Méditations évangéliques

Les Eaux de Siloé et les eaux du grand fleuve

Et l’Eternel continua encore de me parler, et me dit : Parce que ce peuple a méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement, et qu’il s’est réjoui de Retsin, et du fils de Rémalia ; à cause de cela, voici, le Seigneur va faire venir sur eux les fortes et grosses eaux du fleuve, savoir le roi d’Assyrie et toute sa gloire ; ce fleuve s’élèvera au-dessus de son lit, et se répandra par-dessus tous ses bords. Et il traversera jusqu’en Juda, et il se débordera ; il passera tellement qu’il montera jusqu’au cou, et il étendra ses ailes, qui rempliront toute l’étendue de ton pays, ô Emmanuel !
(Esaïe 8.5-8)

Quelle longue et déplorable histoire que celle des désobéissances du peuple élu ! Quelle longue et touchante histoire que celle de la patience de Dieu ! L’Ancien Testament n’est que le récit de cette lutte obstinée entre l’homme qui cherche sans cesse à échapper à Dieu, et Dieu sans cesse occupé à le retenir ou à le ramener. Aurions-nous jamais, de nous-mêmes, attribué un tel caractère et une telle conduite à ce Dieu caché, qui habite une lumière inaccessible[a], et pour qui, non seulement les individus, mais les nations entières, sont comme une goutte qui tombe d’un seau, et comme la menue poussière qui s’attache aune balance[b] ? Aurions-nous cru que cette poussière pût faire pencher cette balance ? Et cependant il en est ainsi ; oui, cette poussière pèse dans cette balance ; oui, ces créatures qui ont tant de raison de redire, après le prophète : Qu’est-ce que de l’homme mortel que tu en prennes soin, et du fils de l’homme, que tu le visites ?[c] Dieu, qui les a formées à son image, en fait aussi l’objet de sa sollicitude ; il s’en occupe assidûment, il veille sur elles, il prend garde à toutes leurs démarches, il tient compte de toutes les actions et de toutes les pensées de chacune d’elles ; chacune d’elles vaut à ses yeux tout un monde, que dis-je ? chacune d’elles, en tant que responsable et immortelle, vaut à ses yeux tous ces mondes dont l’immensité nous accable, quoique notre âme soit plus grande par ses désirs, par ses besoins, par sa capacité, que chacun d’eux et que tous ensemble. Dieu peut faire, d’une seule parole, éclore de nouveaux cieux aux limites mêmes des cieux ; mais la naissance secrète et obscure d’une seule âme d’homme à la véritable vie, est un événement plus considérable que la création d’un nouvel univers dans les déserts de l’espace, si l’espace a des déserts. Dieu peut d’un souffle de sa bouche, balayer le firmament, anéantir ces planètes et ces soleils, parmi lesquels le globe où s’agite la multitude humaine n’est que comme un grain de sable dans les grèves de l’Océan, ou comme une goutte d’eau dans l’Océan lui-même ; mais cette épouvantable catastrophe ne serait qu’un accident vulgaire au prix de la destruction finale d’une seule de ces âmes que Dieu a faites capables de l’adorer, de le comprendre et de le réfléchir. Cessons donc de nous étonner de tous les soins, de toutes les attentions, de toutes les délicatesses du divin amour ; comprenons, en particulier, que l’attention que Dieu ne refuse pas aux individus, il l’accorde aux nations ; aimons à reconnaître, dans sa conduite avec le peuple d’Israël, son caractère et les rapports qu’il a voulu former avec l’humanité ; car Dieu n’a rien fait, n’a rien été pour ce peuple, qu’il ne fasse et qu’il ne veuille être pour tous les peuples et pour tous les hommes ; seulement il a agi avec Israël à découvert et par une providence miraculeuse, afin que nous sachions le reconnaître là même où sa providence agit par les causes secondes et par les lois de la nature ; lois qui suffisent toujours à ses desseins, et qui lui auraient pleinement suffi même avec le peuple d’Israël, s’il n’avait pas fallu, afin de constater une fois pour toutes à nos esprits charnels la continuelle présence et la continuelle action de Dieu sur la terre, que le Créateur sortît pour ainsi dire de la création, et que l’Auteur de la nature se montrât indépendant et distinct de la nature. Mais une fois que ce voile est tombé, ne nous étonnons de rien ; ne nous étonnons pas qu’un père agisse en père ; qu’il ait, dans sa sphère divine, toutes les sollicitudes et les tendresses d’un père, qu’il ait même celles d’une mère ; que la charité infinie ait d’infinies condescendances ; qu’elle humilie sans mesure son langage pour exprimer un amour sans mesure ; que ce Dieu puissant et souverain soit en détresse dans toutes nos détresses[d] ; que son Esprit soit contristé par nos rébellions[e] ; que ce même Esprit conduise tout doucement les hommes, comme on conduit une bête qui descend dans la plaine[f], et que, se représentant à ses enfants comme une nourrice tendre et attentive, il leur annonce, par le prophète, qu’ils seront portés sur le côté, et qu’on les caressera sur les genoux[g].

[a] Esaïe 45.15 ; 1 Timothée 6.16
[b] Esaïe 40.15
[c] Psaumes 8.5
[d] Esaïe 63.9
[e] Esaïe 63.10
[f] Esaïe 63.14
[g] Esaïe 66.10

Etudions donc avec soin l’histoire du peuple d’Israël : c’est notre histoire ; étudions, si j’ose le dire, le Dieu d’Israël : c’est notre Dieu. Que cet Ancien Testament, trop négligé, si nécessaire, devienne notre conseiller et notre moniteur ; appliquons-nous toutes les exhortations, tous les reproches, toutes les menaces que Dieu adressait à son peuple par la voix des prophètes ; sachons bien que cette voix des siècles passés a parlé pour tous les siècles et pour tous les hommes ; que, sous ce rapport, l’Ancien Testament n’est pas ancien, ne le sera jamais ; et qu’il y aura toujours un peuple d’Israël pour lire le livre d’Israël.

Mais les réflexions que notre sujet nous a suggérées ne doivent pas nous retenir trop longtemps loin de notre sujet. Elles nous ont indiqué dans quel esprit nous devons aborder le texte d’Esaïe ; abordons-le sans plus tarder, et rappelons d’abord à quelle occasion ces paroles furent prononcées.

Au milieu d’une prospérité dont il n’avait point rendu grâces à Dieu, le peuple de Juda se vit menacé du plus grand des dangers. Les rois d’Israël et de Damas, ligués contre lui, étaient prêts à dévorer ce petit et faible royaume, lorsque le roi d’Assyrie, dont Achaz avait réclamé le secours, se jeta sur les envahisseurs, et sous prétexte d’empêcher une injuste conquête, dépouilla de leurs états les deux princes qui avaient voulu dépouiller des siens le roi de Jérusalem.

Mais cet heureux événement, au lieu de toucher le cœur de ce peuple, n’ayant fait que l’enfler d’orgueil, Dieu, qui l’avait successivement attiré par le bienfait d’une existence tranquille et par une délivrance inespérée, passa des bienfaits aux châtiments ; mais toujours patient, il annonça longtemps à l’avance les coups qu’il réservait à ces enfants rebelles, leur donnant ainsi le temps de réfléchir, de revenir à lui et de conjurer encore les malheurs qui les menaçaient. Avertissement inutile, et pourtant dont les Juifs avaient obligation à Dieu comme s’ils en avaient profité, puisque rien, sinon leur témérité et leur endurcissement, ne les empêcha d’en profiter. Dieu, toujours fidèle en ses promesses, ne l’est pas moins en ses menaces. Au temps qu’il avait fixé, sous le règne d’un roi pieux, dont le sage, gouvernement et les saints exemples semblaient enfin promettre à l’Eternel un peuple selon son cœur, la tardive mais infaillible justice de Dieu se manifesta. Déjà le royaume de Juda en avait eu comme un avant-goût. Pour n’avoir pas voulu, dans son danger, se reposer sur l’Eternel, dont le secours lui avait toujours suffi, il avait fait l’expérience que les peuples, comme les individus, en se donnant des protecteurs, se donnent des maîtres. Il était devenu tributaire, c’est-à-dire vassal du roi d’Assyrie ; mais ce n’était point assez. Sous le règne d’Ezéchias, le roi d’Assyrie, déjà maître de Damas et du royaume des dix tribus, voulut ajouter Juda à ses précédentes conquêtes. Ses troupes inondèrent, comme les grosses et fortes eaux d’un fleuve, le petit état dont Jérusalem était la capitale ; toutes les villes fortes furent prises ; toutes les calamités qui accompagnent une guerre barbare, désolèrent cette terre sacrée que le prophète, dans une sainte extase, appelle ici la terre d’Emmanuel ; et la soumission de Jérusalem allait achever la destruction politique du royaume de Juda, lorsque, dans le secret de son conseil, l’Eternel dit : « C’est assez ! » et, brisant l’instrument de ses vengeances, promenant, pendant la nuit, dans le camp des Assyriens un glaive silencieux, fit voir aux Juifs, aux premiers rayons de l’aurore, la terre jonchée de cent quatre-vingt mille cadavres ennemis, et les rendit épouvantés de leur délivrance même. Néanmoins de grands maux comme de grandes terreurs avaient dû précéder cette délivrance miraculeuse. De combien de ses enfants, durant cette terrible invasion, la terre de Juda n’avait-elle pas bu le sang et recouvert les os ! Ah ! sans doute, devant les débris fumants de leurs demeures, et près des tombes toutes fraîches de leurs époux et de leurs fils massacrés, les femmes de Juda comprirent que le prophète avait été trop bien inspiré lorsqu’il s’était écrié, de la part de son Dieu, et comme épouvanté de sa propre vision : Le Seigneur va faire venir les fortes et grosses eaux du fleuve, savoir le roi d’Assyrie et toute sa gloire ; ce fleuve s’élèvera au-dessus de son lit, et se répandra par-dessus tous ses bords ; il traversera jusqu’en Juda, et il se débordera ; il passera tellement qu’il montera jusqu’au cou ; et il étendra ses ailes, qui rempliront toute l’étendue de ton pays, ô Emmanuel !

Laissons le châtiment, et voyons le crime. C’est le double crime de la prospérité : l’ingratitude et l’insolence ; la première, figurée par ces mots : Vous avez méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement ; la seconde, indiquée par les mots qui suivent : Vous vous êtes réjouis de Retsin et du fils de Rémalia, c’est-à-dire de la ruine du roi de Damas et de celle du roi d’Israël.

Le peuple avait méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement. C’est-à-dire que, quand sa vie coulait comme celle d’un pur et tranquille ruisseau, qui n’a à lutter ni contre ses rives, ni contre aucun obstacle jeté dans son cours, il n’avait pas admiré, il n’avait pas béni la bonté de ce Dieu qui veillait à ses frontières, qui gardait ses cités, qui le laissait vivre sous la protection des lois de ses pères, recueillir en sécurité le fruit de ses travaux, et se reposer avec ses enfants sous sa vigne et sous son figuier[h]. Cette existence tranquille et prospère, tandis que tant d’autres peuples gémissaient sous la verge de l’oppresseur, ou soutenaient, contre des conquérants barbares, une lutte désespérée, n’avait point élevé son cœur vers le Dieu de qui lui venaient tous ces biens. S’il étendait ses regards sur les misères des peuples voisins, ce n’était pas pour les reporter ensuite sur sa propre félicité et pour en remercier l’auteur ; c’était apparemment pour satisfaire cette avidité de spectacle et de bruit, ce besoin d’émotions tragiques, cette imagination turbulente qui nous fait aimer, aussi longtemps que nous n’en sommes pas menacés, les scènes de désordre et de malheur. Mais sa prospérité, sa paix, lui paraissaient simplement dans l’ordre : c’était, à ses yeux, un de ces biens légitimes dont on ne peut pas être privé sans injustice ; quelque chose de si naturel et de si nécessaire que ce n’est pas la peine d’y songer, moins encore de s’en étonner. Il se laissait, sans réflexion, porter par le doux fleuve de sa vie, sans s’aviser même que sa vie pût avoir un autre cours ; sans penser que son bonheur était un don, une grâce, et que jouir sans reconnaissance, c’est positivement dérober son bonheur. Il méprisait les eaux de Siloé qui coulaient doucement, et il les méprisait parce qu’elles coulaient doucement ; plus agitées, plus tumultueuses, elles eussent excité son admiration en même temps que son effroi ; leur bruit orageux lui eût parlé de leur source voisine du ciel, et il eût reconnu que ce fleuve était un fleuve de Dieu.

[h] 1 Rois 4.25

Ce peuple s’était réjoui au sujet de Retsin et du fils de Rémalia. Second reproche que Dieu lui adresse par le prophète. C’est-à-dire que l’insolence avait été, chez le peuple d’Israël, la compagne de l’ingratitude. Il ne s’était pas seulement réjoui, il avait triomphé avec orgueil. Il avait sans doute insulté ses ennemis, comme on les insulte si volontiers quand on n’a eu ni le courage de les affronter, ni la peine de les vaincre. Il n’avait pas reconnu, dans ce danger si subitement apparu, si heureusement écarté, mais par une intervention étrangère, et en tout cas par la permission de Dieu, que son sort n’était pas entre ses mains, qu’il n’était nullement le maître des événements, que le danger pouvait renaître de cette délivrance même, et que toute confiance absolue de l’homme dans ses propres forces et dans sa propre sagesse, est proprement un démenti donné à la souveraineté de Dieu, et une rébellion contre cet arbitre suprême de toutes les destinées. Il s’était réjoui, dit le prophète, au sujet de Retsin et du fils de Rémalia, Dieu défend-il de se réjouir ? Non, il nous dit lui-même : Réjouissez-vous ; mais il ajoute : avec tremblement[i]. Le tremblement, c’est-à-dire un profond respect, un sentiment et un aveu de dépendance, une humiliation d’autant plus profonde que la joie est plus vive, voilà ce qui doit, non diminuer, mais sanctifier la joie dans je cœur de tout homme qui croit en Dieu, et qui sait que lui-même ne peut rien, qu’il ne possède rien qu’à titre de concession temporaire et toujours révocable, et qu’il n’y a ni force, ni sagesse, ni prudence pour résister à l’Eternel.

[i] Psaumes 2.11

Le peuple de Juda avait-il mérité les reproches que l’Eternel lui adresse dans notre texte ? Nous ne le savons d’une manière positive que par ces reproches eux-mêmes, qui ne peuvent être injustes sortant d’une bouche prophétique, et auxquels d’ailleurs l’accomplissement des menaces de l’Eternel donne une redoutable confirmation. Mais un trait, rapporté au second livre des Rois, peut nous faire entrevoir combien les prospérités temporelles les plus soutenues et les délivrances les plus éclatantes étaient loin d’avoir disposé les cœurs de ce peuple à la reconnaissance et à l’humilité. A peine Achaz, roi de Juda, qui était allé à Damas pour rendre hommage au roi d’Assyrie son libérateur, eut-il vu, dans un temple de la cité conquise, un autel consacré au culte des faux dieux, qu’il en fit prendre le modèle pour en élever un tout pareil dans le temple du vrai Dieu à Jérusalem. Le grand-prêtre Urie, à qui ce modèle fut envoyé, reçut et exécuta l’ordre de substituer un autel de cette forme à l’ancien et seul légitime autel, qui fut transporté ailleurs et mis en quelque sorte au rebut. Si l’on considère que ce nouvel autel était emprunté à un culte idolâtre, si l’on se rappelle que rien, dans le culte des Hébreux, n’était arbitraire ou d’invention humaine, mais que tout, jusqu’au moindre détail, avait été réglé par Dieu, et que le culte était si intimement uni à la religion, qu’on peut dire qu’il faisait partie de la doctrine et de la foi nationales, on reconnaîtra qu’immédiatement après des témoignages signalés de la clémence de Dieu, la religion nationale, la religion que la nation tenait de Dieu même, fut altérée par un prêtre, au commandement d’un roi, le peuple les regardant faire. Et si nous en rendons le peuple responsable, ce n’est pas sans raison ; car jamais une tentative semblable ou n’aurait pu réussir ou même n’aurait été hasardée au milieu d’un peuple attaché à sa religion, et par conséquent mettant sa religion au-dessus de tout[j]. Si l’on en croit la tradition, Achaz put aussi, sans résistance, supprimer les écoles où les enfants de ses sujets étaient instruits dans la loi de Dieu. Ce nouvel attentat reste à la charge d’Achaz ; mais aurait-il osé le commettre, s’il ne s’y était senti comme autorisé par cette indifférence et cette apathie générales, qui sont, pour un méchant prince, l’encouragement le plus puissant et la plus dangereuse complicité ? Il semble qu’on peut juger d’après des faits semblables si la nation avait puisé dans les bienfaits de Dieu des leçons de reconnaissance et d’humilité, ou si le prophète était fondé à lui reprocher d’avoir méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement, et de s’être réjouie avec indiscrétion et avec insolence de la ruine de Retsin et du fils de Rémalia.

[j] Suivant le deuxième livre des Chroniques (chapitre 28), l’impiété d’Achaz ne s’en tint pas là. Il sacrifia ouvertement aux dieux étrangers, il dépouilla le sanctuaire, il brisa les vases saints, il ferma les portes de la maison de l’Eternel, et dans tous les coins de Jérusalem, c’est-à-dire à la face du peuple ou complice ou épouvanté, il éleva des autels aux faux dieux.

Il ne faut pas nous étonner que le peuple d’Israël nous soit présenté, dans l’Ecriture sainte, comme un miroir où chacun de nous peut se reconnaître. Rien n’est plus propre qu’un peuple à représenter l’homme naturel, avec tous les caractères essentiels qu’il a dans chaque membre de l’espèce. Aucun individu ne conviendrait aussi bien à ce dessein. Il y aurait toujours quelque chose à ajouter, ou quelque chose à retrancher. Dans un peuple, pris en masse, les traits individuels, ceux qui distinguent une personne entre toutes les autres, et qui empêchent qu’elle ne puisse représenter l’humanité, ces traits disparaissent, pour ne laisser subsister que ce qui est commun à tous les hommes dans tous les temps. Et peut-être le peuple d’Israël, chez qui tous les traits de l’homme naturel se prononcent avec une énergie particulière, était plus propre qu’un autre à l’usage dont nous parlons. En lisant l’histoire d’Israël, il n’est personne qui ne soit à chaque instant contraint de s’écrier : « Voilà l’homme ! » Il n’en est pas, au reste, de l’homme nouveau, ou du second Adam, comme de l’homme naturel. Si celui-ci n’a pu trouver son type[k] que dans un peuple, l’autre, je veux dire l’homme nouveau, devait le trouver dans un homme. Ce n’est pas l’humanité qui pouvait fournir à l’humanité elle-même l’image de la nouvelle créature ; il fallait que cette nouvelle créature fût réalisée dans un individu, si jamais elle devait l’être ; car, quand on pourrait, en ramassant tous les plus beaux traits que peut fournir l’histoire du genre humain, composer de ces mille traits épars l’idée de l’homme nouveau, encore ne serait-ce qu’une idée ; mais cette idée même, l’humanité ne la fournira jamais ; on ne pourra jamais trouver, ni dans un homme à part, ni dans tous ensemble, de quoi se former l’idée de l’homme nouveau, parce que le principe qui crée cet homme-là n’existe ni dans tel ou tel homme, ni dans tous ensemble. La réalité de la nouvelle créature ne pouvait donc nous être offerte que dans une nouvelle créature, dans un nouvel Adam, dans un nouveau chef de l’humanité, dans un être qui pût s’appeler à bon droit le « Premier-Né d’entre les créatures. » Et c’est seulement en présence d’un tel homme que l’humanité, étonnée, ravie, et se prosternant pour adorer, pouvait s’écrier : « Voilà l’homme ! »

[k] Modèle, échantillon parfait, individu qui présente, sans mélange et dans leur plus grande vérité, tous les caractères de l’espèce.

Puisque le peuple de Juda est la parfaite image d’un homme, à plus forte raison le trouverons-nous propre à représenter une nation ; toute nation peut retrouver, plus ou moins, son histoire dans l’histoire de Juda : qui nous empêcherait donc, mes chers auditeurs, de vous prendre comme nation, et de vous appliquer, dans ce sens, les paroles de notre texte ? Qui nous empêcherait de rechercher si le peuple dont vous faites partie n’a jamais méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement, s’il ne s’est jamais réjoui au sujet de Retsin et du fils de Rémalia, et, dans ce cas, de faire gronder à ses oreilles ces grosses et fortes eaux qui s’amoncellent sous l’œil de Dieu pour submerger un peuple dédaigneux et, on le croirait, ennuyé de sa prospérité ? Il y a quelque chose d’effrayant dans un bonheur trop prolongé et trop complet, à moins que ce bonheur ne soit humble, sérieux et reconnaissant ; et ce n’est pas sans quelque raison qu’un roi, célèbre par la constance inouïe de sa prospérité, jeta dans l’Océan, pour conjurer par un petit malheur de plus grandes calamités, un précieux joyau que l’Océan lui renvoya dans les entrailles d’un poisson. Peuple vaudois, tu n’as rien jeté dans l’Océan, et il ne te servirait de rien d’y jeter quoi que ce soit, à moins que ce ne fussent ton orgueilleuse tranquillité et ta paisible ingratitude. Que n’aurions-nous pas à te dire, en des temps comme ceux-ci, en t’appliquant les paroles d’un texte qui s’adresse proprement à une nation ! Et n’est-ce pas là le premier usage que nous en devrions faire ? Mais ce sujet, ou plutôt ce côté du sujet, a occupé toutes nos chaires il y a bien peu de temps ; et d’ailleurs, en appliquant notre texte aux individus et aux familles, ne l’adressons-nous pas à la nation, qui ne peut prospérer et souffrir que dans les individus et dans les familles dont elle se compose ?

Revenons, mes frères ; le peuple juif est l’image, je dirais volontiers l’image authentique et officielle, de l’homme naturel. Et chacun de nous, en tant qu’homme naturel, ou pour ce qui lui reste de l’homme naturel, trouve dans l’histoire du peuple juif sa propre histoire anticipée. Tout ce qu’a fait ce peuple, soit en bien, soit en mal, nous l’avons fait ou nous le ferons. C’est donc nous aussi à qui Dieu reproche, dans le prophète, d’avoir méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement, et de nous être réjouis à cause de Retsin et du fils de Rémalia.

Eh ! qui de nous ne doit s’accuser d’avoir méprisé ou de mépriser encore les eaux de Siloé qui coulent doucement ? Qui de nous n’a méprisé ou ne méprise le bonheur ? Quoi ! le bonheur ? Oui, mes frères, le bonheur. Il n’y a rien qu’on méprise davantage. Non pas assurément qu’on ne veuille être heureux, et qu’on ne fût très fâché de cesser de l’être. Mais on méprise le bonheur, dans ce sens au moins, qu’on ne le sent pas, et on ne le sent pas, parce qu’on ne réfléchit pas que le bonheur ne nous est point dû, qu’il est un simple don, et l’effet d’une pure grâce ; que Celui qui nous le donne eût pu nous le refuser ; que nous ne continuons à en jouir que parce que sa bonté nous le confirme tous les jours ; et que, bien loin que notre bonheur soit seul dans l’ordre, bien loin que le bonheur soit notre état naturel, il serait tout aussi conforme à l’ordre et tout aussi naturel, que nous fussions malheureux ; qu’à tout prendre, notre malheur serait plus facile à comprendre que notre bonheur ; et que notre bonheur n’est dans l’ordre qu’autant que c’est la volonté de Dieu de nous le donner ou de nous le conserver. Nous ne devrions le considérer que comme un sursis, comme un délai miséricordieux, comme un effet de la patience divine, ne le recevoir tous les jours que comme une faveur inattendue, et de la même manière qu’un coupable reçoit une grâce sur laquelle il ne devait point compter. Mais que nous sommes loin de là ! On dirait que, jouissant de notre prospérité comme d’un droit, nous ne daignons pas en savoir gré à Celui qui en est la source ; nous le traitons (qu’il nous le pardonne !) comme il traitera lui-même l’ouvrier inutile, à qui l’on ne doit rien, parce qu’il n’a fait que ce qu’il était obligé de faire ; nous avons l’air de l’estimer faible aussi longtemps qu’il est bon, de regarder notre bonheur comme une chose qui ne dépend pas de lui, qui ne vient pas de lui, et qui ne témoigne pas de sa puissance ; il semble que nous ne ferons cas de cette puissance, que nous ne saurons la reconnaître, que du moment qu’elle s’exercera contre nous et à notre dommage. Hélas ! l’homme s’est toujours montré tel ; toutes les religions qu’il s’est faites en rendent témoignage ; toutes, plus ou moins, portent l’empreinte de la terreur ; toutes semblent inspirées par le désir de conjurer loin de lui les calamités de la nature ; la reconnaissance s’y montre beaucoup moins que l’intérêt ; il n’y a que trop de raisons de croire que s’il n’eût pas connu le malheur et la mort, il n’eût donné que peu de pensées et peu d’intérêt à la religion ; les temps d’une tranquille prospérité sont, presque toujours, dans la vie des hommes et des nations, des temps de tiédeur et d’indifférence ; partout les individus comme les nations, les nations comme les individus, ont méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement.

Mais si une prospérité constante et uniforme devait avoir ce déplorable effet, il semble que des dispensations qui, en raffermissant un bonheur ébranlé, nous montrent que ce bonheur ne nous appartient pas et qu’à toute heure il peut nous échapper, il semble qu’un Dieu qui menace et qui, par bonté, suspend l’effet de sa menace, doive ramener notre cœur à la vérité et à Dieu. Que d’occasions pour ce bienheureux retour ! Que de dangers dissipés, et qui n’ont duré que le temps nécessaire pour que nous puissions les apercevoir et les mesurer ! Que de fois nous avons vu l’édifice de notre bonheur terrestre prêt à crouler ! Que de fois nous avons cru voir la mort marquer du doigt un membre de notre famille, les intempéries de l’air menacer nos récoltes, une crise commerciale se préparer à engloutir notre fortune, l’incendie étinceler sous notre toit et s’évanouir, ou le nuage de la calomnie envelopper et obscurcir notre réputation ! N’y a-t-il pas eu dans la carrière de chacun de nous un bon nombre de ces moments où la vie semble suspendue à une seule crainte, où le cœur bat à coups pressés dans la poitrine resserrée, où notre destinée chancelant au bord d’un abîme cherche, en se balançant, son équilibre perdu ? Oh ! qui nous eût pris dans le moment de notre effroi, quels regrets, quel repentir n’eût-il pas surpris dans notre âme ! Quelle estime de ces eaux de Siloé que nous méprisions tout à l’heure ! Quelle appréciation de notre bonheur au moment même où il nous échappe ! Quelle humble reconnaissance ! Quel aveu de notre dépendance et des droits du Seigneur ! Quel vif sentiment de la vérité ! Que de prières enfin, que de vœux, que de projets ! et comment ne pas espérer beaucoup pour notre cœur d’une délivrance si ardemment souhaitée, et demandée avec tant d’instances !

La délivrance est venue, et avec elle l’ancien homme, les anciens mépris, l’ancienne insensibilité. Il n’y a eu, dans ce cœur, de place que pour la joie, aucune pour la reconnaissance. La prière commencée a subitement tari sur ces lèvres encore tremblantes d’émotion et d’effroi. Sentiment de la dépendance, regret de l’avoir méconnue, résolutions humbles et pieuses, tout a disparu comme un rêve. Si l’on y pense encore, c’est pour s’étonner d’avoir craint ; on a honte de s’être exagéré le péril ; on le voit aussi petit qu’on l’avait vu grand ; on fait le brave contre le danger disparu ; on le défie, on l’insulte comme un ennemi fugitif. On se réjouit au sujet de Retsin et du fils de Rémalia, mais de cette joie orgueilleuse qui allumait la colère de Dieu et armait de malédiction la parole du prophète. Ainsi, la délivrance qui devait subjuguer notre ingratitude, n’a fait, si l’on peut parler ainsi, que la couronner d’insolence ; et de même qu’une prospérité continue nous avait fait oublier la souveraineté de Dieu, il semblerait que la délivrance qu’il vient de nous accorder l’ait convaincu d’impuissance, et nous ait appris seulement que nous pouvons nous passer de lui. Ces dangers évités les uns après les autres nous inspirent une aveugle confiance en ce je ne sais quoi qu’on nomme la fortune, fantôme auquel notre impiété donne un corps, et que, dans notre cœur, si ce n’est dans nos discours, nous substituons à la Providence. On a dit souvent que l’insolence est le propre des grandes fortunes et la compagne des succès éclatants. Hélas ! tout bonheur est insolent, fût-ce le plus obscur et le plus vulgaire. Oui, l’habitude d’avoir, durant des années, trouvé un toit pour couvrir notre tête, un lit pour y étendre notre corps fatigué, des aliments à l’heure de la faim, cette seule habitude a les mêmes effets que peuvent avoir les conquêtes sur un grand capitaine et d’heureuses spéculations sur un habile marchand. Tout bonheur qui ne nous rend pas reconnaissants nous rend insolents. Ne pas remercier Dieu de son secours, c’est en nier la nécessité ; ne pas rendre hommage à Dieu, c’est le défier. On le défie aussi longtemps qu’on ne se confesse pas dépendant de lui, que l’on compte sur le lendemain sans lui, et qu’on ne reçoit pas de lui chaque nouveau jour comme une nouvelle vie, et chaque bienfait comme une aumône.

Je me suis exprimé d’une manière absolue, et comme s’il n’y avait pas d’exception. Il y en a, sans doute ; et j’espère même qu’il se trouve dans cet auditoire plus d’une personne qui pourrait nous dire que les bienfaits célestes, comme une tiède rosée, ont amolli son cœur, qu’elle s’est senti conviée à la repentance par la bonté de Dieu, que la comparaison de tant de patience et d’un amour si prévenant avec tant de désobéissance et tant d’ingratitude l’ont châtiée intérieurement, et plus sévèrement châtiée, il le lui semble du moins, que n’eussent pu faire les plus rudes épreuves. Il en est aussi parmi vous, j’aime à le croire, qui n’ont pas vu s’évanouir dans la joie de la délivrance tout ce que le danger avait fait éclore de bon et de salutaire dans leur cœur humilié ; il en est que la tranquillité n’a pas subitement dépouillés de toutes les bénédictions de l’angoisse. Croyez-vous pourtant que si tous ceux d’entre nous que la prospérité a humiliés et que les délivrances ont rendus à Dieu, sortaient à la fois de cette enceinte, cette enceinte resterait vide ? Croyez-vous seulement que notre auditoire en fût sensiblement diminué ? Non, vous ne le croyez pas ; et votre opinion à cet égard vous oblige à rendre pleine justice à la conduite de Dieu, conduite qui, sans cela, devrait vous paraître inconcevable.

En effet, si les aveugles et les ingrats faisaient l’exception, pourquoi les épreuves feraient-elles la règle ? Pourquoi un train de guerre serait-il ordonné à tout homme sur la terre ? Pourquoi chaque homme, à son tour, serait-il appelé à passer dans la fournaise ? Pourquoi, de cette balance de notre destinée, le bassin où se pèse notre bonheur peu à peu se détache-t-il du sol, peu à peu se trouve-t-il de niveau avec l’autre, peu à peu s’élève-t-il, jusqu’à ce que le bassin du malheur ait à son tour atteint le sol, où son poids funeste le fixe et l’enfonce ? A moins que vous ne supposiez en Dieu du caprice ou de l’indifférence, ou du plaisir à voir souffrir sa créature, c’est-à-dire, pour abréger, qu’il n’y ait d’autre Dieu que le hasard, il faut que vous admettiez que les châtiments sont un moyen principal d’éducation pour l’homme, et que les bienfaits, dont Dieu est d’ailleurs si libéral, ne suffisent qu’à un petit nombre pour être convertis, et à personne pour être sanctifié.

C’est par le bien que Dieu commence, c’est par le mal qu’il continue et qu’il achève l’éducation de chaque individu. Ses voies d’ailleurs sont fort diverses. Il est des hommes sur lesquels, dès l’entrée de leur carrière, ou de plusieurs côtés à la fois, il imprime le cachet brûlant de l’adversité. Mais la plupart reçoivent en partage une existence où les biens l’emportent sensiblement sur les maux, quelques-uns même une existence enrichie de toutes sortes de félicités, en sorte qu’on dirait que Dieu a voulu d’abord essayer sur eux toute sa bonté, et les tenter à la reconnaissance. Mais par des motifs différents, quoique tous aboutissant à un seul motif, Dieu, ou plus tôt ou plus tard, trouble cette félicité. Il est, pour tous ces paralytiques du péché, une heure de la journée où l’ange descend dans le réservoir de Béthesda, et en agite l’eau pour la troubler, afin que ceux qui y descendront alors soient guéris.

Ce n’est pas l’ange de la colère. La colère s’est épuisée en Golgotha ; et au fond de la coupe il n’est resté que l’amour, mais un amour sérieux, un saint amour, qui ne se refusera jamais à lui-même de nous affliger pour nous sauver. Et si vous voyez les châtiments de Dieu tomber même sur ceux que leur conscience a déjà châtiés, et qui, soumis par la grâce, ont accepté la discipline de l’Esprit de Dieu, c’est qu’ils en ont toujours besoin, pour renoncer sans cesse à eux-mêmes et au monde, qui ne renonce jamais à eux ; c’est que, sans la souffrance, ils manqueraient d’occasion pour quelques-unes des plus belles vertus qui font le cortège de la foi ; c’est qu’en particulier l’épreuve de leur foi doit produire la patience, un des meilleurs fruits qui puissent croître sur l’arbre de la régénération, et l’une des plus pures offrandes que nous puissions offrir à Dieu, parce que la propre volonté et la force propre y trouvent peu de place ; c’est que leur Maître, qui est venu pour condamner le monde dans sa chair, n’est pas venu pour glorifier le monde dans la leur ; c’est que les serviteurs ne sont pas plus que le maître ; c’est qu’on ne s’unit pas sans souffrir à Celui qui a souffert. Au reste, pourquoi justifions-nous les dispensations de Dieu à leur égard ? songent-ils à s’en plaindre ? en sont-ils étonnés ? avons-nous, là-dessus, quelque chose à leur apprendre ? sommes-nous digne de leur servir d’interprète ? et quant à ceux que la grâce de Dieu n’a pas encore élevés à ce point de vue d’où l’on embrasse toutes les situations les plus diverses avec une religieuse indifférence ou du moins avec une haute sérénité, et d’où l’on s’écrie avec saint Paul : Toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu[l], comment leur faire comprendre par des paroles ou par des raisonnements ce que les faits seuls peuvent faire concevoir, et pourquoi ne pas laisser à la grâce de Dieu le soin de s’expliquer elle-même ?

Notre texte, d’ailleurs, nous adresse particulièrement à vous, à qui l’Evangile est encore étranger, bien que vous le connaissiez peut-être et que vous le confessiez ; étranger, dis-je, parce que vous ne vous en êtes ni appliqué les promesses ni approprié l’esprit. Mettons-nous tous dans cette classe, et ceux en qui le vieil homme domine encore sans partage, et ceux en qui l’homme nouveau a déjà triomphé, et ceux chez qui on le voit se débattre encore dans les étreintes du vieil homme. Mettons-nous tous ensemble dans une même classe ; personne n’y perdra rien, chacun y trouvera quelque chose à son usage : car quel homme parmi nous est tellement renouvelé qu’il n’ait rien à prendre pour soi de ce qui s’adresse à l’homme qui ne l’est pas ?

[l] Romains 8.28

A quoi donc servent les malheurs de la vie à l’homme qui, ne connaissant encore que les inspirations de la nature et de la chair, méprise les eaux de Siloé qui coulent doucement, c’est-à-dire n’apprécie pas son bonheur, à l’homme qui se réjouit au sujet de Retsin et du fils de Rémalia, c’est-à-dire qui s’abandonne à une confiance téméraire dans la fortune, au lieu de remettre son sort entre les mains de Dieu ?

Nous ne cherchons pas à quoi ces épreuves doivent servir, nous cherchons à quoi elles servent en effet. Ce sont des expériences, vos expériences peut-être, que nous allons vous raconter.

Il arrive pour chaque homme une époque de solennelle visitation. La vie jusqu’alors avait coulé comme les eaux de Siloé ; non pas exempte de contrariétés, de craintes, ni même de douleurs, mais tranquille à tout prendre et heureuse, telle, en un mot, que tout homme l’accepterait volontiers, à moins que des besoins plus élevés et quelque pressentiment de Dieu et de la vérité, la dépouillant pour lui de tout son charme, ne l’aient contraint de s’écrier, au milieu de tous les biens d’ici-bas : Mon âme est ennuyée de ma vie ![m] Mais le moment des grands coups arrive tôt ou tard. Ce n’est pas toujours à grand bruit, c’est sourdement aussi qu’ils tombent sur la vie. Vous ne savez pas toujours pourquoi ce front s’abaisse, ce visage pâlit, ces cheveux blanchissent ; quel affront, quelle déception, quelle découverte funeste a flétri cette vie naguère encore florissante, comment cette vigueur s’est changée en une sécheresse d’été[n]. Ces symptômes eux-mêmes peuvent manquer aux plus grandes infortunes. Le front serein, l’œil brillant, l’air fier déguisent quelquefois des tourments intérieurs auprès desquels les plus grandes misères que peut rassembler un hôpital ne sont rien, et qu’on n’apaise qu’en les étourdissant. Qu’est-ce qui a produit cette calamité intérieure, dont le sentiment va quelquefois jusqu’à rendre la vie insupportable ? Qui le sait ? Qui pourrait le croire ? La cause apparente en est quelquefois si petite qu’à peine est-elle digne d’un nom. Mais une aiguille peut faire mourir comme un poignard quand, cette aiguille est empoisonnée. D’autres malheurs ont une forme plus distincte et un nom connu. C’est la maladie qui enlève à un homme les moyens de pourvoir à l’entretien de sa famille et le rend dépendant de la pitié d’autrui, ou bien qui, affaiblissant ses facultés sans les lui ôter entièrement, le réduit tout à coup et pour longtemps peut-être à une inaction pénible et humiliante. C’est le crédit, ou la considération, ou même la simple estime, ce strict nécessaire de l’amour-propre, qui se retirent de lui, emportés par la calomnie ou dissipés par des fautes personnelles. C’est le scandale et le déshonneur introduits dans sa famille par l’inconduite d’un enfant mal né ou mal élevé, fléau d’une famille dont son enfance aimable avait été l’espoir et l’orgueil. Ou bien enfin, c’est la mort qui vient frapper à sa porte, et lui demander un, deux, peut-être plusieurs de ces êtres pour lesquels il vivait uniquement, et sans lesquels la vie n’a pour lui ni intérêt, ni sens, ni but. Peut-être, tandis qu’ils vivaient, les a-t-il négligés, méconnus, dirai-je tout ? maltraités et rendus malheureux. Son amour se réveille pour eux empoisonné de remords. Il les apprécie, il leur rend justice lorsqu’il n’est plus temps. Il se consume d’inutiles regrets sur cette tombe sourde et silencieuse, d’où ne sortira jamais, non plus que de son cœur, une douce voix de pardon. Et quoi qu’il en soit, ils sont morts ; son œil ne rencontrera plus, dans cette maison qui lui semble à présent si vaste, leurs visages affectueux ; leur voix, dont un seul accent ferait fondre son cœur de tendresse et de joie, leur voix qui remplissait et égayait sa demeure, il lui semble toujours qu’il va l’entendre, et il ne l’entend jamais. Il a tout enseveli dans cette mort, excepté lui-même. Ses espérances, ses illusions, ses goûts les plus chers sont dans ce tombeau. La scène du monde est changée à ses yeux ; cette nature est en deuil, cette foule est un désert. Il peut encore obéir à des devoirs, il peut encore se livrer à la pensée ; hélas ! il peut encore obéir à des passions ; c’est des uns ou des autres de ces éléments que la vie humaine se compose ; mais il a cessé de croire à la vie ; elle ne lui suffit plus ; tous ses biens, tous ses intérêts le laissent vide et affamé ; ce prestige de la vie, dont nous sommes presque tous atteints, est dissipé sans retour : aussitôt que l’Eternel nous châtie, il consume comme la teigne ce que nous aimons le plus ; il ne laisse rien subsister de ce qui en faisait le prix ou le charme ; et l’on serait tenté d’appliquer à cette situation étrange la célèbre parole du Sauveur : Le sel a perdu sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ?o] Quelquefois les calamités se pressent ; le malheur semble jaloux de regagner le temps perdu ; un abîme appelle un autre abîme ; une pierre détachée de l’édifice entraîne, une à une, toutes les autres ; et, au moment même où nous admirions, avec une envie mêlée de je ne sais quel effroi, quelque prospérité bien complète et merveilleusement constante, voilà que la maladie, puis la honte, puis la ruine, puis la mort, arrivent coup sur coup, et font de l’objet de notre envie l’objet de notre pitié. Ainsi s’accomplit à son égard la prédiction d’Esaïe : Voici, le Seigneur va faire venir les fortes et grosses eaux du fleuve, savoir, le roi d’Assyrie et toute sa gloire ; ce fleuve s’élèvera au-dessus de son lit, et se répandra par-dessus tous ses bords. Et il traversera jusqu’en Juda, et il se débordera ; il passera tellement qu’il montera jusqu’au cou, et il étendra ses ailes, qui rempliront toute l’étendue de ton pays, ô Emmanuel !

[m] Job 10.1
[n] Psaumes 32.4
[o] Matthieu 5.13

Ah ! plus malheureux celui que le malheur n’atteindrait jamais, plus malheureux celui qui n’aurait pas ses maux dans le monde, et que l’Educateur divin aurait exclu de sa mystérieuse école ! On se demanderait avec raison, à la vue d’une si effrayante félicité : Qu’a-t-il donc fait pour qu’on l’oublie ? Est-il trop pur pour passer au creuset, ou trop mauvais, trop désespéré, pour valoir la peine d’une épreuve ?

Mais Dieu n’oublie personne ; il visite tout le monde. Ce n’est pas nous qui inventons cette expression, c’est l’Ecriture qui nous la fournit. Ce n’est pas ordinairement aux biens qu’elle l’applique, comme il semblerait naturel, mais aux maux. Un homme n’est visité de Dieu que quand Dieu le frappe ; et tant que le malheur l’épargne, il n’a point reçu la visite de Dieu. Qu’est-ce à dire, sinon que Dieu nous est moins visible, que Dieu nous est caché, que nous ne reconnaissons distinctement sa présence et son action que lorsque, sortant de sa bonté comme d’un nuage, il se révèle dans la lumière de sa justice ? C’est là, en effet, pour les hommes du monde, le premier effet de ces calamités qui bouleversent l’âme entière. Dieu sort pour eux de sa retraite et de son silence. Son nom se présente à leur pensée, son nom se forme sur leurs lèvres, qui ne l’avaient peut-être jusqu’alors prononcé que pour le profaner. L’effroi, la douleur, le désespoir, élancent de leur cœur un cri vers ce Dieu terrible. Ce cri est l’aveu de leur dépendance, un commencement de soumission, et, chose merveilleuse, un commencement d’amour.

Car, à l’instant même où il les frappe, ils songent que jusqu’alors il les a bénis. Ce châtiment qui marque la limite de sa patience, en mesure aussi l’étendue. Jusqu’au moment où sa justice éclate, ils avaient été supportés. Tout jusqu’alors avait donc été, de la part de Dieu, douceur, prévenance et longue attente. La colère fait ressortir l’amour ; le Dieu juste leur révèle le Dieu bon, ce Dieu qu’ils n’eussent jamais connu, jamais béni, s’il n’avait jamais été pour eux que le Dieu bon ! Car qui est aveugle, sinon celui qui a été comblé de bienfaits ?[p] Ils connaissent son amour au moment où il semble fini ; ils s’assurent de sa bonté quand, pour la première fois, il leur donne lieu d’en douter. C’est une chose constante et reconnue, soit que vous preniez les gens du monde ou les personnes de piété, qu’il s’élève plus d’accents d’amour de la bouche des infortunés que de celle des heureux, et que le malheur est en général plus reconnaissant que la prospérité. Les anciennes histoires nous disent qu’un peuple d’esclaves affranchis promit la royauté au premier d’entre eux qui verrait le soleil levant. Tous se tournèrent vers l’Orient, un seul vers l’Occident, et celui-ci emporta le prix ; car, tandis qu’une blancheur pâle éclaircissait à peine l’Orient, le soleil, encore invisible, frappait déjà de ses rayons les dernières cimes des montagnes de l’Occident ; et pour l’esclave qui regardait de ce côté, le soleil en effet se levait à l’Occident. Pour nous comme pour cet homme, c’est à l’Occident que le soleil se lève. C’est dans l’ombre du deuil que Dieu se révèle, et notre douleur, au même temps qu’elle nous rappelle sa justice, nous remémore sa bonté.

[p] Esaïe 42.19

Justes pour la première fois envers Dieu (qu’est-ce en effet que reconnaissance, sinon justice ?) nous devenons justes envers notre destinée, envers notre bonheur évanoui, envers ces eaux de Siloé que nous méprisions naguère. Ceci est encore un reflet du soleil levant dans les nuages de l’Occident. Le trouble fait valoir la paix comme la maladie fait sentir le prix de la santé. Nous ne trouvons plus ennuyeuse, comme autrefois, la paisible uniformité du bonheur. Nous aimons la monotone régularité de cette félicité évanouie. Nos regrets agrandissent tous ces petits bonheurs de toutes les heures dont la succession non interrompue n’était autre chose, à vrai dire, que le fond même de notre vie. Nous nous étonnons d’avoir pu méconnaître tant de grâces et mépriser tant de bonté ; nous nous demandons compte avec amertume de tout ce chemin parcouru les yeux fermés au milieu des magnificences de Dieu qu’il ne tenait qu’à nous de contempler et, pour ainsi dire, de serrer dans notre cœur. Nous nous trouvons ingrats de n’avoir pas joui, c’est-à-dire, dans le fond, de n’avoir pas été heureux, puisque nous l’avons été sans le sentir et sans nous en douter. A présent, par exemple, que notre œil cherche en vain dans notre cercle domestique un visage chéri qui y reparaissait régulièrement à chacune des heures qui rassemblaient la famille, de quel prix ne payerions-nous pas une seule de ces heures qui revenaient sans être remarquées, et un de ces regards que les nôtres rencontraient sans émotion et avec l’espèce d’indifférence que donnent trop souvent l’habitude et la sécurité ! Combien tout, jusqu’aux détails les plus répétés et les plus vulgaires, nous paraît précieux et regrettable dans ce passé qui ne peut plus revenir ! que nous portons envie à ceux qui savourent leur bonheur ! que nous trouvons insensés ceux qui, sous nos yeux et comme nous, méprisant les eaux de Siloé qui coulent doucement, laissent misérablement se perdre une félicité dont la source tarira pour eux comme elle a tari pour nous.

Il y a là déjà du remords. Mais ce n’est pas sur un seul point qu’il s’éveille. Car c’est un des effets du malheur, de porter l’alarme dans toute l’étendue de la conscience. Effet bien naturel ; la conscience, qui devrait parler en tout temps avec la même force, parle moins haut et moins distinctement dans ces temps de prospérité et de paix où les châtiments de Dieu ne nous parlent pas de sa justice et ne nous rappellent pas ses immuables droits. La conscience est paresseuse ; elle s’endort aisément, elle s’éveille avec peine ; il ne faut pas moins, pour la tirer de son sommeil, que le bruit des fortes et grosses eaux de la colère divine. Parce que la sentence contre les mauvaises œuvres ne s’exécute pas incontinent, parce que quelquefois même elle tarde longtemps, le cœur de l’homme se remplit à la fois et de l’envie et du courage de mal faire. Il cherche, pour s’autoriser et se fonder dans le mal, beaucoup de discours, et il les trouve ; et tant que sa vie est heureuse, ces discours ou ces raisonnements lui paraissent admirables et sans réplique. Mais les discours du malheur ont bien une autre force, et réfutent vigoureusement les sophismes du péché. Tous ces beaux raisonnements, toutes ces distinctions subtiles, toutes ces maximes relâchées qui composent la morale des passions, tombent au premier son de cette auguste voix qui se fait reconnaître dans le tonnerre des grosses eaux. La conscience n’a plus que des inspirations vraies, plus que des paroles fortes et précises ; elle arrache le voile dont nous avions couvert nos méchantes actions ; elle met à nu devant nous tout notre passé ; elle appelle en témoignage contre nous mille et mille souvenirs endormis ; tous nos péchés, convoqués par sa voix, se lèvent et se rangent en bataille ; notre état nous est désormais connu ; et le juge vers qui s’élèvent nos regards humiliés ne saurait nous condamner plus absolument que nous nous condamnons nous-mêmes. Qui a fait tout cela ? Qui nous a si soudainement replacés au centre même du vrai ? Un nuage passant sur notre soleil ; une maladie, une mort, un désastre tombant dans notre vie. L’ivresse du péché est comme celle du vin ; la douleur seule, soit extérieure, soit intérieure, peut arracher l’homme ivre à son étourdissement et le faire revenir à lui.

Le malheur enfin obscurcit pour nous le monde visible, et ouvre en nous cet œil intérieur avec lequel on voit l’invisible. Dans la prospérité, les apparences seules étaient pour nous des réalités, et les réalités n’étaient que des apparences. J’appelle apparences tout ce que nous connaissons par le moyen des sens, tout ce qui flatte chez l’homme la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie ; j’appelle réalités tout ce que nous connaissons par le moyen de la conscience, tout ce qui n’a de prix qu’aux yeux de la charité, tout ce qui doit subsister après que l’univers aura passé, tout ce qui, dès ici-bas, nous unit à Dieu. Or, la prospérité temporelle a pour effet de nous faire prendre pour une réalité et pour l’unique réalité le monde des apparences, et pour une apparence, pour une simple idée, le monde des réalités. C’est dans le premier de ces mondes que nous croyons vivre, dans l’autre nous croyons rêver. Le monde des formes, des couleurs, des saveurs et des sons, c’est pour nous le monde de la vie ; le monde du juste, du bon, de l’amour et de Dieu, c’est pour nous le monde des rêves. Dans l’un, pour nous, est le corps vrai, dans l’autre seulement l’ombre. Ô aveuglement ! ô folie ! ô renversement de l’ordre primitif et éternel ! ô profond avilissement de notre âme immortelle ! Est-ce donc là, pourrait nous dire encore le Seigneur Jésus, est-ce donc là ce que vous regardez ? Il n’en sera laissé pierre sur pierre[q]. Le malheur, au moins pour un temps, remet chaque chose à sa place, rend invisible, en quelque sorte, ce qui était visible, et visible ce qui était invisible. On sent que ce monde, toujours prêt à fondre et à s’abîmer sous nos pieds, et dont il ne nous restera rien, quand il aura passé, qu’un souvenir inutile et peut-être odieux, ne saurait être le véritable objet de l’âme humaine ; que cet objet est ailleurs, loin, bien loin de la portée de nos regards, ou plutôt qu’il est plus près de nous, puisqu’il est en nous, et qu’en rentrant en nous-mêmes, c’est-à-dire dans notre conscience, nous sommes sûrs de le trouver. Et quel est cet objet si ce n’est Dieu ?

[q] Matthieu 24.2

C’est ici qu’il faut nous arrêter ; nous n’avons voulu décrire que les effets les plus immédiats, les usages les plus prochains des châtiments de Dieu. Ces grâces sont les préparations de la grâce. Tout n’est pas accompli, ni pour nous ni en nous, lorsque le malheur a réveillé en nous le souvenir de Dieu, l’idée de sa justice et de sa bonté, la reconnaissance pour le bonheur dont nous jouissions à notre insu, la conscience de notre infidélité, et enfin le sentiment de la réalité du monde invisible. Tout n’est pas accompli, mais tout est préparé ; c’est sur ces bases que la charité de Dieu se dispose à élever l’édifice de notre salut ; une âme dans cette situation est plus propre à recevoir Jésus-Christ ; ses douleurs sont la semence de sa joie ; et si l’affligé serre précieusement ces choses dans son cœur, le temps n’est pas loin où, selon la promesse de Dieu, la lumière se lèvera pour lui dans les ténèbres[r], où le lieu désert et le lieu aride se réjouiront, où la solitude sera dans l’allégresse et fleurira comme la rose[s].

[r] Psaumes 112.4
[s] Esaïe 35.1

Et cependant je ne puis m’empêcher de me dire : Pourquoi donc attendre, cœurs ingrats, que la douleur nous traîne, sanglants et désespérés, aux pieds de notre bon Dieu ? Et pourquoi sa bonté toute seule ne nous convierait-elle pas à la repentance ? Quoi ! n’aurait-elle jamais cet usage ? Quoi ! ne pourrions-nous, à l’exemple de saint Paul, vous presser de lui donner cet usage ? Quoi ! faudrait-il vous dire plutôt (car ce serait dire cela que de ne pas dire le contraire) : Jouissez en ingrats, ou, pour mieux dire, ne jouissez pas. Méprisez, à votre aise, les eaux de Siloé qui coulent doucement ; applaudissez-vous avec orgueil de la chute de vos ennemis et de l’évanouissement de vos dangers ; ne veuillez rien devoir à Dieu ; fuyez devant sa bonté qui vous poursuit ; fuyez jusqu’à ce qu’elle vous atteigne ; elle vous atteindra sans doute, non pas, il est vrai, sous sa forme la plus aimable, mais sous la forme de la maladie, de la honte, de la mort et du deuil. Il faut bien qu’elle prenne cette forme ; car ce ne sera jamais que sous les traits du Dieu terrible que vous reconnaîtrez le Dieu bon.

Il a donc tort, ce Dieu toujours sage, il a donc tort d’essayer la bonté, puisque la bonté est toujours inutile ! Il se trompe en attendant quelques effets de ce doux soleil, il ne devrait compter que sur la foudre, et la faire éclater sur vous dès les premiers pas de votre carrière ! A Dieu ne plaise que nous lui fassions cette injure, et, s’il faut tout dire, que nous vous la fassions à vous-mêmes ! Non, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas sans sagesse qu’il commence par les bienfaits, et qu’il y persévère longtemps ; et nous ne risquons pas de nous écarter de ses intentions et de faillir à notre ministère, en faisant appel à votre reconnaissance, avant que l’adversité vienne lui faire un autre appel, qui peut sans doute être efficace, mais qui peut aussi ne l’être pas, et qui, selon les dispositions où il vous trouvera, pourrait vous arriver trop tard. Non, je ne puis croire que les bienfaits n’aient pas une voix, un langage, et que le cœur de l’homme y soit absolument sourd. Je ne puis croire qu’il soit toujours inutile, à quelque degré de la vie spirituelle qu’on le prenne, de l’exhorter à faire, avec le compte de ses voies, le compte des bienfaits de l’Eternel, et, s’il se peut, à n’en oublier aucun. C’est un exercice que je vous propose ; et je le propose à tous ; à ceux qui connaissent tout l’amour de Dieu parce qu’ils connaissent l’Evangile, et à ceux qui ne connaissent encore cet amour que dans la nature et dans la vie extérieure. Je propose à tous de compter tous les bienfaits dont ils ont fait l’expérience ; et par conséquent je propose aux plus avancés, c’est-à-dire aux plus bénis, de descendre, avec les autres, du domaine de la grâce dans celui de la nature, et de joindre à la contemplation des faveurs spirituelles dont ils jouissent celle des faveurs temporelles qui leur ont été accordées par-dessus[t]. Quel exercice, quelle délicieuse occupation, et comme elle remplirait bien quelques-uns des moments que nous pouvons consacrer au recueillement, le matin, le soir, et au milieu de notre travail ! Qu’il serait doux, qu’il serait bon d’épier cette bonté de Dieu dans chacune des fleurs qu’elle fait éclore dans notre vie ! de la saluer, par exemple, dans cette aurore qu’elle fait briller à nos yeux après la restauration que nous a procurée un sommeil tranquille ; de la bénir dans ces forces qu’elle nous rend pour le travail du jour ; dans l’emploi salutaire qu’elle donne à nos facultés ; dans les aliments, quelque simples qu’ils puissent être, qu’elle offre à notre faim ; de nous en réjouir dans toutes nos joies, qui toutes viennent d’elle, dans ces innocents plaisirs du toit domestique, dans la santé, dans les progrès de nos enfants, dans leurs plaisirs, qui nous sont plus chers que les nôtres, dans l’affection de nos proches et de nos amis, dans ces entretiens où des amis sages nous font part de leur sagesse, dans ces épanchements familiers où des amis confiants versent leur cœur dans le nôtre ; dans ces rencontres heureuses où nous découvrons chez un inconnu, chez un étranger, un ami qu’à notre insu Dieu nous avait préparé ; dans la satisfaction de nos goûts et de nos curiosités innocentes ; dans la culture de notre esprit et de nos talents ; dans la douceur, enfin, de cet air natal, dans la beauté du bon pays que Dieu nous a donné ; dans la magnificence de cette nature dont il renouvelle chaque jour les scènes pour l’enchantement de nos yeux et de notre cœur. Voilà ce qui s’appelle jouir ; voilà ce qui s’appelle tirer parti de son bonheur ; c’est la reconnaissance qui le multiplie, c’est d’elle bien souvent qu’il reçoit sa saveur, c’est elle qui nous donne le sentiment que nous sommes heureux, et qui arrête pour ainsi dire nos félicités devant nous afin que nous ayons le temps de les comprendre et de les goûter. C’est un si pauvre bonheur qu’un bonheur ingrat, qu’il faudrait être reconnaissant ne fût-ce que par intérêt, et pour savoir qu’on a été heureux ; car est-on vraiment heureux quand on ne croit pas l’être ? Et quelle différence entre un bonheur qui nous vient du hasard et un bonheur qui nous tombe du ciel ? entre un bonheur qui nous est abandonné et un bonheur qui nous est donné ? entre celui que nous dérobons et celui que nous recevons ? entre la prospérité qui a un auteur et celle qui n’a que des causes ? entre des plaisirs qui nous disent que nous sommes aimés, et des plaisirs qui ne nous le disent pas ? Comment pourrait-on hésiter ? comment ne pas préférer le plus petit bonheur qui nous révèle une intention bienfaisante, à la plus éclatante prospérité où cette intention n’aurait été pour rien ? Que l’ingratitude est donc insensée, et qu’elle est bien l’ennemie de notre félicité ! Mais elle est surtout l’ennemie de notre âme ; car la reconnaissance est comme le sel spirituel sans lequel toute félicité se gâte et devient infecte. Il n’y a pas de milieu : si le bonheur ne fait pas du bien à notre âme, il lui fait du mal ; s’il ne nous sanctifie pas, il nous corrompt. Il faut, à mesure que nous sommes heureux, trembler davantage, prier davantage. Hélas ! nous ne dirons jamais, et même nous ne devons pas dire : Seigneur ! s’il était possible que cette coupe, la coupe de la félicité, passât loin de moi ![u] mais il ne faudrait l’approcher de nos lèvres qu’après avoir béni et en bénissant ; il faudrait la recevoir à genoux et des mains de Dieu ; il faudrait mêler à la liqueur qu’elle contient, liqueur jamais assez pure, les larmes de l’humilité et de la gratitude. Songez-y bien, ô vous dans le cœur desquels bouillonne et déborde quelqu’une de ces joies qui ravissent tout le cœur ; songez-y, vous qui, portés pour ainsi dire sur toutes les mains, entrez triomphalement dans une carrière de gloire et de plaisirs, et qui semblez avoir fait un pacte avec la fortune, mais non pas, comme Job, un pacte avec vos yeux[v] ; ne laissez pas vos yeux s’égarer vers les causes secondes de votre bonheur ; élevez-les vers la cause première ; tenez-les arrêtés sur ce bon Dieu qui vous rassasie de biens, sur ce Dieu, votre vrai bien, et sans lequel tous les autres seraient apparents et trompeurs, des maux plutôt que des biens ; que l’orgueil, que l’enivrement, que tous les dangers de la prospérité se perdent dans la reconnaissance ; que cette reconnaissance prenne les devants sur la douleur pour faire naître en vous l’humiliation et la pénitence ; enfin, que votre bonheur vous profite ; qu’il devienne, de bonheur temporel qu’il était, un bonheur spirituel ; qu’il ne soit pas seulement un bonheur, mais une grâce. Tout bonheur est destiné à devenir une grâce, comme toute grâce, à son tour, doit devenir un bonheur :

[t] Matthieu 6.33
[u] Matthieu 26.39
[v]Job 31.1

Des biens que sur vos pas sème la Providence
Jouissez, mais surtout jouissez par le cœur ;
Le plus doux des plaisirs est la reconnaissance,
Et lui seul ne connaît ni remords, ni langueur.

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