Méditations évangéliques

La Solitude recommandée au pasteur

Mais il se tenait retiré dans les déserts, et il priait.
(Luc 5.16)

Il n’est pas, dans l’histoire des jours du Fils de l’homme, un seul détail indifférent ; toutes ses actions nous instruisent comme toutes ses paroles ; et souvent d’une circonstance qui ne semblait destinée qu’à lier entre eux les faits dont le récit se compose, ressort, pour le lecteur attentif, quelque enseignement d’une haute importance. Ce n’est pas sans dessein que l’Esprit de Dieu qui a conduit la plume des évangélistes, leur a fait tenir note des différentes retraites de notre Seigneur sur la montagne et dans le désert. En voyant celui dont l’âme sainte était dans une communion essentielle et constante avec le Dieu de toute sainteté, se séparer de la foule pour converser avec son Père, en voyant celui qui était la vérité même s’éloigner du bruit du monde pour entendre de plus près la voix de l’Esprit, on ne peut pas douter que le chrétien n’ait besoin de la retraite et du silence dont son maître lui-même a senti le besoin ; et nous en particulier, nous ne pouvons pas douter que, si le souverain pasteur a aimé et cherché la solitude, nous, pasteurs, en son nom, de l’Eglise qu’il a rassemblée, nous ne devions, comme lui, aimer et chercher la solitude.

Bien que son exemple suffise, il ne peut pas être inutile, disons mieux, il est nécessaire de nous rendre compte des raisons qui, indépendamment de l’autorité d’un tel exemple, recommandent la solitude à un ministre de Jésus-Christ. C’est ce que nous allons essayer ; et nous pouvons bien dire que les temps où nous sommes, la forme actuelle de la vie humaine et celle de notre ministère, augmentent pour nous l’intérêt d’un sujet intéressant d’ailleurs dans tous les temps et dans toutes les Eglises. Celui qui vient vous en parler, et qui, sur ce sujet comme sur tout autre, a beaucoup plus à apprendre de vous qu’il ne peut vous apprendre, se sent bien faible pour le traiter convenablement ; puisse-t-il le faire d’une manière utile ! et pour cela, demandez à Dieu avec lui de surveiller les pensées de son cœur et les paroles de sa bouche. Ainsi soit-il.

Nous pourrions nous en tenir aux considérations les plus générales, certains qu’elle iraient s’appliquer d’elles-mêmes à notre sainte profession. La solitude est favorable au recueillement, et ce n’est qu’à condition de se recueillir, c’est-à-dire de rentrer en soi-même, et de s’isoler de tous les objets hormis un seul, que l’homme est capable de déployer une certaine puissance de pensée et de volonté. Toute vie forte est une vie profonde. Or ce recueillement est d’autant plus difficile que plus d’objets sollicitent notre attention, et que plus d’impressions différentes se disputent notre âme. Tout ce qui nous dissipe nous affaiblit. La solitude, qui nous sépare de ces objets, qui nous soustrait à ces impressions, qui réduit au plus petit nombre possible les causes extérieures de distraction, est donc utile, plus ou moins, à tous les hommes ; les plus forts d’entre eux en ont reconnu le prix, en ont recherché l’occasion ; l’abus même qu’on en a fait témoigne de son utilité, puisque les excès qui en ont été la suite ont tous pour caractère la tyrannie d’une pensée unique, devenue peu à peu maîtresse absolue de l’imagination, de l’âme et de la vie. Ces exemples conduisent à penser que deux situations opposées, la société et la solitude, concourent ensemble à la pleine formation de l’homme, la première donnant l’éveil à ses pensées et un objet à sa volonté, la seconde achevant ce que la première a ébauché, et l’élevant à l’état de conviction proprement dite et de ferme vouloir.

Si la solitude est nécessaire plus ou moins à tous les hommes, elle a une importance particulière pour l’homme religieux. La religion, en effet, ne s’accomplit pas tout entière dans la consommation de certains actes extérieurs, soit de culte, soit de morale. Ces actes ne sont eux-mêmes qu’une conséquence ou une manifestation d’une vie plus intérieure, qui est le commerce de l’âme avec l’Etre invisible. Or les choses visibles, qui avaient été destinées par le Créateur à nous servir, en quelque sorte, d’escalier vers les invisibles, le monde extérieur dont tous les objets, toutes les scènes devaient nous entretenir de Dieu, a perdu cette vertu dans nos âmes, que le péché a rendues aveugles et sourdes ; il exerce dès lors sur nous une influence toute contraire ; il détourne de Dieu nos pensées et notre affection ; il les incline vers la matière et vers la vanité ; il détrône dans notre cœur l’infini et l’immortel ; il finit par nous ôter le goût et le sentiment des vrais biens, en sorte que, livrés aux impressions du dehors, nous cessons bientôt de recevoir celles de la vérité, et qu’à moins d’une vie intérieure très forte et soigneusement entretenue, l’âme, légère et gonflée de vanité, s’envole à tous les vents de la convoitise, de l’amour-propre et de la curiosité. Combien donc la religion, dont le principal effort est de nous soustraire aux impressions du monde visible, ne doit-elle pas nous conseiller la retraite et la solitude !

Il n’est pas bon, même sous le point de vue religieux, que l’homme soit seul[g]. Mais il lui serait encore moins bon de n’être jamais seul. A force de se mêler avec les hommes, on perd son empreinte ; on échange son propre caractère contre le caractère général ; on pense avec l’esprit des autres ; on cesse d’être soi-même. Or, pour pouvoir devenir chrétien, il faut d’abord être soi-même ; il faut s’appartenir pour se donner à Dieu. Si nous venions à perdre dans le commerce du monde cette forme native de notre être qui fait que nous sommes nous-mêmes, la vérité, en nous abordant, chercherait en vain où se prendre ; et nous, qui aurions peu à peu laissé l’âme de tous se substituer à la nôtre, nous n’aurions plus de quoi sentir la vérité, la reconnaître et l’accueillir. Jamais ce danger ne fut plus grand qu’aujourd’hui ; nous le rencontrons partout, dans l’Eglise comme dans le monde ; tout conspire, même sous les plus saintes apparences, à nous enlever à nous-mêmes ; et nous risquons à tout moment de prendre la voix du siècle pour la voix de l’Esprit de Dieu. Je ne sais quelle âme insipide et quelle vie factice menacent incessamment de prendre la place de notre âme et de notre vie. Je ne sais quelle force magique nous fait recueillir comme la naïve inspiration de notre conscience, et défendre avec la chaleur de la conviction, des systèmes et des formules qui sont nés hors de nous du conflit des idées et du cours des événements. On observe, on imite, on répète, et l’on croit expérimenter. Jamais le vœu du prophète-roi n’a dû trouver de l’écho dans plus de cœurs : Oh ! qui me donnerait les ailes de la colombe ! je m’en irais, et je me poserais en quelque lieu ![h] Que ce vœu soit le nôtre ! posons-nous en quelque lieu ; loin des bruits et de la poussière du monde, loin de ses souvenirs, s’il était possible, allons à la recherche de nous-mêmes ; retrouvons cet homme premier, cet homme vrai, sous la couche épaisse des opinions de secte et de l’esprit du siècle ; éveillons la voix intérieure ; recueillons religieusement les rapports, longtemps suspendus, de notre conscience : oui, religieusement ; car, dans ce silence du monde, c’est Dieu lui-même que nous entendrons, c’est Dieu qui parlera par la voix intérieure. Quand je l’aurai attiré au désert, dit Dieu dans le prophète, je parlerai à son cœur[i].

[g] Genèse 2.18
[h] Psaumes 55.7
[i] Osée 2.16

Nous ne croyons pas exagérer en disant que ceux qui n’aiment pas la solitude n’aiment pas la vérité. Au moins est-il certain que ceux qui n’aiment pas la vérité n’aiment pas non plus la solitude. Pourquoi ? parce que la solitude les oblige plus ou moins à rentrer en eux-mêmes, et que tout leur effort est d’en sortir pour n’y pas rencontrer la vérité. Car il est certain que tout ce qui nous rend à nous-mêmes nous rend à la vérité et à Dieu, parce qu’il y a au-dedans de nous, dans notre dernier fond, quelque chose qui rend perpétuellement témoignage à la vérité et à Dieu, quelque chose qui pleure et qui adore, quelque chose qui s’unit à l’invisible et à l’immortel, quelque chose qui consent à l’Evangile, quelque chose qui, d’avance et malgré nous-mêmes, est chrétien. Nous l’avons éprouvé dans ces moments remarquables où, tous les bruits du monde étant morts, et nos relations avec lui soudainement interrompues, nous nous trouvons tout à coup face à face de nous-mêmes ; ainsi le matin, lorsque nous commençons, comme à nouveaux frais, à vivre et à penser ; la nuit, quand nous nous réveillons, et que, selon l’expression du prophète, nos pensées nous instruisent[j] dans le silence du dehors, la voix intérieure parvient enfin à se faire entendre ; c’est ce son doux et subtil, mais plus pénétrant que le bruit du tonnerre ; c’est ce petit souffle qui, après l’ouragan, passe devant les lèvres du prophète, et fait hérisser tout le poil de sa face. Un bandeau tombe de nos yeux ; notre ivresse est dissipée ; toutes choses ont pris un aspect nouveau dans un jour plus pur ; nous nous étonnons de nos rêves de la veille, nous rougissons jusqu’au fond de l’âme de nos enthousiasmes et de nos colères, de nos craintes et de nos vœux ; dans ce moment, hélas ! trop rapide, et que nous abrégeons encore, rien ne s’interpose entre la vérité et nous ; et si nous voulions le prolonger, le multiplier dans notre vie, nul doute qu’elle ne prît peu à peu une autre forme ou une autre teneur. Mais, au contraire, nous haïssons ces moments, pour la lumière même qu’ils nous apportent sur notre état spirituel ; et parce que nous les haïssons, nous fuyons la solitude qui les multiplie ; nous nous jetons en proie aux affaires et aux hommes ; nous les laissons se disputer et s’arracher les misérables lambeaux de nous-mêmes ; et nous goûtons le triste bonheur de nous être dérobés à Dieu en nous dérobant à nous-mêmes.

[j] Psaume 16.7

Au reste, nous n’avons garde de l’oublier : c’est dans le monde que nous sommes appelés à exercer notre religion ; c’est dans le monde, et par les dangers que nous y rencontrons, qu’elle se fortifie et se développe ; la solitude, si elle était prolongée, nuirait à notre religion aussi bien que le commerce avec le monde extérieur ; il serait juste qu’elle nous portât dommage, puisqu’elle serait contraire aux intentions et à l’ordre de Dieu ; il ne bénirait pas notre désobéissance ; et sa justice attacherait à notre lâcheté, vainement déguisée sous le nom de prudence, des suites plus funestes encore que toutes celles que peut avoir une vie agitée et sans repos. Si les démons infestent le monde, ils poursuivent dans le désert celui que l’obéissance et la charité devaient retenir dans le monde ; si le monde est le rendez-vous des illusions, la solitude égoïste est le pays des fantômes ; l’illusion des illusions, l’erreur première est de se croire en sûreté dans l’oubli des devoirs les plus immédiats. Au reste, le Seigneur a prononcé ; il a dit à son Père : Je ne te prie point de les ôter du monde, mais de les préserver du mal[k]. Oserions-nous bien prononcer une autre prière, former un autre vœu, suivre d’autres maximes ? Non, prions seulement d’être préservés du mal ; mais apprenons à retremper dans la solitude, c’est-à-dire dans le recueillement, dans la méditation et dans la prière, les forces que nous devons employer contre le monde, mais dans le monde.

[k] Jean 17.15

Or, si la solitude convient à l’homme en général et plus particulièrement au chrétien, il est trop évident qu’elle convient au pasteur, qui est l’homme et le chrétien dans le sens le plus énergique et le plus complet que puissent avoir ces deux mots. L’œuvre du pasteur, bien conçue, est la première des œuvres humaines, dans son principe, dans ses moyens et dans ses résultats. Dans son principe, puisque c’est une œuvre de religion, et que la religion donne à la vie humaine sa plus haute et sa dernière signification. Dans ses moyens, puisque c’est par la meilleure partie de nous-mêmes que nous agissons sur la meilleure partie d’autrui. Dans ses résultats, puisque la conversion d’une seule âme est comme une résurrection d’entre les morts, et que ce glorieux effet, étendu aussi loin qu’il peut s’étendre, serait la résurrection de l’humanité. Cette œuvre est la plus difficile comme la plus belle, la plus compliquée dans un sens comme elle est la plus simple dans un autre ; si elle s’accomplit souvent dans une grande infirmité de moyens humains, afin que toute gloire soit rendue à Dieu, elle n’en réclame pas moins tout ce qu’il peut y avoir en nous de courage, de patience, de persévérance, de savoir et de génie ; tout lui est bon, à cette œuvre, parce qu’elle a Dieu pour appui, mais aussi rien ne lui est trop bon, parce qu’elle a Dieu pour objet ; et à prendre à leur plus grande hauteur respective le génie des œuvres humaines d’une part, et de l’autre le génie de l’apostolat, on reconnaîtra que, sous tous les rapports, le second l’emporte sur le premier. L’œuvre du pasteur est donc, parmi les œuvres humaines, l’œuvre suprême, et le pasteur est l’homme par excellence. Si donc la solitude a de grands avantages pour tout homme, dans la double sphère de la pensée et de l’action, elle en aura de très grands pour le pasteur, comme homme de pensée et d’action.

Mais surtout le pasteur est le chrétien par excellence, c’est-à-dire qu’il doit l’être. Ces termes, si l’on y prend garde, renferment toute la définition du ministère évangélique. Le pasteur, en effet, qu’est-il autre chose qu’un chrétien spécial, un chrétien d’office, engagé, comme nous le sommes tous, à annoncer les vertus de celui qui nous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière[l] ? Si vous séparez de son office l’administration du culte, qui n’est que la forme de son office, que reste-t-il sinon un devoir que tous les chrétiens sont appelés à remplir dans la mesure de leurs moyens et sous la forme que leur position comporte ? Quel est le chrétien qui ne doive pas, autant qu’il le peut, instruire, exhorter, consoler, rendre témoignage, faire luire sa lumière devant les hommes[m], être le sel de la terre[n], contribuer pour sa part à l’édification de ce temple vivant, qui est l’Eglise du Seigneur ? Si tout chrétien est ministre, combien plus et dans quel sens excellent, tout ministre n’est-il pas chrétien ? Combien cet homme de Dieu ne doit-il pas se rendre propre à toute bonne œuvre[o] ? Combien ne doit-il pas prendre garde à soi[p] comme à l’instruction, afin que sa vie même et son caractère deviennent une instruction ? Combien ne doit-il pas être en toutes choses le modèle du troupeau[q] ? Il est davantage encore : il est l’enseigne, l’étendard du christianisme au milieu du monde. Si le monde juge la religion d’après ses sectateurs, combien plus d’après ses ministres ! Ministres de l’Evangile, vous personnifiez l’Evangile ; on ne remonte pas plus haut ; on s’en tient à vous : un bon pasteur peut faire naître quelque prévention favorable à l’Evangile ; mais beaucoup plus sûrement un mauvais pasteur en inspire de fâcheuses, et ce qu’un bon pasteur a de mauvais efface aisément tout ce qu’il a de bon ; la sévérité du monde envers vous est inexorable, ses exigences infinies ; il sait, à un atome près, tout ce que vous devez être, tout ce que vous devez faire. Cela est bien redoutable ; mais cela est bon, cela est juste ; vous pouvez en trembler, vous ne pouvez vous en plaindre. Cessez d’être ministres, ou soyez à la rigueur ce qu’on exige de vous, des chrétiens modèles. Dites-vous tous les jours que c’est là ce que vous devez être ; et sentez alors que si le chrétien ordinaire est intéressé à se ménager, au milieu des affaires de la vie, des moments de retraite auprès de son Dieu, vous, non seulement comme ministres, mais aussi et tout premièrement comme chrétiens, vous devez aimer et chercher la solitude.

[l] 2 Pierre 2.9
[m] Matthieu 5.16
[n] Matthieu 5.13
[o] 2 Timothée 3.17
[p] 1 Timothée 4.16
[q] 1 Pierre 5.3

Mais enfin, il est temps de le dire, vous êtes pasteurs ; vous avez des fonctions et des devoirs particuliers ; la solitude n’a-t-elle pas pour le pasteur, en tant que pasteur, une importance particulière ?

Le pasteur, plus qu’un autre, est appelé à rechercher ses voies et à les sonder[r]. Dans le chemin qu’il suit il entraîne avec lui beaucoup d’âmes. Or, chaque route n’est pas évidemment bonne ou évidemment mauvaise. Telle voie paraît droite qui conduit à la mort[s]. On peut se tromper sur les moyens sans errer sur le but, et les meilleures intentions peuvent aboutir à des résultats déplorables. Sur le vrai fondement, on peut élever un édifice de bois et de paille, qui sera consumé, ou un édifice de marbre et d’or qui demeurera. Dans l’incendie du premier, l’architecte pourra se sauver comme à travers le feu[t] ; mais quelle désolation, quelle douloureuse épreuve de la foi que de contempler ces lamentables débris, d’assister actuellement, et plus tard par le souvenir, à la ruine de tant d’âmes précieuses, et de penser qu’on ne sera suivi d’aucune d’elles devant le trône du Père ! Ah ! ce divin Père connaît le secret de consoler dans le cœur d’un ministre fidèle une si amère douleur ; mais quelle douleur, jusqu’à ce qu’elle soit absorbée dans l’incompréhensible félicité du ciel ! et quel souvenir à traîner jusques au tombeau ! D’ailleurs, l’intention même n’est pas toujours droite ; on peut se croire sincère, fidèle, et ne l’être pas ; et pour ne s’en pas douter, pour l’ignorer toujours, il ne faut que marcher toujours, sans jamais prendre haleine, sans regarder jamais en arrière. Le ministre prudent et consciencieux craint l’étourdissement d’une activité sans relâche ; il a besoin de s’interroger sur ses motifs ; il se défie de la chaleur même de son zèle ; et plus il se sent uni à son œuvre, plus il se demande avec inquiétude s’il aime son œuvre pour elle-même, ou si c’est lui-même qu’il aime dans son œuvre. Les courtes réflexions qu’il entremêle à ses travaux ne s’achevant presque jamais, et ne laissant dans son esprit que des empreintes incertaines et tremblantes, il n’ose se fier à des aperçus si fugitifs ; et quelle que soit la froideur de sa tête et la sûreté ordinaire de son bon sens dans les choses de la vie, il ne s’y repose pas entièrement, sachant que dans des intérêts aussi graves et dans des questions aussi délicates, les garanties ordinaires ne suffisent pas, et que le bon sens naturel ne préserve pas toujours d’énormes erreurs. Or, cet examen de ses voies, ce contrôle sévère de ses moyens et de ses motifs, cette critique sérieuse de toute son œuvre, combien n’aura-t-il pas de peine à s’en acquitter, s’il se refuse quelques moments de solitude !

[r] Lamentations 3.40
[s] Proverbes 14.12
[t] 1 Corinthiens 3.12, 15

On parle de l’expérience comme d’un grand avantage, et l’on a raison ; car la pensée, qui fait pressentir beaucoup de choses, ne fait pas tout deviner. Mais on a tort de faire consister l’expérience dans les faits mêmes auxquels on a pris part ou assisté, et de la mesurer au nombre des années. L’âge tout seul ne fait pas l’expérience, et l’on peut avoir longtemps vécu sans avoir beaucoup vécu. Tout le monde a vu, tout le monde n’a pas regardé. L’expérience n’est pas seulement un fait, c’est une action. Ce sont les faits de notre vie éclairés par la réflexion, ou, si vous l’aimez mieux, c’est la réflexion se joignant aux faits pour leur donner leur signification et leur attacher leurs conséquences. On n’a beaucoup expérimenté que quand on a beaucoup réfléchi. Comment donc douter que l’expérience, commencée pour ainsi dire dans le monde extérieur, ne s’achève et ne se consomme dans la solitude ? Que de germes que fournissait la vie, dissipés et perdus faute d’un moment pour les recueillir ! que de germes conservés et fécondés, que d’avenir, dans une seule heure consacrée à la méditation d’un seul fait !

La Parole de Dieu est l’herbe savoureuse et douce dont vous avez à nourrir votre troupeau ; mais votre force, comme pasteurs, est de vous en nourrir vous-mêmes, car votre santé est la vie du troupeau. Mais il serait fâcheux, croyez-le bien, de ne lire le plus souvent cette Parole qu’en présence ou en vue de votre troupeau. Il reste toujours, je veux le croire, quelque chose pour nous d’une étude que nous avons faite pour notre Eglise ; mais jamais rien de si intime que d’une étude faite pour nous immédiatement. Notre salut, il faut bien nous le dire, ne se fait pas tout d’un temps avec celui des autres ; notre salut ne se prélève pas sur le leur ; nous sommes les pasteurs de nos propres âmes ; nous faisons partie de notre propre paroisse ; et c’est à nous que sont dus nos premiers soins. Chercher toujours dans la Bible des sujets de méditation et des textes de sermons, n’est point assez pour nous, ni même pour notre troupeau, qui ne peut que perdre à ce que nous perdons nous-mêmes. Il faut que nous apprenions, oui, que nous apprenions, à lire la Bible non en prédicateurs, mais en simples fidèles. Et quel rafraîchissement pour le ministre de la lire ainsi, sans y attacher toujours l’idée de tâche et d’office, de la lire à longs traits, de se promener librement à travers ces riches et fécondes plaines, de les parcourir dans tous les sens, d’en sonder tous les recoins, d’en embrasser l’ensemble ! Il faut donc chercher, à part des heures de travail proprement dit, des moments du moins pour ce repas spirituel ; il faut de temps en temps descendre de cette chaire où notre préoccupation pastorale nous retient continuellement, et nous asseoir, en disciples, aux pieds de Jésus-Christ, confondus et cachés dans les rangs du peuple qui l’écoute.

Il y aurait beaucoup à dire sur un autre emploi de nos heures solitaires, sur l’étude scientifique, recommandable à tant d’égards, et nécessaire surtout pour corriger ce qu’une vie toute pratique, toute composée de faits particuliers et accidentels, peut faire contracter d’étroitesse et d’obstination aux meilleurs esprits. Mais une question délicate ne pouvant être traitée avec sûreté qu’au moyen de quelques développements, permettez que je me contente de l’avoir indiquée, et que je me hâte avec vous vers les parties les plus hautes de mon sujet, vers le meilleur emploi de la solitude, vers celui de qui tous les autres reçoivent leur utilité et leur bénédiction. Jésus se tenait retiré dans les déserts, et il priait. A qui d’entre vous ne rappelé-je pas, par ce peu de paroles, le souvenir des plus intimes et des plus chères consolations de son ministère ? Ah ! si le ministère n’avait que des joies, encore faudrait-il, pour les goûter, les déposer sur l’autel ; encore faudrait-il les avoir sanctifiées par la reconnaissance, par une profonde humiliation ; les prémices et la dîme de nos succès appartiennent à l’auteur de nos succès ; après cela seulement nous en pouvons prendre notre part. Quoi de plus naturel, alors, que de chercher la retraite et le silence, pour que toute notre joie, pour que tout notre cœur s’élève à lui, pour que rien ne s’en dissipe au vent du siècle et du jour ! Mais le ministère, ce combat perpétuel contre les puissances du mal et de l’erreur, a d’autres confidences à faire à Dieu que celles de ses victoires. A qui donc cet homme de Dieu, mais cet homme pourtant, dira-t-il sans réserve le secret de ces doutes, de ces faiblesses, de ces lâchetés, de ces scandales intérieurs, qu’un ministère difficile et entravé fait naître si souvent dans l’âme la plus pastorale ? Aux pieds de qui,, après ses défaites, viendra-t-il tomber, épuisé, sanglant et baigné de larmes ? Les commerces les plus saints, d’homme à homme, de pasteur à pasteur, si précieux qu’ils soient, ne remplacent pas le commerce plus intime de l’âme avec le Seigneur. Il est des choses qui ne se disent qu’à Dieu, et qu’on ne pense même que devant Dieu. Lui seul, tout redoutable et tout grand qu’il est, sait encourager nos dernières et nos plus difficiles confidences, et tirer du secret de notre cœur ce que nous n’aurions jamais pu dire ni aux autres ni à nous-mêmes. A qui le ministre demandera-t-il conseil quand les meilleurs conseils échouent faute de cette inspiration intérieure qui est le premier des conseils ? A qui demandera-t-il, comme son pain quotidien, le don des miracles, puisque tout est miracle d’un bout à l’autre de cette œuvre que la conversion couronne ? A qui, dans les détresses de sa charité, viendra-t-il confier ces âmes qu’il a vainement suppliées de se réconcilier avec Dieu, et qu’il voit descendre à grands pas vers l’abîme avec une effroyable insouciance ? A qui demandera-t-il pour son amour-propre humilié, pour sa sensibilité froissée, un baume à la fois pur et doux, une consolation sanctifiante ? A quel astre dans les cieux regardera-t-il pour tenir un chemin sûr à travers cet océan de la vie où la main de l’homme n’a point tracé de chemin ?

Mais ne regardons pas la prière uniquement comme un privilège : elle est un devoir pour le chrétien, elle est un office pour le pasteur. Un office, disons-nous ; et combien cette pensée n’est-elle pas consolante pour le ministre, lorsqu’il est contraint de reconnaître le peu d’énergie et le peu d’effet de son ministère extérieur ! Qu’il lui est précieux alors de pouvoir se ressaisir de la meilleure partie de cet office du prêtre dont les anciens attributs ont disparu dans la loi nouvelle ! Qu’il se sent heureux, lorsqu’il a vainement adressé aux hommes ses supplications, de les élever à Dieu, en qui il est toujours sûr de trouver un auditeur attentif et bien disposé ! Pécheur humilié, il entre, le front baissé, dans le lieu saint, mais il y entre pourtant ; il y porte avec lui les infinis mérites de Jésus-Christ, et les gages, pour ainsi dire, qu’il a reçus de Dieu même ; et, comme le pontife des anciens jours, il intercède pour son peuple auprès de l’Eternel. Oui, la prière pour vos troupeaux est une des fonctions de votre ministère, comme elle fut une des fonctions du souverain pasteur, et certainement l’un des principaux emplois de ses heures solitaires. Satan a demandé à vous cribler comme on crible le blé, dit le Seigneur à Simon ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point[u]. Il ne dit pas : Je prie, quoique, à cette heure même, il priât sans doute ; non, Jésus annonce qu’il a prié. Ne le voyez-vous pas consacrant à l’intercession, d’une manière spéciale, certains moments de cette sainte vie qui fut tout entière une intercession ? Tu sais maintenant, fils de Jonas, tu entrevois du moins quel intérêt préoccupait l’âme de ton maître lorsqu’il montait sur la montagne, pour être à part, afin de prier[v]. Et vous, successeurs du fils de Jonas, vous comprenez qu’il faut aussi accomplir sur la montagne, et à part, une partie de votre ministère, et combattre avec vos larmes, quand votre prédication est restée sans effet, ou pour qu’elle ait un effet. C’est sur la montagne, c’est dans l’air du ciel, s’il était possible, qu’il vous faut monter ; c’est à part du monde qu’il faut vous retirer ; ce sont des moments particuliers qu’il faut réserver à ce ministère. Aimez-vous les âmes qui vous sont confiées ? priez beaucoup pour elles. Les aimez-vous peu encore ? priez beaucoup pour elles, afin d’apprendre à les aimer ; priez avec soin ; priez avec une intention directe et précise ; ayez des moments pour cette prière spéciale, l’intercession ; ayez donc aussi des heures de retraite : ne vous croyez pas au-dessus des disciples immédiats du Sauveur, des premiers pasteurs de son Eglise, qui demandaient d’être déchargés de quelques soins extérieurs, respectables cependant, pour pouvoir, disaient-ils, vaquer à la prière[w]. La prière, en effet, est une chose à laquelle il faut vaquer ; et tout premièrement la prière du pasteur ; et quand nous n’aurions que cette raison de chercher la solitude, sans doute, mes frères, cette raison suffirait[x].

[u] Luc 22.31-32
[v] Matthieu 14.23
[w] Actes 6.4
[x] Voir une note à la fin du discours.

Ces usages divers de la solitude correspondent aux divers offices du ministère évangélique ; faisons de ces détails un ensemble, envisageons d’une manière générale l’esprit du ministère évangélique, et reprenons, sous cette nouvelle forme, la question dont nous sommes occupés. Il y a un esprit, un don du ministère pour tous ceux qu’une véritable vocation a fait entrer dans cette sainte milice. Mais ce don, comme tous ceux de la grâce, a besoin, pour ne pas s’éteindre, d’être incessamment rallumé. Nous n’en saurions douter après avoir lu ces paroles de saint Paul à son disciple Timothée : Je t’avertis de rallumer le don de Dieu qui est en toi, et que tu as reçu par l’imposition de mes mains[y]. Est-ce Timothée simple chrétien, ou Timothée pasteur, que saint Paul exhorte dans ces paroles ? C’est le second des deux évidemment. Or, s’il avait suffi de l’exercice du ministère pour entretenir ou pour rallumer le don du ministère, l’exhortation était inutile, ou se retrouvait dans toutes les exhortations générales à l’obéissance, au zèle et à la fidélité, que l’apôtre avait déjà adressées à son disciple bien-aimé. Il ne suppose pas que cette flamme que Timothée porte dans ses mains à travers le monde, puisse s’entretenir et grandir par le seul mouvement de sa course. Il semble croire bien plutôt que, malgré ce mouvement, malgré cette activité tout évangélique et toute pastorale, cette flamme s’éteint naturellement, et qu’elle est constamment sur le point de s’éteindre. Ainsi l’exercice du ministère ne suffit pas pour renouveler incessamment en nous l’esprit du ministère ; il y faut des précautions et des moyens pris en dehors du ministère. Qu’est-ce donc, si ce n’est une action de l’âme sur elle-même, un travail intérieur, à qui sans doute l’exercice extérieur peut profiter, mais qui tout d’abord profite à l’exercice extérieur ? Or, si ce travail intérieur est nécessaire, qui peut douter que la solitude, qui nous y livre tout entiers, et qui nous permet d’y consacrer toutes nos forces, ne nous aide très efficacement à rallumer en nous le don que nous avons reçu ?

[y] 2 Timothée 1.6

Il faut bien aller plus loin ; il faut avouer que notre activité extérieure, loin de suffire à entretenir en nous la flamme sacrée, menace de l’éteindre. Qui ne connaît, pour l’avoir éprouvé, l’inévitable effet de l’habitude ? L’habitude peut nous rendre chers et nécessaires toutes sortes d’objets ; mais elle ne nous apprend pas à les respecter ; son effet le plus essentiel est même d’user le respect. Elle ne détruit pas, elle ne peut pas détruire dans un objet les caractères qui lui donnent des droits au respect ; il reste bien le même, mais c’est nous qui changeons. La crainte et l’étonnement, qui sont des éléments du respect, s’effacent peu à peu avec la nouveauté ; et si quelque devoir, quelque position particulière nous oblige à des rapports fréquents avec un être, avec une idée, avec un nom, l’effet dont nous parlons s’accomplit avec une effrayante rapidité. C’est que toute impression s’affaiblit quand ce n’est qu’une, impression, un état et non une action de l’âme ; c’est que, quand on se borne à laisser les objets agir sur elle, bientôt ils n’agissent plus. Le danger est plus grand dans notre profession que dans toute autre. Les instruments les plus délicats sont ceux qui s’émoussent le plus vite. Il est dangereux pour un sentiment de devenir une fonction ; et il est bien à craindre que, quand la charité est érigée en profession, la profession ne dégénère en métier. La loi qui nous ordonne d’exercer notre ministère en temps et hors de temps[z], est aussi redoutable qu’elle est juste. Avoir de la piété, de la foi, du zèle, non à notre heure et pour nous-mêmes, mais pour autrui et à son heure, être toujours prêts, toujours disposés ; toujours avoir, parce que toujours il faut pouvoir donner ; enfin, parler à toute heure de Jésus-Christ, et n’en parler cependant qu’autant qu’on l’a dans le cœur, quelle tâche, mes frères, quelle responsabilité, et qui est suffisant à ces choses ![a] Heureux, bien heureux entre un grand nombre, le ministre qui ne se souvient pas d’avoir jamais, soit dans la chaire, soit dans les entretiens, soit dans les prières, prononcé le nom de Dieu en vain ! Heureux qui n’est pas revenu d’un office pastoral, d’une visite de charité, la conscience chargée du sentiment d’une profanation ! Que dis-je ? heureux qui l’a eu, ce sentiment, heureux qui en a souffert, et qui n’a pas pris l’habitude de répandre les idées saintes et les noms saints aussi involontairement, aussi indifféremment, que la source au haut des monts laisse écouler les trésors de son onde !

[z] 2 Timothée 4.2
[a] 2 Corinthiens 2.16

Il ne faut donc pas trop compter sur notre ministère lui-même pour entretenir en nous l’esprit du ministère. Sans doute il y a une vertu sanctifiante dans un ministère saint ; mais cette vertu peut s’affaiblir et s’éteindre ; et lorsqu’elle est éteinte, alors ce même ministère, de sanctifiant qu’il était, devient corrupteur, et nous fait autant de mal qu’il devait nous faire de bien. La responsabilité se proportionne aux avantages, les dangers aux grâces, et l’attrait ne peut s’évanouir que pour faire place au dégoût. Rien n’est pire, a dit un observateur profond, que la corruption de l’excellent. Rien ne descend plus bas que ce qui tombe de plus haut. Rien, par conséquent, n’est au-dessous du ministre, quand il a perdu l’esprit et le goût de son état ; et comme l’exercice même de son état l’expose à ce danger, il faut que quelque chose le reporte chaque jour à son point de départ ; il faut que sa vocation se confirme chaque jour, que chaque jour sa consécration lui soit de nouveau conférée. Il faut qu’il s’effraye et s’humilie du ministère qui fait sa joie et sa gloire. Il faut que, bien loin de s’imaginer que le ministère fait le ministre, il se dise bien que le ministre fait le ministère ; et qu’il ne sente jamais mieux le besoin de s’approcher de Dieu que lorsque ses fonctions toutes seules semblent l’en approcher. Il faut qu’il suive la règle donnée par François de Sales, « de faire continuellement des retours d’esprit à Dieu, même parmi les actions qui ont Dieu pour objet. » Est-il nécessaire de dire que toutes ces considérations nous doivent rendre la solitude précieuse et chère ?

D’ailleurs tout n’est pas spirituel, ni même ecclésiastique, dans les fonctions qui nous sont confiées. Beaucoup de nos fonctions sont des affaires, et des affaires matérielles. Quelque part qu’y puisse avoir la charité, qui ennoblit et embellit tout, ce sont pourtant des affaires. Il en est même dont le rapport avec le but essentiel du ministère est bien difficile à apercevoir. Cet inconvénient ne tient qu’en partie au régime sous lequel nous vivons. Aucune constitution ecclésiastique ne le fera disparaître, parce qu’aucune ne pourra faire que le pasteur ne soit pas essentiellement ce qu’il est parmi nous, l’avocat et le conseiller des pauvres, le consolateur naturel de toutes les douleurs, l’âme de l’instruction primaire, l’intermédiaire de presque tout bien, le premier des juges de paix, et le membre sans cesse actif d’une magistrature morale dont la société ne se passera jamais. Telle est notre condition ; il faut l’accepter, mais avec crainte et tremblement, mais en nous disant que la multitude et la diversité de nos offices nous condamnent à une vie qui, sauf son objet et son but, a tous les caractères de la dissipation.

« Mais, dira-t-on, si les affaires de notre ministère sont si multipliées, comment cultiver la solitude ? Ce qui la rend nécessaire est précisément ce qui la rend difficile. » Jusqu’à ce qu’il soit prouvé qu’elle est entièrement impossible, nous nous croirons en droit de retourner les termes de l’objection, et de dire : Ce qui rend la solitude difficile est précisément ce qui la rend nécessaire. Moins vous avez de moments à donner à la retraite, plus vous devez, à mesure qu’ils se présentent, être empressés de les lui donner. Et franchement, si rares qu’ils soient, ces moments sont-ils si peu nombreux que vous le dites ? les avez-vous bien comptés ? êtes-vous bien sûrs d’avoir donné au devoir tous les moments que vous avez refusés à la solitude ? les longs entretiens, la curiosité, les complications inutiles, les formalités vaines, les bienséances frivoles, ne sont-elles donc pour rien dans la gêne que vous éprouvez, et dans la précipitation étourdissante avec laquelle vous vous plaignez de vivre ? Ah ! je suis moins en peine des dissipations de la charité ; si elle multiplie indéfiniment nos travaux et nos soucis, d’un autre côté elle nous rend sacrées toutes nos heures ; elle est avare en même temps que prodigue ; elle prend sur le monde pour donner à Dieu ; elle sait trouver du temps pour tout. Reposez-vous sur elle ; ne craignez pas de vous abandonner à ses inspirations ; elle saura bien vous indemniser : quand elle vous adresse un de ses appels, levez-vous et suivez-la ; interrompez, pour la suivre, la méditation, la lecture, la prière commencée ; continuez votre prière dans la rue ; allez, vous avez entre les mains des arrhes bien sûres. Dieu est votre débiteur ; et il saura bien vous rendre cette heure de solitude que vous venez de perdre pour lui.

Ce n’est donc pas contre la charité qu’il faut nous mettre en défense, c’est contre le monde, contre les indiscrètes exigences de ses usages, contre la séduction de ses aspects multipliés et changeants, contre la complication toujours croissante de la vie humaine, contre cette forme actuelle de la société qui en mêle tous les éléments et en confond toutes les sphères. Mais enfin, s’il était vrai que, même en refusant tout au monde, comme monde, la vie du pasteur fût pleine jusqu’aux bords, ne resterait-il rien de la recommandation que nous lui avons faite ? Elle resterait tout entière : car ce n’est pas tant la solitude qui importe, que l’amour et l’esprit de la solitude.

Remarquez que, sans cet amour et cet esprit de la solitude, il n’y a pas de solitude véritable. La solitude véritable est dans le cœur ; et celui qui ne saurait pas l’y trouver ne la trouverait pas ailleurs ; on rencontre ordinairement le monde dans le cabinet quand on l’y porte avec soi. Hélas ! nous n’y sommes pas longtemps seuls. La difficulté de supporter un redoutable tête-à-tête avec notre conscience, nous rejette bientôt vers toutes les choses dont nous avons cru être séparés. Que dis-je ! c’est alors que des passions et des pensées mauvaises, que l’activité extérieure avait éloignées, demandent et obtiennent audience. Nous nous recueillons, oui, mais dans le mal ; et notre seconde condition est pire que la première. Il ne faut donc pas considérer la solitude comme un état, mais comme une action, comme un exercice ; il faut, pour pouvoir se continuer dans la retraite, qu’elle ait commencé dans le cœur ; il faudrait même qu’elle pût s’y consommer ; qu’elle fût plus ou moins indépendante des circonstances extérieures, en sorte que, même dans l’agitation de l’action et dans le bruit du monde, nous pussions jouir de ses bienfaits, et dire, comme le saint évêque dont j’ai déjà parlé : « Je suis environné de gens, mais mon cœur est pourtant solitaire. »

Or, le cœur est solitaire, quand le monde a disparu, et le monde, qui nous entoure, qui nous enveloppe, ne peut disparaître pour nous qu’autant que quelque chose s’interpose entre nous et lui. La douleur, une douleur profonde, produit quelquefois cet effet, et c’est bien à cela que Dieu la destine ; mais cet effet même n’est atteint que lorsque la douleur amène avec elle la pensée de Dieu ; autrement, chose déplorable ! nous nous rattachons au monde par la douleur même qui devait nous en détacher. Un cœur vraiment solitaire, c’est celui où Dieu est présent ; la présence de Dieu, qui est le but de la solitude, en est aussi le moyen. C’est qu’il n’y a que Dieu qui puisse effacer le monde ; tout ce qui n’est pas Dieu n’y suffit pas, parce que tout ce qui n’est pas Dieu, c’est encore le monde. Oui, c’est le monde encore, ce travail sérieux de la pensée ; c’est le monde encore, cette étude laborieuse et concentrée ; c’est le monde encore, cette observation attentive de vous-mêmes : rentrer en soi-même, sous une autre conduite que celle de Dieu, c’est rentrer dans le monde ; un cœur d’où Dieu est absent est tumultueux, bruyant et dissipé comme la place publique ; et en effet c’est une place publique, un carrefour, où tout ce qui s’appelle monde débouche et afflue de tous les côtés. La véritable, la bonne solitude, est tout entière dans le sentiment de la présence de Dieu.

Chaque homme a son Dieu ; la passion de chaque homme est son Dieu, en la présence duquel il s’efforce de vivre ; et lorsque cette passion n’a pas pour objet la matière, lorsque c’est, si l’on peut ainsi parler, une passion de l’esprit, elle prend aisément les apparences d’une religion. Combien d’hommes n’ont pas voué un culte à une idée ! combien d’hommes, pour se l’approprier ou pour la féconder, se sont arrachés au monde extérieur, en ont oublié jusqu’aux bienséances les plus ordinaires, jusqu’aux nécessités les plus impérieuses, et ont vécu de longues années, seul à seul, avec une pensée abstraite ou une espérance lointaine ! Que dis-je ? plusieurs n’ont pas eu besoin d’une espérance positive, d’un but cherché hors d’eux-mêmes ; leur volonté semble s’être prise à leur volonté même ; et ils sont parvenus, avec un admirable succès, à vivre perpétuellement en présence de leur Dieu. Notre Dieu est-il moins Dieu que le leur ? Celui qui est amour, celui qui s’est fait homme pour nous, pauvre pour nous, anathème pour nous, le Dieu bon, le Dieu sauveur, ne pourrait-il donc pas habiter en nous, comme leur Dieu habite en eux ? N’avons-nous aucun moyen de le fixer dans ce temple vivant qu’il préfère à tous les temples ? Ne peut-il pas tellement se communiquer à nous qu’il s’unisse à toutes nos situations, à tous nos actes, comme notre respiration s’unit à tous les mouvements de notre corps ? Ne pourrions-nous pas porter partout ce Dieu avec nous comme le mondain porte partout son idole ? lui rapporter tout comme le mondain rapporte tout à sa pensée favorite ou à sa passion dominante ? Eh quoi ! m’est-il permis de dire que cela ne se peut pas, lorsque je vois des âmes qui se recueillent au milieu des affaires, et que les affaires elles-mêmes semblent recueillir, parce qu’à mesure qu’elles se sentent pressées par les hommes et par les choses, elles se retirent au-dedans d’elles-mêmes, et cherchent avec plus d’amour les regards et le commerce de leur Dieu ? Oui, il est des âmes qui vous diraient en gémissant, mais qui pourraient vous dire, dans quels rares moments elles ont senti qu’elles vivaient hors de Dieu. Sans aspirer à un privilège si haut, tout chrétien ne peut-il demander que Dieu lui soit tour à tour une solitude au milieu de la foule, et une société dans le désert ?

Tout ce que nous avons dit des avantages de la solitude extérieure, nous le maintenons et nous désirons que chacun de nous la regarde comme un moyen qu’il doit saisir avec empressement. Il est du devoir du chrétien, il est dans l’esprit du christianisme de saisir tous les moyens avec autant d’empressement que s’ils étaient indispensables, et puis, quand les moyens manquent, de faire comme s’ils étaient inutiles, et de s’abandonner purement à ce Dieu qui nous a dit lui-même : Ma grâce vous suffit. Car c’est la grâce de Dieu qui donne les moyens, et c’est elle qui les remplace. C’est donc elle qui vous donnera, parmi les affaires, une solitude plus excellente que celle que vous cherchiez dans votre cabinet. Quand vous vivrez de cette secrète et seconde vie, alors partout vous serez seuls ; seuls dans la chaire, au milieu de cet auditoire qui vous observe et qui vous juge ; seuls dans vos visites de charité, où les tracasseries vous attendent et vous assaillent ; seuls dans ces entretiens d’affaires où la matière et le temps semblent vous réclamer tout entiers. La grâce de Dieu transforme tout ; la présence de Dieu sanctifie tout ; les obstacles deviennent des moyens ; et ces mêmes travaux, ces mêmes soins qui semblaient devoir être une pente vers le monde, deviennent pour nous comme les marches de l’autel. Tel est le secret de ces vies pastorales dont, grâces à Dieu, les exemples ne manquent pas parmi nous, de ces vies non seulement fraîches et vives toujours, mais toujours plus fraîches et plus vives, et qui se seraient flétries dans leur activité et par leur activité même, si elles n’avaient pas su où se retremper et se rajeunir incessamment. Or cette grâce nécessaire, vous savez de qui on l’obtient, et comment on l’obtient ; vous savez à qui Dieu se communique ; vous savez dans quelle lutte il se plaît à être vaincu. Demandez-lui, comme chrétiens et comme pasteurs, le sentiment de sa présence ; demandez-lui le besoin de sa présence ; quelque peu que vous obteniez d’abord, ce sera toujours plus que vous n’avez désiré ; et si vous n’êtes pas infidèles à une première grâce, une seconde viendra ; et un seul soupir élevé à Dieu dans un de vos rares moments de recueillement, les prolongera, les multipliera, les liera les uns aux autres, les étendra sur toute votre vie ; et vous aurez trouvé ainsi tour à tour la solitude en Dieu et Dieu dans la solitude. Ainsi soit-il.

Note

Nous n’avions point à combattre, dans une telle assemblée, les illusions de cette fausse spiritualité qui a tant de fois servi de sauf-conduit au relâchement et à l’esprit d’indépendance. Autrement nous eussions rappelé que ce n’est pas seulement une condamnation du pharisaïsme, mais une direction positive de prudence chrétienne, qu’il faut chercher dans les paroles de notre maître : Pour toi, quand tu pries, entre dans ton cabinet.[b] Cette recommandation, à laquelle donnent tant de poids l’exemple des saints apôtres et celui de Jésus-Christ lui-même, a été dictée par une bien juste connaissance de notre nature et de nos besoins. En vain dirait-on qu’il faut prier sans cesse ; que la prière est moins un acte qu’une tendance habituelle, une aspiration de l’âme vers la source adorable de son être et de tous ses biens ; qu’elle s’unit à tous les moments de notre existence comme la respiration à tous les mouvements de notre corps ; que la vie du chrétien est une prière. Nous n’avons garde de le nier ; mais n’est-il pas également vrai que tous les jours du chrétien sont des sabbats ? et cependant nous avons un sabbat particulier ; n’est-il pas vrai que tous les chrétiens sont des ministres ? et cependant nous avons mis, sous ce nom, à la tête de l’Eglise, des hommes spéciaux ; tout l’univers est le temple de Dieu, et nous avons des temples. De même la prière, qui a droit sur toute notre vie, n’en réclame pas moins un lieu à part et des heures consacrées. Cet acte de la prière, qu’on n’aura pas voulu concentrer, se tournera en émotion superficielle, en vague rêverie ; la pensée, la réflexion, sans lesquelles aucun acte sérieux ne s’accomplit, auront cessé d’en faire partie, et la prière, qui devait être un exercice, un travail de l’âme, n’en sera plus (Dieu nous le pardonne !) qu’une sorte d’amusement. Il y a presque toujours, dans le mépris des moyens vulgaires, une présomption dangereuse ; il y a dans l’usage fidèle de ces moyens un exercice salutaire de soumission et d’humilité ; la négligence des moyens de grâce est plus près qu’on ne croit du mépris de la grâce ; ce dédain de la forme extérieure pourrait, de proche en proche, aller si loin, que l’objet même auquel appartient cette forme se fondrait et disparaîtrait ; et il est fort à craindre que celui qui dédaigne d’entrer dans son cabinet pour prier, ne finisse, et plus tôt qu’on ne pense, par ne prier nulle part. Que dis-je ? ce ne serait là qu’une conséquence logique du principe qu’on aurait posé. On méprise les moyens : mais la prière est aussi un moyen ; et si l’on trouve indigne de soi de lui réserver certaines heures, on peut aussi trouver indigne de soi de prier. Ce que je dis n’est pas une pure supposition ; ce que je dis s’est vu, se voit encore : il y a des mystiques qui s’interdisent la prière ; et cette extravagance, toute rare qu’elle est, doit effrayer, puisqu’elle découle de ce même dédain des moyens que nous combattons ici. Faibles créatures, connaissons donc une fois notre faiblesse ; n’allons pas, en haine du formalisme, bien haïssable, je l’avoue, rejeter follement les appuis que Dieu offre à notre faiblesse ; ne brisons pas les marches de l’escalier, dans le chimérique et dangereux espoir de faire de plus grands pas ; aimons les moyens pour le souvenir même qu’ils nous donnent de notre dépendance et pour l’humiliation qu’ils nous apportent ; et enfin, puisque la solitude est favorable à la prière, cultivons, autant que nous le pourrons, la solitude.

[b] Matthieu 6.6

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