Méditations évangéliques

Deux conseils de la sagesse

Que vos reins soient ceints et vos lampes allumées !
(Luc 12.35)

Premier discours

A ceux qui partent

Les paroles de notre Seigneur, à nous en tenir au premier sens qu’elles présentent, nous mettent sous les yeux des hommes qui peuvent, à tout moment, recevoir le signal du départ, des hommes qu’à tout moment les ténèbres peuvent surprendre. Relevez, dit-on aux premiers, et resserrez sous votre ceinture les longs plis de vos robes traînantes, afin que, quand le moment de partir viendra, rien n’empêche votre départ, rien ne le rende trop difficile, rien n’embarrasse ou ne ralentisse votre marche. Et vous, dit-on aux autres, allumez dès cette heure, pour l’heure où le jour sera tombé, une lampe dont la flamme dissipe ou égaye la triste obscurité de la nuit. Pris dans leur sens spirituel, ces mêmes mots s’adressent à tous les hommes, et ils signifient : Prenez les mesures nécessaires pour que, le moment venu, rien ne puisse vous empêcher de vous mettre en marche, ou du moins de partir résolument et volontiers, pour aller où Dieu voudra que vous alliez, et munissez-vous d’avance d’une consolation qui vous restaure dans toutes vos afflictions ; car les ténèbres dont il est parlé dans le texte ne sont pas celles de l’ignorance, de l’erreur ou du doute, mais celles de l’angoisse et de la tribulation, et Jésus-Christ oppose en cet endroit la lampe de la joie à la nuit du malheur.

Cette exhortation avait, pour les premiers disciples, pour les apôtres surtout, un à-propos singulier. A qui pouvait-il convenir plus qu’à eux d’avoir les reins ceints et les lampes allumées ? Ils étaient appelés par la Providence à jeter, au milieu des plus vives oppositions, à travers les plus redoutables obstacles, les fondements de l’Eglise chrétienne. On les envoyait désarmés à la conquête du monde ; ils s’en allaient, selon l’expression de Jésus-Christ lui-même, comme des brebis au milieu des loups. L’avenir, pour eux, était obscur ; ils ne discernaient clairement, à travers son obscurité, que des croix plantées de distance en distance. Vous aurez des afflictions[h], voilà la première promesse que leur maître leur avait faite. La moindre de ces afflictions était de quitter, comme Abraham, leur pays et leur parenté ; il devait être encore plus dur de demeurer au sein d’une patrie et d’une famille qui les haïraient nécessairement parce qu’ils aimaient Jésus-Christ. Quoi qu’il en soit, ils s’étaient mis aux ordres et à la merci de leur maître ; ils savaient que le serviteur n’est pas plus que son seigneur ; que le monde leur ferait ce qu’il avait fait à Jésus-Christ ; que, le berger étant frappé, les brebis seraient dispersées ; et Pierre avait recueilli de la bouche de Jésus cette déclaration applicable à tous ses compagnons de service : On te mènera où tu ne voudrais pas aller[i]. Que seraient devenus les premiers chrétiens, où serait aujourd’hui l’Eglise chrétienne, si Pierre et ses compagnons n’avaient pris au sérieux cette exhortation du Seigneur : Ayez vos reins ceints et vos lampes allumées ?

[h] Jean 16.33
[i] Jean 21.18

Mais, si le serviteur n’est pas plus que son maître, un serviteur aussi n’est rien de plus qu’un autre serviteur. Tous ont, en général, la même vocation. Les circonstances peuvent différer, l’obligation est la même pour tous. Je vais plus loin : il n’est pas un homme, chrétien ou non, qui n’ait quelques raisons de s’adresser à lui-même ces paroles : Que vos reins soient ceints et vos lampes allumées ! Je les adresse à vous tous, et réunissant ensemble les caractères de la vie naturelle et ceux de la vie chrétienne, je vous dis, après le souverain docteur et comme de sa part : Que vos reins soient ceints et vos lampes allumées !

Que vos reins soient ceints ! C’est-à-dire : soyez prêts à partir. Or l’esprit du christianisme, qui exprime la vraie destination de l’homme et les vraies relations de l’homme avec Dieu, consiste, sous ce rapport, à ne rien accorder à la nécessité et tout à l’ordre de Dieu, en sorte que chacune de nos privations involontaires se transforme en un volontaire sacrifice, et qu’en définitive nous nous trouvions avoir donné ce qu’on croit que nous avons perdu ; donné, dis-je, librement, et par un principe de foi, d’obéissance et d’amour. Etre dans cette disposition, c’est ce que l’Evangile appelle être prêt à partir. Il y a d’autres manières de l’être ; mais aucune n’ayant le caractère de liberté et de religion dont nous venons de parler, nous ne disons d’aucune qu’elle réalise l’idée de cette expression de Jésus-Christ : « Avoir les reins ceints ». Ni la légèreté insouciante, ni l’insensibilité, ni l’orgueil ne peuvent, au sens du christianisme ou de la vérité absolue, être la ceinture de nos reins.

Que vos reins soient ceints ! Car vous êtes tous appelés à partir, et même précipitamment, et le plus souvent pour aller, comme saint Pierre, où vous ne voudriez pas. Pour quelques-uns, il s’agit de quitter inopinément le lieu de leur naissance et de leur parenté. Qui peut se répondre, en effet, de mourir où il est né ? Que de personnes ont terminé sous un ciel étranger, et dans un véritable exil, une vie commencée dans le pays de leurs pères et au milieu de tous les objets de leur affection ! La nécessité, le devoir, l’honneur, commandent ces séparations. Et ce qu’elles ont de douloureux pour les cœurs tendres, Jérémie l’a exprimé admirablement dans ces paroles : Ne pleurez pas sur celui qui meurt, et ne faites pas de condoléance ; mais pleurez sur celui qui s’en va ; car il ne reviendra plus, et ne reverra pas le pays de sa naissance[j]. Que dis-je ? cette séparation fût-elle volontaire et l’accomplissement de nos plus vifs désirs, le moment qui la consomme n’est jamais sans luttes ni sans regrets, et plus d’un s’étonne, l’heure venue, d’avoir jamais pu la désirer. Celui qui s’en va, croyez-le bien, rarement il s’en va joyeux : il a besoin de rêver le retour. Si l’on ne quitte pas son pays, du moins on sort de sa famille, on va vivre sous un autre toit, dans d’autres relations, moins libres souvent et moins douces ; et si peu loin qu’on aille, on en souffre comme d’un exil ; car la pierre du foyer paternel est aussi une patrie, la véritable, la seule patrie de plusieurs. Telle est la loi de la nature et la volonté de Dieu même : L’homme quittera son père et sa mère[k]. Et que dirai-je de ceux qui sont quittés ? Ils ne partent pas, dites-vous ; non, ils restent, mais seuls. C’est encore une manière de partir. Ils sont aussi exilés, exilés dans leur solitude. Le lieu où ils restent n’est plus le même ; car qu’est-ce qu’un lieu ? ce n’est rien ; qu’est-ce qui nous y attache, sinon les êtres que nous y avons vus et possédés ? Les objets aimés sont la lumière et la beauté du lieu que nous habitons. Dans leur absence, il n’est plus le même ; en sorte que sans bouger, nous avons pourtant changé de lieu, sans avoir fait un pas nous sommes éloignés de ceux que nous aimions ; nous aussi donc, pères, mères, frères, amis, qui restons où nos enfants, où nos sœurs, où nos amis ne sont plus, nous aussi nous sommes partis, et nous pouvons prendre pour nous ces paroles de Jésus-Christ : Que vos reins soient ceints !

[j] Jérémie 22.10
[k] Genèse 2.24

Mais partir, ce n’est pas seulement changer de lieu, c’est changer de position ; c’est quitter le connu pour l’inconnu, échanger des relations contre d’autres relations ; du présent qui s’enfuit passer dans l’avenir. A l’entendre ainsi, toute vie est pleine de ces départs, la vie entière n’est qu’un départ. La figure de ce monde passe. Plusieurs de ces départs ou de ces changements peuvent paraître avantageux. Quiconque de pauvre devient riche croit avoir fait une bonne affaire, ayant échangé des landes arides contre des plaines fécondes. C’est peut-être une grande erreur. Rien n’est heureux ni malheureux en soi ; le cœur fait le prix et la signification de tout ; et, pécheurs comme nous le sommes, la prospérité nous sied mal, la sécurité est le plus grand de nos dangers. Mais passons là-dessus, et admettons qu’il soit des changements ou des départs qui puissent, en eux-mêmes, être envisagés comme heureux. Ne parlons que de ceux qui coûtent à la chair ; et disons, en comparant toujours une situation à un lieu, un changement quelconque à un départ, que la perte de la fortune est un des départs les plus douloureux, et que rien n’est plus semblable à l’exil que la pauvreté, car la pauvreté isole ; il n’y a pas foule en effet autour de celui qui n’a rien à donner, et c’est beaucoup si son indigence ne fait pas pour lui du monde un désert. Or, qui peut se flatter de jouir jusqu’à la fin de la fortune qu’il a héritée de ses pères, ou amassée par son industrie ? Et qu’on y songe bien : on supporte jusqu’à un certain point la pauvreté quand on n’a jamais été riche, l’obscurité quand on n’a jamais été remarqué ; mais on se résout difficilement à n’être rien quand on a été quelque chose ; et la pauvreté, que tout le monde hait, combien n’est-elle pas détestée de ceux qui n’ont pas toujours été pauvres ! combien leur est-elle insupportable ! et qu’il est difficile, à moins d’être devenu un homme vraiment nouveau, de s’élever à toute la hauteur, si j’ose dire ainsi, d’une situation pareille ! C’est donc bien en vue de ce départ aussi que Jésus-Christ a pu dire : Que vos reins soient ceints !

Il en est pourtant de plus douloureux. La mort de nos proches et de nos amis exige plus de force. Les proches, les amis, sont la richesse du cœur ; richesse dans la pauvreté, et par laquelle les plus indigents peuvent faire envie aux plus riches, à qui cette fortune est si souvent ou refusée ou retirée. Eh bien ! nos richesses inférieures nous sont plus fidèles que les autres. Plus d’un homme a conservé et même a vu croître sa fortune jusqu’au dernier de ses jours ; aucun n’a, jusqu’à la fin, conservé tous ceux qu’il aimait. Un homme ou une femme qui atteint l’âge de vingt ans sans avoir jamais porté le deuil, c’est une merveille, cela ne se voit point ; c’est un rare bonheur de conserver à quarante ans, je ne dis pas son père et sa mère, mais seulement l’un des deux. Et que dirai-je de tant de coups imprévus que frappe la mort sans aucun respect pour ce que nous appelons l’ordre de la nature, et sans autre souci que de chercher dans notre âme l’endroit le plus sensible et le plus douloureux ? S’il y a dans la société, dans l’Eglise, un homme utile, et qui paraisse nécessaire, on dirait que notre estime et notre reconnaissance le désignent, le recommandent aux coups de la mort. A travers une foule d’êtres insignifiants, ce nous semble, qu’elle épargne parce qu’elle les dédaigne, elle marche droit à cet homme, et le couche dans la poussière. Je sais fort bien qu’en tout ceci elle obéit à Dieu, et qu’elle ne frappe point au hasard ; mais que ses coups soient inopinés, que la pensée de celui qui l’envoie et qui la dirige soit, à cet égard comme à tout autre, au-dessus de tous nos calculs et de toutes nos prévisions, cela est trop évident. La vie est un champ de bataille où la mort passe pardessus les premiers rangs pour atteindre les derniers, épargne le simple soldat pour renverser le capitaine, et, capricieuse ou indifférente, donne la préférence au lâche sur le brave, au conscrit sur le vétéran. Cette apparence de hasard, cette variété de chances, cette impuissance de toutes les garanties, ce glaive suspendu sur toutes les têtes, ont quelque chose de bien effrayant, et si nos désirs ne nous distrayaient de nos craintes, quelle vie mènerions-nous, pères, maris, femmes, enfants, dans la pensée que pas un instant ne peut nous répondre de l’instant qui suit, et que le lendemain du jour qui nous a vus à la tête ou au sein d’une famille prospère et florissante, peut nous voir orphelins, veufs, sans postérité, sans avenir dans le monde, sans but dans la vie ? Or, dans toutes ces morts nous mourons nous-mêmes. Une partie de notre vie et de notre cœur s’ensevelit dans chacun de ces tombeaux ; ou, si vous le voulez, chacune de ces morts nous transporte d’une contrée douce et fleurie dans une région plus sévère ; la vie est un voyage du midi vers le nord, de l’été dans l’hiver, et le déclin de l’âge nous trouve établis sur un sol nu et ingrat qui donne à peine de quoi vivre à notre pauvre cœur, et dont l’unique ornement est le tendre et triste souvenir d’un plus fortuné séjour. Peu à peu, ou, pour mieux dire, coup sur coup, notre vie se dépouille ; nous devions le prévoir, nous ne l’avons pas prévu ; chaque perte en est plus douloureuse, chaque sacrifice plus difficile à consommer, l’obéissance que nous devons à Dieu plus imparfaite, moins loyale. Quelle raison pour le divin docteur de nous dire dans mon texte : Que vos reins soient ceints !

Ce que nous pouvions savoir, du moins, c’est qu’à notre tour, il faudrait mourir, et que, jeunes ou vieux, la mort est toujours prématurée. La certitude de mourir et l’incertitude du moment suprême, quoi de plus sérieux ! quoi de plus propre à fixer incessamment toute notre attention ! Et il est bien vrai que, dans les moments où cette pensée vient nous assaillir, toutes nos moelles en sont remuées ; car de tous les événements la mort est le plus grand, de toutes les séparations la plus absolue, de toutes les pertes la plus douloureuse, puisqu’elle les comprend toutes, de tous les départs enfin le plus redoutable, puisque, hors de la lumière des pensées chrétiennes, c’est un départ vers un pays d’obscurité et d’épouvante. Mais ces moments de recueillement et d’effroi sont rares ; l’ordinaire est de ne pas penser qu’on mourra ; on le sait pourtant, et l’on voit tous les jours tomber quelqu’un auprès de soi ; on sait qu’on doit mourir, mais on se sent vivre ; on a l’habitude de la vie et non pas celle de la mort ; la vie, avec ses bruits, ses impressions variées, ses joies, ses douleurs même, remplit toute notre âme ; à force d’oublier la mort, nous cessons d’y croire ; et quand elle arrive enfin, sa présence nous étonne, comme l’arrivée de l’hôte le moins attendu comme le moins souhaité. Mais, quoi qu’il en soit, il faut le recevoir ; il faut, je ne dis pas abandonner sa vie à la mort qui la réclame, mais la rendre fidèlement à Dieu qui la redemande ; il faut mourir et bien mourir. Est-ce une chose facile ? N’est-ce pas, au contraire, la chose du monde la plus difficile ? Et ceux qui se sont trouvé la force de céder à la nécessité ou à Dieu leurs biens, leur santé, leur patrie, la vie même de leurs amis, ne trouvent-ils pas à l’ordinaire que céder leur propre vie, si dépouillée, si pauvre, si peu digne d’envie qu’elle puisse paraître, c’est bien autre chose encore ? Les vieillards meurent-ils plus volontiers que les jeunes gens ? les malheureux plus volontiers que les heureux ? la vie ne nous est-elle pas chère en elle-même, indépendamment de tout le reste ? toute condition, toute fortune ne nous semble-t-elle pas préférable à la mort ? et lorsque la meilleure partie de nous-mêmes nous a précédés dans le sépulcre, ne retenons-nous pas avec acharnement un misérable reste, tout en nous disant qu’il ne le mérite pas ?

Mais après tout, les différents départs dont nous avons parlé, et même ce dernier départ qu’on appelle la mort, ne sont que les conséquences (quand ils sont volontaires), ou les images (quand la volonté n’y est pour rien) d’un autre départ ou d’une autre mort, en vue de laquelle surtout Jésus a dit à ses disciples : Que vos reins soient ceints ! C’est du monde et de nous-mêmes qu’il s’agit de nous séparer ; disons simplement de nous-mêmes, car nous serons assez séparés du monde quand nous le serons de nous-mêmes, et tant que cette séparation n’est pas consommée, la solitude nous est un monde. C’est de nous-mêmes, dis-je, qu’il s’agit de nous séparer. Et c’est à nous le faire comprendre plus distinctement que Dieu destine certains moments de la vie, certaines occasions, où il faut, en quelque sorte, renouveler le serment d’allégeance, se décider de nouveau contre le monde, prendre parti contre soi-même, rompre comme si l’on n’avait pas rompu, et, au milieu du voyage, doubler et forcer le pas. Tout homme y est appelé comme tout chrétien ; la différence, c’est que le chrétien discerne des occasions que l’homme du monde ne discerne pas, et reconnaît un devoir où l’homme du monde n’en voit pas. Ce sont encore des départs et des exils, mais des départs en esprit et des exils délibérés. Hélas ! c’est quelquefois le ridicule ou l’opprobre, le blâme général, une amitié volontairement sacrifiée, l’intérêt de ceux qui nous sont chers essentiellement compromis, une position où l’on était utile, où l’on paraissait peut-être nécessaire, irrévocablement abandonnée, des talents et des forces condamnés à l’inaction, nos frères enfin, ceux qui devraient nous comprendre, faisant pour la première fois une même voix contre nous avec le monde. Représentez-vous un seul de ces cas, et dites-nous si Jésus-Christ ne les avait pas en vue avec tous les autres, plus que tous les autres, lorsqu’il disait : Que vos reins soient ceints !

Ne distinguons pas où les distinctions sont inutiles. Dans tous les départs, dans toutes les séparations que nous avons énumérées, il s’agit toujours de se séparer de soi-même. C’est de nous-mêmes que nous nous séparons dans l’exil, dans la perte des biens, dans la mort de nos proches et de nos amis, car tout ce que nous aimons devient une partie de nous-mêmes ; à plus forte raison c’est de nous-mêmes que nous nous séparons dans la mort, puisque aucun des biens de la vie ne nous est plus proche et ne peut nous être aussi cher que la vie elle-même. Eh quoi ! s’arracher à soi-même, se diviser d’avec soi-même ! Notre nature et notre volonté, à qui cette division répugne profondément, s’y trouveront-elles toutes disposées lorsque nous aurons employé tous nos moments à la leur rendre difficile, odieuse, impossible ? Car, ne vous y trompez pas : en tant que nous ne faisons rien pour faciliter le départ, nous en accroissons la difficulté ; le nœud que nous n’avons pas voulu relâcher devient toujours plus serré ; entre l’empire et l’esclavage, il n’y a pas de milieu ; le monde et la chair prennent possession d’un cœur où l’esprit ne s’est pas établi et fortifié ; et comment voulez-vous qu’après avoir passé toute une vie à s’enchaîner à soi-même, quand viennent les heures difficiles, on s’en trouve dépris et séparé par avance ? Autant vaudrait nous dire qu’un homme, en passant d’un poste inférieur, qui n’exige qu’un médiocre savoir, à une charge éminente, dont l’exercice réclame de vastes connaissances, s’en trouvera pleinement pourvu par le seul effet de cette promotion soudaine et inattendue, et que la science lui poussera à l’heure du besoin comme les cheveux sur la tête. Depuis quand l’art des arts, le grand art de vivre, serait-il donc le seul qu’on saurait sans l’avoir appris ? Vous qui haussez les épaules quand on vous parle de prodiges, en concevez-vous un plus grand, un plus inconcevable ? Vous qu’on voit toujours prêts à opposer les lois inviolables de la nature à l’annonce ou à la simple idée d’un miracle, que faites-vous ici, je vous en prie, de la nature et de ses lois ? Rome, dites-vous souvent, n’a pas été bâtie en un jour ; tout grand résultat plonge ses racines bien loin dans le passé ; et vous voulez que la conversion, la nouvelle naissance (car il ne s’agit ici de rien de moins) soit une œuvre toute soudaine ! Ah ! Rome sera bien plus facilement bâtie en un jour qu’un homme ne sera converti en un jour. Ce prodige est possible à Dieu ; mais mille fois, dix mille fois contre une, on aura prévu à coup sûr en jugeant qu’il ne le fera pas. Et par quelle incompréhensible fascination, par quel enchantement étrange avez-vous pu en venir à croire à un savoir sans étude antérieure, à un chef-d’œuvre de l’art sans exercice préalable, et, pour tout dire en un mot, à des effets sans causes ? Rentrez en vous-mêmes pour le coup, et convenez que les moyens doivent répondre au but, le commencement à la fin, et que, pour être en état de se séparer généreusement de soi-même, dans les différentes rencontres où cette séparation nous est commandée, il faut avoir passé notre vie à nous séparer, c’est-à-dire avant qu’aucune circonstance extérieure nous en ait fait une nécessité ? En deux mots, que vous comprendrez sans doute, pour pouvoir se séparer de soi-même, il faut d’avance en être séparé. Il faut avoir gagné de vitesse les événements ; il faut que le signal du départ nous trouve déjà partis.

Ce que je dis en général de tous les départs, ne s’applique-t-il pas d’une manière frappante à ce départ qu’on appelle la mort ? Vous n’oseriez dire du moins de celui-là qu’il n’exige aucune préparation.

La mort étant pour tous le plus redoutable des départs, et pour chacun la plus étrange nouveauté, c’est la mort surtout qu’il faut avoir en vue en répétant ces paroles du Maître : Que vos reins soient ceints !

Jésus-Christ n’a été ni le seul, ni le premier à le dire. Les sages du monde l’ont aussi pensé. Ils ont fait de la science de la vie et de celle de la mort une seule et même science. Ils ont voulu que la vie fût un apprentissage de la mort. Il est vrai que la vie elle-même, par toutes les morts partielles dont elle est composée (car chaque séparation est une mort), semble vouloir nous exercer à mourir. Mais l’expérience universelle prouve que ce n’est point assez. Il y faut joindre notre volonté. Il faut nous exercer nous-mêmes à mourir. Or, ce n’est pas une petite science, c’est au contraire la plus grande de toutes ; et je ne comprends pas comment celui qui n’aurait pas, de longue main, appris à mourir, l’apprendrait tout à coup et d’une seule fois au moment où, décidément, il faut le savoir. Il n’est pas donné à tout le monde de mourir avec l’insensibilité d’une brute ; ceux-là mêmes qui ont vécu comme des bêtes ne meurent pas tous comme des bêtes ; la nature y aide quelques mourants, non pas tous ; et qui oserait les en féliciter ? Est-ce donc tout que de se résoudre, par un motif quelconque, à franchir de bonne grâce un si mauvais pas ? Celui qui meurt ainsi ne sait pas ce que c’est que de mourir : voilà tout. Savoir ce que c’est que de mourir, et le vouloir bien, voilà le point ; il ne s’agit pas en effet d’être entraînés, mais de suivre ; ni de céder, mais d’obéir ; or voilà qui est au-dessus des forces de la nature et du tempérament ; voilà, encore un coup, ce qu’on ne sait pas sans l’avoir appris, ce qu’on n’apprend qu’à grand’peine et lentement, ce qu’il faut sans cesse remémorer pour ne pas l’oublier sans cesse. A qui donc ne convient-il pas, au sujet de ce grand voyage de la mort, de s’appliquer cette parole du Sauveur : Que vos reins soient ceints !

L’image si juste et si claire dont se sert notre divin Maître peut se rendre par un seul mot : Détachez-vous. Ce qui nous empêche de partir, ou de partir volontiers, ou de marcher d’un pas rapide et ferme quand le signal nous est donné, ce sont nos attachements, qui, comme les plis et replis d’une robe flottante, nous embarrassent et nous retardent. Je dis nos attachements, je pourrais ajouter nos soucis ; mais on ne se soucie qu’à mesure qu’on est attaché ; ce qui n’inspire aucun intérêt ne peut être l’objet d’aucun souci ; en sorte qu’en disant nos attachements, nous avons tout dit.

Pour obéir en esprit et en vérité au signal du départ, il faut donc, dès l’entrée, se détacher.

On nous l’accordera moyennant une distinction. On voudra distinguer entre les attachements dont les objets sont des choses, telles que la fortune, la réputation, le plaisir, et les attachements dont les objets sont des personnes. Les premiers, on en fait l’abandon, du moins en théorie ; les autres, on les réserve : non pas peut-être qu’on pense que ceux-ci doivent disputer la préférence à l’appel de Dieu ; mais on suppose peut-être qu’entre ces attachements et cet appel il ne peut pas y avoir de conflit, que tout cela s’accorde fort bien et toujours, en sorte qu’il est inutile de prévoir un cas qui ne se présentera jamais. Le sage par excellence, Jésus-Christ, en a jugé autrement. Dans la parabole du festin, où nous entendons un des conviés répondre à l’invitation du maître : J’ai acheté un champ, je te prie de m’excuser ; et un autre : J’ai acheté une paire de bœufs, il faut que je les essaye, je te prie de m’excuser ; un troisième, qui vient de prendre femme, n’estime point avoir besoin d’excuse, et répond simplement : J’ai épousé une femme, ainsi je n’y puis aller[l]. C’est bien peindre en peu de mots l’insolence de nos idolâtries ; mais n’est-ce pas nous enseigner en même temps que le conflit entre nos affections naturelles et l’appel de Dieu est une chose possible ? Car enfin, voici un homme qui refuse, quoi ? d’aller vers Dieu ; pourquoi ? parce qu’il est marié. Cela vous étonne, et vous doutez que la parabole dise cela. Elle le dit ; elle nous montre un homme qui ne veut pas répondre à l’appel de Dieu parce qu’il est marié. A un second appel, il répondra : J’ai un fils, ainsi je n’y puis aller ; à un troisième peut-être : J’ai une patrie, ainsi je n’y puis aller.

[l] Luc 14.18-20

Toujours sans un mot d’excuse, toujours sans l’ombre d’un scrupule. Il se sait si bon gré d’aimer quelque chose ou d’aimer quelqu’un, il se fait un si prodigieux mérite de ces attachements, dont quelques-uns pourtant sont communs à l’homme et à la bête, qu’il ne s’avise pas qu’il puisse y avoir rien au-delà, rien au-dessus ; c’est-à-dire que parce qu’il a une famille, il n’y a point de ciel, et que parce qu’il a une femme ou des enfants, il n’a point de Dieu.

J’accorde que peu de gens, depuis qu’il y a un Evangile dans le monde, osent parler ainsi ; ce qu’il importe de relever, ce n’est pas un raisonnement à peu près impossible, mais un fait malheureusement trop commun. Tel qui rougirait à la pensée de préférer une richesse périssable à l’Auteur de toute grâce excellente et de tout don parfait, élève à petit bruit l’autel de ses affections naturelles au-dessus de l’autel du Dieu fort. Il n’en résulte pas que ces affections-là y gagnent quelque chose, au contraire elles y perdent beaucoup, et je voudrais bien avoir le temps de vous montrer que tout attachement qui ne devient pas, selon l’expression de saint Paul, une affection selon l’Esprit, dégénère au contraire, et tombe au rang des instincts que l’homme partage avec les animaux ; non, l’homme dont je parle n’en aime pas davantage ses enfants et sa femme pour les aimer exclusivement, mais il en aime moins celui qu’il faut aimer par-dessus tout, il en est moins fidèle à lui obéir, moins prompt à répondre à ses appels. Il s’est dérobé lui-même à Dieu et au devoir pour se donner au monde : car ces affections que l’esprit de Dieu n’a point sanctifiées, cet amour qui n’est point devenu de la charité, ne vous y trompez pas, c’est le monde ; c’est la nature, si vous l’aimez mieux ; en effet, cela est beau comme la verdure de la terre et comme l’azur des cieux ; mais Dieu détruira la terre et les cieux.

Non pas parce qu’on aime, mais parce qu’on aime mondainement, charnellement, parce que dans cet amour on cherche secrètement la satisfaction de son égoïsme plutôt que le bien de ceux que l’on aime, on dit à Dieu : J’ai des attachements, ainsi je n’y puis aller. Voilà bien, sans doute, un devoir à remplir, un témoignage à rendre, un sacrifice à faire, mais cela ne s’accorde pas avec cet amour tel qu’on l’éprouve ; et dans tous les cas le cœur est ailleurs ; on n’a pas deux religions, et la religion que l’on a est tout entière dans ces attachements naturels ; on n’a pas deux dieux, et notre dieu, c’est cet être que Dieu nous a donné. – Donné ! qu’avons-nous dit ? Dieu ne donne rien absolument que lui-même ; tout le reste il le prête, ou il le confie ; rien n’est à vous que Dieu même, vous-mêmes vous n’êtes qu’à Dieu ; et vous ne voulez, ô la plus cruelle des folies ! ni être à lui, ni qu’il soit à vous !

Après cela, je n’ai rien à dire des attachements plus grossiers. Si ceux dont j’ai parlé nous enlèvent à Dieu, nous empêchent de suivre ses appels, que sera-ce de l’avarice, de l’ambition et de la volupté ? Ne faisons pas à des erreurs impossibles l’honneur de les réfuter. Mais disons pourtant quelque chose encore d’une sorte d’attachement d’autant plus dangereuse qu’on ne s’en défie point. Je veux parler des habitudes.

Si le mot d’attachements vous paraît trop beau pour être appliqué aux habitudes, appelons-les, j’y consens, des attaches. Les habitudes, en effet, sont des attaches, des chaînes. On les contracte sans s’en apercevoir, souvent sans y trouver de plaisir : on ne peut les rompre sans douleur. Il en coûte de ne plus être ce qu’on a toujours été, de ne plus faire ce qu’on a toujours fait. La vie elle-même, dans sa forme la moins attrayante, la vie la moins digne de ce nom nous est chère par la seule habitude de vivre ; et l’on nous voit suspendre avec grand soin aux murs de nos demeures des cadres qui n’encadrent rien. Les attachements les plus intimes, à plus forte raison les devoirs les moins contestés, ont souvent reculé devant la puissance de l’habitude. Avoir les reins ceints, ce n’est donc pas seulement nous défier de nos attachements, c’est ne pas permettre à nos habitudes de jeter au-dedans des racines trop fortes ; car, au moment de tel ou tel de ces départs dont nous vous avons entretenus, il suffirait de l’une d’elles pour nous retenir comme enchaînés à la place que Dieu veut nous faire quitter. Ne regardez comme indifférent ou comme petit rien de ce qui est habituel. Les liens les plus invisibles ne sont pas les moins forts, et dans tous les cas leur nombre les rend indestructibles : il faut se souvenir qu’un câble est composé de fils. Il est impossible de se passer d’habitudes ; une vie sans habitudes est une vie sans règle. Mais à leur égard comme à l’égard de tout le reste, il faut dire avec l’apôtre : Je puis user de toutes choses, mais je ne me rendrai esclave de rien[m]. Nous devons être à chaque moment à la disposition du Seigneur, et nous garder de nous établir ici-bas comme si nous devions y rester toujours. Soyons en esprit ce que nous sommes réellement et par nécessité, des étrangers et des voyageurs. Et cependant ne faisons rien à la légère et négligemment. Travaillons avec le même soin que si nos travaux et nous-mêmes nous devions subsister toujours. Nous qui ne durons pas, faisons des œuvres qui durent. Mettons tout ce que nous avons de facultés à tout ce que nous avons à faire ; usons le mieux que nous pouvons du loisir, des ressources, de la vie que Dieu nous donne ; ne vivons pas à moitié, ne vivons pas à regret ; mais aussi avertissons-nous sans cesse des conditions de notre existence ; en demeurant, soyons prêts à partir ; partons sans cesse en esprit ; que nos reins soient ceints.

[m] 1 Corinthiens 6.12

Si celui qui a reçu l’Evangile croyait que cet avertissement ne le regarde pas, attendu, pense-t-il, qu’en recevant l’Evangile, il a par là même dit adieu au monde, il se tromperait. Dans un sens, la séparation dont nous parlons a lieu une fois pour toutes, et ne se renouvelle pas ; dans un autre sens, elle a lieu à certains moments dans la vie, et plus ou moins souvent. Sans la première séparation, les autres sont impossibles ; mais, d’un autre côté, cette première séparation n’est jamais tellement parfaite et absolue qu’on puisse, à dater de celle-là, ne pas se soucier des autres, ou, en d’autres termes, se dire : Mon cœur a pris les devants, les œuvres suivront d’elles-mêmes. Non, non ; il faut que la première impulsion soit entretenue, la première séparation toujours de nouveau confirmée. Il faut employer à se séparer sans cesse, les mêmes principes, les mêmes convictions qui nous ont fait nous séparer une première fois.

Et cependant la sagesse que nous prêchons serait une pure et triste folie s’il en fallait rester là. Nous prêchons le détachement ; mais l’homme vit d’attachement ; il faut qu’il aime quelqu’un ou quelque chose ; dès qu’il a cessé d’aimer, il est mort. Il serait aussi aisé de rester à jamais suspendu dans l’air ou de respirer dans le vide, que de vivre sans attachement. Quand vous en seriez venus à n’aimer plus rien, en vaudriez-vous davantage ? Assurément vous en vaudriez moins, et Dieu aurait mal servi l’intérêt de sa gloire en faisant de vous, si je puis m’exprimer ainsi, des morts avant votre mort. Se détacher n’est rien si, du même coup, l’on ne s’attache. Et même le premier devoir est de s’attacher, le détachement vient après. L’enveloppe où le papillon était emprisonné ne se brise et ne tombe que lorsque les ailes ayant poussé à l’insecte, elles font, en se déployant, éclater sa triste enveloppe. On ne commence à se détacher du monde que lorsqu’on a appris à connaître quelque chose de mieux. Jusque-là on n’est capable que de ces dégoûts et de cet ennui qui ne sont pas du détachement. Ainsi, quand nous vous prêchions le détachement, quand nous vous disions : Que vos reins soient ceints, nous vous disions en d’autres termes : Affectionnez-vous aux choses qui sont en haut ; et qu’est-ce que ces choses ? sont-ce des choses seulement ? N’est-ce pas aussi, n’est-ce pas d’abord une personne, bien digne de votre amour ? « Affectionnez-vous, dit l’apôtre, aux choses qui sont en haut, où Christ est assis à la droite de Dieu[n] ». Ces choses qui sont en haut, pourquoi sont-elles aimables si ce n’est parce que c’est en haut qu’est ce Jésus-Christ qui nous a aimés et Dieu qui nous a donné Jésus-Christ ? Notre religion n’est pas simplement une religion de détachement, car alors ce ne serait pas une religion ; c’est une religion d’attachement ou d’amour. Un digne objet a été proposé à notre cœur. Tel que Dieu se manifestait à nous dans l’ordre de la nature, Dieu sans doute était bien aimable. Cependant nous ne l’avons pas aimé, et c’est à peine si nous avons compris qu’il pût être aimé. Telle était la profondeur de notre chute, que nous n’étions plus capables d’aimer ce qui ne se voit pas, ni de voir ce qui n’est pas visible aux yeux de la chair. Montre-nous le Père[o], disions-nous, comme Philippe, à chacun des sages qui venaient nous parler de Dieu. Fais-nous des dieux qui marchent devant nous[p], disions-nous à Dieu lui-même. Nous avons été magnifiquement exaucés par celui qui pense en bien ce que l’homme a pensé en mal. Il nous a montré le Père ; il nous a fait un Dieu qui marche devant nous ; car lui-même, revêtu de notre chair mortelle, il a marché devant nous. Nous avons connu sur la terre et nous retrouvons dans les cieux quelqu’un que nous pouvons aimer sans mesure, sans fin et sans crainte, un être qui peut remplir tout notre cœur, et qui en le remplissant l’apaise, l’épure et l’ennoblit, un Dieu également aimable et vénérable, un Dieu de bonheur et de sainteté qu’on ne saurait connaître et contempler sans devenir tout ensemble et plus heureux et meilleur. C’est à le connaître, c’est à nous unir à lui qu’il faut nous appliquer si nous voulons de plus en plus nous détacher du monde ; c’est en apprenant à l’aimer que nous ceindrons nos reins, et que nous nous trouverons prêts à partir joyeusement, ou résolument du moins, pour tel lieu, telle position, tel avenir que, dans sa parfaite sagesse, il lui aura plu de nous assigner.

[n] Colossiens 3.1-2
[o] Jean 14.8
[p] Exode 32.1

Second discours

A ceux qui marchent dans la nuit

En faisant de la seconde partie de mon texte la matière d’un discours à part, je ne prétends pas nier que ce ne soit traiter deux fois le même sujet ; car Jésus-Christ, dans la seconde moitié du verset, n’impose pas à ses disciples un autre devoir que dans la première. En d’autres termes, il n’y a pas deux choses à faire pour lui obéir : avoir ses reins ceints, c’est avoir sa lampe allumée ; allumer sa lampe, c’est ceindre ses reins : il ne s’agit toujours que d’être prêt à tout, que de se mettre en état de faire face à toutes les difficultés, et de pourvoir, autant qu’il est en nous, à ce qu’aucune d’elles ne nous surmonte et ne nous accable. Il semblerait donc qu’en expliquant les premiers mots nous avons expliqué les autres ; mais un même sujet peut avoir deux points de vue ou deux aspects. L’idée du texte que nous étudions est celle d’une préparation ; il s’agit de pourvoir à l’avenir, mais cet avenir, c’est tout à la fois un devoir à accomplir et un mal à endurer ; un devoir qui veut de la force, un mal qui demande de la patience. Où est le principe de cette force ? nous l’avons vu ; où est la source de cette patience ? c’est ce qu’il nous reste à voir.

On ne prend jamais patience dans un mal que par la considération d’un bien ; le bien seul fait supporter et, qui mieux est, accepter le mal. On est patient parce que d’avance on est consolé ; en sorte que dire à quelqu’un : Faites en sorte que, le mal survenant, vous soyez patient, c’est lui dire en d’autres termes : Faites provision de consolation, munissez-vous de joie, ayez du bonheur à opposer à votre malheur.

Or, tel est le sens de cette recommandation de notre Seigneur : Que vos lampes soient allumées. Car, dans le langage de l’Ecriture, les afflictions prennent souvent le nom de ténèbres ; la lumière est un autre nom de la prospérité ; Il m’a conduit, dit Jérusalem, dans les ténèbres et non dans la lumière[q] ; en sorte que tenir sa lampe allumée, c’est préparer, pour les jours de l’adversité, une provision de bonheur.

[q] Lamentations 3.2

Dans une lampe allumée, il y a trois choses à distinguer : la lampe elle-même, l’huile et la flamme. La lampe, c’est l’âme, avec toutes ses facultés naturelles.

Cette lampe, tout homme à sa naissance l’a reçue des mains du Créateur, les uns plus grande et plus ornée, les autres plus petite et plus simple, mais tous également propre à recevoir l’huile sainte de la vérité ; car cette vérité, je veux dire la parole excellente de l’Evangile, est l’huile que cette lampe est destinée à contenir ; et la flamme, c’est la vie que l’Esprit de Dieu vient communiquer à cette vérité, qui du vase de l’Evangile a coulé au-dedans de nous. Alors la lampe est dans sa perfection, car elle éclaire ; non seulement en ce sens qu’elle illumine notre entendement, mais dans cet autre sens, indiqué par notre texte, qu’elle luit joyeusement dans les ténèbres de l’affliction et jusque dans la vallée de l’ombre de la mort. Cette flamme, que nous sommes invités à entretenir, est celle de la foi, de l’espérance et de l’amour.

J’ai dit entretenir, parce que Jésus-Christ nous dit dans mon texte : Ayez ou tenez vos lampes allumées. Mais ce précepte lui-même en suppose un autre : Allumez vos lampes ; et même d’abord celui-ci : Ayez de l’huile dans vos lampes. Pourquoi donc ne nous tournerions-nous pas premièrement vers ceux qui ne les ont pas allumées, vers ceux mêmes dont les lampes sont encore vides, je veux dire sans huile, car hélas ! notre lampe n’est jamais vide ! Ayez de l’huile dans vos lampes, allumez vos lampes, leur disons-nous ; car les ténèbres vont venir, les ténèbres sont tout près, et la lampe du chrétien peut seule les dissiper.

Les ténèbres sont proches, la nuit vient ! Elle vient dans toute vie. Elle vient pour plusieurs dès le matin, laissant à peine au soleil qui se levait le temps d’égarer dans l’espace un pâle et triste rayon. La vie, pour un grand nombre, est bien moins un jour qu’une nuit, sillonnée çà et là, pour toute lumière, de quelques livides éclairs, qui ne font, selon l’expression du poète, que rendre l’obscurité visible. Pour tous, sans exception, il y a, dans la vie, des moments profondément sombres, des jours d’angoisse et de deuil, qui font comprendre, même aux plus épargnés, l’exclamation douloureuse de Job : Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée au misérable, et la vie à ceux qui ont le cœur navré ?[r] De la source même de nos félicités jaillissent nos plus amères douleurs. Nos attachements les plus tendres arment la mort de quelques-uns de ses aiguillons les plus perçants ; car, quoique saint Paul ait dit avec vérité que l’aiguillon de la mort c’est le péché, il est vrai que cet aiguillon se multiplie, et transforme en pointes douloureuses chacune des fleurs dont nous parons nos têtes : toute couronne de fleurs devient tôt ou tard une couronne d’épines. Je ne veux pas vous faire ici de la vie humaine une tragique parodie, ni vous dérober les traces visibles et nombreuses de la bienveillance du Créateur. Mais le plus heureux des mortels, celui qui, par un privilège inouï, n’aurait à rassembler, au terme de sa carrière, que des souvenirs de prospérité (je ne veux pas dire de bonheur), serait un homme qui n’aurait jamais aimé. S’il avait aimé, il aurait souffert ; il aurait souffert en autrui ; et l’aspect général de la vie humaine le livrerait nécessairement aux plus douloureuses réflexions. Dans tous les cas, il lui faudrait mourir, quitter ce séjour de délices, s’enfoncer, sur les pas de la mort, dans un avenir ténébreux ; or, dans la prévision de cet inévitable dénouement, ce n’est pas une seule fois, c’est tous les jours qu’il mourrait ; oui, tous les jours il mourrait à la joie ; et les mouvements les plus vifs d’allégresse qui pourraient faire tressaillir son cœur, seraient comme un éveil donné à cette éternelle tristesse qui, dans un cœur d’homme, peut dormir, mais ne meurt jamais.

[r] Job 3.20

Telle est l’immuable condition de la vie humaine. Il y a un train de guerre ordonné à l’homme ici-bas ; nous sommes nés pour être travaillés, comme l’étincelle pour voler en haut. Sur quelque destinée que nous arrêtions les yeux, nous la voyons toute couverte de blessures ou de cicatrices. Tout nous rappelle, comme à l’envi, notre irréparable caducité. J’avoue qu’il est impossible au plus malheureux de méconnaître dans l’univers et dans sa propre vie les témoignages d’une bienveillance paternelle, les traces d’un premier dessein qui n’était autre que le bonheur de tous. Mais le malheur de la condition humaine n’en est pas moins un accablant fardeau pour le cœur et pour la pensée. Cette incertitude de l’avenir le plus prochain, ces douleurs entrelacées avec toutes nos joies, la mort toujours prête à se venger ou à se jouer de nos passagères félicités, tout cela ne nous afflige pas seulement, tout cela nous étonne. Le malheur nous semble un désordre, et, dans un sens, nous avons raison ; mais cette conviction elle-même ajoute à notre malheur. Nous savons, en outre, que contre ces ennemis nombreux et obstinés de notre bonheur, il n’est point d’asile ; que la loi générale ne souffre aucune exception, et que, s’il y a, d’homme à homme, quelque espèce d’inégalité durant la vie, le dernier moment égalise tout. Nous avons donc dès à présent, ou nous aurons un peu plus tard, besoin d’être consolés. Il nous faudra, si je puis parler ainsi, quelque bonheur à opposer à cet inévitable malheur. A vos lampes ! si vous en avez, semble nous crier, à l’approche des ténèbres, la simple prudence humaine.

On peut essayer de se consoler par le sentiment de son innocence ; on peut se dire qu’on ne s’est point attiré par quelque faute, ni même par aucune imprudence, le coup terrible qu’on vient de recevoir. Mais outre que cet appareil ne peut être mis sur les blessures que nous nous sommes faites de nos propres mains, notre conscience nous interdit cette consolation. Si nous n’avons pas mérité telle ou telle souffrance, nous avons mérité de souffrir, et nos plus insolents murmures ne peuvent empêcher absolument d’arriver jusqu’à nous cette voix de la vérité qui nous crie : Pourquoi l’homme murmurerait-il, l’homme, dis-je, qui souffre pour ses péchés ?[s] Et puis, oubliez, si vous le pouvez, tout cela ; parez-vous, pour quelques instants, d’une innocence imaginaire ; si le tort n’est plus de votre côté, il est donc du côté de Dieu ; c’est Dieu qui est injuste si vous ne l’êtes pas, et comme il ne peut point y avoir d’injustice en Dieu, autant vaut dire que Dieu n’est pas. Est-ce là ce que vous appelez une consolation ? N’est-ce pas, au contraire, le fiel ajouté au vinaigre et l’affliction à l’affligé ? On peut, contre les maux de la vie humaine, invoquer la philosophie. Mais la philosophie n’est ici que le grand nom d’une chose très vulgaire. Tout ce qu’elle peut dire, en le retournant de mille façons, c’est que le monde est ainsi fait, que nos plaintes ne nous en feront pas un autre, qu’il vaut mieux supporter ce qu’on ne peut changer, et que nos cris ne font qu’élargir notre plaie. L’habitude en sait là-dessus tout autant que la philosophie, et il est peu glorieux à la sagesse humaine d’aboutir, par des détours plus ou moins prolongés, à une résignation stupide. Toute vraie consolation est une joie ; il n’y a point là, il ne peut y avoir de joie ; toute vraie consolation doit nous élever, et celle-ci nous dégrade. Ne devons-nous pas, au nom de notre dignité, comme dans l’intérêt de notre bonheur, chercher d’autres consolations ?

[s] Lamentations 3.39

On peut se dire qu’on n’a pas tout perdu, et s’exhorter soi-même à tirer parti d’un reste de bonheur : c’est encore de la philosophie. L’esprit peut faire ces calculs, mais l’âme ne les fait pas. Jusqu’à ce que l’homme, à une tout autre école que celle de la philosophie, se soit reconnu indigne de tout, il n’apprécie pas ce qui lui reste, mais seulement ce qu’il a perdu. Chacun de vous n’aurait qu’à interroger son expérience pour nous dire jusqu’où peuvent aller, dans ce sens, l’injustice, l’ingratitude et la présomption de l’homme. Je n’en veux pas signaler les incroyables excès. Je me borne à dire : A qui cette consolation suffit-elle ? Pour qui est-elle une consolation ? Toute consolation est une joie : où donc est ici la joie ? Toute consolation doit remplir le vide qui vient de se faire dans la vie et dans le cœur : où donc est ce vide rempli ? Allez dire à l’homme du monde : « Cette amitié perdue, ce n’est qu’une amitié de moins ; cet enfant que la mort vient de vous prendre, ce n’est pas votre seul enfant ; ou s’il était le seul, il vous reste des amis, ou si tout vous manque, vous-même vous vous restez : ne considérez pas ce qui a disparu, mais ce qui demeure, car vous pourriez ne rien avoir ; d’autres n’ont rien, et vous pourriez descendre à leur niveau ; » – vous verrez comme il vous répondra. Cette consolation d’ailleurs, comment l’appliquer à l’ensemble de la vie ? Cette vie, dans son ensemble, ne satisfait personne, personne, dis-je, parmi ceux qui sont réduits aux seules clartés de la philosophie. Irez-vous leur dire : A la place de cette vie manquée, venez, en voici une autre ? Où est-elle cette vie de rechange ? Où est-elle pour quiconque n’a pas reçu des mains du Dieu Sauveur la lampe de l’espérance ?

On peut encore se roidir contre le malheur, on peut le braver ; mais ce n’est pas être consolé ; la douleur, d’une manière ou d’une autre, finit par reprendre ses droits ; ou plutôt elle ne les perd pas un instant. Les résistances de l’orgueil ne sont qu’une douleur de plus. Et tout le monde n’en est pas capable. La plupart des hommes ne transigent pas avec le besoin de consolation ; rien ne leur en tient lieu, rien ne leur donne le change. Pour émousser l’aiguillon de la douleur, le temps vaut mieux que l’orgueil, car le temps use tout ; mais il use l’âme comme tout le reste ; la puissance d’oublier n’est qu’une faiblesse ; la vie en est moins douloureuse, mais elle en est moins sérieuse, moins noble ; et encore qu’on ait oublié à mesure tout ce qu’on a souffert, elle n’en a pas moins perdu son prestige ; ce n’est jamais impunément qu’on a souffert ; l’illusion est dissipée pour toujours ; on sait à quoi s’en tenir sur les promesses de la vie, et quoi que fassent les événements, ils ne nous prendront plus à espérer une impossible félicité.

La divine sagesse, Jésus-Christ, a pris les devants sur cette prudence, et c’est de sa part que nous venons vous dire : O mortels, qui savez ce que c’est que la vie, mettez de l’huile dans vos lampes, et allumez-les. Que vos lampes deviennent, selon l’expression dont nous nous sommes servi, les lampes de la foi, de l’espérance et de l’amour. La lumière de la vie, ce n’est pas le bonheur, c’est la consolation ; ce n’est pas ce qu’on voit, c’est ce qu’on ne voit pas ; et pour dire toute la vérité, ce n’est pas ce qu’on reçoit, c’est ce que l’on donne, selon tout le sens de cette parole du Seigneur : qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir[t]. La clarté de notre vie consiste à croire, à espérer, à aimer. A croire, c’est-à-dire à tenir pour certain l’amour immuable du Père au milieu des témoignages de sa colère ; à espérer, c’est-à-dire à embrasser, du milieu des ruines qui s’accumulent autour de nous, le royaume qui ne peut être ébranlé ; à aimer, c’est-à-dire à remplacer le souci de notre propre bonheur par le souci du bonheur d’autrui, et plus généralement à placer hors de nous le centre de notre vie ; car c’est en cela proprement que consiste l’amour.

[t] Actes 20.35

Et gardez-vous de retrancher à cette triple flamme un seul de ses rayons ; ne pensez pas surtout que la foi la plus ferme et l’espérance la plus vive suffiraient au bonheur sans l’amour. L’Evangile, qui a dit que la foi et l’espérance ne sont rien sans l’amour, rien pour la félicité comme pour la perfection, l’Evangile vous démentirait ; votre conscience, votre expérience vous démentiraient aussi. Quels ont été dans votre vie les moments de vrai bonheur ? Ne sont-ce pas ceux où vous vous êtes oubliés pour autrui ? L’intime parenté de la félicité et de l’amour ne vous a-t-elle pas été, dans ces occasions, instantanément révélée ? Ce que vous trouvez dans vos trop rares souvenirs, ne le trouvez-vous pas aussi dans votre raison ? L’amour, qui est le bonheur de Dieu même, doit être aussi la suprême félicité de l’être que Dieu a fait à son image. Tout autre bonheur n’est pas digne de cet être, et ne le rend pas satisfait. Les jouissances égoïstes le vident ; l’amour seul le remplit et le nourrit ; le bonheur vulgaire a besoin de recevoir et n’a jamais assez reçu, l’amour a besoin de donner et n’a jamais assez donné ; les sacrifices épuisent l’un, les sacrifices entretiennent l’autre ; et tandis que le premier ne gagnerait rien à gagner le monde, le second s’enrichit de ses pertes mêmes. La foi et l’espérance n’ont de prix que parce qu’elles conduisent à l’amour, et l’âme se passerait de croire et d’espérer, si sans espérer et sans croire il était possible d’aimer. Le bonheur même d’être aimé serait incomplet sans le bonheur d’aimer ; et si la charité de Dieu est infiniment précieuse à l’homme, c’est, n’en doutez pas, en lui donnant lieu, et le contraignant pour ainsi dire, de rendre amour pour amour. Le comble des grâces de Dieu, le dernier mot de sa charité, le résumé de l’Evangile, la fin, pour nous, de l’œuvre rédemptrice, ce n’est pas d’être aimés, c’est d’aimer. C’est quand nous aimons que tout est consommé ; c’est quand nous aimons que notre salut est réalisé. L’amour est le souverain bien ; il est donc aussi, dans le malheur, la souveraine consolation, et c’est lui, plus encore que la foi, plus encore que l’espérance, qui prête à la lumière de notre lampe les jets les plus vifs et les plus brillants. Mais d’un autre côté, c’est la foi et l’espérance qui ouvrent le cœur à l’amour divin ; c’est par la vertu de la foi et de l’espérance que notre cœur, devenu un nouveau cœur, devient capable à la fois d’aimer d’un amour pur tout ce qui doit être aimé, et de ne pas succomber sous les maux qui naissent de notre condition et de l’amour lui-même. Ne séparons point ce qui est inséparable, ne retranchons aucun des éléments de la consolation ; répétons que, dans ce monde tel qu’il est devenu, dans la vie telle qu’elle est faite, la lumière de nos ténèbres, le bonheur de notre malheur, consiste dans une foi qui se fonde sur Dieu même, dans une espérance qui compte sur lui, dans un amour qui s’élève jusqu’à lui pour redescendre de là sur l’humanité et l’embrasser tout entière.

Ce qui devrait vous plaire, des consolations ou plutôt des joies de l’Evangile, c’est qu’elles n’ont besoin ni du secours de l’orgueil ni de celui du temps, et qu’elles unissent, dans l’âme de celui qui souffre, la force et la douceur. Où je vois la douceur sans la force, je me dis : L’homme est annulé, ses ressorts intérieurs sont brisés, et la religion ne doit pas produire de pareils effets. Où je vois la force sans la douceur, je me dis : Il n’y a pas de consolation, pas de joie, car la joie adoucit ; la vérité n’est donc pas là. Mais celui qui a embrassé Jésus-Christ par la foi, celui qui, dans les cieux déserts, a enfin retrouvé un père, celui-là, dans la douleur, sera tout ensemble doux et fort ; car qu’y a-t-il à la fois de plus fort et de plus doux que la foi, que l’espérance et que l’amour ? N’attendez de lui, dans l’épreuve, ni de la soumission sans énergie, ni une roideur superbe. Il est ce que l’homme doit être, armé de courage et paré d’humilité, debout devant la fortune, à genoux devant Dieu.

Avec l’huile de la Parole, avec la flamme de l’Esprit, faites servir la lampe de votre âme à illuminer vos ténèbres. Ceci s’adresse à vous qui ne connaissez point encore la dispensation de Dieu dans l’Evangile, ou qui la connaissez inutilement parce que votre cœur n’en est pas encore touché. Egaux les uns aux autres en infortune, sujets les uns et les autres aux mêmes vicissitudes, vous paraissez, sous un autre rapport, bien différents les uns des autres, puisqu’il y a entre vous la différence de l’ignorance à la connaissance, ou, comme on le dirait peut-être, de la foi à l’incrédulité. Cette différence est-elle aussi grande qu’il le paraît ? Ni les uns ni les autres vous ne croyez, si la foi n’est rien de moins qu’une vie de l’âme. Qu’est-ce, dira-t-on, que la lampe sans l’huile ? mais qu’est-ce que l’huile sans la flamme ? Celui qui a l’huile sans la flamme y voit-il mieux que celui qui n’a encore ni l’huile ni la flamme ? Et le donateur suprême ne peut-il pas, du même coup, donner l’huile et faire jaillir la flamme ? Je vois donc mieux ce qui vous réunit que ce qui vous sépare, et je vous adresse les uns et les autres au Père des esprits de toute chair, pour que, touché de vos besoins, il vous donne aux uns et aux autres ce qui vous est nécessaire, aux uns la connaissance de son Evangile et les convictions chrétiennes, aux autres cette vie de l’Esprit, qui seule fait des convictions de l’intelligence une foi véritable et efficace. Là, pour la première fois, vous trouverez la lumière, c’est-à-dire la joie et le bonheur ; car en Jésus embrassé par la foi se trouve une abondance de consolation, une plénitude de félicité, qui suffit à l’avenir comme au passé. Vous y recevrez, pour tout dire en deux mots, la certitude d’être aimés et la puissance d’aimer. Que faut-il de plus ? Qu’y a-t-il au-delà ? Que peut désirer encore, ou que désirera vainement celui qui est aimé, celui qui aime ? Quel vide peut laisser dans le cœur et dans la vie la communion intime, la correspondance inaltérable avec le Père céleste ? De quelles ténèbres ne sera pas vainqueur un jour si éclatant et si pur ? Quel doute, quelle crainte, quel regret, quel désir peuvent tyranniser un cœur qui a Dieu pour lui, et qui, pour mieux dire, le possède et le porte en lui ? Dire que Dieu l’a élevé jusqu’à l’amour, n’est-ce pas tout dire ? L’amour, qui est plus fort que la mort, est plus fort que tout l’univers.

Allumez cette lampe, allumez-la tandis qu’il est jour. Lorsque l’obscurité, au tomber du jour, pénètre dans vos demeures, vous vous procurez, au moyen du feu, un jour artificiel ; mais vous n’avez garde d’attendre qu’il fasse tout à fait nuit, parce que, dans l’épaisseur des ténèbres, vous ne trouveriez qu’à grand-peine ce dont vous avez besoin pour les dissiper. Image bien juste, mais faible encore, de ce que la prudence exige de vous à l’égard d’une autre lumière. C’est en plein jour, c’est à midi, c’est le matin, qu’il faut allumer cette lampe. C’est dans tout l’éclat de la prospérité qu’il faut pourvoir aux heures d’épreuve. Ces époques d’émotion et de trouble sont peu propres à une aussi grande affaire. On se démène, on se débat, on s’abîme dans sa douleur ; le loisir manque, l’esprit n’a plus de liberté : à peine capable de pourvoir aux nécessités de la situation, il l’est bien moins encore de se faire des principes, et de donner à point nommé une nouvelle base à toute sa vie. Car il ne s’agit pas de moins. C’est une œuvre d’examen, d’observation intérieure et de méditation profonde qu’il faut entreprendre et achever au milieu des émotions les plus poignantes ; ce sont les merveilles de la paix qu’il faut accomplir au sein des horreurs de la guerre. Pensez-y bien : apprendre tout à coup, et lorsque toute l’âme est emportée d’un autre côté, la grande science de la foi, de l’espérance et de la charité ! Renouveler toutes ses convictions, tous ses principes, toutes les habitudes de son esprit, toutes les tendances de son âme, tout son être en un mot, lorsque la douleur impérieuse réclame toutes nos pensées ! Quand on nous dira qu’un artiste a mis la dernière main à quelque peinture délicate, ou qu’un savant a fait avec succès des observations microscopiques sur le pont d’un navire dont la violence de la tempête a rompu tous les mâts et dont un récif caché sous les eaux vient d’entrouvrir la carène, nous ne serons pas plus étonnés. Sans doute que ces grands orages de la vie peuvent avoir des résultats bénis ; l’angoisse enseigne bien des choses, et sans elle que saurions-nous ? Mais sans parler de tous les cas où nous souffrons inutilement et où nous nous empirons par la souffrance même, remarquons seulement qu’il s’agit ici des ressources de l’âme contre la douleur, des consolations qu’elle a besoin de trouver en soi à l’heure de l’épreuve. Où sont ces consolations, ces réjouissantes clartés, pour celui qui, tandis qu’il faisait jour, n’a pas allumé sa lampe ? Combien d’infortunés, errant dans les ténèbres de la tristesse, se sont peu à peu rapprochés de l’abîme, c’est-à-dire du désespoir, et y sont tombés ! Combien d’autres, endormis par ces mêmes ténèbres, car les ténèbres endorment, ont perdu tout courage, ont cessé de pourvoir à eux-mêmes, et, par cette négligence désolée, ont rendu leur malheur irréparable ou sans mesure ? De combien d’autres, enfin, une douleur que rien n’adoucissait n’a-t-elle pas aigri le caractère, envenimé les sentiments, corrompu le jugement, gâté enfin toute la vie, non seulement pour eux-mêmes, mais pour ceux dont le bonheur leur était confié ! Rien ne peut affaiblir, tout renforce au contraire l’exhortation de notre Seigneur : Que vos lampes soient allumées ! c’est-à-dire : Que la nuit survenant trouve vos lampes allumées !

Dans les climats où nous vivons, le demi-jour du crépuscule précède et annonce la nuit ; on peut, dans cet intervalle, préparer des flambeaux ou des lampes. Il est, au contraire, des zones où la nuit, au lieu de monter peu à peu dans le ciel, l’envahit tout à coup, et ensevelit tous les êtres vivants dans de soudaines ténèbres. Il en est de la vie comme de ces régions, et le malheur est, dans la vie humaine, encore plus inopiné que l’obscurité dans les pays dont je parle. C’est, la plupart du temps, un soir sans crépuscule. On tombe de la splendeur du jour dans la noire tristesse de la nuit. On souffre sans l’avoir prévu, sans y avoir été préparé par un déclin du bonheur : naturellement on en souffre davantage. Rien n’ayant amorti la chute, on arrive au bas tout meurtri et tout brisé. Oh ! quelle amertume, quel trouble, quelle tempête intérieure lorsque la plus grande félicité et la plus profonde infortune, c’est hier et aujourd’hui ! Quelles paroles magiques communiqueront à la fois la force et la douceur à celui que la gloire enveloppait hier et la honte aujourd’hui, à cet autre, hier encore le plus envié, aujourd’hui le plus malheureux des pères, à cet homme qu’enivraient hier toutes les espérances et à qui une infirmité soudaine et incurable ferme aujourd’hui pour jamais toutes les routes de l’avenir ? Apprendra-t-il aujourd’hui ce qu’il ne savait pas hier ? Pourra-t-il être consolé s’il ne l’était pas d’avance ?

Nous avons donc raison de dire : Allumez vos lampes ! Mais si l’Esprit de Dieu lui-même est la flamme de nos lampes, est-ce à nous qu’il appartient de les allumer ? Qui peut les allumer que Dieu seul ? Cette objection est réfutée par ses conséquences mêmes, car elle s’étendrait de proche en proche à tous nos devoirs, et n’y ayant plus de pouvoir, il n’y aurait plus de devoir. Ne distinguons point entre ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas ; car s’il y a quelque chose au-dessus de nos forces, tout est au-dessus de nos forces, et si quelque chose est à notre portée, tout est à notre portée. Disons franchement et hardiment que l’homme ne peut rien et qu’il peut tout, rien sans Dieu et tout avec Dieu. Toute la morale de l’Evangile repose sur ces deux bases. Sans Dieu je ne puis suffire au moindre de mes devoirs ; avec Dieu je suis capable de tous, même des plus grands, même du devoir qui les renferme tous, je veux dire du devoir d’allumer la lampe. Et c’est pourquoi Jésus-Christ, qui eût pu dire : L’Esprit de Dieu allumera vos lampes, est allé plus loin, et a dit : Allumez vos lampes. En parlant de la sorte, il savait apparemment que nous pouvions les allumer ; nous pouvons, avant comme après, l’en croire sur parole ; mais après comme avant, nous disons avec saint Paul : J’ai fait cela, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est en moi[u]. L’âme chrétienne unit inséparablement le sentiment de la responsabilité et celui de la dépendance.

[u] 1 Corinthiens 15.10

Nous vous disons donc sans scrupule : Allumez vos lampes, à vous dont les lampes ne brûlent point encore, et pour les allumer nous vous adressons à l’Evangile interprété par votre conscience, à votre conscience éclairée par l’Evangile. Mais vous qui les avez allumées, n’avez-vous rien à faire ? Etes-vous désormais à l’abri des épreuves ? N’avez-vous pas au contraire, en votre qualité de chrétiens, des afflictions particulières à prévoir ? Ou pensez-vous peut-être que vos lampes, une fois allumées, brûleront d’elles-mêmes et ne pourront plus s’éteindre ? Il est écrit pourtant : N’éteignez point l’Esprit[v] ; vos lampes peuvent donc s’éteindre. Il est écrit : Rallumez le don qui est en vous[w] ; il faut donc tous les jours entretenir cette flamme. Il faut, incessamment, faire provision de bonheur pour les jours d’infortune, de joie pour les heures de tristesse. Il faut nourrir dans le fond de vos cœurs la foi, l’espérance et l’amour.

[v] 1 Thessaloniciens 5.19
[w] 2 Timothée 1.6

Trois moyens, sous la bénédiction divine, sont à votre disposition pour cela : la contemplation, la prière et les bonnes œuvres. Ne pourrais-je pas ajouter : « et ces trois-là ne sont qu’un ? » Par contemplation, j’entends celle de Jésus-Christ. Ce n’est pas un travail de la pensée, quoique la pensée soit inséparable de la contemplation ; non, c’est un regard simple, filial, assidu sur Jésus-Christ ; je ne dis pas seulement sur sa doctrine, mais sur Jésus-Christ ; je ne dis pas sur le christianisme, mais sur Jésus-Christ ; car c’est Jésus-Christ, et non le christianisme, qui est notre objet, notre bien, notre vie.

Contempler Jésus-Christ, vivre avec Jésus-Christ, faire sa société de Jésus-Christ, se retirer auprès de Jésus-Christ, s’accompagner de son souvenir, s’envelopper de sa présence, regarder à lui comme l’épouse fidèle regarde à son époux, lui rapporter toutes nos pensées et tous nos desseins, remplir de lui notre esprit et notre âme ; ce moyen est le premier, ce moyen même est tout ; car il entraîne tout le reste.

Prier ; c’est-à-dire ne rien attendre que de Dieu, et tout attendre de Dieu ; tenir incessamment notre âme ouverte devant lui ; exposer au Père, que Jésus-Christ nous a rendu, nos besoins, nos craintes, nos peines ; nous remettre continuellement entre ses mains ; accepter d’avance tout ce qu’il lui plaira de dispenser ; gémir devant lui dans le sentiment de notre faiblesse ; déposer à ses pieds le fardeau de nos péchés ; soupirer en sa présence après la grâce d’un cœur nouveau ; nous placer sous les rayons de sa lumière, sous la rosée de ses grâces ; solliciter avec toute l’humilité de l’indigence un asile sous son toit, une place à son foyer ; s’abriter sous sa miséricorde, se réchauffer sur son cœur ; voilà la grâce des grâces : aucun vent, aucun orage n’éteindra la lampe de celui qui prie.

Agir enfin ; abonder dans les œuvres de justice et de charité, remplir ainsi sans relâche et notre cœur et notre vie où le monde s’obstine à vouloir pénétrer ; ne laisser, dans cette constante et heureuse préoccupation du bien, aucune place, aucun moment, aucune occasion au mal ; s’unir ainsi de plus en plus à Jésus-Christ en lui ressemblant ; respirer d’avance l’air du ciel ; anticiper sur les joies pures de l’éternité ; toucher de la main la réalité de cet ordre moral, de ce royaume de Dieu, invisible à tant de regards ; marcher, en quelque sorte, par la vue, dans l’obscurité de ce monde ; en un mot, obéir afin de connaître, servir afin d’aimer : voilà le troisième moyen qui vous est proposé : tant que vous en ferez usage, ne craignez pas que la flamme de votre lampe s’affaiblisse ou s’éteigne, que la consolation vous manque à l’heure des afflictions.

C’est par là, dit saint Jean, en parlant des œuvres de l’amour, c’est par là que vous connaîtrez que vous êtes de la vérité et que vous assurerez vos cœurs devant Dieu[x].

[x] 1 Jean 3.19

En viendrez-vous peu à peu à trouver à la souffrance toute la saveur d’une bénédiction ? Pourquoi non ? Depuis le temps où saint Paul disait aux Colossiens : Je me réjouis dans mes souffrances[y], le bras de Dieu ne s’est pas raccourci. Si tout chrétien regarde comme le sujet d’une parfaite joie les diverses épreuves auxquelles il est exposé, la grâce de Dieu peut l’élever plus haut, et le mettre en état d’en ressentir de la joie. Mais n’est-ce pas déjà beaucoup qu’il connaisse ce qu’elles valent, et que, d’un mouvement libre et sincère, il en bénisse Dieu ? Attendez fermement cette grâce, ô vous qui avez soigneusement entretenu la flamme de vos lampes. Vous savez depuis longtemps que vous êtes aimés ; mais l’heure de l’affliction viendra vous apprendre combien Dieu vous aime ; car c’est pour cette heure-là que Dieu a réservé la plus abondante effusion de ses grâces, et c’est pour cela même qu’il a préparé cette heure. Rien ne lui coûtera, croyez-le bien, pour faire de vos jours de deuil des jours d’éclatante lumière. Des milliers l’ont éprouvé avant vous, et des milliers encore sont prêts à vous dire que, jamais autant que dans les heures d’angoisse, ils n’ont connu et goûté combien l’Eternel est bon. Ce sont les malheureux qui sont reconnaissants. On dirait, à les entendre, que la prospérité endormait leur reconnaissance et que le malheur l’a réveillée. Il y a en effet une joie spirituelle, surnaturelle, qui repose au fond de l’âme chrétienne dans les jours tranquilles, mais que l’affliction fait bouillonner et déborder, et qui réserve ce qu’elle a de plus sensible et de plus touchant pour les moments mêmes où toute joie paraît impossible. Cette joie de l’esprit ne fait pas disparaître la tristesse de la nature ; mais cette tristesse n’éteint pas cette joie ; elles subsistent à côté l’une de l’autre, la tristesse servant d’occasion et d’aliment à la joie, la joie prévenant l’excès de la tristesse.

[y] Colossiens 1.24

Les prodiges ne coûteraient rien à Dieu pour changer votre tristesse en joie. Lorsque dans votre Gethsémané (car chacun à son tour entre dans ce jardin pour y suer du sang comme le Prince des justes) vous aurez, en votre agonie, poussé ce lamentable cri : Mon père, arrière de moi ce calice ![z] le Père pourrait envoyer des anges à votre aide comme il fit à notre généreux représentant ; mais Christ avait besoin de ce secours, et nous, grâces à lui, nous n’en avons pas besoin. Les anges qui, dans ces heures funèbres, viendront d’une main compatissante soutenir notre tête qui penche, essuyer la sueur de notre front, sont des anges invisibles, qui ne viendront point alors pour la première fois ; car ils sont là depuis longtemps, et ne nous ont jamais quittés. Ces anges invisibles, c’est la foi, c’est l’espérance, c’est l’amour, si nous les avons retenus auprès de nous par la contemplation, par la prière et par les bonnes œuvres ; ou plutôt celui que nous avons retenu auprès de nous, c’est Dieu lui-même, Dieu, dont l’Esprit, selon qu’il l’a dit lui-même, est en détresse dans toutes nos détresses[a]. Quand nous marcherions par la vallée de l’ombre de la mort, nous ne craindrions aucun mal ; car Dieu est avec nous ; son bâton et sa houlette sont ceux qui nous consolent[b]. Oui, dans ces ténèbres mêmes, les plus noires de toutes les ténèbres, dans les approches de la mort, tu viendras toi-même, ô mon Dieu, réconforter ta pauvre créature ; tu défendras l’abord de notre couche à ces visions de terreur que de sinistres apparences et le souvenir de nos péchés convoquent autour de nous ; que s’il plaisait à ta sagesse de nous laisser faire, tout seuls et sans consolation immédiate, une partie de la route dans l’obscurité de notre souterrain, ce serait pour faire briller à son issue, plus pur et plus éclatant, le jour sacré de la rédemption. La face radieuse de notre Sauveur illuminerait ces ténèbres ; nous ne tarderions pas à rencontrer son doux, son bienfaisant regard, et dès ce moment, rassurés et ravis, nous sentirions une joie sublime s’élever et grandir dans notre âme à travers nos frayeurs, nos regrets, nos remords peut-être. Auprès de lui que pouvons-nous craindre et qu’est-ce qui peut nous manquer ? Ne serons-nous pas bien partout où il sera ? Pouvons-nous être parfaitement satisfaits partout où il n’est pas ? L’espérance qui nous tenait lieu de bonheur ici-bas, n’était-ce pas l’espérance de le posséder ? Et s’il était doux, dans ce lieu d’exil, de souffrir avec lui, que sera-ce, dans le ciel, de régner avec lui ? O révélations, ô gloire, ô merveilles d’une mort chrétienne, que vous êtes grandes et ravissantes ! Pourrons-nous jamais vous payer trop cher ? Et pour mourir de la mort des justes, est-ce trop faire que de mourir d’avance et tous les jours à nous-mêmes, et de cacher profondément notre vie avec Christ dans le sein de Dieu ? Seigneur, enseigne-nous cette mort, pour que nous soyons capables de l’autre ! Seigneur, dépouille-nous de nous-mêmes et nous revêts de toi ! Rends-nous pauvres afin que nous soyons riches ! Sois notre unique trésor ! Sois notre unique lumière dans les jours de bonheur, pour être notre lumière dans les jours de deuil et à l’heure du dernier départ !

[z] Matthieu 26.39
[a] Esaïe 63.9
[b] Psaume 23.4

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