Méditations évangéliques

Les pierres du temple

Est-ce là ce que vous regardez ?
(Luc 21.6)

Cette parole[q] est une parole de reproche, et pour n’avoir rien d’amer, elle n’en est que plus sérieuse et plus pénétrante. Les disciples sont entrés avec Jésus-Christ dans le temple, et frappés de la splendeur et de la majesté de cet édifice, dont l’aspect toutefois n’a rien de nouveau pour eux, ils ne se contentent pas de l’admirer en silence, ils interpellent leur Maître, ils l’avertissent d’admirer comme eux, en lui faisant remarquer que cette maison de prière est ornée de belles pierres et de beaux dons. – Pour toute réponse, Jésus leur dit : Est-ce là ce que vous regardez ? Les jours viendront qu’il sera démoli et qu’il n’en restera pas pierre sur pierre.

Si quelqu’un de vous était tenté d’excuser les disciples, voici ce qu’il pourrait dire : Si ceux qui avaient construit ce temple et qui l’avaient orné de belles pierres et de beaux dons ne furent pas coupables, les disciples ne l’étaient pas davantage en admirant leur œuvre. La première question est de savoir s’il était convenable qu’un tel édifice fût beau, mais il est d’ailleurs bien certain que le beau est fait pour être senti ; c’est là une impression naturelle, à laquelle, si l’on est bien organisé, on ne résiste point ; et les constructeurs de cet édifice n’avaient rien négligé pour que, dès le seuil de ce sanctuaire, le regard fût à la fois surpris et charmé. On pourrait aussi rappeler que ce temple, bâti par Hérode le Grand sur l’emplacement de celui de Zorobabel, surpassait en grandeur, sinon en magnificence et en gloire, le second et même le premier temple ; on pourrait nous le montrer assis sur la plus haute de trois terrasses, unies l’une à l’autre par de vastes degrés, et transformées en parvis par un double et triple rang de colonnes ; on pourrait montrer, au-dessus de ces péristyles dominés les uns par les autres, un dernier péristyle qui était proprement le parvis du sanctuaire ; on pourrait, à travers cette dernière forêt de colonnes, nous introduire dans le temple même, dont les murs hauts de cent coudées, et l’enceinte large d’autant, étaient partout revêtus de marbres précieux et brillant de l’éclat d’un or pur ; on nous ferait parcourir par la pensée ces constructions latérales, ces vastes dépendances, élevant leurs triples étages autour de l’enceinte sacrée, et reproduisant toute la distribution du premier temple dans des proportions agrandies, comme pour mieux dissimuler, dirai-je, ou pour rendre plus frappante la désolation du saint des saints, absolument nu, vide et sans mystère. Tant de grandeur, tant d’éclat, dont la seule description remue notre imagination, pouvait-elle être sans effet sur l’imagination des disciples ? et ne les excuserons-nous pas lorsqu’ils s’écrient : Maître, voyez quelles pierres, quels dons, quelle magnificence ?

[q] Traduction Ostervald.

Est-il personne, je dis parmi les chrétiens les plus austères, qui, en entrant dans la nef de notre cathédrale, non pas pour la première fois, mais pour la vingtième, et laissant ses regards errer le long de cette avenue de colonnes, ou dans la profondeur, si mystérieuse jadis et encore aujourd’hui si touchante, de ce chœur lointain, ou vers ces cintres légers et hardis, qui, comme une puissante végétation de chaque pilier, élancent et entrelacent leurs jets au foyer de la voûte, est-il personne, je vous le demande, qui ne se soit dit : Que cela est beau ! que cela est harmonieux ! quel concert entre toutes ces pierres ! quel hymne que cette architecture ! quel poème que cet édifice ! ceux qui l’élevèrent sont morts ; mais quoique morts, ils nous parlent encore, et leur pensée, pleine d’adoration, leur pensée, qui était une prière, est tellement unie à leur œuvre qu’on croit la sentir et la respirer à mesure que l’on s’avance dans ces murs, qui la prolongent à travers les siècles ! Voilà ce que l’on pense, et si l’on n’est pas seul, on ne peut guère s’empêcher de le dire ; on fait donc comme les disciples lorsqu’ils s’écriaient : Voyez quelles belles pierres et quels beaux dons ! et ne s’expose-t-on pas à s’entendre adresser par le Seigneur cette parole de reproche : Est-ce là ce que vous regardez ?

Et pourquoi non, si notre âme ne va pas plus loin que notre regard, si elle s’arrête où notre regard est obligé de s’arrêter, si les symboles, les apparences, les choses visibles la retiennent captive, et si ces magnificences de l’art enchaînent notre cœur à la terre au lieu de l’élever dans le ciel ? C’est là ce que Jésus-Christ reproche à ses disciples. Il avait lu dans leur âme. Il y avait démêlé cette convoitise de la chair, cette convoitise des yeux et cet orgueil de la vie, qui sont les trois chaînes d’obscurité par lesquelles l’ennemi de Dieu nous lie étroitement aux ténèbres du dehors. L’homme et le Juif s’étaient également révélés à lui dans cette exclamation involontaire ; l’homme ébloui de tout ce qui paraît, plein de mépris pour ce qui ne paraît pas ; le Juif, enorgueilli de la pompe extérieure d’un culte dont le sens profond, la pensée intime, lui avaient depuis longtemps échappé, et se rattachant opiniâtrement à la loi, c’est-à-dire à une ombre, au moment même où cette loi était plus que jamais une ombre. Est-ce là ce que vous regardez ? Quoi ! ces quelques grains de poussière, qui ne sont grands que parce que vous êtes petits ! Quoi ! ces dons extorqués par la peur, par la vanité, par la coutume, à des âmes qui n’ont pas voulu commencer par se donner à Dieu ! Quoi ! le fastueux mensonge de ces marbres et de ces dorures, de tous ces ornements dont le sens pieux est depuis longtemps oublié ! Est-ce là ce que vous regardez ?

D’ailleurs, une circonstance à laquelle j’ai à peine besoin de vous rendre attentifs donnait un à-propos tout particulier à cette parole de notre Seigneur. Lui aussi, en sortant du temple, avait regardé quelque chose, et l’avait fait remarquer à ses disciples, qui, sans cela, n’y auraient pas pris garde. Qu’était-ce qui avait attiré les regards et fixé l’attention de notre Maître ? C’était une pauvre femme, déposant une pite dans le tronc des aumônes, c’est-à-dire venant avec son nécessaire au secours des nécessiteux. Jésus-Christ avait fait remarquer à ses disciples cette libéralité, plus grande, à son jugement, que les aumônes les plus abondantes de la richesse ; et c’est lorsqu’il venait de mettre sous leurs yeux un exemple si touchant de charité, et lorsque, par un mot aussi simple que frappant, il leur avait ouvert un si beau sujet de méditation, c’est alors, et comme pour répondre à un avertissement par un autre, que les disciples invitent leur Maître à admirer avec eux les magnificences du sanctuaire. Comme s’ils lui voulaient dire : Voilà ce que vous avez jugé digne de votre attention, et voici ce que nous jugeons digne de la nôtre. Vous regardez une âme simple qui se sacrifie, et nous, nous regardons des pierres. La grandeur et la beauté morales sont le spectacle que vous aimez ; la grandeur et la beauté matérielles sont le spectacle qui nous plaît. Un seul acte de ce culte que vous avez appelé vous-même le culte en esprit et en vérité vous distrait des splendeurs du culte tout extérieur qui se célèbre dans cette enceinte ; et nous, ces splendeurs visibles emportent nos regards bien loin du culte en esprit et en vérité, le seul qui honore notre Père. Et non seulement notre instinct nous attire d’un autre côté que vous, mais vos avertissements mêmes ne nous ramènent pas. Vous nous avez dit : Voilà ce qu’il faut admirer ; et nous disons, nous : Voilà ce que nous admirons.

A ces paroles, à ces pensées du moins, Jésus-Christ a répondu : Est-ce là ce que vous regardez ? Que n’aurait-il pas pu ajouter encore ? Par combien d’arguments, s’il l’eût jugé convenable, ne pouvait-il pas réprimander et la distraction des disciples et leur préoccupation ! Mais notre Seigneur était sobre de paroles et n’argumentait pas beaucoup. Un mot à l’ordinaire, un argument entre tous, lui suffisait, mais péremptoire, décisif, et atteignant, comme il a été dit de la parole divine en général, les dernières divisions de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles. Il ne dit donc qu’une seule chose, et la voici : Les jours viendront qu’il ne sera pas laissé de cette maison pierre sur pierre qui ne soit renversée.

Il s’agit évidemment d’une destruction instantanée, violente, furieuse, et non pas de celle que les années et les siècles consomment insensiblement. Cette destruction sera l’œuvre d’un ennemi plus impatient que le temps. Et comme il ne peut entrer dans la pensée de personne que ce temple soit démoli par le peuple qui l’a élevé, qui en fait sa gloire et y voit le foyer de sa nationalité, c’est donc d’un autre peuple qu’il s’agit, c’est d’une invasion, d’une conquête ; ce seul mot ouvre donc à la pensée des disciples une perspective d’opprobre, de ruine et de désolation ; ce mot renferme peut-être la prophétie d’une totale extermination du peuple et du nom juif. Le divin prophète ne garde le silence que sur un point ; il ne dit pas quand ces choses arriveront : Les jours viendront, dit-il ; mais bientôt après, laissant un libre essor à la prophétie qui bouillonne dans son sein, il fait trop bien comprendre à leurs cœurs angoissés que cet avenir n’est pas loin, qu’ils y sont personnellement intéressés, et que ce temple, tout jeune encore parmi les monuments, puisqu’il est bâti depuis moins de cinquante ans, n’en verra pas cinquante autres encore.

Mais quand la destruction du temple ne supposerait pas la ruine du pays et l’extermination du peuple, et quand rien de tout cela ne serait imminent, la réponse de Jésus-Christ n’en serait pas moins pleine de sens et de force. Admettons encore que la destruction du temple doive être l’œuvre lente et silencieuse des années ; il n’en est pas moins vrai qu’en disant à ses auditeurs une chose que d’ailleurs ils savent trop bien, c’est-à-dire qu’un jour il ne restera pas pierre sur pierre de ce magnifique édifice, notre Seigneur justifie pleinement cette répréhension aussi grave que douce : Est-ce là ce que vous regardez ?

Admirable argument, qui les renferme tous. L’éternité et la vérité sont inséparables, ainsi que l’erreur et la caducité. Tout ce qui est vrai est éternel, tout ce qui n’est pas éternel n’a de l’être que l’apparence et le nom. Dieu a fait tout ce qui paraît de ce qui ne paraissait point. L’esprit, dont le foyer est Dieu, existait avant la matière, sans la matière ; la matière n’a été créée que pour servir d’instrument à l’esprit créé, de forme à sa vie, d’objet à son activité. Mais elle n’a point de valeur intrinsèque, absolue ; elle tire toute celle qu’elle a de son but et de son emploi. L’esprit seul, issu de Dieu, semblable à Dieu, capable de s’unir à Dieu, l’esprit seul est immortel, parce qu’il est digne de l’être. Un seul esprit vaut tous les mondes ; ou plutôt tous les mondes ensemble, actuels et possibles, ne peuvent se comparer, se mesurer à un seul esprit. L’esprit seul mérite par lui-même la principale attention de l’homme, puisqu’il a obtenu la principale attention de Dieu ; et d’autant que l’esprit et tout ce qui tient à l’esprit est invisible, on peut dire avec vérité qu’il n’y a que les choses invisibles qui méritent qu’on les regarde, et qu’il faut, dans un certain sens, être aveugle pour tout le reste.

Et c’est pourquoi la pite de cette femme, tombant sans bruit dans le tronc des aumônes, méritait plus d’attention que les pierres et les ornements du temple. Ce n’était pas une pite, c’était un mouvement invisible de l’esprit, rendu visible par cette aumône. C’était une grande chose que cette action, une chose plus grande que le temple avec ses degrés, ses péristyles, ses voûtes, ses murailles colossales. Et même, toute comparaison est injurieuse. Les disciples peuvent comparer, s’ils le veulent, la pensée qui a élevé ce temple à la pensée qui fait tomber cette obole des mains de la veuve ; mais ils sont loin d’y songer ; et quand ils y songeraient, nous n’accepterions la comparaison que pour relever l’action de la veuve ; car, entre le prince fastueux qui a bâti cette maison de la surabondance de son trésor ou de la sueur de ses sujets transformée lentement en or, et cette pauvre femme jetant furtivement dans le trésor de la charité le tribut qu’elle a levé sur sa misère, tout ce qu’elle avait pour vivre, dit Jésus-Christ, quelle différence ! Que cette pauvre femme est grande, que ce grand monarque est petit !

Que ce soit dans l’âme de chaque individu qu’il faille chercher la juste mesure et le vrai nom de chacune de ses actions, ou, en d’autres termes, que les actions de l’âme soient les véritables actions, c’est une de ces idées vers lesquelles l’empire des objets sensibles ne nous permet de gravir qu’avec peine, et auxquelles toutefois il faut nous élever si nous voulons être au point de vue de la vérité et de Dieu. Nous appelons exclusivement du nom d’action tout emploi que fait notre volonté de nos forces ou de nos facultés corporelles pour accomplir quelque changement hors de nous ; et nous n’appelons pas actions, mais pensées, sentiments, désirs, ce qui se passe dans notre âme, ou plutôt ce que fait notre âme sans le concours de nos facultés corporelles et sans qu’aucun changement en résulte dans le monde extérieur ; tellement que, quand nous avons eu quelque intention bien déterminée, et que des obstacles tout à fait indépendants de notre volonté nous ont empêchés de la réaliser, nous ne croyons point avoir agi. Et cependant, non seulement ces intentions-là sont des actions (preuve en soit le remords qu’elles nous causent quand elles ont été mauvaises), mais ce sont même les vraies actions ; nos actes extérieurs n’en sont que le témoignage et la manifestation extérieure, et ne sont aux yeux du juge des cœurs, à qui les changements extérieurs importent fort peu, que des gestes plus ou moins expressifs ; ce n’est pas sur ce que nous aurons fait (à prendre ce mot dans son sens matériel), que nous serons jugés, mais sur ce que nous aurons voulu, ou autrement sur ce que nous aurons fait intérieurement, sur les actions de notre âme ; car il n’est pas dit que nous recevrons selon ce que nous aurons fait avec notre corps, mais selon ce que nous aurons fait étant dans notre corps. Nos actions extérieures figureront alors comme des symboles, comme des témoignages ; il ne sera pas indifférent d’avoir fait telle ou telle chose, car premièrement ce sera la preuve que nous avons voulu telle ou telle chose, et en second lieu, ces actions, nées de notre intérieur, auront réagi en bien ou en mal sur notre intérieur, en bien si elles étaient bonnes, en mal si elles étaient mauvaises ; mais en tout cas, c’est l’action intérieure qui sera jugée, c’est le cœur qui sera sondé ; autrement il faudrait admettre que celui qui, conservant ses facultés intérieures, aurait été privé de tout moyen d’action ne serait pas sujet au jugement, et que quand quelqu’un n’aura pas fait tout le bien ou le mal qu’il a réellement voulu faire, ni ce bien ni ce mal ne lui seront portés en compte ; supposition qui ne va pas à moins qu’à annuler toute responsabilité et anéantir toute morale. L’homme juge les actions du dehors, Dieu juge les actions du dedans, ce que l’on exprime ordinairement en disant que Dieu juge le cœur ou regarde au cœur ; et nous-mêmes, pauvres humains, n’y regardons-nous pas autant que nous le pouvons, et ne nous est-il pas arrivé cent fois de réformer en nous-mêmes les jugements de la justice criminelle, en prononçant intérieurement que tel homme, convaincu d’un grave attentat, est réellement moins coupable, vu l’état de sa volonté, que tel autre, convaincu d’un simple délit ? Ainsi donc, tout en continuant à appeler action ce que tout le monde appelle de ce nom, et à distinguer, dans le langage ordinaire, l’action et la pensée, nous sommes autorisés à dire que, dans le fond, nos pensées volontaires sont nos véritables actions, et que nos actions ne sont que des symboles.

Etendons cette idée : tout ce qui est extérieur, visible, matériel, n’est que symbole ; il n’y a de véritable action que les actes de l’esprit ; l’esprit seul fait de véritables actions ; et les changements qu’il produit au dehors de lui, dans le monde des sens, ne font que l’exprimer. Ce sont des actions encore, je le veux ; ne leur ôtons pas ce titre ; mais ce sont des actions purement symboliques, des signes de ce que nous sentons et de ce que nous voulons, ou aussi des moyens d’exercer notre homme intérieur, et c’est là que gît leur importance. Ce que nous disons de nos actions, il faut le dire de nos productions ; elles ne nous font pas être ce que nous sommes, elles l’expriment seulement ; elles le témoignent aux autres et à nous-mêmes ; leur importance s’arrête là ; mais afin que nous ne confondions pas le symbole avec la réalité et le signe avec la chose signifiée, le temps détruit successivement tous ces symboles, quoi que ce soit d’ailleurs qu’ils aient exprimé ; aucun n’est épargné ; la matière subit les lois de la matière, la poudre retourne en poudre ; et ce corps, qui n’est pas nous-mêmes, mais notre forme seulement, ce corps qui est pour nous la première partie du monde des phénomènes, le premier objet comme le premier instrument de notre action extérieure, ce corps change, dépérit, succombe, et nous rappelle à tout moment par ce caractère de défaillance continue, par cette mort incessante, qu’il n’a dans notre existence qu’un rang subordonné et qu’une importance relative.

Loin de nous le rêve insensé de ceux qui ont révoqué en doute l’existence de la matière et la réalité du monde extérieur ; loin de nous de traiter de simples illusions les phénomènes de l’univers ; mais pourtant il y a dans la conscience de l’homme quelque chose qui le contraint d’unir indissolublement l’idée de l’être et celle de l’immortalité ; « ce qui doit finir, a dit un grand orateur, est à peine sorti du néant ; » ce qui n’est pas fait pour durer toujours, de quelle manière, à quel titre existait-il ? L’Ecriture s’est-elle trompée en disant que l’homme chemine parmi l’apparence ; et vos prédicateurs, après elle, se trompent-ils lorsque, dirigeant vos regards vers le monde invisible, ils vous pressent de vous attacher aux seules réalités ?

Non, dans le sens religieux du mot, disons-le hardiment, il n’y a de réel que ce qui est éternel. Tout ce que nous voyons périr, crouler autour de nous, près de nous (et notre corps est une de ces choses qui sont près de nous), n’était pas absolument rien, puisqu’une ombre est encore quelque chose, mais après tout ce n’est qu’une ombre ; tout cela n’était pas absolument rien, puisqu’un symbole est quelque chose, mais enfin ce n’est qu’un symbole. Dieu ne veut pas que nous y soyons trompés, et c’est pourquoi la loi du changement ronge à petit bruit ou renverse avec éclat tous ces symboles ; les plus saints périssent à leur tour ; ce temple aussi, dont les disciples admiraient la masse et la splendeur, ce temple devait périr ; une dispensation vengeresse ne faisait qu’accélérer l’inévitable catastrophe. Et comment ce temple élevé par la main des hommes aurait-il pu ne pas périr, lorsque Dieu destine à la destruction le temple qu’il a lui-même construit ?

L’univers est le premier, le plus saint, le plus magnifique des temples. L’appeler ainsi, c’est lui rendre son nom, c’est donner une raison à son existence ; car si l’univers n’est pas un temple, qu’est-il, je vous le demande ? Or, ce temple dont Dieu lui-même est l’architecte et le fondateur, il doit périr, Dieu l’a dit. Profané comme il est, comment subsiste-t-il encore ? Celui qui, nouveau Samson, mais avec toute la sainteté que Samson n’avait pas, tomba entre les mains sanguinaires des ennemis du peuple de Dieu, ne pouvait-il pas, de sa main divine, ébranler les piliers de cet édifice immense, et ne laisser son innocente vie que sous les ruines de l’univers ? Il ne l’a pas fait ; et après des symptômes passagers de destruction, destinés à avertir l’humanité que la terre elle-même avec ses habitants ne subsistait que par miséricorde, la terre et les cieux raffermis ont continué à voir, dans une imperturbable série, les jours succéder aux nuits et les nuits succéder aux jours, la mer se balancer sous la pression des astres, et les astres eux-mêmes accomplir dans les cieux leurs orbes accoutumés. Mais la sentence n’est que retardée ; la terre, comme un malheureux navire qui brûle en pleine mer, doit, au milieu de sa navigation immense, disparaître dans la flamme et dans la tempête, devenir elle-même un cadavre et une cendre après avoir englouti tant de cadavres et de cendres, et ne subsister que comme un éternel et mélancolique souvenir dans la mémoire des célestes intelligences qui assistèrent à sa naissance et qui auront vu son trépas. Que dis-je ? ce temple même, à l’architecture mobile, où la terre tient si peu de place, doit s’abîmer tout entier dans un océan de feu, afin qu’une catastrophe si facile et si rapide confirme à tous les esprits créés ce principe éternel du gouvernement divin : la matière pour l’esprit, l’esprit pour la vérité et pour Dieu. Ainsi, de ce temple comme de l’autre, il ne restera pierre sur pierre. Est-ce donc là ce que vous regardez ? Et en effet, s’il ne faut pas regarder ce qui doit périr, faut-il regarder, plus qu’autre chose, ce monde qui s’en va périr ?

Patients investigateurs des mystères de la nature, prétendons-nous vous condamner ? Non, certes, si c’est l’esprit que vous cherchez dans la matière, si, à travers le visible, c’est l’invisible que vous regardez, et dans cet univers l’auteur de l’univers ; mais s’il n’en est pas ainsi, Jésus-Christ vous dit à vous comme aux disciples : Est-ce là ce que vous regardez ? Je veux que votre admiration soit plus réfléchie et votre curiosité plus savante ; mais qu’importe si votre curiosité s’arrête en chemin et si votre admiration se trompe d’objet ? Je consens que vous regardiez ce que vous regardez ; mais c’est d’en haut et non d’en bas qu’il faut le regarder, et l’on voit mal ou l’on voit inutilement tout ce qu’on ne voit pas en Dieu. Qu’admirez-vous dans toutes ces merveilles, si vous n’y admirez pas une pensée, et par conséquent une pensée de Dieu ? Expliquez-vous ; ne nous laissez pas dans le doute sur la droiture de votre sens. Jusque-là nous vous dirons toujours : Est-ce là ce que vous regardez ? Un bûcher funèbre, un tombeau mystérieux attendent pour l’engloutir le monde des astronomes, le monde des physiciens, le monde des géologues ; au séjour de la réalité, aux sources de l’être, il ne sera plus question des phénomènes changeants ; tout aura été consumé, hormis la pensée qui leur donna naissance et qui leur dicta des lois : si cette pensée n’a pas été l’objet de vos regards, qu’avez-vous regardé ?

« Ce ne sont pas, dites-vous, des phénomènes, ce sont des lois que nous avons regardées, et une loi est une pensée. » C’est ici que nous vous attendions. Dites-nous donc positivement que c’est la pensée de Dieu, sinon nous dirons que c’est la vôtre, votre sagacité, votre pénétration, votre esprit de découverte, et que, par conséquent, c’est vous-mêmes que vous avez regardés, en sorte que la nature entière n’a été qu’un miroir pour l’orgueil de votre intelligence. Digne objet de regard qu’une sagesse qui ne veut pas relever de Dieu ! Digne sujet d’admiration que l’homme détaché de Dieu ! Mais au fait, je me trompe, il y a bien de quoi regarder. Les monstres n’ont pas moins que les prodiges le droit de fixer, du moins pour un moment, nos regards épouvantés. Ainsi donc, après avoir regardé ce monde sans y voir Dieu, regardez ce regard lui-même. Il n’est pas moins digne de votre attention que les merveilles de l’univers. L’univers lui-même pourrait le regarder. La création, si elle avait une âme et une voix, se récrierait à la vue d’un si effrayant prodige. La nature, qui en renferme un si grand nombre, n’en a certainement point de pareil ; car ses monstres mêmes réalisent quelque loi ; mais le monstre dont nous parlons, l’horrible merveille de l’homme sans Dieu, aucune loi ne saurait l’expliquer.

Ceci nous conduit aussi près que possible d’une importante application des paroles de Jésus-Christ. Il se trouve assez de gens qui méprisent la grandeur matérielle et l’éclat visible. Ils s’en piquent du moins, et c’est déjà quelque chose. Mais sur quoi tournent-ils leurs regards ? Quel est l’objet de leur admiration ? Si c’est l’intelligence, ou ce qu’on a trouvé à propos d’appeler l’esprit, c’est-à-dire la vie, le reproche de Jésus-Christ les poursuit encore : Est-ce là, leur dit-il, ce que vous regardez ?

L’intelligence, quelle que soit sa dignité, n’est pas autant au-dessus de la matière qu’elle est au-dessous de la charité. En faisant ces distinctions et en mesurant ces distances, nous ne prétendons pas séparer ce que Dieu lui-même a uni. Nous savons que la sainteté, ou, comme quelques-uns la nommeraient plus volontiers, la moralité, ne saurait exister sans l’intelligence, et que l’être qui ne pense point n’est point un être moral. Nous devons croire pareillement que l’intelligence créée est nécessairement unie à des organes, puisqu’elle le sera dans le séjour même de la consommation ; tellement que l’homme, dans l’intégrité de son idée, est un être à la fois physique, intellectuel et moral : réduit à un seul, ou même à deux de ces éléments, ce ne serait plus l’homme. Mais si, malgré l’intime union de l’intelligence et du corps, il est permis d’affirmer qu’il n’y a nulle comparaison à faire entre le corps et l’intelligence, vous ne vous étonnerez pas que nous disions que le principe moral, quoique inséparable du principe intelligent, lui est supérieur de beaucoup. Un rapport se conçoit très bien entre le supérieur et l’inférieur ; seulement c’est un rapport ou une union de subordination. Or le rapport de l’intelligence à la moralité est le même que celui du corps à l’intelligence ; le corps est l’instrument de l’intelligence, et l’intelligence à son tour est l’instrument de la moralité ; à moins qu’on ne veuille dire (et pourquoi non ?) que le corps et l’intelligence, inégaux entre eux* sont ensemble, et l’un par l’autre, les deux instruments de la moralité. Celle-ci est donc le but, ceux-là sont les moyens. Moyens nécessaires, je le veux, mais toutefois simples moyens. Je ne vais pas même, en parlant ainsi, aussi loin que va l’Ecriture ; c’est elle qui a dit : Craignez Dieu, et gardez les commandements, car c’est là tout l’homme[r] ; si c’est là tout l’homme, qu’est-ce que tout le reste ? Mais nous comprenons Salomon : tout l’homme, c’est toute sa destination, toute la raison de son existence, toute sa gloire devant Dieu.

[r] Ecclésiaste 12.15

Le prix qu’a payé pour notre salut le divin Amour devait sans doute racheter ou sauver notre intelligence en même temps que notre cœur ; mais quel a été le but de l’envoi du Sauveur ? Est-il venu expier les erreurs de notre jugement ou les torts de notre volonté ? Est-il venu nous apprendre à bien raisonner ou à bien agir ? A-t-il voulu faire de nous des savants ou des saints ? Ce seul fait établit assez la vérité que je vous propose ; et sans ce fait, j’ose m’en assurer, votre conscience l’établissait. La gloire de l’homme est dans la rectitude et le bon emploi de sa volonté ; et la gloire de l’intelligence est de servir au triomphe du principe moral.

Or, il n’est pas besoin, même aujourd’hui, d’établir à grands frais de raisonnement la supériorité de l’intelligence sur la matière, quoique la matière triomphe dans bien des cœurs et même dans bien des théories. Mais il est besoin peut-être de réprimer l’enthousiasme du savoir et l’orgueil de l’intelligence. Il est besoin de dire aux hommes que si leur asservissement à la matière est une dégradation, la subordination de la moralité à l’intelligence est une autre dégradation ; que l’homme le plus intellectuel, s’il n’est rien de plus, n’est qu’une bête intelligente ; que les triomphes d’une intelligence démoralisée ne sont point essentiellement différents des triomphes de la force brutale ; et que l’excessive admiration du génie part du même principe que cette convoitise des yeux, enveloppée par un apôtre dans la même condamnation que la convoitise de la chair et que l’orgueil de la vie.

Il est un fait qu’on ne peut ni contester ni absoudre, c’est qu’en tout pays, mais peut-être surtout dans certains pays, les talents de l’esprit ont obtenu grâce pour les torts les plus graves de la conduite, et que quand ces talents ont été supérieurs, transcendants, ils ont jeté sur tout le reste le voile le plus épais. Tel homme n’aurait compté dans la société que comme un misérable, s’il avait manqué d’esprit ; mais avec beaucoup d’esprit on n’est point un misérable ; tout le monde l’eût évité, mais il a de l’esprit, et tout le monde le recherche. On le voit du moins d’un autre œil que tel autre homme qui n’étale pourtant pas de plus mauvaises mœurs et qui n’affiche pas de pires maximes ; on ira même jusqu’à dire qu’une certaine régularité morale est incompatible avec le génie, et qu’on aurait trop à faire d’avoir à la fois beaucoup de talent et beaucoup de vertu.

Il est un autre fait qu’on ne peut ni contester ni absoudre : c’est que la simplicité d’esprit, l’ignorance même involontaire, ou un certain travers dans le jugement, exposent un homme à un mépris quelquefois insultant, quelles que soient la pureté de ses mœurs et la bonté de son caractère. On reconnaîtra peut-être ses bonnes qualités, et même on les mentionnera, mais comme des circonstances atténuantes. On conviendra peut-être que cet homme est un homme selon le cœur de Dieu, mais on ne cherchera pas à se réchauffer à son foyer, à emprunter de lui cette sagesse entre les parfaits, qui, selon l’Ecriture, éclaire les plus simples, et que les plus simples enseignent aux plus savants. Il n’a pas d’esprit, ainsi donc il ne compte pas. Qu’il ne fût pas recherché pour sa conversation, c’est-à-dire qu’on ne lui demandât pas ce qu’il ne peut donner, cela irait sans dire ; mais non, ce n’est pas tout ; il a tort de n’avoir pas d’esprit, comme cet homme apparemment a tort de n’avoir pas ajouté une coudée à sa taille, comme cet autre, je le présume, a tort d’être pauvre… Vous vous récriez ; mais réfléchissez auparavant. Est-il vrai ou ne l’est-il pas que la pauvreté nous expose au mépris de certaines âmes, comme la richesse nous recommande à leurs respects ? Cela est inconcevable, absurde, mais cela est ; or le mépris de la pauvreté intellectuelle a-t-il quelque chose de plus absurde, de plus inconcevable que le mépris de l’autre ? et si les âmes tout à fait vulgaires sont capables de mépriser l’homme dénué des biens matériels, d’autres âmes, plus élevées d’un degré, ne seront-elles pas capables de vouer au mépris ou du moins au dédain les hommes dénués des avantages de l’intelligence ?

L’idolâtrie moderne a élevé deux autels vers lesquels s’empresse une foule d’adorateurs ; un de ces autels est celui de la matière, l’autre celui de l’intelligence. Sur l’un comme sur l’autre on offre des victimes humaines, car tous les cultes idolâtres sont des cultes meurtriers. L’adoration de l’esprit a sa barbarie comme l’adoration de la matière. L’homme d’esprit trouve son compte à ne rien épargner. Celui qui méprise le plus passe pour avoir le plus de sagacité. On a pu dire que le cœur a souvent de l’esprit, mais l’esprit n’a point de cœur. Dans les voluptés effrénées de l’esprit, comme dans les voluptés effrénées des sens, le cœur se dessèche, l’homme devient cruel. Il faut tout dire : il devient même stupide. Il y a tant de choses dont on ne peut juger qu’avec le cœur, que, le cœur venant à manquer, il faut de toute nécessité que la raison déraisonne. Pour connaître à quel degré le cœur rend intelligent, à quel degré aussi le culte de l’esprit abaisse l’intelligence, placez vis-à-vis d’un cas de conscience un homme d’esprit et un homme de piété. Ta loi, ô mon Dieu, donne de la sagesse aux plus simples ; t’a-t-on regardé, on en est illuminé ![s]

[s] Psaumes 119.130

Et c’est pourquoi, dans nos jours, l’ivresse des triomphes intellectuels me fait presque autant de peur que l’entraînement si général vers les jouissances matérielles. Et c’est pourquoi je voudrais diriger vos regards avec les miens du même côté vers lequel notre divin Maître cherchait à tourner ceux de ses disciples. Pauvre veuve de l’Evangile, humble femme que mon Sauveur a d’un seul mot rendue à jamais célèbre, faites encore tomber votre pite, vos laborieuses sueurs mêlées peut-être de vos larmes, dans le tronc de la charité. Dites-nous, si votre humilité vous le permet, ou plutôt puisque notre intérêt l’exige, quel mouvement de votre âme a fait couler de votre indigente main vers d’autres indigents cette partie de votre nécessaire, ou, comme vous pourriez nous le dire, cette partie de votre chair. Nos yeux sont rassasiés des magnificences du sanctuaire symbolique : ouvrez-nous le sanctuaire de votre âme, et découvrez-nous d’autres magnificences. Montrez-nous vos souffrances se transformant en pitié, votre misère vous donnant des yeux pour voir la misère d’autrui ; faites-nous lire dans cette âme généreuse, prenant pour elle des préceptes qui, pauvre comme vous êtes, ne vous regardaient peut-être pas ; dites-nous quelle reconnaissance vous éprouvez de ce que Dieu vous a donné une pite pour la donner ; mettez-nous dans le secret du surcroît de labeur qui l’a gagnée, de la prière peut-être qui l’a obtenue, de toute cette vie, à la fois heureuse et douloureuse, de fatigues et de renoncement ; admettez-nous en tiers dans ces communications glorieuses que vous entretenez, au sein de votre obscurité, avec le Dieu de toute consolation. Oh ! j’ai besoin de reposer mes regards de tant d’éclat passager et mes oreilles de tant de bruit inutile ; les pompes de la puissance, les pompes de l’esprit, autre puissance plus altière et plus tyrannique, m’étourdissent et me fatiguent ; mon cœur vide et affamé a besoin de substance, de réalité, et la réalité, la substance sont là : chez vous, pauvre femme abandonnée des hommes et visitée de Dieu ; mais chez vous surtout, ô mon divin Sauveur, en qui il n’y a ni forme ni éclat ; chez vous qui avez dit : Je suis un ver et non pas un homme[t], et qui n’en êtes pas moins le Seigneur à la gloire de Dieu le Père !

[t] Psaumes 22.7

Car c’est là en effet, c’est en Jésus-Christ que triomphe l’esprit dans l’anéantissement de la chair, et que dans l’absence de toute grandeur, la vraie grandeur, la grandeur de l’esprit, paraît. Il n’y a rien en lui, à le voir, qui nous le fasse désirer[u] ; mais qui parle de voir ? il s’agit de sentir. Fermez les yeux du corps, ouvrez les yeux de l’âme, et vous direz avec Pascal : « Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur, et qui voient la sagesse ! » Voilà, pour le coup, voilà le vrai temple du vrai Dieu. Un temple de marbre, étincelant d’or, retient vos yeux loin du temple vivant, où réside la plénitude de la divinité. Est-ce là ce que vous regardez ? Pouvez-vous regarder autre chose quand la Charité est là ? Or la charité est la gloire de l’esprit ; elle est la gloire même de Dieu ; et celui en qui réside la suprême charité vous représente par là même la suprême grandeur. Voilà ce qu’il faut regarder, et regarder éternellement.

[u] Esaïe 53.2

Ah ! si vous ne les approuvez pas, vous les comprendrez du moins, ceux qui, ayant vu des yeux de la foi Jésus-Christ, la charité vivante et personnifiée, n’ont plus voulu regarder autre chose. Ils se trompaient ; mais toutes les erreurs ne sont pas égales : entre celui qui regarde Jésus-Christ et ne regarde plus rien, et celui qui regarde tout excepté Jésus-Christ, qui de vous pourrait hésiter ? Mais ce que vous comprendrez et ce que vous approuverez, c’est qu’après avoir vu Jésus-Christ on prenne en pitié ceux qui ne le regardent pas ; c’est que l’on dise, comme lui-même, à ceux dont toutes les grandeurs périssables de la matière et de l’esprit enlèvent tour à tour le regard : Est-ce là ce que vous regardez ? Du point de vue de l’éternité, l’herbe des champs est égale en durée, égale en grandeur, à tous ces monuments, et même à toutes les plus hautes conceptions de l’intelligence ; car dans le naufrage universel, toutes choses périront qui ne se trouveront pas unies à Dieu, seul au-dessus de tous les naufrages ; toutes choses, ai-je dit, et même vos pensées. Pyramides ou systèmes, n’importe ; Alpes chenues, rêves plus élevés que les plus hautes montagnes, vous périrez ensemble ; Dieu seul est immortel, et ne communique son immortalité qu’à ce qui lui est conforme, à ce qui lui est uni. L’obéissance dans l’humilité, l’obéissance par l’amour, voilà ce qui ne périt jamais ; les dons de la nature sont révocables, les dons de la grâce sont immortels.

C’est aussi dans ce sens que Jésus-Christ a mis en évidence la vie et l’immortalité, et la grandeur du christianisme est d’avoir réduit à leur valeur les choses visibles et remis dans leur rang les choses invisibles. Ce caractère est même si saillant que le christianisme ne semble pouvoir être compris et reçu que comme le règne de l’esprit et le triomphe de l’invisible. Mais le christianisme a pris une forme dans le monde ; il est devenu visible ; en traversant les siècles, en se propageant dans le monde, il a pris place parmi les choses que le monde regarde ; et outre cette grandeur d’espace et de durée, qui lui concilie de la part des plus indifférents une sorte de respect, il a, par sa grandeur intellectuelle, je veux dire par la grandeur des idées qu’il exprime et de celles qu’il fait naître, captivé les regards et l’admiration des penseurs. Le voilà grand à la façon du monde. Prenons garde de l’admirer surtout à cause de cette grandeur-là. Craignons que sa vraie grandeur ne nous échappe. Ne laissons pas nos regards s’égarer, et n’obligeons pas Jésus-Christ à nous dire encore : Est-ce là ce que vous regardez ? Quel serait notre malheur si nous n’étions entrés dans l’empire de l’invisible que pour nous enchaîner au visible avec plus de sécurité, et si dans le royaume de l’esprit nous n’avions su trouver que le monde ? Quel malheur si, nous fiant à ces paroles vaines et creuses : Le temple de l’Eternel ! le temple de l’Eternel ! le temple de l’Eternel ! nous négligions, comme le dit le prophète au même lieu, de corriger notre vie et nos actions[v] ? Regarder uniquement cette double grandeur, matérielle et intellectuelle, du christianisme, c’est vraiment, comme les premiers compagnons de Jésus-Christ, attacher nos regards sur des pierres. Vastes pensées, traditions séculaires, éclatants souvenirs, ce sont des pierres que tout cela, des matériaux froids, durs et morts. Il est d’autres pierres, il est des pierres vives, qui forment les unes avec les autres un édifice spirituel et un saint sacerdoce[w]. Du nombre de ces pierres vives était probablement cette femme dont Jésus-Christ avait remarqué la généreuse aumône ; de ce nombre sont toutes ces âmes sincères et humbles, que la pénitence a fait naître à une nouvelle vie, cachée avec Christ en Dieu ; âmes dont quelques-unes peut-être n’ont rien pu donner à Dieu qu’elles-mêmes, mais se sont données franchement à lui. Voilà ces belles pierres et ces dons magnifiques qu’il faut que nous regardions ; cherchons-les ; cherchons, au-dessous de ce monde bruyant que la vanité emporte, comme au-dessous de la majesté extérieure du culte, au-dessous des formes peut-être imposantes de l’établissement religieux, cherchons ce monde secret, en quelque sorte souterrain, ces catacombes de l’humilité, où se célèbre, dans le silence, le culte en esprit et en vérité, et où se pratique la religion pure et sans tache. Là nous attend un spectacle spirituel dont la beauté ravira nos cœurs ; l’humilité, le pardon, l’aumône, la patience, la prière, le dévouement à Dieu, la soif de la justice, le zèle pour la gloire divine, telles sont les magnificences de ce sanctuaire, magnificences que le contraste rend plus éclatantes encore, quand c’est un pauvre, un esclave, un ignorant, un enfant, que dis-je ? un malfaiteur repentant, qui nous les montre en sa personne. Oh ! qu’un sincère amour de la grandeur véritable est encore loin de notre cœur ! que l’obscurité, la tristesse quelquefois, qui enveloppe cette beauté, nous rebute facilement ! que nous restons volontiers là où est le bruit et l’orgueil ! que nous sommes encore charnels ! que nous sommes peu propres encore pour ce royaume de Dieu, qui est le royaume de l’esprit ! que nous avons encore à changer, à grandir, si ce n’est pas à naître ! Une puissance au-dessus de la nôtre, au-dessus de toute puissance humaine, peut seule nous soulever jusqu’au point de vue d’où tout ce qui est petit paraît petit, d’où tout ce qui est grand paraît grand. Mais ne pouvons-nous du moins demander dès à présent à celui qui dispose de cette puissance d’en disposer en notre faveur, et de nous donner enfin, comme il les a donnés à d’autres, ces yeux du cœur qui voient la sagesse[x] ?

[v] Jérémie 7.4-5
[w] 1 Pierre 2.5
[x] Ephésiens 1.18

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