Méditations évangéliques

L’Unité de la Loi

Celui qui aura observé toute la loi, s’il vient à pécher dans un seul commandement, il est coupable comme s’il les avait tous violés. Car celui qui a dit : Tu ne commettras point adultère, a dit aussi : Tu ne tueras point. Si donc tu ne commets pas adultère, mais que tu tues, tu es transgresseur de la loi.
(Jacques 2.10-11)

Quand vous prodiguez au riche les témoignages d’une servile déférence, et au pauvre les marques d’un injuste mépris, la loi s’élève contre vous ; la loi même, sans qu’il soit besoin que personne lui prête sa voix, la loi vous accuse de transgression[h]. Vous avez transgressé la loi ; vous avez franchi, sur ce point, les limites de l’enceinte sacrée où la loi vous tenait enfermés ; vous avez changé de terrain, vous êtes sur le terrain de l’ennemi, alors même que vous auriez été, à tous les autres égards, de scrupuleux observateurs de la loi. Car tel est le principe : dans chaque violation particulière de la loi, la loi tout entière est en souffrance, la loi tout entière est violée : quiconque, ayant observé toute la loi, pèche sur un point, est coupable ou responsable de tous.

[h] « Si vous avez égard à l'apparence des personnes, vous commettez un péché, et vous êtes condamnés par la loi comme des transgresseurs. » (Jacques 2.9)

Ainsi s’introduit dans le discours de l’apôtre, et vient prendre place dans l’ensemble des vérités évangéliques, une sentence effrayante qui semble anéantir d’un seul coup, non seulement la moralité des mondains, mais la justice même des vrais justes. Nous n’aurons garde de l’affaiblir au gré de nos terreurs ou de nos lâchetés ; mais nous ne devons pas non plus en exagérer la portée, encore moins en altérer le sens ; nous ne voulons pas, esclave des mots, trahir la pensée de l’apôtre, et mettre à sa charge un paradoxe révoltant et insoutenable.

Personne au monde, pas même saint Jacques, ne parviendrait à nous faire croire qu’il soit absolument égal d’avoir violé un seul des commandements de la loi, ou d’avoir foulé aux pieds toutes les prescriptions dont la loi se compose. La conscience, le bon sens éprouvent, pour une telle exagération, la plus invincible répugnance. Nous ne saurions avoir pour un homme qui n’a qu’un vice le même sentiment que pour celui qui, s’il était possible, les réunirait tous. Cette différence d’impression n’est pas trompeuse. Elle est fondée en secret sur le respect de la loi. Nous voulons en sauver ce que nous pouvons. Et si une violation de toute la loi n’était pas plus grave à nos yeux que la négligence d’une de ses parties, ce serait une preuve sans réplique que la loi nous est indifférente.

Les conséquences d’une telle erreur la condamnent d’ailleurs assez. Il en résulterait, en effet, qu’une fois qu’on a, sur un point, transgressé la loi de Dieu, il n’y a pas de raison pour se contraindre sur les autres ; qu’à faire pis on ne risque rien ; qu’à faire le mieux possible, il n’y a rien à gagner ; et qu’autant vaut, après avoir un moment suivi le désir de son cœur, le suivre jusqu’au bout, le suivre toujours.

L’apôtre, le frère du Seigneur, n’a pu avoir de telles pensées. Rendons-nous compte de ce qu’il a voulu, pour bien comprendre ce qu’il a dit.

Il avait vu (nous nous en sommes assurés en étudiant le chapitre précédent), il avait vu la religion confondue par plusieurs avec les solennités du culte ; il avait vu la religion, qui consiste à s’enquérir des veuves et des orphelins et à se maintenir à l’abri des souillures du monde, réduite à l’accomplissement tout extérieur de quelques rites. C’était un choix entre la forme, qui est aisée, et le fond, qui est difficile. Ce choix, qui se fait entre le culte et la morale, peut se faire aussi, dans une même enceinte, dans celle du culte ou dans celle de la morale, entre les devoirs faciles et les devoirs incommodes. Laissons le culte et ne voyons que la morale. Rien n’est plus commun, rien aussi n’est plus naturel (selon notre mauvaise nature), que de nous attacher, parmi les devoirs de la morale, à ceux-ci plutôt qu’à ceux-là, de nous consoler d’un précepte négligé par la pensée de plusieurs autres soigneusement accomplis, de nous dire enfin que si notre obéissance n’est pas complète, il s’en faut peu, un seul point nous manquant, qui n’est pas peut-être au nombre des plus essentiels. Il s’agit, en un mot, de l’abandon ou du sacrifice d’une des parties de la loi ; d’un péché réservé, sinon expressément, mentalement du moins ; d’une portion du domaine de Dieu, disputée à Dieu par notre cœur rusé et désespérément malin. Dès ce moment, vous devez commencer à comprendre saint Jacques ; et si vous ne pénétrez pas toute sa pensée, vous êtes du moins en état d’écarter une interprétation absurde et funeste. Il n’est pas égal, ni en soi ni devant Dieu, de pécher sur un seul point ou de pécher sur tous à la fois ; mais d’un autre côté, il est faux, il est malheureux de s’imaginer que la loi puisse être scindée, fractionnée, et que la négligence d’un point de la loi ne nous compromette, en nous-mêmes et devant Dieu, que précisément à l’égard de ce point-là. En d’autres termes, ce fonds de réserve que nous croyons avoir dans les devoirs accomplis, est imaginaire ; cette balance que nous prétendons établir entre notre actif et notre passif moral, est purement chimérique ; et dans la violation d’un seul des commandements de la loi, toute la loi est en souffrance, toute la loi est violée. C’est ce que saint Jacques exprime énergiquement lorsqu’il nous dit : Celui qui garde toute la loi, un point seul excepté, est coupable (ou comptable) de tous.

La violation de toute la loi renfermée dans la transgression d’un seul de ses préceptes, voilà ce que nous posons après l’apôtre, et pour le prouver, nous vous faisons considérer, avant tout, que la loi est essentiellement une et indivisible. Il n’y a pas autant de lois qu’il y a de préceptes ; il y a beaucoup de préceptes et une seule loi, dont les préceptes sont les parties ou, pour mieux dire, les membres ; car ils sont tous avec la loi dans le même rapport que les membres avec le corps humain. Et de même que c’est moi qui suis atteint, moi qui souffre, moi qui ai sujet de me plaindre lorsque, avec un instrument meurtrier, on blesse une de mes jambes, un de mes bras, ou ma tête, moi, dis-je, et non pas seulement ma tête, ma jambe ou mon bras, de même la loi, la loi elle-même, est blessée dans chacun de ses membres, je veux dire dans chacun des devoirs particuliers dont elle se compose[i]. Car, avant d’être diverse, la loi est une, de même que je suis un avant d’être divisé et pour ainsi dire multiplié dans mes membres et dans mes organes. De même que je suis tout entier dans chacune des parties de mon être, puisque, à mesure qu’une de ces parties est en souffrance, je sens que c’est moi qui souffre, de même la loi est en souffrance, à mesure qu’une de ses parties subit quelque altération et reçoit quelque dommage. Car, de même que je dis moi, la loi aussi, en quelque sorte, peut dire moi ; elle a, comme l’homme, un centre d’où tout part et où tout vient aboutir.

[i] On pourrait aussi bien se représenter ces devoirs particuliers comme les instruments que comme les parties intégrantes de la loi.

Et qu’on ne vienne pas nous dire : « Ce centre, ce moi de la loi, quel est-il, et comment le nommez-vous ? » Qu’importe son nom ? Avez-vous besoin qu’on vous nomme ce je ne sais quoi que chaque homme, parlant de soi-même, appelle moi ? Qui le pourra jamais ? Qui l’essayera ? Douterez-vous, à cause de cela, que l’homme ne soit un ? N’êtes-vous pas parfaitement certains qu’un homme n’est ni deux, ni trois, mais un ? Et la pluralité de vos facultés, de vos organes et de vos membres vous a-t-elle jamais fait penser que vous étiez plusieurs ? En arrière de toutes vos qualités, de toutes vos parties, il y a quelque chose qui n’est ni une de ces qualités, ni une de ces parties, ni même toutes ces qualités et toutes ces parties ensemble ; ce quelque chose, vous l’appelez moi. Moi est-ce un nom ? pas du tout ; et parce que vous ne pouvez pas le nommer, n’est-il rien ? Raisonnez de même au sujet de la loi. Chacun de ses membres ou de ses préceptes a un nom : elle-même n’en a point. Est-ce à dire qu’il n’y ait que des préceptes et point de loi ? Mais en vertu de quoi les préceptes, alors, seraient-ils des préceptes ? A quoi les rattacher ? comment les faire tenir en l’air ? Quand vous aurez trouvé le secret de faire subsister mon imagination, ma sensibilité, ma mémoire, mes membres, ma vie, indépendamment de moi et en me retranchant, quand vous pourrez conserver tout cela en vous passant du moi ou de la personne, vous aurez trouvé aussi, je n’en doute pas, le secret de faire subsister les préceptes en supprimant la loi. Il y a donc aussi, en arrière des préceptes, quelque chose qui fait et qui veut que les préceptes soient des préceptes, quelque chose sans quoi il n’y aurait point de préceptes, quelque chose qui les embrasse et les soutient tous, et ce quelque chose c’est la loi. Ici la diversité sans l’unité est un pur néant. Dès qu’il n’y a que des devoirs particuliers, il n’y a point de devoirs ; mais aussi dès que les préceptes particuliers sont à la loi ce que les membres sont au corps humain, il est impossible de pécher contre un seul de ces commandements, sans que la loi, qui est le centre des commandements, en souffre, sans que la loi en soit ébranlée. C’est la pensée de l’apôtre ; mais il ne l’exprime pas ainsi ; il dit : Vous ne pouvez en violer un seul sans être coupable (ou comptable) de tous ; il veut dire : Vous ne pouvez violer un devoir, sans avoir atteint le principe de tous les devoirs, ou sans les avoir tous atteints dans leur principe.

Et encore, dans ce rapprochement si légitime entre la loi et le corps humain, il y a une distinction à faire, et cette distinction est toute à l’avantage de l’apôtre. Bien que l’homme lui-même, ou, si vous voulez, le centre invisible et mystérieux de chaque être humain, souffre dans chacun des membres qui éprouve quelque souffrance, la vie n’est pas toujours menacée, au moins immédiatement. Il en est autrement de la loi ; violez un devoir quelconque, vous menacez l’existence même de la loi ; car tous les devoirs, en tant que devoirs, sont égaux ; la loi n’a que des commandements absolus, et tout ce qu’elle commande est nécessaire ; il peut y avoir dans le corps humain des parties nobles, et l’on se rassure, dans des accidents graves et douloureux, lorsque aucune des parties nobles n’est atteinte ; mais la loi n’a que des parties nobles, la loi par conséquent ne peut recevoir que des blessures mortelles.

La loi morale, si vous l’aimez mieux, est une arithmétique où il n’y a que des nombres entiers, point de fractions. S’il y avait des demi-devoirs, on comprend que le principe de la loi pût être inégalement compromis. Mais il n’y en a pas ; on doit ou l’on ne doit pas, voilà l’unique distinction ; en sorte que, sur quelque point que la loi reçoive une atteinte, la souffrance, le dommage, quant au principe, est le même ; et pour revenir encore à une image que nous ne pouvons ni ne voulons éviter, la loi n’est que cœur, la loi est tout cœur : de quelque côté, de quelque manière qu’on frappe, c’est le cœur qui est frappé, et le cœur c’est la vie.

Prenez garde que j’ai toujours parlé du principe de la loi, de l’idée de la loi ; je n’ai pas dit que, pratiquement et dans tous les cas, un péché ait les mêmes conséquences, la même gravité de fait qu’un autre péché ; si je regarde aux conséquences immédiates et aux cas individuels, je puis voir des différences, et je les vois ; dans le principe, je n’en vois pas ; une transgression est, sous ce point de vue, égale à toute autre transgression, une seule à toutes ensemble ; et je ne finirai pas ce discours, sans avoir montré que toujours, plus ou moins, le principe se réalise dans les conséquences, l’idée dans la vie.

Au reste, si cette espèce de démonstration restait obscure pour quelques-uns de vous, voici qui n’est pas obscur. Voici un argument que je trouve au fond de votre propre pensée, et que je vous emprunte. Vous allez voir que dans cette cause vous témoignez contre vous-mêmes. N’est-il pas vrai que vous imputez hardiment à un homme tout le bien qu’il n’a pas fait, mais qu’il eût fait s’il l’eût pu, si l’occasion ne lui en avait pas manqué ? J’accorde que vous ne savez pas ce qu’il aurait fait et qu’il ne le sait pas bien lui-même : Dieu seul le sait. Mais cela ne fait rien au principe. Vous pouvez le poser sans information ultérieure ; ce que vous dites, dans ce sens général et abstrait, vous avez droit de le dire : oui, sans doute, il faut tenir compte à un individu de tout le bien qu’il n’a pas fait, mais que, moyennant l’occasion et les circonstances, il aurait accompli, de toute la fidélité qu’il n’a pas déployée, mais dont il portait en soi le germe et l’intention. Et dans le fait, personne n’est en ce monde, en bien non plus qu’en mal, tout ce qu’il pourrait être. Dieu ne l’a pas voulu, Dieu n’en a pas besoin. Il y a, dans le monde, mille saint Etienne qui, moins la lapidation, ont été martyrs ; ils l’eussent été à une époque de persécution, ils n’ont pu l’être dans un temps de paix et de rafraîchissement de l’Eglise. Douterez-vous que, tout pareillement, il n’y ait eu des Judas, des traîtres, qui n’ont jamais trahi, parce qu’ils n’ont pu trahir ? Ne faudrait-il pas (à supposer qu’on eût les renseignements nécessaires, renseignements que Dieu seul possède) imputer à chacun le mal qu’il n’a pas fait, mais qu’il eût fait dans d’autres circonstances, et parmi les circonstances je compte le tempérament et l’éducation ? Eh bien ! quand un homme pèche sur un point, il a montré qu’il était capable de tout ; car la loi était tout entière dans le commandement qu’il a violé, comme il était lui-même tout entier dans le péché qu’il a commis. Dieu pourra lui épargner les occasions ; Dieu aura mis dans son tempérament, dans sa fortune, dans sa position, que dirai-je ? dans son caractère (qui est aussi une circonstance), des barrières salutaires ; le péché sera par conséquent moins péchant qu’il n’eût pu l’être : la corruption en sera moins profonde ; car ce que les mauvaises actions ont de pire, c’est de nous rendre plus mauvais ; mais sans ces barrières miséricordieuses, il était capable de tout ce qu’il n’a pas fait, puisqu’il a été capable de violer sciemment la loi sur un point quelconque ; et quoique son âme ait été garantie d’un degré de corruption ou d’endurcissement où d’autres sont arrivés, on peut, on doit lui appliquer, sans craindre d’être injuste, cette parole de saint Paul : Il n’y a point de différence, parce que tous ont péché[j]. Entendez-vous, mes frères ? tous ont péché, donc tous sont égaux ; tous sont, au même degré, privés de la gloire de Dieu, c’est-à-dire du droit de se glorifier devant Dieu. On peut même aller plus loin : il se pourrait, toutes choses bien considérées, que celui qui n’a violé qu’un devoir fût plus coupable que celui qui les a tous violés.

[j] Romains 3.22

Nous n’avons parlé jusqu’ici que de l’unité de la loi. Saint Jacques parle de l’unité de Dieu, et je lui en rends grâces. Il ouvre à notre pensée un terrain plus accessible, plus uni. Nous demandions tout à l’heure : qu’est-ce que la loi ? et nous restions sans réponse. Autant valait, disions-nous, demander : qu’est-ce que la personnalité humaine, qu’est-ce, dans chaque homme, que le moi ? Ici, la loi est définie, et la diversité de ses prescriptions est ramenée à un principe unique : la loi, dit l’apôtre, est la volonté de Dieu ; ou plutôt, sans le dire, il le fait entendre lorsqu’il nous demande si le Dieu qui a dit : Tu ne commettras point adultère[k], n’est pas le même qui a dit : Tu ne tueras point[l]. Dieu nous est présenté ici comme l’auteur de la loi ; mais nous sommes bien sûrs du consentement de l’apôtre en ajoutant qu’il en est l’objet, qu’il est lui-même la loi. Quelle simplicité ! quelle clarté nouvelle ! quel surcroît d’évidence ! Ce n’est plus une idée, un principe ; c’est une personne, la personne, osons le dire, de Dieu. Si nous avons pu douter de l’unité de la loi, nous ne pouvons douter qu’une personne ne soit une, que Dieu ne soit un et indivisible. C’est à lui maintenant que nous avons affaire ; c’est lui qui, dans la pensée de l’apôtre, se substitue à la loi ; la loi c’est sa volonté, une volonté une, égale à elle-même, et qui, par sa seule nature, revêt d’un caractère également sacré, également inviolable, toutes ses prescriptions. Dieu est dans toute la loi ; et de même que l’homme se retrouve tout entier dans chacune de ses actions, Dieu se retrouve tout entier dans chacun de ses commandements ; chacun de ses commandements, c’est lui-même, en sorte que toutes les fois que nous dirigerons une attaque contre la loi, n’importe sur quel point, c’est Dieu que nous rencontrerons, comme si Dieu, chose terrible à penser ! se multipliait pour subir nos outrages ! Il ne s’agit plus de faire ceci ou de faire cela ; ni ceci ni cela n’est le propre et le dernier objet de la loi ; l’objet de la loi, c’est Dieu ; Dieu partout, Dieu en tout ! Nous ne saurions l’éviter ; et toutes les fois que nous aurons péché, c’est lui-même, lui personnellement que nous aurons persécuté : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?[m] S’il y avait plusieurs dieux, à chacun desquels appartînt et correspondît un des articles de la loi, nous ne serions, en péchant contre un ou plusieurs de ces articles, nous ne serions, dis-je, perdus qu’à moitié, au quart ou pour un huitième : que sais-je ? Un Dieu nous aurait en gré, quand l’autre nous aurait en aversion ; et les faveurs de l’un nous dédommageraient des rigueurs de l’autre. Mais il n’y a qu’un Dieu, et ce Dieu n’a qu’une volonté, c’est d’être obéi. L’occasion, la forme, le temps n’importe pas, le principe est tout. Or, ce principe est violé, violé tout entier, nié, anéanti, par une seule désobéissance. Dieu n’est pas divisé. Ce n’est pas une partie de Dieu, c’est Dieu tout entier, si l’on peut parler ainsi, qui est atteint dans chacune de nos désobéissances. Une seule les renferme toutes. La quantité n’est rien, la qualité est tout. Le péché, dans son genre, est quelque chose d’infini, et on ne peut rien ajouter à l’infini. Quand vous avez péché, vous avez nié Dieu, vous l’avez anéanti autant qu’il est en vous : que peut-il y avoir au-delà ? Si vous ne nous en croyez pas, c’est que nous ne nous serons pas fait comprendre, c’est que nous aurons obscurci le conseil de Dieu par des paroles sans intelligence[n] ; mais il faudra bien que vous en croyiez Dieu même. Dans des écrits d’érudition et de science, on aime à citer des auteurs ; Dieu est notre auteur en cette affaire, c’est lui que nous allons citer. C’est lui qui, en plaçant dans le jardin des délices Adam et Eve, nos premiers parents, leur donna un commandement, un commandement unique ; toute la loi pour eux se réduisait à ne pas manger du fruit d’un arbre ; ils mangèrent et moururent. Ils furent punis, non comme violateurs d’un commandement particulier, mais comme violateurs de la loi. Leur peine ne fut pas partielle, elle fut absolue ; ce ne fut pas une peine particulière, ce furent toutes les peines. Ils s’étaient séparés de Dieu par ce seul acte ; Dieu, pour ce seul acte, se retira d’eux ; et cette peine trouve sa mesure dans le remède qui lui a été appliqué, puisque ce remède ou cette réparation n’est rien de moins qu’une seconde création. Si cette preuve ne vous suffit pas, nous sommes à bout. Car, ô vous qui observez toute la loi, à l’exception d’un seul précepte, que faites-vous, sinon ce que firent nos premiers parents ? Vous ne violez qu’une seule ordonnance de Dieu ; ils n’en avaient, non plus, enfreint qu’une seule. Cette seule faute les a détrônés ; la vôtre vous laissera-t-elle dans la gloire ? Elle les priva de la présence de Dieu : à quel titre, vous, prétendez-vous en jouir ?

[k] Exode 20.14
[l] Exode 20.13
[m] Actes 9.4
[n] Job 38.2

D’autant moins, remarquez-le bien, que ce que vous refusez à Dieu, ce que vous retenez, c’est précisément ce qu’il voulait. Qu’est-ce à dire ? Ne veut-il pas tout ? Et veut-il une chose plutôt qu’une autre ? Absolument, non, car tous les articles de la loi ne pourraient être également sacrés à nos yeux s’ils n’étaient également inviolables aux siens. Mais, d’un autre côté, n’est-il pas vrai que Dieu doit tenir le plus à ce qui vous est le plus cher ? N’est-ce pas du moins la première chose dont vous lui devez le sacrifice ? Or c’est celle, précisément, que vous lui refusez. Car pourquoi la gardez-vous, en abandonnant d’ailleurs tout le reste, si ce n’est qu’elle vous est plus chère que tout le reste ? A qui avez-vous pu sacrifier le vrai Dieu si ce n’est à une idole ? Et plus vous observerez d’articles de la loi, plus vous les observerez avec soin, plus vous nous avouerez par là même que celui que vous n’observez pas a cédé la victoire à un attrait plus fort. L’endroit du péché marque dans votre vie l’endroit de l’attachement ; nul ne peut s’y tromper, et Dieu ne s’y trompe pas. Il reconnaît là votre joyau favori, votre inclination chérie, et, à moins que vous ne mentiez à vous-mêmes, c’est celle-là dont, avant tout, il demandait le sacrifice ; c’est par là que vous deviez commencer.

A ces deux considérations, celle de l’unité de la loi et celle de l’unité de son auteur, nous pouvons en joindre une troisième, concluante, nous osons le dire. C’est celle de notre propre cœur, alors que, sur un point quelconque, nous désobéissons à Dieu. Quel est, si notre conscience n’est pas entièrement endormie, le sentiment que nous éprouvons ? Est-ce peut-être celui d’une demi-infidélité, d’un tiers, d’un quart d’infidélité ? La conscience connaît-elle ces fractions ? Non, elle souscrit aux grands principes que nous avons rappelés. Elle rend hommage involontairement à l’indivisibilité de la loi, à l’unité de Dieu. Elle se sent, par le fait d’une seule transgression, hors de la loi, hors de Dieu. Les erreurs de notre esprit n’arrivent point jusqu’à elle ; les consolations du sophisme ne sont pas à sa portée ; elle se sent hors de l’air vital ; elle respire la mort. Ce qu’elle reconnaît dans sa vie, ce n’est pas un péché, c’est le péché, ou, si vous voulez, dans un péché le péché. Quiconque voudra s’examiner trouvera dans cet examen la lumière qu’il peut n’avoir pas trouvée dans nos raisonnements ; et nous ne sommes que trop certains qu’il ne tardera pas, s’il la cherche, à la trouver dans sa vie aussi bien que dans sa conscience, au dehors comme au dedans.

Voici ce que nous voulons dire : c’est que cette solidarité que nous avons reconnue entre toutes les parties de la loi, reçoit des faits la plus terrible confirmation ; c’est que le mal nécessairement engendre le mal ; c’est qu’un péché conduit à un autre péché ; c’est qu’en peu de temps le point devient une ligne et la ligne une surface. Au vrai, nous ne mettons au mal, par notre propre fait, aucune limite, et le mal, en lui-même, n’en connaît aucune. Il ne demande pas mieux que de s’étendre et de se prolonger ; c’est sa nature même ; et s’il rencontre des limites, ce n’est ni en lui ni en nous, mais en Dieu, si l’on peut parler ainsi, qui n’a pas permis que le péché pût se rassasier de lui-même. Sans les mesures qu’a prises la Providence, sans les obstacles de tout genre qu’elle a élevés, le monde, à parler exactement et littéralement, se serait abîmé dans le mal ; la société, l’humanité, le globe, désormais sans but, auraient disparu. Mais jusqu’à ces limites infranchissables, que d’espace encore, et combien de moyens de s’assurer qu’un péché ne reste jamais solitaire, que le mal est avide, insatiable, et que de lui-même il ne s’arrête point ! Et chose remarquable, il n’en est pas à cet égard du mal comme du bien, quoiqu’on puisse dire que toutes les parties du bien sont solidaires entre elles comme toutes les parties du mal. Une différence grave, c’est que le mal se commence par tous les bouts, le bien par un seul. Tout péché peut être le premier péché ; mais il n’y a qu’une première vertu. Pour aller en enfer tous les chemins sont bons, un seul mène au ciel. La vérité n’a qu’un point de départ, l’erreur en a mille. Il se peut qu’il y ait des péchés incompatibles entre eux, tandis que toutes les vertus s’accordent parfaitement, et se prêtent un appui mutuel ; aucun homme ne peut avoir tous les vices ; hélas ! ce n’est pas sa faute ; car on voit avec surprise dans les développements d’une vie de péché, les misères les plus diverses, et, au premier coup d’œil, les plus contradictoires, s’appeler du plus loin possible, se chercher, se réunir, s’entrelacer avec une effroyable industrie, comme pour nous prouver d’une manière irrécusable que le péché, s’il ne tenait qu’à lui, n’aurait bientôt fait de toute la loi qu’un monceau de ruines. Ainsi, dans les désordres honteux du mal, se constate glorieusement l’unité de la loi ! Quelle preuve, quelle déplorable preuve ! Ah ! ne nous sera-t-il pas donné d’en avoir et d’en fournir une autre, je veux dire la contagion de tous les éléments du bien dans notre âme, la propagation de la sainte flamme qui dévore peu à peu, mais sans relâche, dans une vie chrétienne, tout ce que le péché y laissa de ronces et d’herbes vénéneuses, l’accord en un mot de toutes les facultés, de toutes les forces et de tous les talents dans une filiale et sainte obéissance !

En attendant, ô vous qui cherchez à vous aveugler vous-mêmes, et qui n’y réussissez que trop bien, quoique jamais entièrement, recueillez avec une attention sérieuse, pesez avec la sincérité dont vous êtes capables, les paroles sévères, mais exactement vraies, de l’apôtre saint Jacques. Que de fois vous en avez proféré de contraires, soit sur les autres, soit sur vous-mêmes ! Que de fois vous vous êtes laissé aller à dire, non pas peut-être : « S’il est adultère, il n’est pas homicide » ; mais du moins : « Il est intempérant, mais il est bon ; il ne fait du mal qu’à lui-même et ne fait que du bien aux autres » ; établissant ainsi, de votre seule autorité, des différences entre un plus grand et un moindre mal, sur la seule base de l’utilité temporelle et des convenances sociales ! Que de fois, tout au moins, vous avez méconnu, en paroles ou en pensées, l’essentielle égalité de tous les péchés, l’essentielle égalité de tous les pécheurs ! Que de fois, enfin, vous avez distribué le respect et le mépris d’après des vues superficielles que l’Evangile désavoue absolument ! Disons vrai : nos discours, nos jugements ordinaires sont, à cet égard, tout pleins d’un esprit de paganisme. Je veux bien, certes, que, sous un rapport, on reconnaisse entre les individus de grandes inégalités morales. Le mal, évidemment, est plus développé, plus invétéré, plus intense, plus divers chez les uns que chez les autres ; les uns ont tiré, s’il est permis de parler ainsi, toutes les conséquences de leurs principes, les autres ont été retenus à mi-chemin. Mais que tout cela ne nous empêche pas de reconnaître une vérité de fait et de principe bien plus importante : c’est que, dans chaque péché, le péché tout entier se trouve, comme dans chaque action de l’homme tout l’homme, comme dans chaque commandement de Dieu, Dieu personnellement, Dieu lui-même. Répétons-nous cette parole aussi exacte qu’effrayante : « Si, n’ayant pas commis l’adultère, tu as commis l’homicide, tu as transgressé, non à moitié, non en partie, mais entièrement la loi. » Encore une fois, dans nos péchés, c’est le péché qu’il faut voir, dans la forme le fond, dans l’accident l’essence, dans les actes le cœur ; afin qu’à travers toutes les apparences voyant la réalité, et l’égalité à travers toutes les différences, nous soyons salutairement humiliés, salutairement effrayés, et que, sans aucun de ces marchandements qu’on pourrait appeler puérils s’ils étaient moins funestes, nous allions franchement demander au Dieu qui, préalablement, efface de sa mémoire le souvenir de nos crimes, de nous renouveler entièrement par son Esprit, de détruire en nous, non seulement les habitudes, mais le principe du péché, de mettre sa loi dans nos cœurs, en y pénétrant lui-même, en daignant s’y établir, lui la source de la grâce, lui le principe et l’objet de la loi, lui le bien suprême et le tout de l’homme !

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