait vivre.

On dit enfin : Combien de temps nous enlève ce travail du style ! Il faut savoir si ce temps est perdu, si ce qu’on obtient ne vaut pas ce que l’on sacrifie, et si l’on gagne autant, eu égard au but final du discours, à faire vite et médiocrement qu’à faire lentement et bien. Je ne sais d’ailleurs pas si, à négliger le style, on épargne beaucoup de temps ; je crois qu’on apprend par le même exercice à faire vite et à faire bien, et qu’en cette affaire comme en bien d’autres, pour gagner du temps, il faut savoir en perdre ; car le bon style devient un instinct et finit par couler de source. Mais j’ai hâte de prendre l’objection dans toute sa force.

« Le temps presse, dit-on ; chaque instant qui nous échappe nous accuse ; il faut que la prédication abonde et que le prédicateur se multiplie ; que les discours, s’il est possible, se suivent sans intervalle, et que chaque discours déclare tout le conseil de Dieu. »

La prédication ne serait-elle donc qu’un cri d’alarme ? Pourquoi, dans ce cas, faut-il que la religion nous présente une si longue série de faits, une si longue chaîne de déductions, un si vaste système d’idées ? C’est Dieu qui l’a voulu : il ne nous appartient probablement pas de vouloir autre chose ; et en face de sa patience, l’impatience nous siérait mal. Soit que la prédication soit d’appel, comme on dit, ou de confirmation, elle est autre chose qu’un cri ; elle est une parole, une instruction, un discours. C’est lentement que les uns sont appelés, c’est lentement que les autres sont confirmés ; le trouble a son prix et peut avoir son heure ; mais, à prendre l’œuvre dans son ensemble, on peut dire, dans tous les sens, que le fruit de la justice se sème dans la paix ; (Jacques 3.18) et nous ne devons pas craindre d’appliquer aux pasteurs ce qu’on a dit aux poètes :

Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse.

Mettre à profit chaque instant et travailler à la hâte, ce sont deux choses fort différentes ; la seconde n’est pas impliquée dans la première, et c’est précisément pour ne rien faire à la hâte qu’on doit être avare du temps. La situation, sans doute, n’est pas toujours la même ; il y a des missionnaires comme il y a des pasteurs, et le pasteur, dans nos jours, est à moitié missionnaire. Voulons-nous, pour qu’il fasse mieux, que le pasteur fasse moins ? À Dieu ne plaise! Mais si, quand il en avait le loisir, il a étudié l’art, il l’a pratiqué, il dira bien tout naturellement ; il ne cherchera pas longtemps les meilleurs termes, les meilleurs tours : ils viendront d’eux-mêmes au-devant de lui. Il aura lentement acquis le secret de méditer vite, il se sera laborieusement rendu capable de trouver facilement des plans justes et neufs, des combinaisons heureuses, des points de vue intéressants. On croira, tant il est naturel, qu’il doit tout au talent et à l’émotion ; lui-même le croira peut-être ; mais s’il fait avec soin son examen de conscience, il saura bientôt à quoi s’en tenir, et reconnaîtra avec surprise qu’il n’a jamais tant déféré à l’art qu’au moment où il croit n’obéir qu’à l’instinct. C’est qu’en effet, chez lui, l’art est devenu de l’instinct.

Qu’avons-nous prétendu d’ailleurs ? Quoi ? une certaine mesure de perfection ? Qui pourrait la déterminer ? Nous n’avons prétendu qu’une chose : c’est que chacun fasse aussi bien qu’il peut. Nous n’avons pas tant demandé la pratique de l’art que l’estime de l’art et la reconnaissance de ses droits. En obtenant cela, nous croirions avoir tout obtenu. Il s’agit d’un principe ; et les circonstances étant pareilles, les difficultés égales, il y aura, dans la pratique, une différence du tout au tout entre celui qui confesse le principe et celui qui le renie. Il est impossible de reconnaître l’art et de le négliger tout à fait ; car, dans une certaine mesure, il est toujours possible de le pratiquer. L’artiste est toujours artiste. Toujours, autant qu’il peut, il fait droit aux exigences de l’art ; et lorsque le loisir lui manque pour se préparer, il improvise pour ainsi dire sa préparation, et médite en exécutant. Il y a eu, n’en doutons pas, de véritables artistes parmi les orateurs populaires et les prédicateurs des rues ; et leur théorie, dont ils nous confieraient le secret s’ils le possédaient eux-mêmes, est une théorie savante.

Faut-il répéter encore que l’art est pour nous le moyen, non le but, et que nous ne demandons compte que du résultat ? Faites-nous, sans préparation, sans méditation, avec les seules forces de l’instinct, un discours logique, lié, solide, pur de langage, naturel d’expression, nous ne vous demanderons pas, heureux de vous voir arrivé, par où vous êtes venu. Que nous importe ? À vrai dire, d’ailleurs, nous le savons. Quoi que vous disiez, vous êtes artiste, et votre instinct n’a rien d’aveugle. Mais quant à ceux, et leur nombre est fort grand, qui font négligemment et mal, rien ne nous empêchera de leur dire qu’ils font mal parce qu’ils font négligemment, et qu’il leur faut, pour faire mieux, ou plus d’instinct (qu’ils ne se donneront pas) ou plus d’art (qu’ils peuvent acquérir). S’il y a tant de ministres qu’on ne peut entendre, si les discours oiseux sont si fréquents dans la chaire, si les plus faibles avocats peuvent à peine descendre aussi bas que les plus faibles prédicateurs, c’est que l’art, encore plus nécessaire dans la chaire qu’au barreau, est nié par la paresse ou repoussé par le préjugé. La doctrine opposée élèverait certainement le niveau de l’éloquence ecclésiastique. Que les plus jeunes parmi les plus zélés en fassent l’essai ; ils ne tarderont pas à se désabuser de l’idée que l’art est quelque chose d’essentiellement volumineux, qui demande, pour se déployer, un grand espace, c’est-à-dire beaucoup de temps ; ils comprendront bientôt et sauront plus tard par expérience, que beaucoup d’art peut tenir dans une heure : l’intensité du travail en vaut bien la durée. Quand on a fait cette découverte, on est déjà fort avancé. Ce qui, dans quelques esprits, a décrédité l’art, ce n’est pas l’art lui-même, ce n’en est pas même l’abus, c’en est bien plutôt l’absence. Un discours dont la marche est compassée, le plan péniblement symétrique, le style pompeux ou brillanté, la phrase constamment arrondie et sonore, nous attriste ou nous impatiente par sa froide élégance. Condamnons hautement, un genre aussi faux. Osons même blâmer, dans des ouvrages beaucoup plus simples et plus graves, une certaine roideur de formes et un certain apprêt de langage, derniers et trop persistants vestiges d’une époque où l’éloquence était un spectacle. Bannissons, si l’on veut, la rhétorique des rhéteurs, pour faire place à la rhétorique des philosophes. Réclamons les droits de l’individualité, qui est à l’art ce que la liberté est à la loi. Mais n’accusons ni ne bannissons l’art, qui n’est pour rien dans les travers qui nous ont choqués. L’art est nécessaire ; l’art est immortel ; les réformes mêmes que nous, recommandons relèvent de lui et seront son œuvre ; et quand nous les aurons obtenues, nous pourrons dire avec un droit égal, avec une égale vérité : À la fin, la nature a repris ses droits ; à la fin, l’art a triomphé ! L’art, en effet, consiste essentiellement à observer et peut-être à retrouver la nature. Il n’y a qu’une opposition vraie : ce n’est pas celle entre la nature et l’art, mais celle entre le faux art et l’art véritable. Si nous tenons à cette formule, c’est que cette formule est un principe.

On doit nous avoir compris : nous ne demandons à la chaire que d’avoir le style de sa pensée, mais nous le lui demandons. Nous le demandons à la chaire du village comme à celle de la ville : un style populaire n’est pas un degré, mais un genre de style. Nous ne prétendons pas non plus que l’ensemble des prédicateurs surpasse, sous ce rapport, l’ensemble des écrivains ; mais que le mauvais style, trivial, terne, décousu, traînant, ne semble pas l’apanage de la chaire ; que le bon langage n’y fasse pas exception ; que le prédicateur, appelé à raisonner et à parler, ne raisonne ni ne parle plus mal que les autres écrivains et les autres orateurs.

Il serait étrange et malheureux qu’à une époque où le monde est plus exigeant ou plus difficile, la chaire fût plus indulgente envers elle-même qu’à l’époque où l’on exigeait moinsk. Ce serait, en vérité, une bizarre manière de montrer que les choses faibles confondent les fortes ; à notre avis, le moyen n’est pas sûr.

k – Il n’y a pas plus, il y a peut-être moins d’hommes de génie qu’autrefois ; mais le bien dire est devenu commun, et beaucoup plus de personnes sont en état de juger.

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