Méditations évangéliques

Simon-Pierre

… c'est lui qui trouve d’abord son propre frère Simon et qui lui dit : « Nous avons trouvé le Messie » (ce qui étant traduit signifie Christ). Il le conduisit auprès de Jésus ;
(Jean 1.42Matthieu 16.13-18)

Premier discours

Un pêcheur, nommé André, ayant ouï parler de Jésus, s’est levé et l’a suivi. Jugeant qu’il a trouvé en lui le Messie ou le Christ, il fait part à son frère Simon de cette heureuse nouvelle et le conduit vers Jésus. Et Jésus, dit l’Evangéliste, ayant attaché son regard sur lui, dit aussitôt : Tu es Simon, fils de Jona ; tu seras appelé Céphas, c’est-à-dire pierre. Et comme Jésus n’est pas homme pour mentir ni pour proférer des paroles vaines, ces mots : Tu seras appelé pierre, signifient : Tu seras une pierre, tu seras un rocher. Et ce nom s’attache désormais à Simon, dont le nom primitif s’efface peu à peu ou ne paraît plus guère que réuni à son nouveau nom. C’est familièrement, couramment, presque sans y penser, que les disciples de Jésus appellent pierre ou rocher leur compagnon de service ; nous-mêmes, nous ne le connaissons plus pour ainsi dire que sous ce nom solennel et mystique : Dieu, dans ses décrets éternels, l’avait d’avance appelé par son nom comme il appela Cyrus ; Pierre il était déjà avant de naître à la vie mortelle, Pierre il est dans l’Eglise jusqu’à la fin des âges, Pierre il sera dans l’éternité.

S’il n’était pas bien évident que Jésus-Christ ne dit rien, ne fait rien sans une intention sérieuse, nous trouverions dans un autre endroit la preuve que c’était à bon escient et bien sérieusement qu’il avait conféré à son disciple ce nom aussi expressif qu’imposant. Il le lui confirme dans une occasion solennelle. Le peuple est à la fois ému et divisé au sujet de l’homme de Nazareth. On ne s’accorde que sur un point : c’est qu’assurément cet homme est un très grand personnage ; si grand, en vérité, qu’on ne peut se persuader qu’il appartienne à la génération présente, car c’est aux choses et aux hommes du passé que nos respects s’attachent de préférence ; c’est sans doute un des grands hommes en qui Dieu s’est glorifié : ou Jean-Baptiste qui vient de périr, ou Elie, ou Jérémie, ou quelqu’un des prophètes. Et vous, dit Jésus à ses disciples, vous, qui dites-vous que je suis ? Simon-Pierre, dit l’historien, Simon le rocher (car déjà on ne l’appelait plus autrement), prend la parole et répond : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. A quoi Jésus répliqua aussitôt : Tu es bien heureux, Simon, fils de Jona, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et je te dis à mon tour : Tu es pierre, (c’est-à-dire de même que tu m’as nommé, je te nomme) tu es pierre, et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Ainsi donc, dès le commencement et vers la fin de son ministère, Jésus a solennellement imposé le nom de Pierre au fils de Jona ; une première fois lorsque Simon n’avait rien fait ni rien dit encore qui en fournît l’occasion à Jésus-Christ, et une seconde fois, à propos d’une parole ou d’une profession de foi prononcée par ce même apôtre.

Nous avons à vous proposer quelques réflexions sur ce que fit Jésus-Christ en ces deux occasions, nous voulons dire sur cette substitution souveraine d’un nouveau nom à celui qu’avait reçu à sa naissance le fils de Jona. Mais il faut commencer par expliquer le nom nouveau, le nom éminemment significatif que Jésus-Christ impose à Simon.

Je parle du nouveau nom seulement. On pourrait essayer d’expliquer l’ancien. Même chez nous, vous le savez peut-être, il n’est pas de nom qui n’ait un sens ; mais ce sens, pour la plupart des noms, a fini par disparaître dans les altérations successives des mots. Il n’en était pas de même chez les Hébreux. Tout nom signifiait quelque chose, parce qu’on ne voulait pas, parce qu’on n’admettait pas qu’un nom n’éveillât aucune idée. Les vœux, les espérances, les affections, les souvenirs d’une famille s’exprimaient ouvertement dans le nom que recevait un enfant. Ce n’est pourtant pas sous ce rapport qu’il vaudrait la peine d’expliquer le nom de Simon et celui de Jona son père. Mais plus d’une fois peut-être, dans le choix du nom de son enfant, un père fut, à son insu, dirigé par la Providence, et il arriva aussi quelquefois que Dieu prononça explicitement sa volonté à cet égard. Aussi le nom de Jean, qui signifie la grâce ou le don de l’Eternel, fut apporté par un ange à Zacharie, père du précurseur ; et le nom très usité de Jésus, ou Sauveur, fut par l’expresse volonté de Dieu, le nom humain de Jésus-Christ. Il est des cas où un rapport très frappant entre le nom d’un personnage et son caractère ou sa vie permet à peine de douter que Dieu soit resté étranger à la détermination d’une famille. Comment ne pas admirer que celui à qui l’Oint de l’Eternel cria sur le chemin de Damas : Pourquoi me persécutes-tu ?[z] ait porté, pendant la première période de sa vie, le nom de Saul ou de Saül, c’est-à-dire de ce malheureux prince qui, dans la personne de David, persécuta aussi un Oint de l’Eternel ? Quant à l’homme dont il est question dans notre texte, nous nous bornons, sans rien affirmer de plus, à dire que Simon signifie écoutant, et que Jona signifie colombe. Quels beaux noms au point de vue de l’Evangile ! quelle juste expression de ce que fut en effet cet apôtre aussi aimable que vénérable ! et combien tout chrétien comprendra facilement que celui qui porte dignement le nom d’écoutant et le nom de colombe mérite aussi celui de rocher !

[z] Actes 9.4

Mais il s’agit ici du nouveau nom que reçut Simon. Jésus, à deux reprises, l’appela Céphas, c’est-à-dire pierre. Ce nom d’abord ne paraît point obscur ; toutefois nous ne serions pas sûrs de bien saisir et de posséder tout entière la pensée du Seigneur, si nous étions réduits à notre texte. Jésus-Christ devient son propre interprète dans les paroles de saint Matthieu que nous rapprochons de celles de saint Jean. Nous aurions pu croire (et qui sait si le fils de Jona ne le crut point aussi ?) que ce nom de Pierre annonçait d’avance l’inébranlable fermeté qui le caractériserait comme apôtre de Jésus-Christ. S’il le crut, ce fut une grande erreur, et le sujet d’une grande humiliation ; et un moment dut venir où ce nom, qui s’était attaché à sa personne, et par lequel son maître et ses compagnons continuaient à le désigner, dut lui sembler, le dirai-je, cruellement dérisoire. Sans parler de son malheureux reniement et de sa fuite avec les autres disciples, était-ce vraiment la fermeté de la conviction, la fermeté de la charité, qu’on pouvait reconnaître dans ces accès de présomption, dans ces emportements, généreux sans doute, mais où la chair et le sang jouaient un si grand rôle ! C’est donc dans une autre pensée que Jésus-Christ le nomma Pierre ; et cette pensée, il l’a déclarée lui-même : Sur cette pierre je bâtirai mon Eglise.

Il n’est donc pas question, directement au moins, du caractère de saint Pierre, mais de sa vocation et de son œuvre. L’Eglise du Seigneur devait être bâtie sur lui. Non pas comme si Pierre devait être le fondement de l’Eglise, puisqu’il n’y a qu’un seul fondement ou qu’une seule pierre angulaire, savoir Jésus-Christ. Pierre lui-même devait être posé sur ce fondement, duquel, comme toutes les autres pierres de l’édifice, il recevait sa force ; mais il était, après Jésus-Christ, au nom et de la part de Jésus-Christ, une pierre ou un rocher sur lequel s’élèverait, comme un temple vivant, l’Eglise de Jésus-Christ.

L’Eglise, dans un certain sens, existait avant cette parole. Aussitôt qu’il y eut quelques personnes qui crurent en Jésus-Christ et qui le suivirent, il y eut une Eglise, et cette petite congrégation, toute passive encore, assise dans le silence aux pieds de Jésus, portait dans ses mains, dans son cœur, dans sa foi, les destinées de l’univers. C’est dans cette pensée peut-être que Jésus-Christ disait à cette poignée d’hommes obscurs : Ne craignez point, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le royaume[a]. Toutefois, dans un autre sens, l’Eglise n’existait pas encore. L’Eglise active, spontanée, représentant et continuant Jésus-Christ, l’Eglise, accomplissement de celui qui accomplit tout en tous, ne date que de la mort de Jésus-Christ, qui ne devait attirer tous les hommes à lui que lorsqu’il aurait été élevé ; ou, plus précisément encore, elle date de la communication du Saint-Esprit, qui fut, pour les disciples du Sauveur, le signal attendu et désiré. L’histoire du christianisme date de plus haut ; l’histoire de l’Eglise s’ouvre le jour de la Pentecôte. C’est ce jour-là que commence, avec le ministère de la Parole, la construction du temple nouveau.

[a] Luc 12.32

Or quels sont, dans cette grande œuvre, le rang, la part, le rôle de Simon ? Ce qu’il a été, ce qu’il a fait est-il propre à justifier cette parole du Sauveur : Tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ?

Convenons-en : si, pour la justifier, il fallait (ainsi que plusieurs l’ont supposé) que Pierre eût été, non seulement pour l’ensemble des fidèles, mais pour ses compagnons dans l’apostolat, l’autorité suprême en matière de doctrine, la source de la vérité, le juge en dernier ressort de toutes les questions, Pierre n’a point justifié le titre imposant que son maître lui a donné. Toute l’Eglise apostolique, qui ne lui a point reconnu ces attributions, a donc été infidèle ; Pierre lui-même l’a été, puisqu’il ne les a point réclamées. Ni les apôtres ne se sont soumis à Pierre, ni Pierre ne l’a jamais prétendu. Des partis, dont chacun se donnait un chef d’entre les apôtres, paraissent dans les premières Eglises ; Pierre, sans le vouloir, a le sien dans l’Eglise de Corinthe, où plusieurs lui donnent une préférence exclusive sur Apollos et sur Paul ; ce parti, si Pierre avait eu en effet l’autorité suprême dont on le revêt malgré lui, était nécessairement le bon parti, ou plutôt ce n’était pas un parti, c’était l’Eglise orthodoxe : cependant saint Paul l’appelle un parti et blâme ceux qui s’attachent à Céphas, à Apollos ou à lui-même, au lieu de s’attacher simplement et directement à Jésus-Christ. Paul reprend saint Pierre au sujet d’une pratique où la doctrine était profondément intéressée ; et Paul s’honore d’avoir agi de la sorte, et Pierre ne réclame point. Nulle part, ce dernier n’exerce ni n’affecte une autorité supérieure à celle des autres apôtres ; nulle part il n’est par rapport à eux la suprême et dernière instance ; et lorsqu’il est consulté avec d’autres, qui sont appelés comme lui les colonnes (à cause qu’ils avaient été avec le Seigneur), eh bien ! dans l’occasion même où il devait, ce semble, ou jamais, se montrer pape dans toute la force du terme, tout ce qui le distingue, c’est de parler le premier ; il dit son avis, il ne l’impose pas ; il n’est pas même le président de cette assemblée, ni le modérateur de cette discussion ; il n’y jette d’autre poids que celui d’une sagesse pleine d’humilité ; en un mot, rien ne révèle en lui, dans cette occasion véritablement unique, les prétentions que plus tard, et sur le tombeau même de cet humble apôtre, on a élevées en son nom. Que reste-t-il à extraire de l’Evangile en faveur de ces mêmes prétentions ? Rien ; à moins que l’on ne veuille dire que Pierre y est nommé plus souvent que les autres disciples et ordinairement le premier, que Pierre y prend plus fréquemment la parole, digne organe quelquefois de ses compagnons de service, mais quelquefois aussi, dans sa précipitation, organe d’une sagesse charnelle et d’un zèle indiscret, si bien que dans le même chapitre où Jésus-Christ lui confirme le nom de Pierre, Jésus-Christ encore, quelques lignes plus loin, l’appelle Satan à cause de ses paroles. Si donc en disant à Simon : Tu es pierre, Jésus a transformé en monarchie la république chrétienne, si Jésus a élevé son disciple sur un trône, Jésus a parlé en vain ; car Simon n’a rien été de tout ce qu’il devait être.

Simon était une pierre sur laquelle devait être bâtie l’Eglise de Jésus-Christ. Quoi que ce soit que ces paroles signifient, elles ne signifient point, elles n’expriment point que Pierre dût être l’apôtre des apôtres, et seul revêtu d’infaillibilité entre ces premiers disciples, tous témoins comme lui de la résurrection de Jésus-Christ, tous participants comme lui des dons et des lumières du Saint-Esprit. Et si, renonçant à réclamer pour Pierre ce que l’histoire de l’Eglise apostolique lui refuse trop évidemment, on le réclame pour son siège, pour ses successeurs (au cas qu’il ait eu un siège et des successeurs), si l’on interprète cette simple déclaration : Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, dans ce sens : que non pas Pierre lui-même, mais, excepté lui, tous ceux qui ont été évêques de Rome, sont au bénéfice de la promesse qui fut faite à lui seul, et ont succédé eux seuls à l’autorité de tous les sièges et de tous les apôtres, si les paroles de Jésus-Christ, nulles pour saint Pierre lui-même, signifient tout cela pour ceux qui lui ont succédé dans le gouvernement d’une communauté particulière, on appuie le droit sur le fait au lieu d’appuyer le fait sur le droit, c’est-à-dire que, ne pouvant autoriser par les textes un établissement humain, on prend le parti d’interpréter les textes d’après cet établissement ; on cherche le sens des paroles divines dans l’institution au lieu de chercher dans les paroles divines le jugement de l’institution ; on ébranle, par un si énorme renversement de tous les principes de l’interprétation, les bases de toute croyance ; on livre le sens des Ecritures à l’arbitraire le plus effroyable, on enlève toutes les clôtures, et l’on ouvre le champ de la vérité à la fureur des doutes les plus extravagants ; en un mot par une affirmation insolente on a donné droit d’avance à toutes les négations. Nous n’allons pas trop loin, ce sont les affirmations sans preuves, ce sont les démentis donnés à l’évidence, qui ont rendu soupçonneux les esprits les plus simples, incertains et flottants les esprits les plus fermes, et qui ont fait déborder le scepticisme dans l’Eglise et dans la société.

Ainsi donc la promesse de Jésus-Christ à Simon n’a pas, ne peut pas avoir le sens exorbitant qu’on lui a donné ; et d’un autre côté, les paroles de notre Seigneur ont sans doute un sens. Le chercherons-nous longtemps ? ne s’offre-t-il pas à notre premier regard ?

Quand les Evangélistes et l’historien des Actes laisseraient saint Pierre sur la même ligne que tout le reste des apôtres, il ne faudrait pas encore nous étonner de la prophétie de Jésus-Christ à son sujet. L’édifice de l’Eglise n’aurait pas reposé principalement sur lui, mais il aurait reposé sur lui en quelque mesure, et nous pourrions toujours, après dix-huit siècles, regarder à Simon comme au rocher dont nous avons été taillés[b]. Si Jésus-Christ, l’appelant d’un nom différent, mais également vrai, lui eût dit : « Tu es pain, et de ce pain je nourrirai mon Eglise ; » ou : « Tu es une eau vive, et de cette eau j’abreuverai mon Eglise », nul de nous n’en conclurait que Paul, et Jean, et Jacques, et Apollos, et Timothée n’ont rien à réclamer dans cette appellation significative. Jésus-Christ, qui est proprement le pain et l’eau vive, n’a-t-il pas transformé ses apôtres en eau vive et en pain ? Et comment leur refuser d’avoir été des rochers ou d’avoir fait partie du rocher sur lequel l’Eglise a été bâtie ? Ainsi donc, quand Simon serait demeuré dans l’ombre ou le demi-jour où sont restés d’autres apôtres, la parole de Jésus-Christ à son égard trouverait sa justification dans le seul fait de l’apostolat de Simon et dans la certitude générale que nous aurions qu’il a travaillé avec tous les autres au progrès de l’Evangile sur la terre. Il resterait sans doute à se demander pourquoi lui seul, parmi tous les apôtres, vit son nom changé par son maître, pourquoi lui seul fut surnommé Pierre ; mais de quelque manière qu’on expliquât cette particularité, et même quand il faudrait renoncer à l’expliquer, le nom qui lui fut imposé par Jésus-Christ n’en paraîtrait pas moins convenable et vrai, et la déclaration du Maître n’en trouverait pas moins sa pleine confirmation dans les services que Simon, concurremment avec d’autres, aurait rendus à la cause de l’Evangile. Comme saint Pierre, à quelques égards, est évidemment sorti de la ligne, nous nous sommes accoutumés, et très justement, à rattacher aux paroles de notre Seigneur une pensée plus particulière ; mais cela n’empêche pas qu’à un taux inférieur, c’est-à-dire sans se distinguer, l’activité de Pierre n’eût accompli cette promesse. Effacez par la pensée tout ce qui le distingue, tout ce qui lui assigne, dans l’histoire évangélique, une importance particulière, et vous ne trouverez pas, j’ose vous l’assurer, que la parole du Maître ait été prononcée en vain. Elle pouvait signifier davantage, mais elle pouvait signifier moins aussi. Les faits seuls ont prouvé qu’elle signifiait davantage.

[b] Esaïe 51.1

Mais certes, elle signifiait davantage, et l’accomplissement n’en a pas été simplement exact, mais riche, surabondant, éclatant. Non seulement Pierre a fait partie de ce rocher vivant sur lequel l’Eglise a été lentement élevée, mais Pierre a été à lui seul un rocher ; Pierre, en un certain sens, a été le rocher même sur lequel le Seigneur a bâti. Il faut nous expliquer.

En toute œuvre, si nous remontons au principe, nous trouvons que Dieu fait tout, et ne partage sa gloire avec personne. Mais si nous abaissons le regard, nous lui trouvons des aides ; les hommes sont ouvriers avec lui, parce qu’il l’a ainsi voulu : leur œuvre lui appartient sans doute, ainsi qu’eux-mêmes, qu’il a créés et armés pour faire cette œuvre ; néanmoins ils ont été ouvriers avec lui, et l’œuvre qui vient de lui a été faite par eux. Or, en consentant qu’une œuvre soit humaine, Dieu l’assujettit à toutes les conditions humaines, et particulièrement à celle-ci : c’est que tous ceux qui s’en occupent sous son regard, n’aient dans cette œuvre ni une part exactement égale, ni une part exactement pareille. Dans toutes les œuvres auxquelles plusieurs hommes concourent ensemble, le dévouement fût-il le même chez tous, il en est comme d’un drame, où tous n’ont pas le même rôle. Il y a partout, il faut partout des hommes d’initiative, des hommes faits pour commencer, pour entreprendre, pour frayer la route, pour donner l’exemple ; leur caractère est un caractère à part, qu’à égalité de dévouement et de fidélité, les uns ont reçu et les autres n’ont pas. Chaque société, même la plus libre, cherche des yeux, lorsqu’il s’agit d’une démarche importante, quelque individu mieux qualifié que d’autres pour la faire ; et dans les œuvres qui ont pour objet l’établissement du royaume céleste, Dieu ne manque jamais d’en susciter de pareils. Tant que la nature humaine sera ce qu’elle est, il y aura de ces hommes à qui l’initiative est dévolue ; il y en aura dans le domaine de la religion comme dans tous les autres. Dans aucun des grands mouvements qui ont renouvelé la face du monde ou l’état des esprits, la multitude ne s’est passée d’un chef. Elle le cherche, non pour avoir des idées, mais parce qu’elle en a ; car si elle n’en avait pas, elle ne le chercherait point. Elle le cherche pour agir dans le sens de ses idées, pour les réaliser ; ou plutôt, elle n’a pas la peine de le chercher : le plus ému, le plus fort, non pas toujours le meilleur ni le plus éclairé, s’avance, et quelquefois s’avance tout seul et pour son propre compte ; mais l’étendard qu’il agite lui donne bientôt une armée. Ainsi s’avança Luther, d’un pas incertain d’abord, et pourtant intrépide ; il portait en lui, mais plus distincte et plus profonde, la pensée obscure d’une multitude ; il la dit tout haut, et cette multitude reconnut sa pensée, elle se reconnut elle-même, et suivit dans les périls d’une généreuse guerre celui qui d’un mot, pour ainsi dire, la révélait à elle-même. L’Eglise renouvelée trouva son homme d’action dans Luther, comme l’Eglise naissante avait trouvé le sien dans saint Pierre. Saint Pierre, avec des grâces miraculeuses, est le Luther de la primitive Eglise, comme Luther, réduit à des grâces plus ordinaires, est le saint Pierre de la Réformation. Et c’est en considérant ce qu’a été cet apôtre pour l’Eglise naissante et par conséquent pour l’Eglise de tous les temps, qu’on se sent obligé d’attacher une intention spéciale et très personnelle à cette déclaration du Christ : Tu es Pierre.

Déjà, dans cette Eglise non encore constituée, dans cette Eglise en quelque sorte mineure que Jésus-Christ avait rassemblée autour de sa personne, c’est Pierre, entre tous les autres, qui attire et qui arrête nos regards. Son Maître ne lui a point assigné la première place ; car la première place n’appartient à personne, et nous nous rappelons qu’une question indiscrète, non de Pierre, mais de la mère de deux autres disciples, fit sortir de la bouche du Seigneur cette déclaration mémorable : Celui qui voudra être le premier parmi vous, qu’il soit le serviteur de tous[c]. Encore moins Pierre a-t-il été investi par son Maître d’aucune espèce d’autorité sur ses compagnons de service : pas un mot dans ce sens n’est sorti de la bouche du Maître. Mais quel est le nom qui se rencontre le plus souvent, si ce n’est celui de Pierre ? qui est-ce qui sert d’organe aux disciples lorsqu’ils s’adressent à Jésus-Christ, si ce n’est ce même Pierre ? à qui notre Seigneur lui-même adresse-t-il plus souvent la parole qu’à Pierre ? Car il faut bien le remarquer : cette attention que Pierre, involontairement, attire sur lui par son seul caractère, par un zèle plus actif, par une affection plus démonstrative[d], Jésus-Christ contribue à la lui faire accorder ; Jésus-Christ a, sinon plus d’intimité (nous savons le contraire), du moins plus de rapports extérieurs avec lui qu’avec le reste des apôtres ; il s’en occupe davantage ; il en fait l’objet d’une sollicitude particulière ; il le prépare, il l’exerce, il l’essaye, pour ainsi dire, à une situation future ; c’est un instrument qu’il accorde, un métal qu’il affine, une arme qu’il aiguise ; il ne donne à aucun autre des soins aussi particuliers, et l’on dirait que, Pierre étant formé d’avance à l’apostolat, tous les autres le seront par là même. Ainsi donc le caractère de Pierre le porte toujours, comme un soldat vaillant, en avant de la ligne, et la volonté de son maître l’y maintient. Elle l’y maintient si évidemment que partout dans l’Evangile son nom ouvre la liste des autres disciples, et que lorsqu’il n’est fait mention que des principaux, il est encore le premier entre ceux-là ; tant cette distinction ou cette prééminence est avérée, est reconnue, tant c’est un fait incontestable. Est-ce donc sans but, est-ce donc sans vue de l’avenir que Jésus-Christ, mieux compris d’ailleurs, mieux connu d’un autre de ses disciples, entre ainsi dans le caractère de Simon, et lui laisse, dans l’histoire de ces premiers temps, remplir une si grande place ?

[c] Matthieu 20.27
[d] « Emicat ardens. » Ce mot d’un poète ancien résume le caractère de Pierre.

Ainsi donc, avant l’action même, l’homme d’action s’est révélé. Ainsi nous savons d’avance qui sera à l’avant-garde quand l’armée se mettra en marche. Et lorsque en effet le signal a été donné, lorsque, dans un bruit éclatant de tempête, les apôtres rassemblés pour solenniser la dernière Pentecôte judaïque, ont entendu sonner la grande heure du départ, aucune indécision, aucun partage entre eux sur le nom du capitaine qui doit marcher à leur tête. Il y a longtemps que ce rôle est dévolu à Pierre, et ce n’est qu’à son défaut que quelque autre s’en chargerait. Lorsque les disciples étaient encore dans l’attente du Consolateur, lorsque cent vingt personnes, prémices des milliers de milliers encore enfermés dans la main divine, s’aguerrissaient dans la lutte de la prière à d’autres luttes qui ne pouvaient tarder, Pierre, préoccupé d’action et de gouvernement, provoqua l’élection d’un douzième apôtre, en remplacement de celui qui, selon la terrible expression de l’Ecriture, s’en était allé en son lieu[e]. Après l’effusion du Saint-Esprit, manifesté tout d’abord par le don des langues, lorsque la multitude des Juifs venus pour la fête, et dont les prêtres n’avaient pas encore eu le temps d’empoisonner l’esprit, lorsque cette multitude profondément ébranlée sollicite une explication ou plutôt une direction, c’est Pierre qui répond, c’est Pierre qui proclame l’avènement du culte en esprit et en vérité : la première prédication, après celles de Jésus-Christ, sort de la bouche de Pierre ; c’est lui qui invite au baptême ces prémices d’entre les nations ; c’est lui dont la parole puissante crée et constitue en quelques instants une Eglise chrétienne de trois mille âmes au sein de la cité qui vient de tuer le Christ. Quelques jours se passent. Pierre, soutenu par cette foi dont un seul grain transporte les montagnes, opère aux yeux du peuple une guérison miraculeuse. C’est pour lui le texte d’une nouvelle prédication qui le fait jeter dans les fers, mais qui appelle cinq mille âmes de plus à la profession de la foi nouvelle. Ainsi, Jésus-Christ, par le ministère de Pierre, a déjà tout un peuple dans cette même ville où, si peu de temps auparavant, quelques rares amis s’encourageaient en secret du souvenir de ses paroles. La captivité de Pierre n’annule ni ne suspend son influence, et nous ne voyons personne occuper, durant son absence, la place qu’il laisse vacante. Sa liberté l’avait amené devant la multitude, sa captivité amène pour ainsi dire devant lui les membres du sacerdoce juif. Il leur annonce, comme à la multitude, le conseil miséricordieux du Père des hommes ; et, pour la première fois, rompant le silence, Jean, compagnon de sa captivité, se joint à lui dans cette déclaration dont le calme et la simplicité portent la frayeur dans l’âme des prêtres et les condamnent à l’inaction : Jugez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu[f]. Rendu à la liberté, il reprend sa place au milieu des apôtres, et dans les circonstances décisives et solennelles, c’est encore lui que nous voyons paraître. Le premier des deux miracles de terreur opérés sous l’Evangile appartient à Pierre : à sa voix Ananias et Saphira expient un mensonge hypocrite par une mort soudaine. L’enseignement appartient également à tous, car tous ont, aussi bien que lui, reçu le Saint-Esprit ; mais l’action, l’initiative lui sont propres, jusqu’à ce que, les centres étant multipliés et la première Eglise en ayant engendré plusieurs, chacune devienne peu à peu ce qu’était la première, et reçoive également l’impulsion de quelque homme d’action qui sera comme le Simon-Pierre de cette nouvelle communauté. Toutefois, jusqu’à ce qu’elles soient consolidées, et pour qu’elles puissent l’être, Pierre intervient et se montre partout. L’enseignement de Philippe a fait germer dans Samarie une moisson nouvelle : saint Pierre, qui ne l’a point semée, accourt pour la lier en gerbes ; cette Eglise ne demandait qu’à être constituée et organisée : c’est Pierre qui la constitue et qui l’organise. Ainsi fait-il partout : car Pierre, nous est-il dit, visitait toutes les Eglises[g]. Est-ce assez ? Non ; une autre tâche est commise à Pierre : c’est la solennelle introduction de la gentilité dans l’Eglise. Ici encore, l’enseignement paraît moins que l’action. Pierre n’a ni inventé, ni conçu, ni raisonné l’universalité du don de Dieu ; seulement une vision, dont le sens lui échappe d’abord, le prépare à la rencontre inopinée d’une vérité nouvelle, ou d’un nouveau développement de la grande vérité évangélique. Ce n’est pas lui qui enseigne, c’est plutôt lui qui est enseigné, lorsqu’un ordre de Dieu l’ayant conduit dans la maison du centenier Corneille, il y trouve sa vision expliquée, et lorsque, voyant le Saint-Esprit combler de ses dons, marquer de son sceau des hommes qui ne sont ni Hébreux ni descendants d’Hébreux, il n’a plus qu’à proclamer la surprenante nouvelle de la vocation des Gentils, et à s’écrier avec le prophète : Réjouis-toi avec chant de triomphe, stérile qui n’enfantais point ; élargis le lieu de ta tente, et qu’on étende les courtines de tes pavillons ; car tu te répandras à droite et à gauche, et ta postérité possédera les nations[h]. Qu’est-ce que les anciens préjugés de Pierre contre une telle manifestation ? qui est-ce qui pourrait s’opposer, ainsi qu’il s’exprime lui-même, à ce que ceux-ci, qui ont reçu le Saint-Esprit, soient baptisés d’eau ? Cet homme franc et résolu hésitera-t-il ? Il n’hésite point ; il renverse la barrière que, tout à l’heure encore, il croyait inébranlable ; il cesse d’être Juif en même temps que ces néophytes cessent d’être païens ; il répand l’eau du baptême sur toutes ces têtes profanes ; et sous le toit du centenier Corneille s’accomplit la plus grande promesse et s’ouvre le plus vaste avenir.

[e] Actes 1.25
[f] Actes 4.19
[g] Actes 9.32
[h] Esaïe 54.1-3

Tout à l’heure vos yeux ne rencontraient que le nom et les traces de Pierre. Vous continuez à le chercher : il ne paraît plus ; l’ombre se répand sur sa personne, le silence enveloppe son nom. Son œuvre n’est pas terminée ; il travaillera beaucoup encore jusqu’à ce dernier et fructueux travail du martyre ; mais quand il a donné à l’évangélisation du monde une impulsion qui ne s’arrêtera plus, son rôle n’est plus le même ; il abdique par le fait et silencieusement cette primauté dont la force des choses et la volonté de son maître l’ont temporairement investi ; comme ces dictateurs de l’ancienne Rome, il retourne à la charrue ; et si dès lors quelque chose le distingue, si l’on peut réclamer pour lui quelque prééminence, je pense que c’est celle de l’humilité. Qui pourrait lire, qui a jamais lu les lettres de ce saint apôtre sans y reconnaître, avec émotion, ce caractère par-dessus tous les autres ? Où est-il, cet impétueux Simon qui frappe le serviteur du grand-prêtre ?[i] Où est-il, ce présomptueux Simon, qui ose dire à son Seigneur : Quand tous t’abandonneraient, je ne t’abandonnerai pas[j] ? Où est-il, ce téméraire Simon, qui, s’opposant à l’accomplissement du ministère de Jésus-Christ, lui crie : A Dieu ne plaise ! cela ne t’arrivera point[k]. Il a disparu, et son lieu ne le reconnaît plus. Mais où est-il aussi ce Simon qui reniait son maître et son ami ? Je ne trouve plus qu’un homme tout vide de lui-même et tout plein de son Sauveur, s’effaçant, s’anéantissant, non seulement devant lui, mais devant ceux que lui-même il a conduits au combat, un grave, doux, pieux, modeste serviteur de Dieu et des hommes, un admirable modèle d’humilité et de candeur.

[i] Matthieu 26.51
[j] Matthieu 26.33
[k] Matthieu 16.22

Second discours

A présent que nous savons dans quel sens Jésus-Christ impose le nom de Pierre au fils de Jona, il nous reste à chercher si quelques instructions ne découlent point pour nous d’un fait aussi remarquable. Faudra-t-il les chercher longtemps ? Faudra-t-il même les chercher ? Est-il probable que la conduite de notre divin maître dans des conjonctures si graves, que la vocation si solennelle d’un de ses apôtres à un rôle si important pour les destinées de l’Eglise, que parmi les paroles du Sauveur celle qui met le plus en relief la suprême autorité dont il était revêtu, est-il probable que tout ce qui a eu de si grandes conséquences pour l’avenir du monde, n’en aura point pour notre instruction ? Non, cela n’est pas probable, cela n’est pas même possible. Ces choses, comme toutes les autres, ont été écrites pour notre instruction, afin que nous croyions et qu’en croyant nous ayons la vie éternelle. Etudions donc de nouveau le fait qui nous a fourni la matière d’un premier discours, mais cette fois pour nous instruire dans les voies du Seigneur, et pour pénétrer, autant que nous le pourrons et autant que cela pourra nous être utile, dans les secrets de sa providence.

Une chose nous frappe avant toute autre dans le texte que nous étudions : c’est que Jésus-Christ donne à Simon un nom significatif et prophétique avant que Simon ait rien fait ni rien dit qui puisse présager ce qu’il deviendra plus tard. Nous l’avons vu : c’était une première rencontre, et rien ne donne lieu de supposer que Jésus-Christ eût recueilli la moindre information sur le compte de Simon. Il attache sur ce nouveau-venu un de ces regards pénétrants qui allaient sans doute des traits du visage jusqu’au fond de l’âme, et sans l’interroger, sans l’avoir fait parler, il lui dit : Tu es Simon, fils de Jona, (lui disant ainsi son premier nom, qu’il n’avait peut-être jamais entendu prononcer ;) tu es Simon, fils de Jona ; tu seras appelé Céphas, c’est-à-dire Pierre. Si vous supposez qu’il ait ainsi parlé sans égard à ce qu’était Simon, si vous supposez que Jésus se soit dit à lui-même : « Je veux que l’homme qu’on va m’amener ou qu’on m’amène en ce moment soit le rocher, la pierre sur laquelle s’élèvera mon Eglise », et si cet homme l’est effectivement devenu, comment assez admirer la souveraineté de Jésus-Christ, à qui tous les instruments sont bons parce que sa puissance devient leur puissance, et sa lumière leur lumière ? Comment assez admirer qu’il ait pu faire du premier venu, par la seule vertu de sa parole, par un seul acte de sa volonté, l’indispensable promoteur d’une œuvre aussi difficile ? Si l’on peut dire que l’Evangile est une seconde Genèse, on peut dire aussi que la vocation du fils de Jona est une véritable création. Jésus-Christ est donc bien le fils et l’image de Celui qui dit et la chose comparaît, de Celui qui appelle comme si elles étaient les choses qui ne sont pas. Vous avez parfaitement le droit de vous en tenir à cette première supposition, qui, certes, est à la gloire de Jésus-Christ ; mais je ne m’y arrête pas. Jésus-Christ, est-il dit, avant de dire à Simon : Tu es pierre, attacha sur lui son regard. Ce ne put être en vain ; d’un seul de ses regards il pénétra Simon ; dès ce moment Simon lui fut connu. Cette divine pénétration, l’admirerons-nous moins que nous admirions tout à l’heure cette divine puissance ? Est-il moins étrange, est-il moins merveilleux de dire d’un homme, dès la première vue, ce qu’il est et ce qu’il sera, et de changer son nom d’après cette prévision, que de le préparer, quel qu’il puisse être, à devenir un jour ce que l’on veut qu’il soit ? Vous pouvez choisir. Pour nous, nous sommes, dans les deux cas, également frappé de l’autorité, de la majesté de Jésus-Christ. Dans les deux cas, nous reconnaissons en Jésus-Christ Celui à qui toute puissance a été donnée dans le ciel et sur la terre, Celui à qui l’Esprit n’a pas été départi avec mesure. Mais nous croyons qu’il connaissait saint Pierre, et qu’il l’a choisi pour ce qu’il était. Nous allons plus loin : nous croyons que la conduite de Jésus-Christ en cette occasion représente la conduite ordinaire de Dieu.

Dieu, qui des cailloux du grand chemin peut susciter des enfants à Abraham, peut manifester sa souveraineté en faisant sortir un effet d’une cause qui lui paraît contraire. Je dis : qui lui paraît contraire ; car, au fond, que savons-nous si elle l’est réellement ? Si vous en exceptez les miracles proprement dits, qui sont, à le bien prendre, des manifestations de la puissance créatrice, des créations partielles subséquentes à la création générale, quelle est l’œuvre de Dieu où nous puissions dire avec certitude que Dieu intervient comme créateur ? Lorsqu’il emploie un objet selon la connaissance parfaite qu’il en a, il en tire des effets que nous, qui connaissons cet objet infiniment moins bien, nous ne pouvons nous expliquer. Cette puissance n’est pas moins divine que l’autre, et dans tous les cas, il ne faut pas oublier que lui-même d’abord a fait les êtres qu’il choisit et préparé les instruments qu’il emploie. Nous ne devons donc pas craindre de rabaisser l’idée de Dieu en supposant que, dans l’accomplissement de ses desseins, il a égard à la nature des objets, quoiqu’il se plaise probablement à confondre nos pensées en cherchant ses moyens où nous n’aurions trouvé que des obstacles. Nous ne devons pas craindre non plus que cette supposition nous mette en contradiction avec l’Ecriture ; car si l’Ecriture nous dit que Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour confondre les fortes, et même celles qui ne sont point, pour abolir celles qui sont[l], il faut bien comprendre que les choses faibles de ce monde ne sont point des choses absolument faibles, et que les choses dont il est dit qu’elles ne sont point, sont, au contraire, ou existent dans le sens le plus énergique du mot. Si, comme Jésus-Christ nous l’enseigne, ce qui est grand devant les hommes est en abomination devant Dieu, on a le droit de retourner cette proposition, et de dire que ce qui est petit aux yeux des hommes est plein de gloire aux yeux de Dieu, que ce qui, aux yeux des hommes, n’est rien ou n’est point, est réel et même considérable au regard de Dieu, seul infaillible estimateur. Sous le nom du néant opposé à l’être, ou de la petitesse opposée à la grandeur, que faut-il bien souvent entendre, si ce n’est l’esprit, qui est invisible, opposé à la matière, qui se voit ? Il ne faut donc point précipiter notre jugement ; il ne faut point confondre l’admirable et le miraculeux, ni faire de ce dernier la loi du gouvernement divin. Les œuvres de Dieu sont trop parfaites, la connaissance qu’il en a, trop intime, la puissance avec laquelle il en détermine les rapports, trop souveraine, pour qu’il ait habituellement besoin, si ce n’est pour confondre notre incrédulité ou pour encourager notre foi, de recourir à la création absolue, qui est, comme nous l’avons dit, le caractère du miracle. Généralement parlant, ce qu’il a fait suffit à ce qu’il veut faire, et toutes les sphères de la création en rendent témoignage. Newton avait prévu dans un immense lointain d’avenir une époque où il faudrait, de toute nécessité, que la main créatrice intervînt de nouveau. Ce qu’un philosophe croyant jugeait indispensable, un philosophe incrédule l’a démontré superflu. Laplace a prouvé que le suprême ordonnateur de l’univers avait pourvu à tout, et qu’un élément négligé par Newton garantissait la paix du firmament jusqu’aux dernières limites de l’existence des mondes. Certainement quand l’Eternel évoque Moïse du fond du désert et du milieu de ses troupeaux, pour fonder une nation indépendante et préparer de loin cette grande assemblée des peuples réservée au fils de David, il se sert de la faiblesse pour confondre la force, et tire ce qui est de ce qui n’était point. Néanmoins, lorsque Moïse, épouvanté de sa mission, allègue la pesanteur de sa langue et l’embarras de sa parole, que fait l’Eternel, tout en gourmandant l’incrédulité de Moïse, et en lui rappelant que c’est lui, l’Eternel, qui a fait la bouche de l’homme, que c’est lui qui a fait le muet et le sourd, le voyant et l’aveugle ? que fait-il ? Aaron le lévite n’est-il pas ton frère ? dit-il à Moïse ; je sais qu’il est éloquent ; tu mettras mes paroles dans sa bouche, et je serai avec ta bouche et la sienne[m]. L’Eternel donc, qui eût pu donner à Moïse une bouche éloquente, le laisse tel qu’il est, mais il lui donne pour compagnon et pour organe un homme naturellement éloquent.

[l] 1 Corinthiens 1.27-28
[m] Exode 4.14-15

Saint Pierre fut choisi dans le même esprit qu’Aaron l’avait été. Nous avons vu, dans notre discours précédent, une partie au moins de ce qui désignait le fils de Jona au choix de Jésus-Christ et à la mission spéciale qui devait être son partage. Nous n’y reviendrons pas. Mais ce qu’il faut dire maintenant, c’est que lorsque Dieu a commencé, il continue ; que rien ne sort incomplet d’entre ses puissantes mains ; que lorsqu’il a choisi un instrument il le perfectionne, il le cultive pour ainsi dire, de manière à le rendre entièrement propre à l’usage qu’il en veut faire ; il le conduit pas à pas, quelquefois par des voies difficiles et mystérieuses, qu’on reconnaît plus tard avec admiration. Jésus-Christ, ayant choisi le fils de Jona, s’attacha dès lors, si je puis ainsi dire, à son éducation. Qu’il y avait de choses à faire pour discipliner cette énergie sauvage, pour régler cette vivacité passionnée, pour épurer ce zèle trop charnel, pour humilier cette ardeur présomptueuse ! Pères de famille, instituteurs, pasteurs des peuples, venez étudier la divine pédagogie de Jésus-Christ. Venez, à cette école normale, apprendre la persévérance, le ménagement, l’inépuisable indulgence, et cette courageuse charité qui n’épargne à un pupille bien-aimé aucune des conditions d’un noviciat douloureux. Jésus-Christ a fait directement ou indirectement l’éducation de tous ses apôtres, mais avec quelle particulière sollicitude l’éducation de l’apôtre sur lequel, comme sur un rocher, son Eglise devait être bâtie ! Vous auriez cru peut-être que le disciple que Jésus aimait, que saint Jean serait l’objet de plus de soins. Assurément il était pourvu à l’éducation de saint Jean ; elle se faisait, si l’on peut s’exprimer ainsi, sur le sein de Jésus ; saint Jean se nourrissait en silence des paroles du Maître, se pénétrait de son esprit, s’appropriait de divins secrets ; il recueillait pour une époque encore éloignée des souvenirs et des inspirations d’une valeur infinie ; astre paisible et pur, il ne devait se lever à l’horizon de l’Eglise, il ne devait verser sur elle toute la lumière de ses enseignements qu’après que tous les autres apôtres auraient agi, auraient parlé ; et sa parole, comme un fruit de l’arrière-saison, devait être le complément magnifique, nouveau, inattendu, des enseignements d’un saint Pierre, d’un saint Jacques et d’un saint Paul. C’est pour cet avenir qu’il se réchauffait, qu’il mûrissait en silence, dans cette glorieuse et tout à la fois dans cette humble intimité avec un maître qu’il lui fut donné, avant tous les autres disciples, de bien comprendre et de bien connaître. Son éducation commencée par Jésus-Christ devait s’achever lentement dans la solitude et dans le recueillement de la vieillesse. Mais l’heure de Simon était moins éloignée ; elle allait sonner ; les premiers coups, dans la guerre qui se préparait, devaient être portés par lui ; c’était, de plus, une nature puissante, mais rude, toute pleine d’aspérités, composée des plus durs contrastes, et il y avait une telle liaison entre ses qualités et ses défauts, qu’il eût été impossible peut-être à un autre instituteur de retrancher les défauts sans entamer les qualités. L’attention toute privilégiée, et quelquefois exclusive en apparence, dont saint Pierre fut l’objet de la part de Jésus-Christ peut nous faire mesurer tout à la fois et la difficulté de la tâche et toute son importance. Interrogations, interpellations, réprimandes, rien n’est épargné, tout est prodigué ; Jésus-Christ enseigne saint Pierre par les faits comme par les paroles ; il habite avec lui, il en fait son intermédiaire et son représentant, il le met d’avance en contact avec son rôle futur, il lui en fait prendre l’habitude ; enfin il l’expose, par sa providence, à une épreuve où Pierre succombe, mais pour se relever plus humble, plus soumis et plus fort. C’est après toutes les vicissitudes d’un noviciat nécessaire qu’il le consacre personnellement, et à part de tous les autres disciples, à l’apostolat qu’il doit exercer avec eux ; et, chose mémorable, cette consécration au saint ministère a le caractère d’une absolution.

Nous venons d’apprendre, par l’exemple de saint Pierre, que quand Dieu destine un homme à servir d’instrument à ses desseins, à plus forte raison quand il veut le placer comme un rocher dans les fondations de son Eglise, il a égard aux qualités naturelles de cet homme, et qu’ensuite, avec un art admirable, il le forme de plus en plus pour l’emploi dont il prétend le revêtir ; faut-il maintenant ajouter que la condition essentielle d’un tel ministère, à tous ses degrés, la qualité sans laquelle toutes les autres ne sont rien, celle par conséquent que Dieu cultive avec le plus de soin, c’est la foi, j’entends la foi au grand mystère de piété que l’Evangile nous révèle : Dieu manifesté en chair ? Il serait trop étrange et trop contradictoire que, lorsque le règne de Dieu sur la terre consiste précisément dans cette foi, est fondé sur cette foi, on pût, sans cette foi, sans la profession de cette foi, prendre une part active, directe et principale à l’établissement du règne de Dieu sur la terre. Non, tous les dons naturels sont peu de chose au prix de ce don spirituel ; tous les talents sont vains et leur culture une peine perdue, si cette foi ne les épure, ne les transforme, ne les sanctifie. C’est la double observation que nous avons à faire sur le fils de Jona. D’un côté, ses qualités naturelles n’ont pu faire de lui le chef de l’Eglise naissante qu’en tant que par sa foi il en était un membre vivant ; et d’une autre part, ses qualités naturelles elles-mêmes n’ont pu recevoir que de sa foi la maturité et la forme qui pouvaient les rendre profitables à l’Eglise de Dieu. La première de ces vérités aurait-elle besoin d’être prouvée ? Comment pourrait-on, sans être membre d’une société, en devenir le chef ou le conducteur ? Et comment pourrait en être membre celui qui n’en aurait épousé ni les principes ni les intérêts ? Cela peut s’appliquer à toute société, et même à la société politique : l’homme qui la gouvernerait sans la comprendre, en pourrait être le tyran, il n’en serait jamais le chef, mais combien cela n’est-il pas plus vrai d’une société toute spirituelle ? Une telle société étant fondée en vue de certains principes et n’ayant d’autre but que leur promulgation, ne peut vouloir pour chef qu’un homme qui les aime et par conséquent qui les professe. Or, le principe de la société chrétienne, c’est que Jésus est le Christ, le Fils du Dieu vivant. Hors de ce principe, cette société n’en a point ; cette vérité restant debout, cette société reste debout ; cette vérité tombant, elle tombe ; car elle n’a plus de but, plus de raison d’exister, et son nom même n’est plus un nom. C’est pour cela qu’on a pu dire que le rocher de l’Eglise ce n’est pas Pierre personnellement, mais la parole qu’il adresse à Jésus : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! On a pourtant, à différentes époques, prétendu élever sur un autre fondement l’édifice de l’Eglise chrétienne ; on a donné pour centre à cette Eglise un Jésus qui n’était point le Christ, qui n’était point le Fils du Dieu vivant. Cette société fictive et menteuse avait dérobé le nom de l’Eglise, et il faut admirer avec effroi l’habileté funeste qui, en proscrivant les choses, prend soin de conserver les noms : c’est à cette seule condition, ce n’est qu’en donnant le change aux esprits, que l’ennemi pouvait obtenir quelque succès. Mais quoi qu’il en soit, la déclaration de saint Pierre étant supprimée, l’Eglise et le christianisme ne sont plus que de vains mots, le ministère qu’une usurpation, les sacrements qu’un jeu sacrilège. Le sens, la vérité de toutes ces choses n’est que dans ces paroles de Pierre : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Tu es le Christ, l’Oint du Seigneur, revêtu de cette triple onction qui se partageait, sous l’antique loi, entre les rois, les sacrificateurs et les prophètes. Tu es le roi de l’humanité, tu es le prophète souverain à qui l’Esprit n’a point été donné par mesure, tu es le sacrificateur éternel, offrant à Dieu dans ta vie et dans ta mort la réparation dont tout sacrifice n’est que l’emblème. Tu es le Fils du Dieu vivant, de ce Dieu qui n’est point une pure conception de notre intelligence, et pour ainsi dire un vœu de notre raison, mais de ce Dieu qui se distinguant ou se détachant de sa création, s’est produit à nous comme une personne, s’est manifesté dans le domaine du temps, a mêlé son histoire à notre histoire, a semé de son souvenir les siècles, a cessé, à l’égard de l’homme, d’être une pensée ou une nécessité, pour devenir un être, un Dieu personnel, un vrai Dieu. Tu es, pour tout dire en un seul mot, le Médiateur, réunissant en toi toute la plénitude de la divinité et toute la plénitude de l’humanité, le lien vivant entre Dieu et l’homme, l’être en qui se réconcilient par le fait et substantiellement le Créateur éternel et la créature formée à son image. Ta mort a consommé, a consacré cette réconciliation ; mais, ô Fils unique du Dieu saint, en revêtant notre chair et notre condition, tu l’opérais déjà ; déjà l’humanité, en ta personne, était réhabilitée, et ta mort autorisa chacun des individus dont cette humanité se compose, à prendre sa part dans cette réhabilitation générale. Oui, tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ; tu l’es puisque tu n’es pas un météore de l’histoire, un mensonge de l’imagination, un fantôme, un rêve de l’esprit humain. Tu n’es rien, moins que rien pour la conscience et pour le salut, ou bien tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, ou bien il n’y a point d’Eglise ; que dis-je point d’Eglise ? point d’espérance, point d’avenir, point de ciel, point de Dieu ; et un peu de poussière, trempée de quelques larmes, exprime toute la destinée de la triste humanité.

Quelle apparence que, sans croire, sans aimer, sans proclamer cette vérité, on puisse être le ministre, encore bien moins le rocher de l’Eglise ? Mais il faut ajouter que cette foi seule peut mettre à la hauteur de leur destination les dons naturels d’un apôtre de l’Evangile. Cette foi, qui est la vérité religieuse, renferme aussi la vérité morale. Elle est le centre et le lien de toutes les vertus, comme elle est le centre et le lien de toutes les vérités. Par elle, pour mieux dire, et par elle seule, chaque qualité devient une vertu. Sans elle, les plus précieuses qualités deviennent des obstacles, et les rivages en apparence les plus sûrs de redoutables écueils. Elle seule approprie, tempère, accorde, concilie, anime sans agiter, élève sans troubler, développe avec harmonie. Ce qu’il y a de charnel et de passionné dans nos meilleurs sentiments est rejeté par cette flamme divine comme d’impures scories, et le métal, lavé pour ainsi dire par le feu, est propre dès lors à tous les usages du sanctuaire. La prudence devient zélée, et le zèle devient prudent, la témérité se réduit au courage, la conviction n’emprunte plus sa force à l’esprit de contention, l’enthousiasme apprend la patience, le dévouement s’accoutume à se passer de la gloire et même du succès, si bien que celui qui n’a fait que semer se réjouit franchement avec celui qui moissonne ; enfin la sévérité n’ôte plus rien à la tendresse, ni la tendresse plus rien à la sévérité. Ainsi, tout à la fois fervent et dompté, obéissant et libre, le croyant porte dans son œuvre et les avantages de l’homme naturel, cette grâce, cette aisance, cette spontanéité dont on ne se passe point, et les prérogatives de l’homme nouveau, la justesse, la mesure, la rectitude, la conséquence et l’autorité. Heureux, divin tempérament, qui n’est donné qu’à ceux qui, du fond du cœur, peuvent dire à Jésus : Tu es le Christ, le fils du Dieu vivant ! Aussi n’en doutons pas : lorsque Jésus-Christ imposa le nom de Pierre à un homme qui ne lui avait point dit encore : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, c’est qu’il voyait en lui le germe de cette foi, ou qu’il avait résolu de la lui donner. Mais afin qu’on ne pût point s’y tromper, il renouvela ce même acte dans des circonstances nouvelles ; il dit une seconde fois à Simon : Tu es pierre, lorsque Simon lui eut dit publiquement : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Ce qui d’abord avait été un don gratuit, une concession souveraine, prit en quelque sorte le caractère d’une récompense ou d’un échange : Tu es bien heureux, dit Jésus à Simon ; car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux deux ; et moi je te dis à mon tour : Tu es pierre, et sur cette pierre j’édifierai mon Eglise, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Plus d’équivoque, plus de méprise possible. Ces paroles font éclater à la fois la souveraine liberté de Dieu, et sa souveraine raison : sa souveraine liberté, en ce que, parmi tous ceux qui confessent la même foi que Simon, c’est Simon seul qu’il a choisi ; sa souveraine raison, en ce qu’il donne pour conducteur à l’Eglise un homme en qui la foi de l’Eglise et la pensée du christianisme se trouvent entières et vivantes.

Enfin les faits nous ont prouvé que Jésus-Christ avait bien nommé Simon, ce qui nous conduit à cette dernière réflexion : Il n’appartient qu’à Dieu de bien nommer, parce qu’il n’appartient qu’à lui de sonder les cœurs et les reins. C’est une gloire qu’il faut lui laisser, c’est un droit qu’il ne faut pas nous attribuer. Sans doute vous me comprenez. Je ne viens pas vous interdire, au nom du respect dû à Dieu, tout jugement et par conséquent toute décision ; ce serait, d’un seul mot, déclarer la vie humaine impossible ; ce serait démentir l’Evangile même, dont plusieurs préceptes importants supposent l’exercice du droit que j’aurais nié. Pour n’en citer qu’un seul exemple, comment refuser absolument à un homme la faculté de connaître son semblable et, jusqu’à un certain point, de le juger, quand Jésus-Christ lui-même, parlant des docteurs de religion, dit à ses disciples : Vous les connaîtrez à leurs fruits[n] ! Ce qu’est une personne dans un moment donné, ce qu’elle est par rapport à telle personne ou à tel objet, et même ce qu’elle est quant à son caractère, qui n’est pas son âme, mais la forme de son âme, nous pouvons le savoir ou du moins le présumer ; car, à ces différents égards, nous allons rarement au delà d’une très forte probabilité. Mais présumer ou même savoir tout cela, ce n’est point encore savoir absolument ce qu’est un individu. Ce qu’il est, c’est proprement et uniquement ce qu’il peut être ; ce qu’il est, c’est ce qu’il deviendra. Le germe profond et invisible de son avenir constitue sa personnalité ; or, ce germe, qui le connaît ? Quand un homme devient autre chose que ce que nous avions pensé, ou même le contraire, que disons-nous ? que nous ne le connaissions pas ; que l’événement a révélé dans cet homme un élément qui nous avait échappé ; car il ne nous vient pas à l’esprit de supposer que tout à coup cet homme soit devenu essentiellement ce qu’il n’était pas. Or, cela nous arrive assez souvent pour nous servir de leçon. Puisque, dans certains cas, un élément aussi essentiel nous a évidemment échappé, nous devons croire qu’en chaque individu, le dernier fond se dérobe à nos regards. Qui ne sait d’ailleurs à quel point les circonstances modifient le caractère et toute l’existence morale d’un homme ? Combien, sous l’empire des circonstances, n’apparaissent pas différentes deux individualités essentiellement semblables ! Combien semblables deux individualités essentiellement différentes ! Ne faudrait-il pas, pour les apprécier l’une et l’autre, pouvoir séparer la personne des circonstances qui l’entourent ? et qui oserait l’essayer ? qui se flatterait de faire exactement la part des circonstances ? Personne, si ce n’est Dieu. Qui est-ce encore qui pourrait séparer un homme de ses opinions, qui lui sont bien souvent ajoutées du dehors, qui ne sont guère à son âme que ce que ses vêtements sont à son corps, et qui paraissent néanmoins une partie de lui-même ? qui fera ce partage ? Personne si ce n’est Dieu ; et c’est avec bien de la raison qu’un Père de l’Eglise a déclaré que « chaque homme n’est réellement que ce qu’il est aux yeux de Dieu, rien de moins et rien de plus ». Ainsi donc, dans la rigueur de l’expression, Dieu seul peut nommer ; mais le nom qu’il donne est le vrai nom, le nom qui épuise l’idée, le nom irrévocable, le nom éternel. Nommons pourtant, puisqu’après tout il le faut, mais que ce soit avec réserve ; souvenons-nous que nos appellations les plus vraies ne sont jamais intimes, jamais complètes ; craignons surtout de nommer dans le sens du mépris ou du blâme ; et puisque notre destin est de nous tromper souvent, que nos erreurs portent le sceau de cette charité qui croit tout, qui excuse tout, qui supporte tout, qui espère tout.

[n] Matthieu 7.20

Il ne nous était pas nécessaire de nommer parfaitement chacun de nos semblables ; mais il nous importait infiniment de bien nommer Dieu, et Dieu ne nous a pas refusé ce qui nous importait le plus. Il nous a dit son nom dans l’Evangile : et désormais nous savons que Dieu est saint et que Dieu est amour. Savoir cela, c’est tout savoir. C’est savoir le vrai nom de toutes choses. C’est savoir que ce monde n’est pas un chaos, mais un monde. C’est savoir que notre carrière terrestre n’est pas sans raison ni sans but. C’est savoir que l’homme, jusque dans la profondeur de sa chute, est un être dont Dieu honore la nature. C’est connaître le vrai nom de la prospérité, qui est grâce, et de la douleur, qui est épreuve. C’est connaître que la vie n’est pas ce que nous appelons de ce nom, mais que notre vraie vie est cachée avec Christ dans le sein de Dieu. C’est connaître enfin notre vrai nom : nous sommes les enfants du pardon après avoir été les enfants de la colère. Toute cette nouvelle et sublime nomenclature a été proclamée du haut de la croix, et transcrite dans l’Evangile, où le plus ignorant d’entre nous peut l’épeler avec le plus savant. En se nommant lui-même, Dieu a tout nommé. O divin nomenclateur, ô divin instituteur de l’humanité, amène tous les hommes à ton école ! Remplis tous les cœurs d’une vive, d’une insatiable, d’une sainte curiosité ! Enseigne aux uns à chercher sérieusement de quel nom tu veux qu’on te nomme ! Détourne les autres de chercher uniquement ton nom dans les lois de leur pensée, dans celles de l’univers et de la société, dans les besoins de la nature humaine, mais dans cette parole de la croix, où sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la science ! Que le nom adorable dont tu t’es nommé dans l’humble hôtellerie de Bethléem, dans le jardin de Gethsémané et sur le rocher de Golgotha, que ce nom majestueux et consolateur devienne à jamais ton nom dans notre conscience et dans notre cœur ! Que notre vie, ô Dieu, te nomme comme tu t’es nommé ! Que notre vie réponde au nom glorieux et doux dont tu nous as nommés toi-même ! Que tout notre effort soit de le porter dignement sur la terre ! que toute notre ambition soit de nous le voir à jamais confirmé dans les demeures éternelles !

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