Homilétique

4. Partie matérielle du discours, ou les sons.

Si nous ne sommes pas appelés à flatter l’oreille, nous devons au moins la ménager, et les conseils que nous donnerons dans ce chapitre se ramènent aisément à ce dernier but.

[Sans doute on ne pourrait guère parler de l’harmonie, non plus que des autres qualités du style, si elle exigeait du prédicateur une attention trop absorbante, et qui pût le distraire de soins plus essentiels ; mais l’art n’est pas ou ne doit pas demeurer un dur et minutieux labeur, il doit devenir une seconde nature. L’habitude rend facile ce qui était compliqué à l’origine : le mouvement de la main sur le clavier de l’orgue finit par être un vrai jeu, et en lui-même il n’est peut-être pas aussi difficile que celui de l’œil sur le clavier de l’alphabet. L’art n’existerait pas s’il ne devenait nature. Il n’y a d’inspiration possible qu’à condition que toutes les facultés y concourent sans se gêner mutuellement dans leur action, et c’est à cet équilibre des facultés qu’il faut arriver. Tout art doit s’apprendre sans doute, et cela est vrai de l’art d’écrire comme des autres ; mais une fois l’habitude prise, et l’art devenu nature, il sera aussi difficile d’écrire mal, qu’il le serait sans lui de bien écrire.

[L’harmonie comprend trois choses : l’euphonie, le nombre et l’harmonie imitative. Cette dernière est du langage poétique, et sans vouloir l’interdire à la chaire, il faut lui interdire du moins de la chercher. Mais nous devons dire quelque chose de l’euphonie et du nombre.

[L’euphonie est la rencontre des sons agréables et l’exclusion des sons discordants. Ce dernier point, le soin d’éviter la cacophonie, est sans doute l’essentiel.]

Fuyez des mauvais sons le concours odieux.

Je n’ajoute pas :

Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit quand l’oreille est blesséea.

a – Boileau, L’Art poétique, chant I.

Je ne suis pas si délicat ; mais l’oreille blessée indispose l’esprit.

[Sans doute, il y a une harmonie des paroles qui devient une sorte de musique, qui enivre l’auditeur, et il faut se garder d’éveiller ou de nourrir la frivolité par la mollesse et une sorte d’épicuréisme du style ; mais il ne faut pas non plus tomber dans l’excès contraire.] Les cacophonies ont moins de conséquence dans les langues fortement accentuées et vibrantes, où la prosodie dédommage de l’euphonie ; [mais le français n’a pas ces avantages ; il est sourd, nasal, il abonde en e muets, et doit redouter plus que d’autres langues le superbissimum aurium judicium, dont parle Cicéron. On aurait donc tort de ne pas donner quelque soin à l’euphonie, car il ne serait apparemment pas moins fâcheux de distraire des idées par les mauvais sons que par les beaux.

[Le nombre est tout aussi important.] La phrase, qui est une unité pour l’esprit, doit en être une pour l’oreille ; mais l’unité n’est sensible que par la pluralité ; où l’on ne sent pas la seconde, on ne sent pas non plus la première. Il en est de la phrase comme des vers, dont l’unité musicale ne se sent que par le partage ou la césure. Dans la prose comme dans la poésie, il y a des espaces, des intervalles, des nombres ou du nombre. Mais la différence entre elles, c’est qu’en prose tout nombre de syllabes est propre soit à la phrase totale, soit à chacune de ses parties, tandis que le vers choisit, une fois pour toutes, et exclusivement, certains nombres et certains partages, qui rendent plus sensible l’intention musicale, et il les constate au moyen de la rime. La poésie chante, la prose ne chante pas précisément, elle parle ; mais l’oreille demande son plaisir, qui consiste dans des intervalles bien placés, des espaces bien mesurés et des chutes heureuses, tantôt sonores, tantôt amorties, tantôt masculines, tantôt féminines, chutes qui correspondent à la rime dans les versb.

b – Voyez la description du Cygne par Buffon, dans la Chrestomathie française, tome I, page 172.

Il ne s’agit pas d’abord d’amuser l’oreille ; il s’agit, avant tout, d’épargner à l’auditeur l’impression pénible qu’on éprouve à voir un orateur essoufflé ; car involontairement on s’unit à lui, on mesure la portée de sa voix, et l’on sent où il aurait besoin de repos.

Un discours, a dit Gaichiès, ne se prononce pas tout d’une haleine ; les pauses servent à la reprendre, et facilitent à la voix cette variété qui plaît ; ainsi le nécessaire a introduit l’agréable.

Cicéron avait déjà dit :

C’est la nécessité de reprendre haleine qui a établi les repos et les intervalles que nous plaçons entre les mots et les divers membres de la phrase ; il en résulte toujours un si grand charme, que nous ne pourrions souffrir un orateur à qui la force de ses poumons permettrait de parler tout d’une haleine et sans s’arrêter ; et il s’est trouvé que ce qui plaît à l’oreille, est en même temps possible, facile même pour la poitrine de l’orateur.

L’auditeur le moins expert sent quand cette mesure est dépassée, quand la proportion manque ; les habiles le sentent à une syllabe près. Les soins qu’on prend à cet égard facilitent l’intelligence du discours et aident à le retenir ; dans un temple, le nombre soutient la voix, et est favorable à l’audition.

Il ne faut pas voir dans l’emploi de ce moyen un artifice indigne de la gravité de la chaire. Sans doute, on doit savoir sacrifier le nombre à la pensée ;

Le nombre est un esclave et ne doit qu’obéirc ;

c – Boileau le dit de la rime.

mais il peut toujours obéir ; la langue offre tant de ressources, que le sacrifice de la pensée n’est jamais nécessaire ; et si les bons poètes ont pu avoir sous le joug de la rime tant de liberté et tant de justesse, combien mieux l’orateur sous le joug bien moins pesant du nombre ? Il faut que le nombre semble s’être offert de lui-même ; apparence qui se change en réalité après un temps d’exercice : Ut numerus non quœsitus, sed ipse secutus esse videatur, dit Cicéron. Nous ne pouvons, au reste, nous permettre tout ce que se permettaient, ou plutôt se commandaient, devant un peuple artiste les orateurs grecs, et même ceux de Rome.

[Le nombre ne doit pas être confondu avec l’intercalation dans le discours de phrases qui forment des vers et sont mesurées de la même manière. Paul-Louis Courrier a souvent de telles phrases, et on les a relevées avec des éloges auxquels nous ne saurions nous associer.] C’est une espèce de dissonance ; cela donne au caractère de la prose quelque chose d’équivoque et d’indécis ; on est entre le chant et la parole ; [et en outre, il y a de l’affectation et de la puérilité à s’attacher à de tels soinsd.]

d – Exemples : Vous avez un garant qui vous répond de tout. Osez, sur sa parole, être sage tout seul.

Le nombre n’est pas exclusivement propre au style périodique ; de quelque style qu’on écrive, il faut du nombre. Cependant, c’est dans les circonvolutions de la période oratoire que le nombre se produit avec le plus d’avantage ; c’est là qu’il est question d’un style nombreux. [Qu’on se garde bien, en vue du nombre, de rendre le style périodique, lorsque cette forme ne serait pas en son lieu.] Le style périodique n’a pas été suggéré par l’oreille seule, et ne s’y rapporte pas d’abord. Il se plaît à rassembler autour d’une même pensée, ainsi qu’autour d’un tronc, un certain nombre de pensées, qui, s’épanouissant d’elles-mêmes, forment au-dessus de l’idée principale comme une cime touffue. Ce style fait naître une idée de calme, de puissance et de dignité ; aussi la période est-elle propre au style admiratif et solennel. Mais ce n’est pas un genre à cultiver comme un peintre cultive, selon là nature de son talent, le paysage où le portrait ; c’est une forme que le style doit prendre selon le mouvement de la pensée, et il faut prendre garde de s’empêtrer dans les longues phrases ; on n’en sort plus.

J’en dis autant du style coupé. Il ne faut se faire une habitude ni de l’un ni de l’autre ; [Le style coupé a de la précision et de la vivacité ; quelquefois il respire l’autorité, et à sa place il va bien. Le style périodique a de la pompe, de la grandeur. Il est sonore ; mais il peut ralentir l’élan de la pensée, et il est peu favorable aux mouvements du cœur. Il faut donc entremêler ces deux formes de style et alterner entre elles.] Bossuet, préférable à Fléchier, [est, ici encore, un excellent modèle, bien digne d’être étudié] : reconnaissable presque à chaque ligne, il est pourtant toujours différent de lui-même. [Mais, pour le mélange heureux du style coupé et du style périodique, Massillon surtout est très parfait.]

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