Méditations évangéliques

L’Intelligence humaine jugée par saint Paul

Il n’y a personne qui ait de l’intelligence ; il n’y en a point qui cherche Dieu.
(Romains 3.11)

L’apôtre ne fait ici que confirmer, en les répétant, des paroles du roi-prophète. C’est donc le témoignage réuni de David et de saint Paul que nous vous apportons aujourd’hui. Ou, pour parler plus exactement, c’est celui du Saint-Esprit, se reproduisant en termes précisément pareils sous l’ancienne et sous la nouvelle économie. C’est le Saint-Esprit qui déclare dans ces deux temps et pour tous les temps, que l’homme naturel est destitué d’intelligence. Et par le mot d’intelligence, il faut entendre ici, conformément à la valeur du terme original, non une conception facile et vive des choses, mais la justesse des vues, le bon sens, la sagesse pratique. Voilà ce qui, selon l’Ecriture Sainte, manque à l’homme, et à tout homme.

Mille faits, au premier coup d’œil, s’élèvent contre cette proposition. Mais avant de tirer de ces faits une conclusion favorable à l’intelligence humaine, qu’on laisse l’apôtre expliquer sa pensée, et qu’on réponde d’abord à cette question, que nous croyons pouvoir mettre dans sa bouche : Un homme qui conduit avec discernement et qui mène à bien des affaires d’un intérêt frivole, une fête, un divertissement, mais qui, sur ce qui lui importe le plus, procède constamment de la manière la plus contraire à son intérêt, peut-il passer pour un homme sage ? N’est-on pas en droit de lui refuser ce titre, puisque la première condition de la sagesse pratique est de savoir discerner nos véritables intérêts, et de les apprécier selon leur importance ? – Oui, sans doute. Eh bien ! dit l’apôtre, c’est le cas de tous les hommes ; ils s’appliquent avec succès à mille choses, mais ils négligent celle au prix de laquelle toutes les autres sont frivoles : ils ne cherchent point Dieu.

Chercher Dieu, trouver Dieu, c’est donc, dans la pensée de l’apôtre, un intérêt si majeur pour chacun de nous, que quiconque le néglige est par là même atteint et convaincu de folie. Nous entreprenons de le prouver, mais non sans confusion. Pourquoi faut-il prouver une telle chose ? Pourquoi le seul nom de Dieu ne dit-il pas tout à tous ? Nom adorable, nom saint, ne devrait-il pas suffire de te prononcer pour pénétrer tous les cœurs de vénération et d’amour ? et notre prédication ne devrait-elle pas se borner à remplir de toi seul le solennel silence des temples, à dire à nos frères assemblés : Dieu, c’est Dieu ! concluez vous-mêmes, c’est-à-dire prosternez-vous et adorez ! Plaise à Dieu que nos développements soient superflus ; mais notre cœur nous dit trop bien que les développements et les preuves ne sont pas de trop en un tel sujet ; nous allons donc nous y livrer ; et d’abord nous aurons à déterminer la vraie signification de ces mots : chercher Dieu.

Chercher Dieu, ce n’est pas, dans le sens de l’apôtre, chercher à nous assurer que Dieu existe. Qu’il soit raisonnable ou non de nous livrer à cette recherche, tou- jours est-il vrai que la nature nous en a dispensés. La croyance à l’existence de Dieu est une des propriétés distinctives de l’espèce humaine. Nous la partageons, nous, peuples civilisés, avec les peuples sauvages ; et faut-il vous rappeler que, selon la déclaration de l’Ecriture, nous la partageons avec les démons ? Mais cette croyance, infiniment précieuse, puisqu’elle est la base de nos rapports avec Dieu, n’est précieuse que par là. Croire que Dieu existe ne nous sert de rien si, ensuite, nous ne cherchons pas Dieu. Le chercher, c’est faire ce qui dépend de nous pour le connaître, et pour nous mettre en communication avec lui. Quand nous aurons atteint ce but, alors nous pourrons dire que nous avons trouvé Dieu.

Or, à cet égard, que nous dit l’intelligence ou le bon sens ?

Supposons premièrement l’existence humaine libre de toute misère, de toutes ténèbres et de tout désordre ; que dans l’homme et autour de l’homme tout soit santé, régularité, équilibre, harmonie ; dans une telle situation, la raison lui prescrit-elle ou le dispense-t-elle de chercher Dieu ? Je dis que la question ne sera pas même posée. Car il est impossible d’admettre un seul instant que l’homme possède tous ces biens et que Dieu lui manque. On ne peut avoir tous ces biens sans avoir Dieu lui-même, tout comme on ne peut avoir Dieu sans avoir tous ces biens ou tout ce qui les remplace. En effet, Dieu est le souverain bien. Qui a trouvé Dieu a donc trouvé le souverain bien ; et qui aspire encore à ce bien doit nécessairement et uniquement chercher Dieu, lequel sans doute il n’a point encore trouvé.

Or, quelle est notre situation présente ? Sachons-le bien, afin de savoir, non pas si nous devons chercher Dieu ou ne le point chercher, (la question ne peut jamais se poser en ces termes), mais si nous avons trouvé Dieu, ou si nous avons encore à le trouver.

Jetez les yeux sur l’ensemble de la condition humaine. Embrassez d’un coup d’œil toute l’histoire, toute la société, tous les siècles, toutes les destinées. La masse et l’immense variété des maux sous lesquels gémit l’humanité, est pour l’homme un problème désespérant ; et si l’on en saisissait à la fois tous les détails, et si l’on ressentait à la fois toute la pitié que toutes ces infortunes réclament, je pense qu’on en mourrait. Maux infligés par la nature, maux que l’homme doit à ses semblables, calamités nationales et malheurs individuels, maladies de l’âme et du corps, tourments du cœur et de l’esprit… aucune nomenclature scientifique n’est aussi riche que celle de nos misères. Leur nombre, leur gravité, leur perpétuel retour n’ont laissé de choix aux esprits méditatifs qu’entre deux suppositions terribles : ou le monde est disputé par un bon et un mauvais génie, ou il doit y avoir au fond de notre histoire un épouvantable mystère. – Impression douloureuse qui s’aggrave, pour chaque homme, du poids de ses infortunes personnelles. Chacun de nous est soumis à la loi générale, et paye un tribut plus ou moins onéreux à la douleur. Il y a, pour chacun de nous, des peines sans compensation, des pertes dont rien ne console. Le temps, qu’on a appelé le grand consolateur, ne console point ; il émousse les douleurs en émoussant les affections ; on oublie ! et cet oubli lui-même est une de nos misères. Les impressions du malheur s’effacent une à une, l’une par l’autre, comme un flot est effacé par un autre flot ; mais ce qui reste, après tout, c’est l’impression générale d’une vie toute livrée aux caprices de la fortune, et toute sillonnée de profondes cicatrices. Voilà ce qui demeure sans consolation, et ce qui nourrit dans l’âme un aveugle et confus ressentiment contre la destinée.

Il faut voir, dira-t-on, les choses dans leur ensemble ; les lois générales de l’univers ont fait de la vie humaine un mélange, une alternative de biens et de maux ; les individus, il est vrai, sont très inégalement partagés ; de l’un à l’autre la différence est souvent énorme ; tout semble sourire aux uns, aux autres tout est contraire ; mais en passant des individus à l’humanité, et en considérant l’humanité elle-même comme un membre du grand tout, vous verrez les nuages se dissiper, et le bien absolu régner. Nous doutons que cette belle statistique console jamais un seul infortuné. Non pas, certes, que le sacrifice de la partie au tout n’ait en lui-même sa nécessité, son charme et sa récompense. L’héroïsme le plus généreux n’est jamais en perte ; ôtez-lui la gloire, vous ne sauriez lui-même l’enlever à lui-même ; l’amour suffit à l’amour ; le dévouement se paye magnifiquement de ses propres mains ; mais l’amour, le dévouement, à tout le moins, veulent un digne objet, un digne motif : et quel être voudrait s’annuler en faveur d’un je ne sais quoi que vous appelez l’ensemble des choses ? – Vous parlez de l’humanité ! nous vous permettons de l’individualiser et de l’interroger. Croyez-vous qu’elle accepterait la destinée que vous imaginez de lui faire ? Ses prétentions vont plus haut que cet équilibre ; et elle ne peut envisager sa condition présente que comme un état imparfait, transitoire, et au-dessous des plans définitifs de l’Etre qui n’est en lui-même que vie, béatitude et amour.

Que dis-je ? la vie ne nous apportât-elle aucun malheur positif, nous aurions encore de la peine à pardonner à la vie. Qu’est-elle en effet qu’une attente perpétuelle, un chemin trompeur où le but sans cesse aperçu s’éloigne sans cesse ; où l’on marche, à ce qu’il semble, pour marcher et non pour arriver ; où il est plus facile de dépasser le but que de l’atteindre ; où le poursuivre, bien souvent c’est le fuir ? N’ai-je décrit ici que les vies agitées et tumultueuses ? La même inquiétude ronge intérieurement tous les hommes ; tous, les yeux bandés, sont en route vers le bonheur ; tous ignorant qu’il a son siège dans l’âme ; tous ignorant du moins comment on peut l’y fixer. – Ainsi les années s’écoulent, se détachent de nous, nous réduisant à notre avenir, qui nous délaissera de même. Cet avenir s’appauvrit de plus en plus ; le passé, c’est-à-dire le néant, s’enrichit de plus en plus ; il a bientôt tout dévoré ; il ne reste plus d’espace que pour la catastrophe, il reste le temps de mourir. – J’attends ici ceux qui auraient cru pouvoir contester, pour ce qui les concerne, ce que j’ai dit de la vie humaine. Après la vie la plus heureuse, comme au terme de la plus infortunée, il est affreux de mourir. Que personne ne se vante : on peut éluder plus ou moins la pensée de la mort, on peut ruser avec elle ; mais que prouvent ces efforts mêmes, ces pénibles artifices, sinon que la mort fait horreur, et qu’elle est de tous les malheurs le plus grand et le plus redouté ? Qu’est-ce qu’un événement dont la pensée, si elle était habituelle, empêcherait de vivre ? Qu’est-ce qu’une industrie qui réussit tout au plus à éloigner nos terreurs, mais qui ne saurait en éloigner l’objet ?

On dira tant qu’on voudra que le monde est ainsi fait, qu’on n’y peut rien, qu’il faut subir la loi commune. Raisons frivoles, dont chacun se laisse payer, et qui ne satisfont personne ; elles n’entament point le mystère ; il demeure tout entier, également accablant pour l’esprit et pour le cœur.

Mais, ô âme humaine, sont-ce là tes seules angoisses, ou plutôt sont-ce là tes vraies angoisses ? Parle, ouvre-toi sans réserve, et dis-nous ce qui véritablement te fait baisser les yeux devant la pensée de la mort ! N’as-tu peur que d’une seule chose, de ne pas revivre ? Ne vois-tu dans la mort qu’un grand voile jeté sur la question de ta perpétuité ? Si tu es sincère, tu nous diras que tu crains à la fois et de ne pas revivre et de revivre, et de ne pas te retrouver au delà du tombeau et de t’y retrouver ; tu redoutes la mort et tu redoutes le jugement. La voix de la conscience dit bien à l’homme qu’il a besoin de pardon ; n’en croyez pas les airs indifférents et superbes de certaines gens ; ils vous taisent leurs angoisses ; leur lit de mort vous les dira peut-être ; mais fussent-ils parvenus à s’affranchir des terreurs du vulgaire, encore leur a-t-il fallu s’en affranchir ; et comment ? en évitant d’y penser ; ils n’ont pas peur de ce qui vous effraye, croyez-vous ; mais ils ont peur d’avoir peur ; c’est bien la même chose ; et lorsque, en dépit de leur surveillance, un de leurs regards s’échappe vers l’éternité, ce qu’ils entrevoient dans cet abîme les glace d’horreur ; le mot seul d’éternité retentit dans leurs oreilles comme un tonnerre. C’est que ce mot d’éternité. ne signifierait rien s’il ne signifiait pas rétribution, jugement, vengeance ; c’est qu’en effet il a pour eux cette signification. Aussi voit-on en général que ceux qui veulent réduire leur morale à la mesure de leur force individuelle ou la transformer à l’image de leurs inclinations ne manquent pas d’écarter ou, s’ils l’osent, de nier cette redoutable éternité ; et réciproquement on reconnaîtra que ceux qui, en spéculation, rejettent l’immortalité de l’âme dans la région des doutes et des chimères, professent une morale bien moins sévère et moins complète que ceux qui croient sérieusement à la perpétuité de l’être moral. Rien ne désarme la conscience comme la négation du grand avenir. Quand la préoccupation d’un jugement futur est mise de côté, quand on a cessé de se figurer vivement une économie où l’homme, séparé de tout ce qui, en ce monde, le séparait de sa conscience, sera livré sans défense, sans relâche et sans diversion aux cruelles vengeances de ce juge insulté ; quand on ne voit plus des yeux de la foi cette solitude éternelle et profonde où le remords, assidu, infatigable, sera la seule société et l’unique pensée de l’âme infidèle, où le pécheur subira le plus grand des supplices, celui de rester éternellement seul avec lui-même, alors la conscience peut être impunément rudoyée, et l’homme, sans la renier expressément, n’admet plus de toutes ses exigences que les moins sévères, les plus proportionnées à sa faiblesse ou à son orgueil ; et s’il parle encore de principes et de devoirs, c’est des principes qu’il s’est faits et des devoirs qu’il a choisis. Telle est la suite naturelle de la disparition d’un dogme aussi nécessaire à notre nature morale, aussi précieux lorsqu’il menace que lorsqu’il console ; et par là s’explique le soin que l’on met à le faire disparaître ou à le perdre de vue ; et voilà pourquoi le mot d’éternité fait peur ; mais cette peur elle-même, qu’est-elle qu’un hommage involontaire aux principes dont l’éternité est la sanction puissante ? et qui ne voit que la crainte de la condamnation et le besoin de pardon sont constatés par l’empressement même qu’on apporte à écarter l’idée qui rend la condamnation imminente et le pardon indispensable ? Ainsi, de toutes les manières, soit qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, la grande et triste vérité est pourtant avouée ; et quand vous voyez la masse du genre humain jouer à la vie comme à un jeu terrible où elle s’apporte elle-même pour enjeu ; quand vous la voyez se précipiter vers l’avenir au milieu d’un tumulte effrayant de clameurs, de rires ou de pleurs, mais sans réflexion, à ce qu’il vous semble, sans prévision et sans pensée, comptez pourtant que, cette pensée même qu’elle croit avoir étouffée, elle la traîne avec elle vers l’abîme, sous la forme d’une sourde angoisse qu’elle ne peut remplacer que par l’étourdisse-ment et le délire.

Mais il est encore dans l’âme humaine un besoin qui demande impérieusement à être satisfait. C’est celui de l’ordre et de la perfection. Ce besoin, démêlé et reconnu chez les uns, qui lui donnent son véritable nom, est confus et sans nom chez les autres, mais il existe chez tous ; et, chez tous, demeurant sans satisfaction, entretient dans l’âme un incurable malaise. Aussi longtemps qu’elle n’est pas réunie à son centre, l’âme se sent égarée ; aussi longtemps qu’elle n’est pas remplie de son véritable objet, l’âme se sent vide ; aussi longtemps qu’elle n’accomplit pas sa destination, l’âme est malheureuse. Tel est le secret de l’agitation qui nous est comme attachée, et qui nous pousse à travers les affaires, les embarras et même les périls ; nous aurions tout obtenu que nous nous agiterions encore, car nous avons à nous fuir. Nous ne voulons pas d’une rencontre qui nous mettrait face à face de notre misère. Et cependant cette misère, nous la connaissons ! La peine même que nous prenons pour en éviter la vue, montre que nous la connaissons ! Mais le même homme qui, jeté dans des embarras de fortune, en voudrait absolument mesurer l’étendue, ou qui, atteint d’un mal sérieux, insisterait pour en connaître la gravité, ou qui, jaloux de son perfectionnement intellectuel, provoquerait une critique sévère des productions de son esprit, ce même homme ne peut se résoudre à voir de près le désordre de son âme, encore moins à en sonder les causes, peut-être moins encore à en chercher le remède ! – Ce n’est pas qu’il soit dégoûté de la perfection ; vous le verrez la poursuivre encore, non pas en lui-même (il semble pour son compte y avoir renoncé), mais dans la société humaine ; comme si la société était autre chose que l’individu multiplié ; comme si ce qui ne se trouve pas dans l’individu pouvait se rencontrer dans la société ; et comme si une société composée d’individus qui ne cherchent point la perfection, était en état de la chercher elle-même ! – Amoureux d’une erreur volontaire, on laboure le sable comme si le sable pouvait produire ; on s’obstine à fouiller dans une mine épuisée ; on attend impatiemment le dernier mot de l’humanité ; on sourit d’avance au magnifique développement de ses destinées ; et, ne doutant point que le monde ne porte dans son sein la vérité, on se prépare à saisir le premier cri de ce glorieux nouveau-né, duquel, depuis six mille ans, les générations abusées se lèguent en soupirant l’infatigable espérance. Et la société, sourde à tant de vœux, renouvelle mille fois ses dehors sans changer ses bases ; reproduisant incessamment, sous une grande variété de formes, les mêmes éléments de misère morale, fascinant les yeux de la multitude par quelques aspects nouveaux, mais fatiguant les yeux plus clairvoyants du retour perpétuel des mêmes passions, et de la perspective d’un avenir qui ne sera que la réimpression du passé. Chaque illusion s’évanouit à son tour, mais pour faire place à quelque autre illusion, excepté pour quelques-uns pourtant, dont l’esprit, ennuyé d’espérer toujours, finit par s’endormir avec une apathique résignation sur les débris de toutes ses chimères.

Je n’ai rien dit jusqu’ici que ne confirment et l’expérience et la conscience de tous les hommes sérieux. Je dois convenir toutefois que le désespoir serait la conclusion naturelle d’un pareil tableau, et que tous les hommes ne sont pas livrés au désespoir. C’est que la nature et la vie offrent à l’âme des diversions puissantes ; c’est que le talent de ne voir que ce qu’on veut voir est aussi commun qu’il est merveilleux ; c’est qu’il y a aussi dans bien des âmes un triste courage, celui d’aller, les yeux ouverts, à la rencontre d’un immense danger ; c’est qu’il y a chez plusieurs une orgueilleuse philosophie, laquelle, nous disent-ils, prescrit à l’homme d’être son unique appui ; c’est qu’il y a une fausse humilité, un faux désintéressement, qui se plaisent à répéter que l’individu n’est rien et que ses destinées sont accomplies par les destinées de la société ; c’est qu’il y a enfin un art malheureux d’enfermer nos regards dans l’horizon de cette vie, de faire complètement et continuellement abstraction de tout ce qui est au delà, de comprimer avec une cruelle sévérité l’essor instinctif d’une âme immortelle, de refouler l’homme de l’éternité dans l’homme du temps, de recoucher l’enfant du ciel dans son berceau de poudre. Toutefois ce qui est, est ; ni les dangers, ni les difficultés, ni les problèmes ne cessent d’exister parce qu’on cesse de les voir ; et la nécessité de prévenir les uns et de résoudre les autres subsiste en dépit de tous nos efforts pour la méconnaître.

Faudra-t-il maintenant démontrer que celui pour qui tous ces maux demeurent incurables et tous ces problèmes insolubles, n’a point encore trouvé Dieu, et que son suprême intérêt est de le chercher ? L’instinct qui nous dit que nos ténèbres et nos misères sont un même mal ne nous dit-il pas d’appeler à Dieu des unes et des autres, puisque le souverain bien suppose la souveraine lumière, et réciproquement, et tous deux ensemble la souveraine bonté ? Toutefois abordons le détail. Toute vie est tributaire du malheur et de la mort. Eh bien ! si sur ce mystère Dieu est demeuré muet, faisons de notre mieux ; arrangeons habilement notre vie ; tirons-en le meilleur parti possible ; à mesure que la tempête déchire nos voiles, appliquons-nous à en recoudre les déplorables lambeaux ; payons-nous sur le présent de ce que l’avenir nous enlèvera ; du reste, fermons les yeux et oublions. Une telle vie sera mutilée, misérable, indigne de tout ce que nous portons en nous de sublimes besoins et d’ambition infinie ; elle sera moins raisonnable encore que ne le serait une recherche toujours trompée, mais sainte dans son objet, noble martyre qui remplirait mieux l’existence et l’âme que toutes les voluptés ! Toutefois il y aura dans ce choix l’apparence d’un raisonnement, le caractère d’un grossier bon sens. Mais, avant de nous être assurés si Dieu n’a pas parlé, si Dieu ne pourrait point parler, nous jeter dans ce parti ou dans le désespoir ; ne point nous informer s’il a quelque part expliqué cette énigme, s’il a ménagé quelque part une consolation à nos douleurs, une indemnité à nos pertes, une espérance à notre mort… c’est manquer, vous le reconnaîtrez, aux notions les plus communes et aux règles premières de la raison. – En second lieu, l’homme est accusé par la voix intérieure de tromper sa destination morale ou de l’avoir mal remplie ; et cette sentence de son cœur renferme la sentence d’un juge plus grand que son cœur. Or s’il y a un abri contre la condamnation, s’il y a un moyen de salut, qui le sait si ce n’est Dieu ? A qui le demander si ce n’est à Dieu ? et comment, à moins d’être insensé, peut-on prendre du repos avant de s’être pourvu en grâce auprès de lui ? – Enfin, toute terreur mise à part, l’homme porte en lui un incorruptible besoin d’ordre et de perfection. Mais si, demandant à l’homme ces biens, à l’homme qui ne les a pas, il ne les demande pas à Dieu qui en est la source et la plénitude, si des efforts continuellement trompés, des désabusements sans cesse renouvelés, ne tournent pas enfin vers l’Orient d’en haut ses regards suppliants et ses vœux, certes, il est insensé autant qu’on le peut être ; et en réunissant ce trait de folie au précédent, on peut être embarrassé, comme l’était un sage, de trouver des termes pour qualifier une aussi extravagante créature.

Je me demande en effet ce qui pourrait manquer à une telle folie pour être parfaite. Quoi donc ? de taxer de folie ceux qui sont dans leur bon sens et qui en usent ? Eh bien ! cela même ne lui manquera pas. De tout temps les enfants du siècle ont traité de fous ceux qui, à différents égards, ont fait usage de leur bon sens. Un homme qui consacre toute sa vie et tout son cœur à l’acquisition de quelque avantage temporel, n’est jamais tenu pour insensé dans le monde ; c’est bien plutôt un homme solide, positif, sérieux. Mais qu’un pauvre cœur, touché de componction et du noble désir de la perfection morale, s’informe de Dieu, le cherche, s’efforce de faire sa paix avec lui, s’exerce à l’aimer et à lui obéir, que de voix aussitôt vous apprennent que cet homme a perdu la raison ! En effet, un homme qui met l’esprit au-dessus de la matière, l’éternité au-dessus du temps, le salut au-dessus de ces joies mondaines dont nous-mêmes tous les jours nous proclamons la vanité, un tel homme a certainement l’esprit égaré ! Il n’y a que ceux qui vivent au hasard, sans Dieu et sans espérance dans le monde, qui puissent passer à bon droit pour sensés et judicieux ! – Quelques personnes même vont plus loin à l’égard de ces prétendus fous ; tout en les traitant de fous, elles les haïssent. Haïr un fou ! quelle contradiction étrange ! Car s’il est fou, vous ne devez point le haïr, et si vous le haïssez, il n’est point fou. C’est que probablement à vos yeux il ne l’est pas ; c’est que, tout au contraire, vous le tenez intérieurement pour sage et prudent ; c’est que vous reconnaissez en lui la paix qui vous manque ; et c’est pour cela que vous le haïssez.

Que dirons-nous maintenant ? Y a-t-il de l’intelligence parmi les hommes ? Oui, certes, si vous faites abstraction de l’éternité. A la vérité, cette intelligence est répartie en très inégales mesures. Les uns ont à peine le bon sens, les autres ont le génie, et les nuances se pressent en foule entre ces deux limites. Mais dans le domaine des choses spirituelles, ces distinctions s’évanouissent ; ici plus de différence entre les circonspects et les téméraires, tous sont téméraires ; ni entre les solides et les frivoles, tous sont frivoles ; ni entre les intelligents et les stupides, tous sont stupides ; ni entre les sages et les insensés, tous sont insensés. Chacun, au fait de la religion, perd son caractère et son empreinte ; tout s’enveloppe et s’égalise en d’uniformes ténèbres ; la sagesse de l’un, l’extravagance de l’autre, se rapprochent, se touchent, et se confondent dans une même folie.

Il le faut avouer : ce contraste n’est pas dans la nature. Intelligents jusqu’à un certain point, stupides à partir de là ! l’esprit ne supporte pas cette contradiction. Elle serait concevable, si l’on disait que l’intelligence la plus élevée ne l’est pourtant pas assez pour trouver Dieu ; mais nous ne parlons encore que de le chercher ; et voilà qui est étrange, qu’on soit même incapable de le chercher. Cela ne peut s’expliquer que de deux manières : ou bien on n’espère pas le trouver, ou bien on craint de le trouver.

A quoi bon, disent les uns, à quoi bon chercher Dieu ? on ne saurait trouver Dieu ! Mais l’avez-vous cherché ? Oseriez-vous bien l’affirmer ? Et faites-vous autre chose ici que répéter les déclamations de quelques sages du monde, qui, ayant le plus grand intérêt à ce qu’on ne trouve point Dieu, se sont mis à crier sur les toits qu’on ne le trouve point et qu’on ne saurait le trouver ? Et devez-vous moins de confiance à ceux qui disent qu’on le trouve, qui assurent l’avoir trouvé, et qui nous en donnent pour preuve la paix dont ils jouissent, et le changement qui s’est opéré dans la direction de leurs pensées et de leur vie ? Mais au fait, pourquoi ne le chercheriez-vous pas vous-mêmes ? Qui vous dit que cette recherche soit le privilège de quelques-uns ? Qui vous a dit qu’il faille être philosophe pour trouver Dieu ? Le but d’une telle recherche ne vaut-il pas la peine d’un essai ? Quant à moi, si je vous voyais chercher Dieu, je croirais déjà en quelque sorte que vous l’avez trouvé ; tant il me paraît impossible que Dieu ne se laisse pas trouver à ceux qui le cherchent.

Mais vous insistez, et vous dites : Non ; nous avons cherché Dieu, et nous ne l’avons point trouvé. Mais dites-nous dans quel esprit vous l’avez cherché ? Etait-ce pour satisfaire la curiosité de votre raison ? Alors, vous avez cherché une notion, une idée ; et vous l’avez trouvée en effet, vague, obscure, incertaine, inutile ; mais vous ne cherchiez point Dieu ; et aussi ne l’avez-vous point trouvé. Etait-ce pour remplir votre imagination ? Alors, vous avez cherché des images, de la poésie ; mais vous n’avez point cherché Dieu, et aussi ne l’avez-vous point trouvé. Encore une fois, il faut chercher Dieu comme un être réel, vivant, de qui l’on s’approche, non pour analyser curieusement son essence, non pour faire son portrait, mais pour connaître son caractère, ses desseins, sa volonté, pour communiquer avec lui, pour recevoir de lui ce que lui seul peut donner. Qui le cherche de cette manière, le trouvera sans doute ; car l’Eternel se communique à ceux qui ont le cœur droit, c’est-à-dire à ceux qui le cherchent sincèrement, à ceux qui pensent avoir besoin de lui, à ceux qui confessent ingénument ce besoin, aux cœurs humbles, aux cœurs soumis. Est-ce ainsi que vous l’avez cherché ?

« Mais enfin, où le trouver ce Dieu, direz-vous encore ? Jusqu’à présent, qu’avons-nous de lui que son nom ? et qu’est-ce que chercher, qu’est-ce qu’invoquer un nom ? » Ah ! laissez, laissez s’échapper de votre bouche ce nom ! laissez s’échapper de votre âme une sérieuse, une instante prière, un vœu, que dirai-je ? un soupir ! Ce soupir, âmes alarmées, saura bien trouver son chemin. Il ne se perdra pas dans l’immensité de l’espace ; il arrivera à son but invisible. Ce soupir sans nom après un être à peine nommé, arrivera vers celui qui a nom le seul Bon, le Dieu qui console ; et Dieu appellera ce soupir prière, et cette prière puissance ; et la puissance de Dieu, si je l’ose dire, fléchira devant la puissance qu’il a mise dans un soupir. Et pourquoi non ? Ce soupir, c’était lui-même ! Il est obligé, ce Dieu souverain, de s’aimer lui-même ; il ne peut pas repousser ce qui vient de lui ; il ne peut pas se refuser ce qu’il s’est demandé à lui-même ; et c’est pourquoi aucune recherche dont il est l’objet n’est vaine ; et il sera fait à chacun de vous dans la mesure de votre foi et de votre désir ; car cette mesure est exactement celle de l’éternelle volonté de Dieu.

Oh ! soyez vrais enfin ; avouez que vous avez moins désespéré de trouver Dieu, que vous n’avez craint de le trouver. Avouez-le, sinon pour excuser votre folie (car elle n’en est pas moins grande), du moins pour l’expliquer ; car alors on pourra la comprendre : est-il un faux calcul qui nous puisse étonner de la part des passions humaines ? Vous avez craint de le trouver, parce que trouver Dieu, c’est trouver son maître, c’est trouver sa règle, c’est engager sa liberté, c’est abdiquer son indépendance, c’est se détrôner soi-même dans son cœur ; c’est accepter un joug et un fardeau, avant d’avoir appris combien ce joug peut devenir aisé et ce fardeau léger ; c’est en un mot une série de renoncements et de sacrifices, que l’amour rend délicieux, mais dont, avant que d’aimer, on ne peut connaître la douceur. Il y a dans l’homme naturel, je dis dans le plus distingué, une répugnance profonde pour toutes ces choses ; et voilà pourquoi l’on ne cherche pas Dieu ; et voilà pourquoi on ne le trouve pas.

Vous donc qui prétendez n’avoir pu trouver Dieu, sachez que vous l’eussiez trouvé si vous l’eussiez voulu, et d’autant plus sûrement qu’il vous cherchait lui-même. Ceux qui l’ont trouvé vous diront tous qu’il leur a tendu les mains, et cela de deux manières, qu’il nous reste à expliquer.

Aux uns il a ménagé les occasions, il a facilité les moyens de se connaître. Ils sont descendus au fond de leur conscience, et y ont trouvé ce que chacun pourrait trouver dans la sienne, la loi du devoir indignement trahie, la soif de la perfection indignement trompée, une affreuse indigence sous le splendide amas des talents humains et de la gloire humaine, un désespoir caché au fond de toutes leurs joies, une misère sans nom par-dessous toutes les misères qui en ont un ; une ignorance terrible sur le but de la vie et sur l’énigme du malheur ; une ignorance plus terrible encore sur leur sort à venir ; et quand il les a ainsi abreuvés du fiel de leurs pensées, quand ils ont savouré toute leur misère, quand il a fait parvenir à maturité l’angoisse de leur conscience, quand l’humiliation a eu le temps d’enfanter le repentir : alors il vient ; ou plutôt, au lieu de se présenter à eux dans la splendeur de sa justice, il se retire en quelque sorte derrière sa gloire, et envoie au-devant d’eux l’homme de douleur, celui qui a été livré pour leurs offenses, le Dieu doux et humble de cœur, en qui toute âme trouve son repos. En d’autres termes, il les amène à l’Evangile, il leur ouvre cette divine révélation, il la leur explique, il la leur prouve, il la leur fait recevoir ; et dès lors toutes les questions sont résolues. Plus d’inquiétudes sur le salut : le péché est pardonné, Dieu est apaisé, la cité de la paix est ouverte à quiconque accepte le pardon de Dieu. Plus de désespoir sur les maux de la vie : la consolation est au bout, ou plutôt elle est répandue sur tout le cours de la vie. C’est un père qui châtie ; ses châtiments sont le chemin de la gloire ; et ce qui peut rester d’obscur dans ses dispensations se perd dans la lumière que répand sur ses intentions paternelles le don inespéré d’un Sauveur. Enfin, l’ordre est rentré dans l’âme ; car elle aime Dieu. Elle l’aime, comme on aime le bonheur, la vie, la gloire, l’immortalité ; car il est pour elle toutes ces choses ensemble. Unie à lui par le cœur, elle aime tout ce qu’il aime, elle se détourne de tout ce qu’il hait. Cherchée, recueillie par le Dieu saint au fond de son indignité, elle apprend à aimer, comme chrétienne, ceux que, comme mondaine, elle eût jugés indignes de son affection. En un mot, elle a trouvé en Dieu la satisfaction de ces trois grands besoins qui commandent impérieusement à toute âme de chercher Dieu.

Avec d’autres Dieu suit une marche inverse. Avant que leur cœur ait été convaincu de sa misère, il les adresse directement à l’Evangile. Dix-huit siècles d’existence, les respects des peuples, d’immortels et nobles souvenirs, que sais-je ? un parfum de sainteté, de sagesse et de paix les attirent vers ce divin livre. Ils le lisent ; ils en sont frappés. Les preuves diverses de la vérité évangélique subjuguent leur incrédulité. Ils croient dès lors. Mais comme, dans le premier cas, la connaissance de l’homme avait mené à la connaissance de Dieu, ici la connaissance de Dieu produit la connaissance de l’homme. Par les mesures de Dieu à leur égard, ils apprécient leurs propres besoins ; par le remède, ils jugent du mal ; la croix leur révèle toute leur misère. Ils se connaissent enfin ; et cette connaissance reportant leurs yeux sur l’Evangile même, il leur semble se convaincre une seconde fois de la vérité de ce livre ; ils l’admirent tout de nouveau ; ils se l’approprient ; ils s’en nourrissent ; ils l’appliquent à leur âme ; ils s’approchent de Dieu de plus en plus ; et ce commerce, toujours plus intime, devient pour eux la source intarissable de grâces toujours plus précieuses.

Tel est le succès de celui qui a cherché Dieu ; nous pourrions dire de celui qui s’est laissé chercher par ce Dieu tout bon, et s’est laissé trouver par lui.

Y a-t-il donc quelqu’un qui veuille chercher Dieu ? je dis Dieu et non l’idée, l’image, le mot de Dieu. Eh bien ! il le trouvera ; mais il le trouvera tel que je viens de le dire et non autre. Il n’y a point, pour l’âme, de Dieu véritable et vivant hors des conditions que nous venons d’exprimer. Celui qui ne le reçoit point avec ces caractères, c’est-à-dire, quiconque ne le reçoit point tel qu’il est révélé dans l’Evangile, c’est-à-dire encore, quiconque ne reçoit point Dieu réconciliant le monde avec lui par Jésus-Christ, ne reçoit point Dieu, ne le connaît point, ne le possède point. Nous le disons avec une pleine assurance : hors de l’Evangile, vous trouverez, sous le nom de Dieu, une idée, le monde entier, la nature, vous-mêmes peut-être, mais vous ne trouverez point Dieu. Ce n’est qu’en Jésus-Christ que vous trouverez tout à la fois le Dieu qui est dans la nature et le Dieu qui est au-dessus de la nature, le Dieu de l’univers et le Dieu de votre âme, le Dieu souverainement saint qui ne pardonne rien, et le Dieu souverainement bon qui pardonne tout, le Dieu qui donne la première et la nouvelle naissance, le Dieu qu’il vous faut, Dieu tout entier. Ainsi donc, en résumé, ou ne cherchez point Dieu, ou résolvez-vous à le recevoir tel qu’il est donné par l’Evangile ; continuez à recevoir les leçons de la chair et du sang, ou recevez celles de Jésus-Christ ; soyez athées ou soyez chrétiens ; il n’y a vraiment pas de milieu. Choisir entre le christianisme et ce qui ne l’est pas, c’est choisir entre la sagesse et la folie[a].

[a] Voyez la remarque à la fin de cette méditation.

Heureux qui aura été intelligent et aura choisi Jésus-Christ ! Il aura choisi le plus doux des maîtres et le meilleur des amis. Ce Christ, la Parole faite chair, cette sagesse des hommes et des anges, ce soleil spirituel de la terre et des cieux, ce majestueux prince de toute la création morale, est plus tendre à l’âme qui vient à lui qu’une mère au fruit de ses entrailles. Et comment l’aimerait-il moins ? Lui aussi l’a enfantée dans la douleur. Il a gémi, pleuré, prié, souffert, expiré pour elle. Toute la tendresse qui peut se rassembler dans le cœur d’une mère n’égale point l’amour de Jésus-Christ pour le pécheur qui le rebute, pour l’orgueilleux qui le renie, pour l’infidèle qui l’outrage. Il porte sur son cœur tous ses ennemis. Que sera-ce de ses amis ? Et quelles douceurs n’ont point à attendre de son amour ceux qui seront venus se ranger, humiliés et attendris, sous sa houlette pastorale !

Vous donc, qui que vous soyez, qui ne l’avez point encore cherché, soyez intelligents et allez à lui. Que tardez-vous ? Que calculez-vous encore ? Qu’avez-vous à perdre, en le suivant, qu’il ne fallût haïr si vous étiez sages, ou dont il ne faille vous séparer tôt ou tard ? Et, dans la vérité, que veut-il vous enlever ? Des peines, des soucis, des tourments d’esprit, des péchés qui vous rendent malheureux. Et quoi encore ? Le pouvoir de faire du bien ? Vous en ferez davantage, et vous le ferez mieux. L’estime des hommes ? Mais si un jour il vous fallait la perdre, il vous tient en réserve la gloire qui vient de Dieu. L’intelligence peut-être ? Chose étrange, que vous dussiez juger moins bien des choses de la terre pour mieux apprécier celles du ciel, et qu’une si douce lumière dût vous aveugler, ou une si pure sagesse vous rendre stupides ! Non, il vous laissera l’intelligence qui sert pour le monde, et vous donnera, par-dessus, l’intelligence qui sert pour l’éternité. Il ne veut vous dépouiller que de la mort et du malheur ; toute son œuvre à votre égard n’est que libéralité, grâce et charité. Puisse donc son bienfaisant appel être entendu ! Et puisse, bénie par lui, la méditation de ce jour avoir convaincu quelques âmes que la véritable intelligence est de chercher Dieu, et qu’il ne se trouve qu’en Jésus-Christ !

Remarque :

On ne verra pas, je pense, de contradiction entre ce paragraphe et celui qui commence par ces mots : « Mais, enfin, où le trouver, ce Dieu ?… » – Il est très vrai que « hors de Jésus-Christ nous ne pouvons rien faire ; qu’il est le chemin, la vérité et la vie, et que nul ne vient au Père que par lui ». Il est également vrai que l’accès auprès du Père ne fut jamais à un autre prix ; mais ce prix, toujours le même, a pu porter différents noms, plus ou moins précis, suivant le plus ou moins de lumière des temps. Pour nous, ce nom ne peut être que celui de la croix ; pour les fidèles de l’ancienne alliance, j’oserai ajouter, pour les fidèles du monde païen, le mot, l’image, la vue distincte du fait n’existaient pas ; mais pour eux comme pour nous, le salut vient de la foi : de la foi, dis-je, en Dieu et non en nous, de la foi qui attend tout de Dieu et non de l’homme ; de la foi qui accepte la grâce pour unique ressource ; de la foi qui met sous ses pieds tout mérite humain, et se dépouille de toute justice et de toute capacité propres, pour se revêtir de Dieu seul. C’est de cette foi qu’ont vécu les saints de tous les âges, à partir de Melchisédec, à continuer par le centurion de Césarée, à terminer par Wilberforce. Et n’est-ce pas, peut-être, la même impulsion qui poussait, à travers les déserts, ces Indiens du Nord de l’Amérique vers les demeures des blancs, dans le seul but de s’enquérir de Dieu, la même impulsion qui a fait descendre de leurs montagnes ces hommes de l’empire Birman à la rencontre des missionnaires chrétiens, porteurs, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un Dieu inconnu ? L’Esprit de Dieu siège dans l’Evangile comme dans son trône ; mais cet Esprit n’est pas lié ; il ne l’a jamais été ; il est l’auteur de tous les soupirs qui, de cette terre profanée, ont cherché dans les cieux un Dieu saint et sanctifiant, de tous les efforts tentés par des âmes sincères pour approprier à leur faiblesse la force divine, de tous ces élans vers un Evangile inconnu, vers un Christ sans nom, vers une sainteté sans type, qui depuis la grande catastrophe de notre nature morale se sont, de loin à loin, et plus souvent qu’on ne croit peut-être, élevés en témoignage pour la vérité, ensevelie sous les ruines de notre innocence. Approchez l’Evangile d’une de ces âmes à qui l’Esprit céleste a enseigné les rudiments de la foi, vous verrez, à la manière dont elle s’en emparera, qu’elle y croyait d’avance, que d’avance elle était chrétienne. Tâchons, nous qui vivons dans l’abondance du sanctuaire, de lui faire autant rapporter qu’ont su faire produire à leur indigence ces fidèles anticipés.

Ajoutons une remarque importante. Dans la route de l’ignorance vers la foi et dans celle de la foi vers la perfection, tout est assuré à la persévérance, mais rien n’est promis qu’à elle. Sans doute un soupir est compté, aussi bien qu’un verre d’eau ; mais un soupir n’obtient pas tout à la fois, et il est vain s’il ne se répète. Il suffit à la gloire de la fidélité de Dieu que ce soupir ait eu sa récompense. Sur la foi de ce premier salaire, toujours magnifique, l’homme doit marcher en avant ; s’il ne marche pas, c’est lui qui aura été infidèle. Aussi peut-on dire que la persévérance n’est au fond qu’une juste gratitude et une juste confiance ; si elle était autre chose, elle serait trop difficile. Dans l’état malheureux de notre nature, nous n’irions pas loin dans une route trop longtemps sombre ; la poursuite d’un bien immatériel, invisible, se lasse plus vite que tout autre, et a, plus que tout autre, besoin d’être encouragée. Il faut que, dans cette route, chacun de nos pas soit payé comptant ; du moins ce n’est qu’aux forts, aux hommes faits que les refus ou plutôt les délais sont réservés, par une sagesse toujours miséricordieuse, par une bonté toujours prudente.

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