Homilétique

3. Qualités supérieures ou vertus du style

3.1 De la force et de la beauté du style en général.

Quoique plusieurs des qualités que nous avons recommandées puissent, en s’élevant à un certain degré, de simples qualités devenir des vertus, il est pourtant vrai que nous avons donné des règles négatives plutôt que des préceptes positifs ou des moyens ; nous avons élevé des barrières, circonscrit le champ de l’éloquence. Toutes ces qualités se résument, je l’avoue, dans l’idée de vérité ; c’est toujours, sous différents points de vue, la vérité que nous avons recommandée. Qu’y a-t-il par delà la vérité, à supposer que la vérité ne soit pas tout ? Il y a, si l’on veut, l’extraordinaire, le superflu, chose très nécessaire ; la réunion, la conciliation du vrai et de l’extraordinaire est le problème à résoudre. Dans l’ordre de compositions qui nous occupe, le nom propre de l’extraordinaire, c’est l’éloquence, un style éloquent ; mais ce mot ne nous apprend rien : nous le savions d’avance. En quoi consiste cet extraordinaire ? de quels éléments se compose cette éloquence du style ?

On dira avec raison que c’est de force et de beauté ; et ce sera, pour le coup, avoir dit quelque chose. Il y a là quelque instruction. La vérité sans doute n’est pas une chose purement négative ; la force et la beauté ne sont peut-être que la vérité à son plus haut période ; toutefois, le mot de vérité peut se prendre et se prend souvent dans un sens restreint ; et dans ce sens, la vérité se distingue de la beauté et de la force, et reste en deçà. En un mot, le style ne saurait être éloquent s’il n’est vrai, mais il peut être vrai sans être éloquent.

Ainsi nous pouvons dire qu’en rassemblant, dans le chapitre précédent, les éléments dont se compose la vérité du style, nous avons élevé des barrières, dans l’intérieur desquelles nous laissons l’éloquence se mouvoir. Laissons est le mot, parce qu’il n’y a pas de règles ou de méthode pour être éloquent ; on ne peut donner à celui qui n’a pas. Mais, en revanche, on peut donner à celui qui a ; une exposition des ressources, des moyens et des procédés de l’éloquence peut profiter à celui qui a le talent de l’éloquence. Il ne peut lui être inutile de réfléchir sur les causes des effets que produit le génie oratoire ; cette étude conduit à l’exercice des facultés ignorées ; et de même qu’on prêche la morale à l’homme régénéré, on peut prêcher l’art à l’homme de talent, afin qu’il emploie toute sa force, et aussi afin qu’il apprenne à la régler.

La force et la beauté, attributs essentiels de la vérité religieuse et morale, doivent se trouver dans la forme dont on la revêt. Or, la force, dans les œuvres de l’art, c’est tout ce qui exalte en nous le sentiment de la vie ; la beauté, c’est ce qui dans ce déploiement de la vie, nous donne le sentiment de l’harmonie et de la proportion. Il en est de la force et de la beauté comme de tant d’autres couples de choses, qui s’entr’aident en se résistant, et se complètent en paraissant se restreindre. Il en est comme de la justice et de la paix, qui, distinctes et souvent même opposées en apparence, se rencontrent et s’embrassent. (Psaume 85.41)

La force n’est pas affectée exclusivement à certains genres de composition et la beauté à d’autres. Mais il est des genres où l’on aspire surtout à la force, d’autres où le soin de la beauté l’emporte. Il est des temps aussi qui, fort sensibles à l’un de ces mérites, font bon marché de l’autre ; la pente plus décidée vers la force ou vers la beauté distingue aussi les unes des autres certaines nations et certaines époques. Ces différences de goût tiennent à d’autres différences plus profondes. Le dernier fond de l’existence morale se découvre dans la diversité de ces tendances. En appelant force et beauté ce qui, dans l’éloquence, est par delà la simple vérité du style, nous n’avons pas indiqué le plan de ce qui nous reste à dire, nous avons seulement résumé sous deux idées principales ce qui, dans l’éloquence, est le complément de la vérité du style.

On serait tenté de distinguer entre elles la poésie et l’éloquence selon la prédominance ou la présence exclusive de l’un ou de l’autre de ces deux éléments, la force et la beauté. Ce n’est pourtant pas par là qu’il faut les distinguer ; car ni la poésie ne se passe de force, ni l’éloquence n’exclut la beauté. Il faut chercher ailleurs la différence de ces deux genres. Elle consiste en ce que l’une, l’éloquence, a pour objets des faits, et l’autre des idées ; j’entends l’éloquence en tant qu’éloquence, et la poésie en tant que poésie, car ces deux arts s’atteignent quelquefois et se mêlent plus ou moins. L’éloquence aspire à opérer des changements dans le monde réel, la poésie n’en veut produire que dans les représentations de l’esprit. L’éloquence n’ignore pas les idées, la poésie ne fait pas abstraction des faits ; mais la première va des idées aux faits, la seconde va des faits aux idées ; c’est-à-dire que l’éloquence transforme des idées en faits, et que la poésie transforme des faits en idées. Il faut bien que l’éloquence prenne son point d’appui dans des idées (les idées de justice, d’honnêteté, de convenance), mais, comme un levier, elle se sert de ce point d’appui pour remuer des faits ; de même, il faut bien que la poésie prenne son point d’appui dans des faits, dans la réalité, dans l’expérience, mais c’est pour s’élever avec elle vers des idées ou vers un idéal. Remarquons seulement que le mot d’idées ne signifie pas dans les deux cas la même chose ; dans le premier, ce sont des lois, les lois de la nature, de la raison et de la conscience ; dans le second, les idées ne sont que des types plus purs ou plus complets de toutes les existences que ne peut les présenter aucune existence réelle et concrète prise à part, ni toutes ensemble. L’éloquence nous porte donc à l’action, et la poésie à la contemplation. L’éloquence est un combat, la poésie est un spectacle ou une vision. L’éloquence parle de ce qui est, la poésie crée ce qui doit être. L’éloquence coule dans le même lit que la vie, la poésie se creuse un lit à côté de la vie. L’éloquence se moule, pour ainsi dire, au flot de la vie, qu’elle grossit et qu’elle entraîne ; la poésie la suspend. Je ne parle pas ici, on doit le comprendre, de la vie intérieure ou contemplative, mais de la vie extérieure ou pratique. Les deux fleuves ne sont pas toujours séparés ; ils peuvent, de loin à loin, se réunir et couler ensemble ; la poésie peut devenir éloquente, l’éloquence peut devenir poétique ; mais l’éloquence et la poésie n’en sont pas moins distinctes dans leur principe, dans leur but, et par conséquent dans leurs moyens ; et cela est si vrai que l’éloquence, qui est une action, si elle s’arrête d’agir pour contempler, cesse d’être éloquence, et que la poésie, si elle oublie de contempler pour agir, cesse d’être poésiea.

a – Voyez les réflexions sur la différence de la poésie et de l’éloquence dans les premiers Mélanges [de] philosophie et de littérature d’Ancillon, tome I, page 2.

La règle de chacune, c’est de ne pas se renier, c’est de rester fidèle à son principe, de le maintenir sans cesse, et de se servir l’une de l’autre, sans se laisser absorber l’une par l’autre. Nous n’avons point ici à donner des conseils aux poètes : nous n’avons affaire qu’aux orateurs. Que leur dirons-nous ?

Tout doit être chez vous subordonné à l’action, tout, et jusqu’aux moindres détails du style ; tout doit agir chez vous, tout ce qui n’agit pas est perdu ; toutes vos paroles doivent être ailées et armées. Et si vous ne nous comprenez pas encore, si vous dites que, dans la poésie aussi, tout tend à un but, tout marche vers un terme, et que, dans ce sens, la poésie est aussi une action, nous achèverons de nous faire comprendre en ajoutant que la poésie est une action intérieure, une action contemplative, idéale, tandis que l’éloquence est une action réelle, de l’homme sur l’homme, de la volonté sur la volonté, et par la volonté sur le monde : c’est cette action que se propose l’orateur ; c’est ce but qui le fait orateur, et qu’il ne doit pas perdre de vue un seul instant.

Faut-il en conclure que la poésie doive demeurer étrangère au style de l’orateur ? Il en faut conclure seulement que la poésie est son moyen et non son but ; car, d’ailleurs, comment s’en passerait-il ? Comment distinguer de la poésie le talent ou l’art qui lui rend présents les objets de son discours, et les rend présents à son auditoire, qui donne aux idées un corps, qui transforme les définitions en tableaux, qui invente, qui crée, qui colore ? Imagination et poésie, c’est une même chose ; et si, dans l’économie et la combinaison de nos facultés, la raison et le sentiment ne se passent point, de l’imagination, comment l’éloquence, qui est à la fois raison et imagination, s’en passerait-elle ? Mais le fleuve, pour réfléchir les rayons du soleil, ou pour se teindre de la couleur de ses bords, n’a pas besoin de ralentir sa course, et l’éloquence n’a pas besoin de se suspendre ou de s’annuler pour laisser paraître la poésie dont elle est pénétrée et qui coule avec elle. [En somme,] il faut faire droit à la beauté comme à la force, à la poésie comme à l’élément oratoire. Il faut laisser le style s’approprier tout ce qui est à sa convenance ; seulement un caractère doit dominer partout, accentuer tout, constituer le ton général : ce caractère, c’est l’action, le style actif.

C’est ce principe de l’action, déjà posé par nous dans le chapitre de la disposition oratoire, que nous nous sentons obligé de poser de nouveau à l’occasion des qualités supérieures ou des vertus du style oratoire. Nous n’avions pas besoin de vous le rappeler tant qu’il n’était question que de qualités qui ne mettent point en péril ce principe ; ni la pureté et la correction, ni la clarté et la précision, ni le naturel et la convenance ne menacent, même de loin, le principe de l’action ; aucune de ces qualités ne se déploie aux dépens de l’action ; aucune n’a besoin de la supprimer ou de la suspendre : il n’en est pas de même des qualités ultérieures ou supérieures, comme on voudra les appeler ; car, bien qu’elles n’aient rien à perdre, mais plutôt beaucoup à gagner à l’observation du principe d’action, elles sont exposées à s’isoler et à s’arroger une existence indépendante ; le style peut chercher en dehors de ce principe la force et la beauté ; et nous-même, lorsque nous entreprenons d’indiquer les éléments dont se compose la force et la beauté du style, nous serions les complices de cette même erreur, si nous n’avions soin d’abord de poser certains principes généraux qui doivent guider et dominer l’écrivain dans toute cette partie de son travail.

Le premier de ces principes, c’est que rien, dans l’éloquence, ne peut être donné au pur désir de plaire, qu’elle n’admet que des beautés utiles, et que rien, chez elle, n’est pur ornement. Et ce terme d’utilité n’a ici rien de vague ; l’utilité, pour l’orateur, c’est de prouver, de convaincre, de déterminer. L’éloquence, sous ce rapport, a son type dans la nature, où tout ce qui est beau est utile ou naît de l’utile. La nature a si admirablement concilié l’utile et le beau, que, suivant le côté d’où on l’envisage, il semble tour à tour qu’elle n’ait eu en vue que le beau, et qu’elle n’ait songé qu’à l’utile. La nature s’empresse vers le résultat, mais à voir tout ce que, dans sa marche vers le but, elle fait éclore de beautés, dira-t-on jamais qu’elle s’est refusé du loisir ? La nature, sous un autre aspect, semble une lyre à mille cordes vibrantes, un immense miroir d’idées ; mais tout est action, tout est vie, tout est production dans les sons de cette lyre et dans les images de ce miroir ; la nature n’est pas seulement un poète (à ce titre déjà, elle laisserait reconnaître dans ses œuvres un but, une sévère unité), la nature est un orateur ; elle agit, elle produit, elle conclut ; tout ce qu’elle fait est beau, mais tout ce qu’elle fait est utile, c’est-à-dire propre à produire en dehors d’elle le sentiment du bonheur.

C’est à Cicéron que nous empruntons ce rapprochement entre les œuvres de l’éloquence et celles de la nature :

Ce que nous voulons dans l’éloquence, la nature l’a réalisé admirablement dans toutes ses œuvres ; elle a pourvu à ce que ce qui était le plus utile, eût aussi le plus de dignité et même le plus de grâce. Tout l’ensemble des choses dans tout l’univers a pour objet la conservation et le bien-être universel, ainsi la rondeur du ciel, la position centrale de la terre, maintenue à sa place par une force qui lui est propre ; la marche circulaire du soleil, qui, des constellations hivernales dont il s’est d’abord approché, dérive peu à peu vers d’autres signes du zodiaque. Ces combinaisons ont une telle importance, que, pour peu qu’elles changent, tout s’ébranle, et en même temps une si grande beauté, qu’on ne peut rien imaginer de plus magnifique. Considérez maintenant la conformation et la figure des hommes et même des animaux… Que dirai-je des arbres, dans lesquels il n’est rien, du tronc aux rameaux, des rameaux aux feuilles, qui n’appartienne à la nature et à la destination de l’arbre, mais dont il n’est aucune partie qui n’attire l’œil par sa beauté ? Laissons la nature et voyons les arts…
Il en est de même de l’éloquence ; tout ce que vous y rencontrez d’utile ou même de nécessaire est accompagné de plaisir et de grâceb.

b – Cicéron, De Oratore, lib. III, cap. XLV-XLVI.

Cicéron donne pour exemple le nombre, calculé pour épargner de la fatigue à celui qui parle.

Or l’éloquence, comme tous les arts, est un produit, un développement de la nature. Elle doit présenter le même phénomène que la nature. Il est impossible, si elle est cultivée dans le sens de la nature, qu’elle ne produise pas le beau en produisant l’utile ; mais de même qu’en morale, l’utile est produit par l’honnête, et non l’honnête par l’utile, en sorte qu’on ne peut arriver à l’utile qu’à travers l’honnête, de même, dans l’art, le beau, le vrai beau, ne peut naître que de l’utile. Ici l’utile prend la première place ; mais l’utile, dans ce domaine, c’est la conviction, c’est la détermination précise de la volonté, et l’utile, selon les lois de la morale, se confond avec le vrai, le juste et le bon. C’est donc du fond même du sujet que nous devons tirer nos ornements ; les seuls vrais, par conséquent, les seuls vraiment beaux sont là ; rien n’est beau absolument par soi-même, mais par la place qu’il occupe ; ce serait donc un mauvais calcul que de chercher des ornements hors de notre sujet, c’est-à-dire hors de notre but. Notre sujet les tient à notre disposition ; nul besoin de nous écarter.

Le plus souvent, dit Quintilien (et moi je dirais toujours), les meilleures expressions tiennent aux choses mêmes, et se découvrent à nous par leur propre éclat. (optima rébus cohœrent et cernuntur suo lumine) ; cependant nous les cherchons comme si elles se cachaient toujours et qu’elles voulussent se dérober à nos yeux. Persuadés qu’elles ne sont jamais auprès des choses dont nous avons à parler, nous faisons beaucoup de chemin loin du sujet, et, après les avoir découvertes, nous leur faisons violence pour les entraîner. La beauté de l’éloquence veut des ornements plus mâles, et lorsqu’elle est saine et vigoureuse, il ne lui faut pas tant de frisure et de façon.

À cette première règle nous en rattachons une seconde, ou plutôt de cette première règle nous en tirons une seconde, c’est de ne jamais sacrifier l’ensemble au détail. Cette règle est moins une règle nouvelle qu’une autre forme de la précédente. Subordonner le beau à l’utile, c’est subordonner le détail à l’ensemble, puisque l’utile, dans un discours oratoire, ne se renouvelle pas d’espace en espace, étant un et le même d’un bout à l’autre du discours. Hors de cette condition, il y a place encore pour des agréments de diction, mais non pour de véritables beautés de style : disons mieux, hors de cette condition, il n’y a réellement pas de style. Si une beauté inutile n’est pas une beauté, puisque le beau en tout genre est inséparable de l’utile, une beauté de détail qui ne se rapporte pas ou qui ne se subordonne pas à l’ensemble, n’est pas une beauté, puisque l’idée d’utilité et celle d’ensemble sont également inséparables du discours oratoire. La période, la phrase ne peuvent être travaillées à part et pour elles-mêmes, et le soin curieux qu’on leur donne est l’effet d’une malheureuse diligence, si elle porte préjudice à la continuité, à la proportion et à l’effet total, Si l’orateur n’est pas constamment préoccupé de son but, si à tout moment, pour ainsi dire, tout son sujet ne lui est pas présent, si chaque passage n’est pas réellement un passagec, un pas vers le terme, son discours sera tout composé de pièces de rapport, c’est-à-dire de pièces qui ne se rapportent pas, et le détail ne souffrira pas moins que l’ensemble, puisque l’idée de beau ne peut se séparer de l’idée de convenance et de rapport. On pourrait, sous ce point de vue, partager les écrivains en trois classes : les uns écrivent bien le discours, d’autres le paragraphe, d’autres la phrase. Les premiers ne sont pas les plus nombreux.

c – Action dépasser, premier sens attribué au mot par l’Académie.

Vous voyez la plupart des orateurs, dit Quintilien, attachés au détail, soit qu’il s’agisse d’inventer, ou de peser et de mesurer ce qu’ils ont inventé. Lors même que, dans cette recherche, ils s’arrêteraient toujours à l’excellent, il faudrait néanmoins détester cette malheureuse préoccupation, qui ralentit le cours de la parole, et qui éteint, dans les retards de l’indécision, toute la chaleur de la pensée. C’est un orateur à plaindre, c’est, pour ainsi dire, un orateur bien indigent, que celui qui ne peut prendre son parti de perdre un seul mot. Celui-là n’en perdra point qui, d’abord, aura étudié dans ses principes l’art de la parole, qui ensuite, par des lectures nombreuses et bien choisies, se sera richement approvisionné de mots, et aura étudié l’art de les bien placer ; qui, enfin, se sera tellement fortifié dans toutes ces parties par un exercice répété que tout ce dont il a besoin soit toujours à sa portée et devant ses yeux. On peut compter que les idées ne lui arriveront pas sans les mots pour les nommerd.

d – Quintilien, livre VIII, préface

Quintilien nous a signalé l’écueil : c’est le désir de ne rien perdre, c’est une avidité mal entendue qui perd tout pour vouloir tout gagner ; c’est l’amour de l’effet, amour qui a toujours signalé les écrivains sans génie ou les époques de décadence, mais souvent aussi, à toutes les époques, de vrais talents dans l’âge de l’inexpérience. N’est-il jamais arrivé à un jeune homme d’entreprendre un discours pour avoir l’occasion de placer un tableau ou un mouvement heureux, ne lui est-il jamais arrivé de faire d’un vaste sujet le cadre et l’entourage d’un mot ? Excès humiliant, mais qu’il faut se représenter, pour sentir tout le danger et toute la petitesse d’une pareille façon d’écrire ; miser et pauper, dit Quintilien. Buffon dit :

C’est parce qu’on craint de perdre des pensées isolées, fugitives, c’est parce qu’on désire de mettre partout des traits saillants, qu’il y a tant d’ouvrages faits de pièces de rapport, et si peu qui soient fondus d’un seul jet. Rien ne s’oppose plus à la chaleur du style.

Je ne voudrais pas exclure les traits frappants : ils sont utilese ; mais ils viennent comme d’eux-mêmes à l’homme de talent dans la série naturelle des idées d’un discours bien ordonné. Ils ne sont peut-être jamais si frappants, si heureux, que lorsqu’ils n’ont point été cherchés, et qu’une sorte de nécessité logique les a amenés. De qui en a-t-on autant retenu que des écrivains qui n’ont jamais sacrifié l’ensemble à un des moments de la composition ? Pour moi, je regarde ces traits lumineux du style comme les yeux de l’éloquence ; mais je ne veux pas que le corps soit tout couvert d’yeux, ni que les autres membres perdent leur emploif.

e –  Ne laissez pas tout à vos héritiers ; sachez hériter, de vous-mêmes. (Bossuet) – L’insensé ferma devant lui ses lèvres impies, et, retenant sous un silence forcé ses vaines et sacrilèges pensées, se contenta de dire en son cœur : Il n’y a point de Dieu.

f – Quintilien, livre VIII, chap. V.

Les qualités d’un style éloquent nous semblent pouvoir se ramener à deux générales: la couleur et le mouvement. Représenter les objets, de quelque espèce qu’ils soient, de manière à en remplacer la vue immédiate, ou même à nous en procurer une intuition plus vive que celle que nous pourrions recevoir des objets eux-mêmes, voilà le premier élément de l’éloquence du style. Je l’ai appelé couleur, à défaut d’un autre motg ; mais ce talent se subdivise et n’est pas tout exprimé par le mot de couleur. Tel écrivain tient davantage du peintre, et tel autre davantage du sculpteur : le style de l’un est un tableau chaudement coloré, celui de l’autre un bas-relief profondément fouillé. Tous deux ont traduit heureusement par la parole les objets qu’ils voulaient faire connaître ; mais l’un s’est attaché à faire saillir l’idée même de l’objet, l’autre à l’indiquer par ses effets ou ses circonstances. Exemples :

g – L’allemand a le mot Amchaulichkeit.

h – Oraison funèbre du prince de Condé

La Bruyère, admirable graveur de pensées, a d’autres procédés :

Disposer les idées entre elles, mesurer la marche de la parole de manière à procurer à l’auditeur le sentiment de l’action, du progrès, d’une série de phases distinctes dans le drame auquel on l’associe, ne pas le laisser longtemps dans une même situation et le transporter vivement dans une autre, lui donner en un mot une conscience intime et continuelle de sa vie, voilà une seconde loi, à vrai dire la loi générale et suprême du discours oratoire, mais qui, se réalisant dans le style, doit être étudiée où elle se réalise. Ces deux lois, quoique distinctes, ne laissent pas quelquefois de s’accomplir l’une par l’autre ; les images peuvent aider au mouvement ; le mouvement, à son tour, peut devenir une peinture ; l’orateur doit même aspirer à obtenir l’un des effets au moyen de l’autre ; mais ces deux effets n’en sont pas moins distincts l’un de l’autre et veulent être envisagés à part.

Cherchons donc premièrement quels sont les principaux moyens de peindre la pensée, de donner du caractère et du relief aux objets, de la couleur au style.

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