Homilétique

3.3 Mouvement.

C’est le second caractère ou le second élément d’un style éloquent. Le mouvement physique est le transport d’un lieu à un autre ; [il en doit être de même du mouvement intérieur : le mouvement du style consistera donc à transporter l’auditeur d’un lieu moral, d’une situation morale, dans une autre.] Ce mouvement n’est pas la vie, mais il en est l’effet et la marque. Nous ne concevons pas la vie sans le mouvement, et à la longue l’immobilité nous paraît la mort. Ces deux idées de mouvement et de vie s’unissent dans notre esprit si naturellement que partout où nous voyons le mouvement, nous supposons ou nous imaginons la viez. Un lac paisible a beau nous charmer par la pureté avec laquelle il réfléchit ses bords, nous voulons le voir agité, et l’image de ses bords trembler dans ses eaux. De même du style ; il ne nous suffit pas qu’il réfléchisse avec pureté les objets, il lui faut du mouvement ; mais il y a deux différences entre ces deux miroirs, c’est que dans le second nous voulons toujours du mouvement et que les objets n’y tremblent pas, c’est-à-dire que le mouvement du style ne trouble nullement la clarté des représentations.

z – Voyez Marmontel, Eléments de littérature, tome IV, pages 441-444, article Du Mouvement

Ce qu’a voulu l’orateur, s’il est vraiment orateur, ce n’est pas seulement de nous donner des représentations claires et même d’une clarté brillante ; ce n’est pas non plus de lier ses idées avec ses idées d’une manière exacte, en sorte qu’entre son point de départ et sa conclusion il n’y ait pas, logiquement, une solution de continuité ; ce n’est pas même encore que cette chaîne soit tellement serrée qu’il n’y ait pas un moment perdu pour la preuve, et que le discours soit pour ainsi dire tout d’une haleine. Le discours oratoire est une action ; cette action, qui procède de l’âme, suppose émotion ; il ne représenterait donc qu’une partie de ce qu’il doit représenter, s’il n’était que logique, clair, brillant, et même profond, et l’auditeur n’en recevrait qu’une partie des impressions qu’il en doit recevoir. Si l’orateur ne s’unit pas tout entier à son sujet, si le discours n’est pas l’action de l’homme sur l’homme, s’il n’est pas, comme nous l’avons dit, un drame avec son nœud, ses péripéties et sa catastrophe, il manque de cette vie communicative, et l’on peut même dire de cette vérité sans laquelle le but du discours oratoire est manqué pour la plupart des auditeurs, qui ont besoin de sentir la vérité comme identifiée avec celui qui l’expose et cherche à la répandre.

L’orateur, ému par son sujet, ému par son auditoire, fera nécessairement passer dans son style l’émotion qu’il éprouve ; or, l’émotion est un mouvement, c’est-à-dire exactement le passage d’un lieu moral à un autre ; une émotion momentanée est un changement de lieu, une émotion continue est une succession de changements qui se suscitent les uns les autres. Il faut distinguer le mouvement d’avec les mouvements. Il y a des mouvements brusques qui sont fort beaux ; mais pourtant le mouvement oratoire n’est pas nécessairement brusque. Différent chez les différents orateurs, il est doux et moelleux chez plusieurs. On aurait beau se battre les flancs, multiplier les secousses, les ruades, l’âme de l’auditeur ne se prête qu’à un mouvement vrai. En adopter un autre,

c’est sauter, dit quelque part Cicéron, ce n’est pas marcher.

Le mouvement est la beauté royale du style, le caractère des grands écrivains et des grandes époques. Chez les modèles, les images se confondant avec le mouvement, sont fournies par le mouvement même. La couleur et la vie viennent ensemble. Ainsi le visage pâle d’Atalante se colore dans la rapidité de sa course. Les images ne sont pas contraires au mouvement ; elles y peuvent même contribuer, puisqu’elles peuvent être passionnées ; mais en elles-mêmes elles ne le produisent pas plus qu’un miroir, puisqu’elles ne sont que le miroir des choses. Le mouvement correspond à l’âme: l’éloquence peut se passer de tout excepté de vérité et de mouvement ; le style le plus nu, le plus austère, le moins coloré, peut être éloquent. Les beautés en blanc, ou entre les lignes, sont les premières.

L’expérience nous apprend qu’on peut avoir été fort intéressé à son sujet sans que le style ait du mouvement ; la force des pensées, le sérieux du langage y pourront jusqu’à un certain point suppléer. Il est également certain qu’un discours d’un style grave, calme et pour ainsi dire immobile, peut, dans de certaines conditions, faire une assez grande impression. Mais, en général, l’émotion de l’auditeur est en raison directe de celle de l’orateur, si le sujet en vaut la peine. Et comme l’orateur chrétien a un double objet d’intérêt, son sujet et ses auditeurs, on a plus de raisons de s’attendre à le voir ému.

Toutefois l’éloquence de la chaire se prescrit des bornes plus étroites que les autres genres d’éloquencea. Elle ne peut guère être véhémente, c’est-à-dire emportée. [Le prédicateur est instituteur autant qu’orateur ; le mouvement de son discours sera donc plus paisible que celui de l’éloquence politique et judiciaire. Quoique l’amour que le ministre de la Parole de Dieu doit porter aux choses divines soit sans mesure, nous n’oserions donner à cet amour le nom de passion. Le respect impose la discrétion, et le christianisme ne veut nous gagner au bien que par les bons moyens.]

a – Lire la troisième Philippique de Démosthène.

Le mouvement a des formes très diverses [et dont un grand nombre sont difficiles à saisir et à nommer. Nous ne pouvons indiquer que les moins délicates.] Il faut d’abord distinguer celles qui peuvent trouver place dans le style expositif, et celles qui consistent à franchir la limite de ce style. Le style expositif est le style au repos. (Mais je distingue ici le mouvement du style de ce mouvement logique dont nous avons parlé en traitant de la disposition.) Déjà, il est vrai, dans le style expositif, le mouvement peut se manifester par la rapidité dans la succession des idées et par la vivacité des tours. Mais le mouvement du style se prononce surtout quand on sort du style expositif. Le style expositif, strictement parlant, n’a en vue que l’idée, faisant abstraction de la personnalité de celui qui l’exprime et de ceux qui l’écoutent. On en sort par tout ce qui tient compte de ces éléments ; ainsi l’allocution directe. Ceci n’est pas un caractère momentané, une forme accidentelle ; c’est le caractère normal, permanent, du vrai style oratoire, et ce caractère seul entraîne plus ou moins tout le reste, je veux dire tous les mouvements par lesquels le style peut être animé.

Le style direct, qu’on pourrait peut-être appeler aussi le style franc, est celui qui n’arrive jamais à son but par un chemin oblique ou par des détours, mais qui aborde l’idée en face, ouvertement, et par les expressions qui l’éveillent le plus immédiatement dans l’esprit de l’auditeur. Il ne s’agit pourtant point ici d’une qualité morale. La franchise et la candeur peuvent respirer dans un style qui n’aurait point le caractère dont nous venons de donner une première idée. Il s’agit de ce qu’on appelle en affaires : aller droit au fait. Il y a une marche indirecte ou oblique qui peut avoir son à-propos et son agrément dans certaines compositions. Il n’y a pas de style plus indirect que celui de La Bruyère, il n’y en a pas de meilleur, eu égard à l’intention de l’auteur :

Je suppose que les hommes soient éternels sur la terre, et je médite ensuite sur ce qui pourrait me faire connaître qu’ils se feraient alors une plus grande affaire de leur établissement qu’ils ne s’en font dans l’état où sont les chosesb.

b – La Bruyère, les Caractères, Chap. XI. De l’Homme.

Que dirait-on des Provinciales écrites dans le même goût ? Jamais aucun autre style que le style direct ne conviendra dans un ouvrage destiné par sa nature à être populaire, à produire une impression instantanée sur des masses. Moins il y aura d’intervalle entre la pensée et l’expression, moins l’expression aura de transformation à subir, de la part du lecteur, pour être l’empreinte immédiate de l’idée, en un mot, plus votre langage aura été le véhicule et non l’appareil de la pensée, mieux, comme orateur, vous aurez réussi. Fin, détourné, ingénieux, sinueux, vous pouvez l’être ailleurs ; ailleurs les sous-entendus, les réticences, les allusions, les reflets, les lueurs fuyantes, l’indifférence et les doutes affectés, la simulation, le principal donné comme accessoire et vice versa, tout ce qui fait qu’un style est spirituel, vous sera permis ; ailleurs il vous suffira de faire entendre ce que vous voulez dire, ici il faudra le dire.

Le moyen de rester dans le style direct, c’est la forme allocutive : sans elle un discours n’est pas un discours, mais un livre ; c’est l’emploi de cette forme qui vous ramènera toujours de force à ce style direct qui est le style vraiment puissant, vraiment oratoire. Je recommande cette forme sous ces deux rapports : d’abord, parce qu’on est presque sûr, en la maintenant sans cesse, d’atteindre au style direct, si rare et si difficile ; ensuite, parce que, dans le discours proprement dit, elle, est vraie, la seule vraie, et que tout ce qui est faux est faible. Mais cette forme elle-même, comment la maintenir, du moins quand on écrit son discours ? car nous avons jusqu’ici raisonné, enseigné dans cette hypothèse.

Les faits, l’exemple des grands maîtres, prouvent que cela se peut. On peut en écrivant un discours, le parler véritablement, l’adresser directement non à un public, mais à un auditoire, se placer en pensée dans la position de l’orateur, bref écrire en orateur. Quiconque veut écrire ainsi convoque autour de lui son troupeau, et c’est une habitude qui se contracte aisément.

[Le style de l’orateur n’est donc jamais purement expositif. Mais le prédicateur est en même temps docteur ; il enseigne, et l’exposition simple peut trouver par conséquent une place dans ses discours Nous signalerons d’abord les figures ou les mouvements qui demeurent dans les limites du style expositif :

1. [La plus simple, la plus naturelle, et cependant une des plus fortes et quelquefois des plus hardies, c’est la répétition. Il ne faut pas s’y risquer imprudemment ; car, par suite même du caractère élémentaire de cette forme, on tombe très bas si l’on n’a pas un plein succès. Il en est comme du refrain dans la poésie, qui a une grande force quand il est bien amené. Mais il faut que la répétition jaillisse en quelque sorte du sujet, qu’elle vienne sans être cherchée et comme involontairement. La répétition est une figure naïve. Elle suppose que l’orateur est profondément ému et absorbé par son sujet, Bossuet est naïf, et il a seul ce caractère parmi les grands maîtres de la chaire. La Bible est naïve et nous fournirait des exemples de répétition remarquables] : C’est pourquoi je vous ai rendu les dents nettes dans toutes vos villes, et la disette de pain dans tous vos lieux ; et vous ne vous êtes point convertis à moi, dit l’Éternel. Je vous ai aussi retenu la pluie, quand il restait encore trois mois jusqu’à la moisson ; j’ai fait pleuvoir sur une ville, et je n’ai point fait pleuvoir sur l’autre ; une pièce de terre a été arrosée, et l’autre pièce, sur laquelle il n’a point plu, est séchée ; et deux, même trois villes, ont couru vers une autre ville pour boire de l’eau, et n’ont point été rassasiées ; et vous ne vous êtes point convertis à moi, dit l’Éternel. Je vous ai frappés de brûlure et de nielle ; le hanneton a brouté tous les jardins, les vignes, les figuiers et les oliviers ; et vous ne vous êtes point convertis à moi, dit l’Éternel. Je vous ai envoyé la mortalité comme je l’avais envoyée en Égypte, et j’ai fait mourir par l’épée vos gens d’élite, outre vos chevaux qui avaient été pris, et j’ai fait monter la puanteur de vos camps en vos narines ; et vous ne vous êtes. point convertis à moi, dit l’Éternel. J’en ai renversé parmi vous comme je renversai Sodome et Gomorrhe, et vous avez été comme un tison tiré du feu ; et vous ne vous êtes point convertis à moi, dit l’Éternel. C’est pourquoi je te traiterai de la même manière, ô Israël ! et puisque je veux te faire cela, prépare-toi à la rencontre de ton Dieu, ô Israëlc!

c – Amos 4.6-12. – Voyez aussi Sénèque, Natural. quœst. lib. VI, cap. XXIII, et la Vie de Bridaine.

2. La gradation, [qui est une forme importante du mouvement et une qualité essentielle du style, s’élève, dans certains cas au rang de figure par le rapprochement des parties, leur nombre et la rapidité de leur succession. Ainsi, à la fin de la quatorzième Provinciale, le résumé de la doctrine des jésuites sur l’homicide, et en particulier les derniers mots] :

Souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en la personne du premier juste ; que leur plus grand crime a été un homicide en la personne du chef de tous les justes ; et que l’homicide est le seul crime qui détruit tout ensemble l’Etat, l’Église, la nature et la piété !.

Et dans la Satyre Ménippée :

Tu n’as peu supporter ton roi si débonnaire, si facile, si familier, qui s’était rendu comme concitoyen et bourgeois de sa ville…. Que dis-je ? peu supporter ? C’est bien pis : tu l’as chassé de sa ville, de sa maison, de son lict. Quoy chassé ? tu l’as poursuivy. Quoy poursuivy ? tu l’as assassiné, canonizé l’assassinateur, et faict des feux de joye de sa mort.d.

d – Harangae de M. d’Aubray pour le tiers état.

3. L’accumulation, [qui se combine souvent avec la gradation, peut produire aussi un très grand effet. Le sermon de Massillon sur la Passion de Jésus-Christ en fournirait de nombreux exemples. Nous en citons un seul] :

Je vous conjure, lui dit-il, au nom du Dieu vivant, de nous dire si vous êtes le Christ Fils de Dieu ? Mais si c’est un désir sincère de connaître la vérité, à quoi bon l’interroger lui-même sur la sainteté de son ministère ? Interrogez Jean Baptiste, que vous avez regardé comme un prophète, et qui a confessé que c’était là le Christ ; interrogez ses œuvres, que personne avant lui n’avait faites, et qui rendent témoignage que c’est le Père qui l’a envoyé ; interrogez les témoins de sa vie, et vous verrez si l’imposture a jamais été accompagnée de tant de caractères d’innocence et de sainteté ; interrogez les Écritures, vous qui avez la clef de la science, et voyez si Moïse et les prophètes ne lui ont pas rendu témoignage ; interrogez les aveugles qu’il a éclairés, les morts qu’il a ressuscités, les lépreux qu’il a guéris, le peuple qu’il a rassasié, les brebis d’Israël qu’il a ramenées ; et ils vous diront tous que Dieu n’a jamais donné une telle puissance aux hommes ; interrogez le ciel, qui s’est ouvert tant de fois sur sa tête, pour vous avertir que c’était là le Fils bien-aimé ; et si ces témoignages ne suffisent pas, interrogez l’enfer lui-même, et vous apprendrez des démons, qui lui obéissent en sortant des corps, qu’il est le Saint de Dieu. Mais ce n’est pas ici une recherche sérieuse de la vérité, c’est un piège qu’on tend à l’innocence ; et comme il arrive souvent aux grands surtout, prévenus de leurs passions, on consulte, et on ne veut point être détrompé ; on fait semblant de vouloir s’instruire, et on serait fâché d’être éclairci.

4. La réticence [ne peut être d’un usage fréquent dans la chaire : le prédicateur parle à bouche ouverte, il n’a rien à cacher. L’orateur cependant peut s’arrêter devant le développement d’une idée par des motifs divers, en particulier pour ne pas présenter trop vivement à l’imagination des tableaux grossiers ou odieux. On comprend que l’occasion de la réticence se présente plus fréquemment à l’orateur de la tribune ou du barreau qu’au prédicateur. On ne peut cependant lui interdire absolument un mouvement qui peut avoir un si grand effet. Mais la condition de la réticence, c’est que l’auditeur sache certainement ce que vous ne dites pas. J’ai manqué à cette règle dans le discours sur le Principe de l’égalité humaine, dans une réticence dont l’effet est manqué : Que bien vite, en effet, l’inégalité se glisse entre des frères selon la chair que la fortune a inégalement favorisés ! Que de fois un frère a trouvé un altier protecteur dans un frère plus puissant, et celui-ci un complaisant servile et bas dans un frère moins heureux ! Que de fois même… Mais n’allons pas plus loin ne profanons pas à plaisir l’idée de la plus douce des sociétés terrestres.]

5. La correction [est une excellente figure quand elle n’est pas une figure, quand l’orateur s’aperçoit que son émotion l’a involontairement emporté, et qu’il se reprend sans calcul pour rectifier, restreindre ou. compléter ce qu’il a dit. Elle peut être très belle ou très vulgaire. Les : Que dis-je ? si communs dans les discours oratoires, sont bien loin d’être toujours heureux. Mais Bossuet est admirable dans ce morceau de l’Oraison funèbre de Henriette d’Angleterre]:

Non, après ce que nous venons de voir, la santé n’est qu’un nom, la vie n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les grâces et les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement: tout est vain en nous, excepté le sincère aveu que nous faisons devant Dieu de nos vanités, et le jugement arrêté qui nous fait mépriser tout ce que nous sommes.
Mais dis-je la vérité ? L’homme, que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ? Ce que Jésus-Christ est venu chercher du ciel en la terre, ce qu’il a cru pouvoir, sans se ravilir, acheter de tout son sang, n’est-ce qu’un rien ? Reconnaissons notre erreur. Sans doute ce triste spectacle des vanités humaines nous imposait ; et l’espérance publique, frustrée tout à coup par la mort de cette princesse, nous poussait trop loin. Il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier, de peur que, croyant avec les impies que notre vie n’est qu’un jeu où règne le hasard, il ne marche sans règle et sans conduite au gré de ses aveugles désirse.

e – Comparez la correction de Fléchier, dans l’Oraison funèbre de Turenne : Mais que dis-je ? il ne faut pas l’en louer. etc.

6. La prétermission [paraît vouloir passer sous silence une chose trop connue ou trop évidente pour avoir besoin d’être rappelée, et la dit avec d’autant plus d’accent que l’orateur semble s’imposer de ne pas s’y arrêter. Cicéron s’en est servi souvent avec bonheurf. La prétermission sert à classer deux ordres d’idées ou d’arguments, et en paraissant mettre de côté les uns, qu’elle a soin toutefois de rappeler pour faire sentir qu’ils sont loin d’être sans valeur, elle donne d’avance une grande idée de la force de ceux qui suivront. Mais il faut que les idées ainsi introduites répondent à l’attente qu’on a excitéeg. Peut-être un usage trop fréquent de ce procédé s’accorderait-il mal avec la candeur et la franchise du discours de la chaire. Massillon semble le prodiguer, car souvent il présente une argumentation tout entière sous forme de prétermission.]

f – Pro Milone, cap. XI ; In Pisonem, cap. XXXVII.

g – Voyez Fléchier, Oraison, funèbre de Turenne : Je pourrais, Messieurs, vous montrer, vers les bords du Rhin, autant de trophées que sur les bords de l’Escaut et de la Sambre, etc.

7. L’ironie, [fort employée par les orateurs anciensh, ne peut être bannie de la chaire, car la Bible en fait un fréquent usage ; mais elle n’y doit être introduite qu’avec précaution, à cause des dangers qu’elle porte avec elle. Elle y doit toujours demeurer grave, et elle ne doit jamais blesser la charité. On peut citer ici le commencement de l’application du premier sermon de Saurin sur le Renvoi de la conversion] :

Pour être véritablement converti, il ne suffit pas de faire quelque acte d’amour de Dieu, il faut que cet amour soit la disposition dominante de notre cœur. Il y a des visionnaires qui se scandalisent lorsqu’on presse ces grandes vérités de la religion, et qui ne cessent de crier à l’ouïe de ces maximes : Prenez garde à vous, chrétiens ! on ébranle les fondements de la foi! il y a du venin dans cette doctrine.
Mes frères, si c’était là un sujet moins grave et moins sérieux, on ne pourrait pas s’empêcher de tourner en ridicule de pareils scrupules. En effet, prenez garde à vous, il y a du venin : on veut vous porter à aimer Dieu de tout, votre cœur ; on veut vous porter à lui consacrer toute votre vie ; on veut vous porter à ne pas différer de vous convertir, à vous préparer à une sainte mort par un exercice continuel de piété et de pénitence. Ne vous semble-t-il pas qu’il faille beaucoup de précaution contre une pareille doctrine, et que l’Église serait dans un état bien déplorable si tous ses membres revêtaient ces dispositions ! Mais, comme nous venons de dire, c’est là un sujet trop grave et trop sérieux pour donner lieu à la raillerie.

h – Voyez Démosthène, Deuxième Philippique : Vous, tranquillement assis, vous trouvez, soit dans vos lumières, soit dans nos harangues, de quoi raisonner mieux que Philippe selon les principes de la justice. Mais aujourd’hui qu’il s’agit de repousser vivement ses efforts, une indolence inouïe vous retient. De là, par une suite nécessaire, il arrive que vous et lui, dans ce qui fait l’objet de votre étude, vous réussissez, lui à bien faire, vous à bien parler.
– Cicéron pousse l’ironie jusqu’au sarcasme. Voyez Pro Milone, cap. VII, et In Catilinam, I, cap.

8. [On peut nommer l’hyperbole, qui est très ancienne et qui abonde dans la Bible. Mais on ne peut guère donner des règles positives sur son emploi ; tout dépend ici de la position et du mouvement imprimé à l’esprit des auditeurs.]

9. Le paradoxe [se rapproche de l’hyperbole: il donne une forme frappante, souvent saisissante, à une pensée et la grave dans les esprits. Saint Paul recourt fréquemment à ce moyen de forcer en quelque sorte et de fixer l’attention. Mais il faut user de circonspection quand on l’emploie dans la chaire. Le prédicateur parle à des hommes qui ne peuvent pas toujours l’entendre à demi-mot, et il doit prendre garde de donner aux simples des erreurs au lieu de vérités.]

10. [Mentionnons enfin la vision ou hypothèse oratoire, supposition par laquelle on met devant les yeux certains objets, en communiquant ainsi une vive impulsion à l’âme. C’est une des figures les plus hardies. Bourdaloue l’emploie quelquefois ; mais l’éloquence de la chaire s’est sans doute bien rarement élevée à la hauteur de ce morceau de Massillon dans le sermon sur le Petit nombre des élus] :

Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés ; je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre ; et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants, à qui l’on va prononcer, ou une sentence de grâce, ou un arrêt, de mort éternelle : car, vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui ; tous ces désirs de changement qui vous amusent vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles ; tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau, sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez, si l’on venait vous juger dans le moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.
Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple ? au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande, vous l’ignorez, je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent. Mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils ? beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte ; car ils en seront retranchés au grand jour : paraissez maintenant, justes ; où êtes-vous ? restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu : ô Dieu! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?.

Nous arrivons maintenant aux figures qui dépassent les limites du style purement expositif.

1. L’interrogation, [qui est fréquemment employée, et dont on abuse quelquefois, est une forme de l’affirmation ; c’est l’affirmation renforcée par une sorte de défi, et si bien distincte de l’interrogation ordinaire qu’on la prononce avec un ton différent. On peut l’employer dans l’argumentation à laquelle elle donne un caractère plus pressant ; mais il faut se surveiller ici, car cette forme devient facilement monotonei.

i – Voyez un exemple célèbre de cette forme au commencement de la première Catilinaire de Cicéron : « Quousque tandem » etc.

2. L’exclamation, [figure très simple, tombe facilement dans le commun. C’est une ressource facile des esprits froids. Buffon reproche à J.-J. Rousseau de la prodiguer.] Mais cette figure commune est rehaussée par le génie et plus encore par une émotion vraie. [Elle est toujours belle quand elle est bien employée, c’est-à-dire quand elle est naïve et qu’elle part du cœur, comme celle que le souvenir d’une douleur récente arrache à l’âme de Bossuet] :

O nuit désastreuse, nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt! Madame est morte !.

L’exclamation se présente comme renforcée dans l’apostrophe et la prosopopée, figures d’une grande hardiesse et d’un grand effet. L’apostrophe est une interpellation adressée à un personnage absent. En voici un bel exemple de Massillon :

Il faut qu’un ange descende du ciel pour le consoler, pour le fortifier, pour lui aider, comme Simon le Cyrénéen sur le Calvaire, à porter cette croix invisible… Anges du ciel ! ce n’était point là autrefois votre ministère : vous ne vous approchiez de lui que pour le servir et pour l’adorer ; aujourd’hui, il est abaissé au-dessous de vousj.

j – Massillon, Sermon sur la passion de notre Seigneur – Nous rappelons aussi la célèbre apostrophe de Saurin à Louis XIV.

[La prosopopée se rapproche de l’apostrophe, dont elle se distingue seulement en ce que ses interpellations s’adressent à des objets inanimés ou à des personnes mortes. Il faut que l’emploi de moyens aussi énergiques soit justifié par l’émotion de l’orateur et par la situation où le discours a placé les auditeurs. L’essentiel est ici d’être vrai : ce qui est faux et affecté est froid et rebutant. Le propre de l’éloquence c’est de sentir avec ses auditeurs, de s’associer à leurs impressions en les mesurant, et de dire ce qu’ils peuvent supporter. Saurin emploie assez souvent cette figure, sans la prodiguer toutefois] :

Cédez, cédez à nos misères, catastrophes des siècles passés, mères dont la tragique mémoire étonne la postérité parce que vous fûtes forcées par les horreurs de la famine à manger la chair de vos fils, et à conserver votre vie en l’arrachant à ceux qui l’avaient reçue de vous ! Quelque sanglant que fût votre état, vous ne leur ôtiez après tout qu’une vie passagère, et vous dérobiez par un même coup eux et vous aux rigueurs de la famine. Ici tout, se suit dans le même abîme, et par un prodige inouï, la mère, la mère se nourrit, s’il faut ainsi dire, de la substance de l’âme de son fils, et le fils à son tour dévore la substance de l’âme de sa mère.

[Bossuet abonde en prosopopées] :

Pourquoi veut-on que les prodiges coûtent tant à Dieu ? Il n’y a plus qu’un seul prodige, que j’annonce aujourd’hui au monde : O ciel, ô terre, étonnez-vous à ce prodige nouveau ! C’est que, parmi tant de témoignages de l’amour divin, il y ait tant d’incrédules et tant d’insensibles. – Et ailleurs : O mort! nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance. Toi seule nous convaincs de notre bassesse ; toi seule nous fais connaître notre dignité. Si l’homme s’estime trop, tu sais déprimer son orgueil ; si l’homme se méprise trop, tu sais relever son courage ; et pour réduire toutes ses pensées à un juste tempérament, tu lui apprends ces deux vérités qui lui ouvrent les yeux pour se bien connaître ; qu’il est infiniment méprisable, en tant qu’il finit dans le temps, et infiniment estimable en tant qu’il passe à l’éterniték.

k – Bossuet, Sermon sur la mort et l’immortalité de l’âme.

Citons encore un exemple tiré de Massillon :

Jésus- Christ, dans ce déplorable état, paraît hors du prétoire : Voilà l’homme, leur dit-il, Ecce homo. Saints rois sortis du sang de David ! prophètes inspirés qui l’annonçâtes à la terre ! est-ce donc là celui que vous souhaitiez si ardemment de voir ? voilà donc l’homme ? Ecce homo ; voilà donc enfin le libérateur promis à vos pères depuis tant de siècles ? voilà le grand prophète que la Judée devait donner à la terre ? voilà le désiré de toutes les nations, l’attente de tout l’univers, la vérité de vos figures, l’accomplissement de votre culte, l’espérance de tous vos justes, la consolation de la Synagogue, la gloire d’Israël, la lumière et le salut de tous les peuples ? Ecce homo, voilà l’homme! le reconnaissez-vous à ces marques honteuses ?l.

l – Massillon, Sermon sur la passion de notre Seigneur.

3. Le dramatisme du style, qui consiste à présenter en action ce que l’on pourrait présenter sous une autre forme, didactique ou narrative. Le discours oratoire est déjà un drame : chaque parole du prédicateur est une question à laquelle l’auditeur répond en lui-même, et sa réponse devient comme une question nouvelle à laquelle réplique l’orateur. Il y a donc un entretien intime dans tout l’acte oratoire. Mais ce caractère général peut devenir plus marqué en certains endroits, comme une haute région peut être parsemée d’éminences. Ce sont comme autant d’accents plus ou moins vifs. Le dramatisme a lieu toutes les fois que, dans le discours, une distinction de personnes apparaît là où la nature de l’idée ne le demande pas, là où il s’agit d’un autre rapport de personnes que celui qui existe tout naturellement entre l’orateur et l’auditeur. Cette figure n’est pas particulière à l’éloquence ; c’est une des beautés de la poésie, de l’histoire, de tout discours animé. Les actions font connaître l’homme ; mais les paroles font ressortir les actions : Parle, que je te voie. Nous ne condamnons pas les discours que les historiens anciens mettent dans la bouche de leurs personnages pour manifester au dehors ce qui est au dedans. La Bible fait parler l’enfant prodigue, quoique ses actions parlent déjà par elles-mêmes. Au reste, le dramatisme doit non pas seulement s’introduire par grandes pièces, mais s’insinuer dans les plus petits détails du discours.

Avez-vous un secret important, dit Bossuet, versez-le sans crainte dans ce noble cœur : votre affaire devient la sienne par la confiance.

Une forme très hardie du dramatisme consiste à mettre dans la bouche de Dieu même l’enseignement que veut donner l’orateur. On peut l’employer, mais il faut ici infiniment de respect, de mesure, et de précaution. Les prophètes font souvent parler Dieu, et les orateurs de la chaire ont suivi cet exemple :

Ce qui vous empêche d’accomplir la loi, dit Bourdaloue, ce qui vous fait même désespérer de l’accomplir jamais, ce sont, dites-vous, les inclinations vicieuses de votre cœur, c’est cette chair conçue dans le péché qui se révolte sans cesse contre l’esprit. Mais imaginez-vous, mes frères, répond saint Chrysostome, que Dieu vous parle en ces termes : O homme, je veux aujourd’hui vous ôter ce cœur, et, vous en donner un autre ; vous n’avez que la force d’un homme, et je veux vous donner celle d’un Dieu. Ce n’est point vous seulement qui agirez, vous qui combattrez, vous qui résisterez ; c’est moi-même qui combattrai dans vous, moi-même qui triompherai de ces inclinations et de cette chair corrompue. Si Dieu s’adressait à vous de la sorte, s’il vous faisait cette offre, oseriez-vous encore vous plaindre ? Or, en combien d’endroits de l’Écriture ne vous l’a-t-il pas ainsi promis ? N’était-ce pas à vous qu’il disait par le prophète Ezéchiel : Je vous ôterai ce cœur endurci, et je vous donnerai un cœur nouveau, un cœur docile et souple dans la loi ?… Que craignez-vous donc ? que Dieu ne tienne pas sa parole ? mais c’est douter de sa fidélité. Que, malgré la parole de Dieu, vous ne trouviez trop de peine à observer sa loi ? mais c’est douter de sa puissancem.

m – Bourdaloue, Sermon sur la sagesse et la douceur de la loi chrétienne.

La personnification de l’auditoire entier dans le prédicateur est encore une forme du dramatisme. On la remarque dans le passage suivant de Saurin, déjà cité en partie :

Lorsque la colombe rencontre hors de l’arche les vents déchaînés, les eaux débordées, les bondes des cieux ouvertes, l’univers entier enseveli sous les ondes, elle cherche un refuge dans l’arche. Mais lorsqu’elle trouve des plaines et des campagnes, elle s’y arrête. Mon âme, voilà ton image ! Lorsque le monde te propose des prospérités, des dignités, des richesses, tu écoutes la voix de l’enchanteur et tu te laisses surprendre à ses charmes. Mais lorsque tu ne trouves dans le monde que pauvreté, que dégoûts, que misère, tu tournes tes yeux vers le ciel, pour y chercher la félicité dans son centre. Aujourd’hui, malgré les disgrâces dont notre vie est accompagnée, il nous en coûte infiniment lorsqu’il faut nous en arracher : que serait-ce si tout y prospérait selon nos vœux !.

La forme la plus complète du dramatisme est le dialogue. Démosthène l’emploie souvent ; mais l’un des plus beaux exemples que l’on en puisse citer est ce morceau de Saurin :

Mais comme nous envisageons tout ce texte par rapport à vous, mes frères, il vous est permis aujourd’hui de donner un libre cours à vos plaintes, et de dire, à la face du ciel et de la terre, les maux que Dieu vous a faits. Mon peuple, que t’ai-je fait ? – Ah! Seigneur, que de choses tu nous as faites! Chemins de Sion couverts de deuil, portes de Jérusalem désolées, sacrificateurs sanglotants, vierges dolentes, sanctuaires abattus, déserts peuplés de fugitifs, membres de Jésus-Christ errants sur la face de l’univers, enfants arrachés à leurs pères, prisons remplies de confesseurs, galères regorgeantes de martyrs, sang de nos compatriotes répandu comme de l’eau, cadavres vénérables, puisque vous servîtes de témoins à la religion, mais jetés à la voirie et donnés aux bêtes des champs et aux oiseaux des cieux pour pâture, masures de nos temples, poudre, cendre, tristes restes des maisons consacrées à notre Dieu, feux, roues, gibets, supplices inouïs jusqu’à notre siècle, répondez et déposez ici contre l’Éterneln.

n – Saurin, Sermon sur le jeûne célèbre à l’ouverture de la campagne de 1706.

4. [Il faut mentionner enfin la prière, comme pouvant contribuer au mouvement du discours, quoique sans doute le prédicateur ne doive pas se permettre de l’employer comme moyen oratoire seulement. Mais ce moyen lui-même est très beau, quand il est employé à propos. Dans certains moments graves, critiques du discours, un recueillement du cœur en Dieu a une grande force et produit une grande impression. Seulement qu’on n’oublie jamais le sérieux et la vérité qui doivent présider à l’emploi de tels moyens.]

[Il nous reste à parler de quelques qualités du style oratoire, qui tiennent à la fois à l’image et au mouvement. Nous nommons d’abord la variété.]

Sans cesse en écrivant variez vos discours.
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodiero.

o – Boileau, L’Art poétique, chant I.

Je ne voudrais pas prendre la chose sous ce seul point de vue : la variété tient de fort près à la vérité, à la propriété, à la précision ; un style pourvu de ces trois qualités serait par là même varié ; aucune chose n’étant absolument pareille à une autre, dire chaque chose telle qu’elle est, soit sous le rapport des mots, soit sous le rapport des tournures, c’est les dire diversement ; la variété naît du fond des choses, quand les choses elles-mêmes sont diverses.

Le retour constant des mêmes formes et des mêmes locutions tient ordinairement à une analyse grossière ou du moins imparfaite de la pensée. Pour être, non pas fin et subtil, mais seulement vrai, il faut avoir, intérieurement du moins ; beaucoup distingué, beaucoup analysé. Il arrive à trop d’auteurs de faire ce qu’on fait dans une imprimerie, où l’on conserve en composition des mots et même des phrases tout entières, dont on prévoit qu’on aura l’occasion de faire usage. Il y a dans la circulation une quantité de segments de phrase ou de centons, que chacun applique à la pensée actuelle lors même qu’ils y correspondent peu exactement. Les écrivains très individuels se distinguent en ceci, qu’ils sont reconnaissables presque à chaque ligne et néanmoins, d’un endroit à l’autre, très différents d’eux-mêmes. Ainsi Bossuet n’a point de type de phrase, point de retour fréquent des mêmes tournures, point de tic, point de refrains.

L’analyse pénétrante de la pensée est donc la première, elle n’est pas la seule condition de la variété. Il faut avoir étudié, non seulement l’objet lui-même, mais aussi l’instrument, qui est la langue. Et remarquez que l’étude de l’instrument, ou des moyens qu’offre la langue, tourne au profit de l’étude de l’objet, parce que chercher un signe pour une idée, c’est chercher l’idée elle-même. En général, on étudie trop peu la langue ; on ne la connaît qu’en gros ; on n’en approfondit pas les ressources, on ne s’exerce pas à son maniement ; on laisse ceux qui ont l’instinct, le sentiment vif et intime de la langue se prévaloir de leur avantage ; on ne cherche pas à s’en approprier tout ce qu’avec moins de talent naturel on peut s’en approprier par l’étude. La langue reste pauvre de mots et se réduit à un petit nombre d’articulations, entre des mains peu exercées ; elle ne rend qu’à d’autres tout ce qu’elle peut rendre.

Il faut enfin, après tout cela, se surveiller constamment, car chacun a ses expressions et ses formes favorites où il retombe aisément. C’est le défaut des écrivains de second ordre. On ne le rencontre pas chez les maîtres.

La variété des expressions, des tournures et des mouvements a une importance particulière dans les ouvrages didactiques et surtout dans la chaire.

Élégance. – La variété, dont nous venons de parler, est un des éléments ou du moins une des conditions de l’élégance ; mais nous avons cru devoir l’envisager à part, comme un mérite qui peut exister plus ou moins hors de l’élégance, et qui peut être l’objet d’une attention particulière.

Le sens du mot élégance, dans la langue du dix-septième siècle, semble révélé par l’usage qu’en a fait Boileau dans deux passages connus de l’Art poétique :

… une élégante idylle.
… de Marot l’élégant badinage.

C’est la fuite du commun et du plat, comme de l’écueil le plus naturel de la pastorale et du badinage. Partout ailleurs, comme dans l’idylle, c’est un choix de formesp qui s’éloignent de la trivialité sans tomber dans la recherche et sans trahir le moindre effort. Elle est au style ce que la distinction est aux manières.

p – Elégance vient d’eligere.

Mais ce vulgaire et ce trivial qu’il s’agit d’éviter, ce n’est point seulement ce qui blesse quelque convenance morale ou sociale, c’est encore ce qui blesse les bienséances de l’esprit, puisque l’esprit a ses bienséances. L’esprit répugne à ce qui, étant clair et juste, est grossier de forme, lourd, maladroit, trop chargé ou trop nu. Il rejette les répétitions, l’uniformité, les tours embarrassés ou traînants, l’exactitude pesante et la logique trop formelle. Il veut de la liberté, de l’agilité dans les mouvements ; il se plaît à une concision nette et facile ; il aime les expressions d’une propriété délicate ; il sourit aux tours ingénieux qui ne semblent qu’une heureuse rencontre ; un style qui lui donne ces différents plaisirs est un style élégant.

Souvent les éléments de l’élégance nous échappent, et l’on dirait qu’elle est toute négative ; mais il y a du positif dans les moyens. L’élégance suppose l’aptitude à multiplier les rapports des idées, à combiner, à résumer ; elle ne polit pas seulement ; elle taille le diamant. Elle va au delà des rapports les plus grands et les plus nécessaires ; elle saisit les rapports accessoires, les côtés moins aperçus ; elle suppose donc de l’imagination, ou tout au moins de l’esprit ; il y a toujours de l’esprit dans un style élégant, quand il n’y en aurait pas dans la pensée ; car l’élégance se compose des mêmes idées avec lesquelles on a de l’espritq. On en pourra juger par quelques exemples :

Dans chaque genre, les espèces premières ont emporté tous nos éloges, et n’ont laissé aux espèces secondes que le mépris tiré de leur comparaisonr.
L’ouvrage obtint dans toute l’Europe un succès que la malignité rendait injurieux pour Louis XIVs.
L’évêque d’Antioche se pressa d’attacher à la société chrétienne l’espérance d’un si beau géniet.

q – Cependant Montesquieu a beaucoup d’esprit et n’est pas élégant.

r – Buffon

s – Villemain

t – Villemain

Ce n’est pas seulement dans la phrase isolée, c’est dans la suite des phrases, dans le tissu de la diction, que l’élégance se révèle ; des phrases fort simples peuvent, par la manière dont elles se succèdent et se lient, former un tout élégant. [Nous aimons à citer ici Massillon] :

C’est peu, mes frères, que la corruption de nos siècles soit presque le seul ouvrage des grands et des puissants ; les siècles à venir vous devront peut-être encore une partie de leur licence et de leurs, désordres. Ces poésies profanes qui n’ont vu le jour qu’à votre occasion corrompront encore des cœurs dans les âges qui vous suivront ; ces auteurs dangereux que vous honorez de votre protection passeront dans les mains de vos neveux, et vos crimes se multiplieront avec le venin dangereux qu’ils portent avec eux, et qui se communiquera d’âge en âge ; vos passions mêmes, immortalisées dans les histoires, après avoir été un scandale pour votre siècle, le deviendront encore aux siècles suivants : la lecture de vos égarements, conservés à la postérité, se fera encore des imitateurs après votre mort ; on ira encore chercher des leçons de crime dans le récit de vos aventures ; et vos désordres ne mourront point avec vous… Telle est la destinée des vices et des passions des grands et des puissants : ils ne vivent pas pour leur siècle seul ; ils vivent pour les siècles à venir, et la durée de leur scandale n’a pas d’autres bornes que celle de leur nomu.

u – Massillon, Petit Carême. Sermon sur les vices et les vertus des grands.

L’élégance n’est pas la beauté ; mais elle en tient lieu dans le style, comme dans la taille la tournure le port et la toilette d’une femme du grand monde. Le mécanisme des vers relève l’élégance, devenue plus sensible par la double exactitude du rythme et de la pensée. Ainsi, chez Racine.

L’élégance est facilement froide, parce qu’elle est moins l’œuvre de l’imagination qui peint et qui colore, que de l’esprit qui dessine et qui grave (sans cela, la géométrie eût-elle jamais pu se vanter d’avoir des démonstrations élégantes ?), et parce qu’elle ne s’accorde que jusqu’à un certain point avec une vive émotion du cœur. Car une trop grande élégance, en de tels moments, ne serait pas le supplément, mais le contraire de la beauté. Aime-t-on à voir une personne, dans le transport de la douleur, veiller à ce que ses gestes ne dérangent pas sa toilette, ou à ce que ses larmes ne lavent pas son fard ?

Elle ne s’accorde aussi que jusqu’à un certain point avec la gravité. L’élégance est sociale, elle est mondaine. Elle est née des raffinements de la société, et toutes ses grâces respirent le loisir et les complications infinies d’un monde poli.

Il y a pourtant un degré d’élégance à laquelle, même dans les sujets graves et dans le pathétique, il faut accoutumer son style ; c’est une élégance chaste, qui se fait à peine remarquer, et qu’on distingue à peine du naturel, de la justesse et de la concision ; ces qualités seules paraissent et se nomment, et ce n’est qu’après coup que l’élégance est reconnue. Il faut au prédicateur de l’exercice déjà pour être élégant, et un autre effort, bien plus grand, pour ne le point paraître : l’élégance qui s’annonce, l’élégance qui se montre, est malhabile et malheureuse ; mais l’élégance chaste est convenable à la chaire.

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