Méditations évangéliques

Les Complices de la Crucifixion du Sauveur

… Autant qu’il est en eux, ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu, et le livrent à l’ignominie.
(Hébreux 6.6)

Premier discours

Lorsque le Fils de Dieu est déjà mort, ressuscité, monté auprès de son Père, comment donc peut-il être crucifié de nouveau, et qui est-ce qui peut lui faire subir une seconde passion ? Permettez-nous de ne pas répondre pour le moment à cette question, et qu’il vous suffise de reconnaître avec nous, sur le témoignage de l’écrivain sacré, que le Fils de Dieu, déjà mort, déjà sorti du tombeau, déjà recueilli dans la gloire de son Père, peut encore et toujours être crucifié, encore et toujours être livré à l’ignominie. Ainsi le plus grand, le plus épouvantable des crimes, celui qui soulève avec le plus de force tout ce qu’il peut y avoir en nous de sentiments justes et d’idées honnêtes, ce crime n’est pas borné à un seul moment de l’histoire, ne reste pas à la charge d’un seul peuple, comme nous voudrions le penser, comme nous le pensions ; il est toujours possible, il est perpétuel, il s’est comme enraciné à la terre et comme incorporé à l’humanité ; et, chose horrible, on peut dire de ce forfait, comme de l’Etre divin qui en fut la victime : Il se verra de la postérité, il prolongera ses jours, et qui racontera sa durée ?[a]

[a] Esaïe 53.10, 8

Et cependant nous avons coutume de parler du crime des Juifs comme d’un acte singulier, monstrueux, unique, qui n’a pas pu, qui ne peut pas se répéter. Il ne peut pas se répéter, disons-nous, parce que nous ne pouvons pas rappeler Jésus-Christ sur la terre et dans la condition d’homme de douleur, qu’une seule fois il devait revêtir. Et puis, nous ne voulons pas admettre que la nature humaine puisse être deux fois coupable d’un si énorme attentat, et nous dirions volontiers, en des termes semblables à ceux que Jésus-Christ lui-même nous a conservés : Si nous avions été du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre son sang[b]. Deux impossibilités, pensons-nous.

[b] Matthieu 23.30

Pour ce qui est de la première, il suffit de remarquer ce que dit l’apôtre : « Ils crucifient autant qu’il est en eux le Fils de Dieu ». Autant qu’il est en eux, c’est-à-dire autant qu’il peut dépendre d’eux dans l’absence de leur victime ; autant qu’il est en eux, c’est-à-dire de volonté, de désir ou d’intention. Ces hommes donc qui crucifient Jésus-Christ sont des hommes qui le crucifieraient s’il était présent, ou qui, de quelque nation qu’ils soient, se seraient joints au peuple juif pour crucifier Jésus-Christ, s’ils eussent vécu dans le même temps. Or qui ne sait que le crime est dans l’intention, et qu’aux yeux de Dieu un homme est comptable de toute action qu’il aurait certainement faite si l’occasion ne lui eût pas manqué ? L’absence de Jésus-Christ, enlevé au ciel sur une nue, n’empêche donc pas que le crime n’ait encore lieu, non extérieurement sans doute, mais dans notre cœur, et s’il a lieu dans notre cœur, le crime est aussi réel qu’il ait pu jamais l’être, nous sommes aussi bien les meurtriers de Jésus-Christ que les Juifs malheureux qui l’attachèrent à la croix. Si l’on est coupable d’un crime pour l’avoir simplement voulu, à plus forte raison en est-on coupable quand on l’a tenté, quand on s’en est, pour ainsi dire, approché autant qu’il était possible. Un homme de sang se dédommage, en incendiant la maison de son ennemi, de n’avoir pu le détruire lui-même. La personne mortelle de Jésus-Christ a disparu de ce monde ; mais il y a laissé un nom, des amis, une famille pourrions-nous dire, une Eglise. Tout cela c’est lui-même encore : atteindre tout cela c’est en quelque sorte l’atteindre lui-même ; car chaque être capable d’aimer (et qui donc aima plus que Jésus ?) se sent vivre dans ce qu’il aime, se sent défaillir dans ce qu’il aime, se sent mourir dans ce qu’il aime. Dans ce sens Jésus-Christ est encore présent sur la terre, par son seul nom, beaucoup plus par sa parole, plus réellement encore par son Eglise, qui est son corps : et quiconque s’attaque à son nom, à sa parole, à son Eglise, l’attaque lui-même, et, autant que cela se peut, le crucifie de nouveau. Ce que l’on fait au moindre de ses frères, c’est à lui-même qu’on le fait[c].

[c] Matthieu 25.40

Sans doute qu’en général nos actions font juger de ce que nous sommes. C’est à ses fruits qu’on connaît l’arbre. Mais il ne faut pas oublier que personne ici-bas ne fait tout le bien ni tout le mal dont il est capable ou dont il est tenté. Chaque homme est comme une statue que les occasions, comme autant de coups de ciseau, dégagent peu à peu du bloc, mais jamais peut-être entièrement : toujours elle y reste prise par quelqu’une de ses parties. Qu’il en sorte plus, qu’il en sorte moins, cela n’est pas indifférent à ceux qui vivent avec lui ; mais à Dieu, qui dans le bloc voit toute la statue, qu’importe ? Dieu ne regarde point au dehors ni aux apparences, mais au cœur ; il lit dans le cœur ; et pour lui, ce que nous sommes dans le cœur, c’est ce que nous sommes. D’où il suit que tout ce que nous aurions fait si les circonstances eussent répondu aux pensées de notre cœur, nous est compté comme si nous l’avions fait. Nos convoitises impuissantes sont puissantes pour nous condamner. Quiconque, s’il l’eût pu, aurait crucifié Jésus-Christ, l’a crucifié, et doit être rangé dans le nombre des meurtriers du Sauveur.

Il reste donc à dire, si on l’ose, que ce crime est trop horrible pour être commis deux fois, même d’intention, et que les Juifs, en le commettant, ont fait une chose qu’eux seuls pouvaient faire. A quoi nous répondons sans hésiter que les Juifs n’ont été, en commettant ce crime, ni plus méchants ni plus criminels que beaucoup d’autres, qui pourtant ne l’ont pas commis. Voulez-vous nous suivre jusqu’au bout ? Nous entreprendrons de vous faire convenir que beaucoup d’autres, qui n’ont pas fait ce qu’ont fait les Juifs, qui n’ont pas demandé ce qu’ont demandé les Juifs, sont en réalité plus coupables que les Juifs. Vous vous récriez ? mais écoutez-nous.

Notre but ne nous oblige pas à diminuer le crime des Juifs. De quelque côté qu’on l’envisage, il est horrible. Horrible par son injustice ; car, encore qu’aux yeux de ceux qui demandèrent la mort de Jésus-Christ, Jésus-Christ ne fût pas le Fils de Dieu, il était un homme pur, vénérable, dont aucune ombre de péché n’obscurcissait l’innocence. Horrible par l’ingratitude ; car il avait passé en faisant du bien ; il en avait fait sans distinction à tous ; et quoique je veuille bien croire qu’aucun de ceux à qui il avait rendu la vue, l’ouïe, l’usage de leurs membres, ne figura parmi ses meurtriers, il n’en est pas moins vrai que tous avaient été témoins de ses bienfaits, et même en un sens en avaient été les objets, puisque c’était envers leurs frères, envers leur peuple, qu’il avait déployé la richesse de ses compassions. Horrible par la violence ; car toutes les formes de la justice avaient été foulées aux pieds ; nuls témoins entendus, sinon les témoins à charge ; toutes leurs dépositions accueillies sans examen ; toutes les limites de la loi dépassées ; tous les pouvoirs confondus ; la politique et la religion grossièrement mêlées ; et le peuple se prévalant contre l’innocence et d’une liberté imaginaire et de sa servitude même, afm que de quelque côté qu’elle recourût, la victime ne pût échapper. Horrible enfin dans les circonstances ; l’accusé livré, avant sa condamnation, aux outrages de la populace ; un brigand mis en liberté lorsque le juste est chargé de liens, afin qu’il soit bien établi que c’est à la justice, à l’innocence qu’on en veut ; la bouche impie du chef des prêtres laissant échapper cette prophétie dérisoire et cruelle, secrètement dictée toutefois par celui qui est la vérité même : Il est bon qu’un seul homme meure pour le peuple[d] ; l’innocent accablé à proportion de son innocence, car seul, entre tous les condamnés, il doit, chargeant sur ses épaules l’instrument de son supplice, le traîner jusqu’au lieu maudit ; ce supplice aggravé par des raffinements inconnus, par des railleries atroces, par des outrages dont le plus infâme et le plus effronté des scélérats n’avait peut-être jamais été l’objet à l’heure de son agonie, et que rendent plus exécrables, s’il est possible, l’admirable douceur et la patience de la victime ; enfin cette rage insensée, dans l’emportement de laquelle un peuple entier, devenu prophète pour se maudire, s’écrie : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants[e] ; voilà quelques traits, quelques traits seulement, de cette effroyable tragédie, où tout, à force d’horreur, nous paraît unique et inimitable.

[d] Jean 18.14
[e] Matthieu 27.25

On ne peut nier que le crime du peuple juif n’offre, dans plusieurs de ses circonstances et dans son aspect général, je ne sais quoi de mystérieux qui épouvante l’esprit. Tout y semble proportionné à la dignité de la victime. Ne dirait-on pas qu’on ne pouvait rien faire de moins contre un Dieu, et que la nature humaine était poussée par une force inconnue à des horreurs qu’on ne s’explique pas ? Ce n’est pas l’innocence et le crime, c’est l’enfer et le ciel qui se rencontrent face à face dans Jérusalem et sur la colline du Calvaire. L’ennemi des hommes et de Dieu, obéissant à l’antique prophétie, arrive à son jour pour y briser le talon de celui qui doit lui écraser la tête ; mais ce talon brisé (car pourquoi refuser ici le langage de l’Esprit de Dieu ?) c’est l’agonie d’un Etre divin, c’est le Prince des justes livré à l’ignominie et attaché au bois infâme, c’est la postérité d’Adam acceptant la responsabilité du crime de son père, le répétant sous la forme la plus atroce, et lui donnant, par le meurtre du Fils de Dieu, une sanction suprême. Dieu est là, Satan est là. La méchanceté semble y faire des miracles de méchanceté, comme la miséricorde des miracles de miséricorde.

Après cela, que pourrions-nous dire pour excuser le peuple juif ? Nous ne cherchons pas à l’excuser, encore qu’une grande pitié pour ce peuple nous saisisse à la vue même de son crime. Ce peuple était ignorant. Saint Pierre n’a garde d’oublier cette circonstance. Je sais, dit-il au peuple, que vous l’avez fait par ignorance, de même que vos conducteurs[f], et saint Paul dit aux Corinthiens : S’ils eussent connu la sagesse de Dieu (ou les desseins de Dieu), jamais ils n’eussent crucifié le Seigneur de gloire[g]. Avant ces deux apôtres, leur maître lui-même avait dit sur la croix : Pardonne-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font[h]. Ils ne savaient pas qu’ils immolaient le Fils de Dieu. Ils ne seront pas traités comme s’ils l’avaient su. La parole de celui qui ne saurait mentir, la prière de celui que son Père exauce toujours, nous en donne la ferme assurance. Mais ce qu’ils ne savaient pas, ils devaient le savoir. Ils sont coupables de l’avoir ignoré ; de même que celui qui a commis un meurtre dans l’ivresse, n’est pas réputé coupable comme celui qui l’aurait commis à jeun, mais il est coupable pourtant ; il l’est de s’être enivré. Les Juifs devaient savoir quel était Jésus-Christ ; et ils l’auraient su s’ils avaient écouté ses paroles, s’ils avaient prêté l’oreille à celles de Moïse, qui rendait témoignage de lui, s’ils avaient seulement considéré ses œuvres, œuvres miraculeuses qui munissaient d’un sceau irrécusable les témoignages rendus par Jésus-Christ lui-même à sa propre divinité. Et pourquoi n’écoutaient-ils point ? C’est, dit notre Seigneur, qu’ils ne pouvaient écouter[i], ayant l’esprit tourné vers la vanité des choses visibles, et par-dessus tout ayant peur d’entendre. Ils étaient comme le reste des hommes, ils étaient comme nous tous : ils aimaient mieux les ténèbres que la lumière, l’ignorance que la connaissance, parce que leurs œuvres étaient mauvaises, parce que leurs cœurs étaient mauvais. Leur ignorance fut donc en quelque sorte volontaire, leur ignorance leur est imputable ; seulement on peut dire, à parler en général, qu’ils ignoraient que cet homme qu’ils clouaient au bois maudit fût le Fils de Dieu. Mais cette excuse, si c’en est une, ne s’étend pas plus loin. Ils ignoraient la divinité de leur victime ; mais ignoraient-ils la pureté de ses mœurs, ignoraient-ils sa bonté, ignoraient-ils ses bienfaits ? Rien n’avait été plus exposé à tous les regards, rien n’était mieux connu.

[f] Actes 3.17
[g] 1 Corinthiens 2.8
[h] Luc 23.34
[i] Jean 8.43

N’ajouterons-nous pas qu’ils étaient entraînés ? Ah ! pourquoi l’étaient-ils ? Ah ! d’où vient qu’ils se laissaient plutôt emporter par les perfides suggestions de quelques ambitieux que gagner et ravir par celui qui tant de fois voulut les rassembler comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et qui tant de fois les supplia de venir à lui pour avoir la vie ? Que de choses à répondre ! Nous les dirons plus tard, et c’est dans votre conscience même que nous irons les chercher. Remarquons donc seulement ici que le crime de la condamnation et du supplice de notre Seigneur fut plus directement le crime des principaux du peuple. Leur pénétration, rendue plus vive par l’intérêt, n’avait pas tardé à découvrir que l’ascendant de Jésus-Christ devait détruire le leur ; lui-même, compatissant pour la multitude, sévère pour eux seuls, leur avait ouvertement déclaré la guerre, et dans le fond de son cœur saintement indigné, le Prince de la paix avait trouvé contre eux des paroles terribles. Ils jurèrent entre eux la mort de celui dont la seule apparition était, pour leur autorité chancelante, une menace de mort, et quand ils virent le peuple, dont les paroles et la charité de Jésus ravissaient l’oreille et le cœur, le suivre par torrents au désert, oublier en l’entendant la fuite des heures, et perdre, en recueillant cette manne céleste, jusqu’au sentiment de la faim, lorsqu’ils virent ce même peuple étendre ses vêtements et semer des palmes sur le chemin de Jésus, l’accueillir comme en triomphe dans la cité de David, ces habiles démagogues arrachèrent, comme d’un coup, toute cette multitude d’entre les mains de son roi, et la lancèrent furieuse contre celui dont naguère encore elle eût embrassé les genoux. Ils n’eussent pas entraîné dans cette horrible défection de véritables disciples, des cœurs vraiment convertis à la vérité dont Jésus-Christ est le canal aussi bien que la source ; mais l’adhésion du peuple à Jésus-Christ était encore plus superficielle qu’elle n’était vive. Ils l’avaient écouté des oreilles plutôt que du cœur ; ils l’avaient beaucoup admiré, mais peu compris ; c’était à un homme extraordinaire, à un libérateur temporel, qu’ils avaient rendu hommage dans sa personne ; et ne vous rappelez-vous pas que Jésus dut fuir au désert de peur d’être fait roi par eux ? Ce peuple, sans être incapable de bons mouvements, était pourtant charnel ; c’était en quelque manière en sortant de son naturel qu’il s’était attaché à celui qui est venu sur la terre établir le règne de l’Esprit. Les pharisiens, en ramenant ce peuple à eux, en l’enchaînant à leurs passions, le remettaient dans sa voie. Il reprit aisément ses chaînes d’habitude ; il crut aisément ceux qui s’adressaient à la chair, encore toute puissante en lui, à ses inclinations sensuelles, à son orgueil, à ses frayeurs ; une multitude est souvent plus facile à tromper qu’un seul homme, et parmi les mensonges, ce sont les plus grossiers, les plus invraisemblables, qui sont les mieux accueillis ; car l’imagination du peuple ne souffre rien de médiocre, et en tout genre c’est l’énorme qui le captive. La peur d’ailleurs est une passion cruelle ; on sut l’exciter habilement ; Jésus-Christ, dit-on au peuple, est l’ennemi de César, et ces mêmes hommes qui l’avaient voulu couronner devinrent furieux de terreur en entendant dire qu’il avait voulu se couronner lui-même. Mais si le mensonge fut efficace, la vérité (pour la première fois peut-être), le fut bien plus encore. Jésus-Christ s’était dit le Fils de Dieu, et en pardonnant les péchés, il avait fait sans doute ce qui n’appartient qu’à Dieu. S’il n’était pas Dieu, il était donc un blasphémateur et un sacrilège[j]. En fallait-il davantage pour le perdre ? Dès lors tous les emportements de la colère, érigée en une pieuse indignation, devenaient légitimes ; dès que l’homme croit pouvoir venger Dieu, il ne peut trop le venger, et dans cet intérêt sacré, on s’honore, on se sait bon gré des mêmes actions dont, en toute autre circonstance, on aurait eu horreur. Saint Paul parle aux Romains d’un zèle pour Dieu qui n’est pas selon la connaissance[k] ; il veut dire d’un zèle que n’accompagne pas la connaissance de la volonté de Dieu, de la pensée de Dieu, et, si l’on peut s’exprimer ainsi, du caractère de Dieu. Ce zèle pour Dieu n’est pas un zèle pour le vrai Dieu, mais pour je ne sais quel être qu’on a mis à sa place et qu’on a revêtu de son nom ; et si ce Dieu de notre imagination n’est pas un Dieu d’ordre, de paix, de lumière, de miséricorde, d’amour, que sera le zèle dont il est l’objet, sinon un zèle amer, contentieux, violent, impitoyable ? Tel fut le zèle du peuple juif, animé contre Jésus-Christ parles pharisiens. Les passions humaines sont terribles ; mais quand on s’y livre par conscience, quand on se fait une justice de l’injustice, un devoir de haïr, une religion de maudire, ô Dieu saint et bon, jusqu’où ne s’emportent pas, loin de ta lumière, tes misérables créatures ! Les Juifs nous l’ont montré ; et n’est-il pas bien digne de remarque que le plus funeste crime que l’homme ait jamais pu commettre porte le caractère du fanatisme ?

[j] Jean 10.33
[k] Romains 10.2

En peu de mots, et pour nous résumer, disons que les Juifs en immolant Jésus-Christ ne savaient ce qu’ils faisaient et qu’ils furent poussés à ce crime par l’influence de quelques hommes pervers, mais que, s’ils n’avaient point haï la lumière, ils auraient échappé à l’ignorance et à la séduction. Nous ne saurions, sans manquer à la justice ou à la vérité, en dire moins ni davantage.

Mais on va plus loin : on veut faire du supplice de notre Seigneur un crime juif, exclusivement juif. Cette assertion a une portée qu’on ne soupçonne peut-être pas. Car si Jésus-Christ n’a pu être immolé que par ce peuple, il n’a pu aussi mourir que pour ce peuple, et sa mort est sans intérêt pour le reste de l’univers. Suivez-nous avec quelque attention. Vous croyez tous à la déchéance, vous croyez tous au premier péché. Vous tenez tous pour certain que, dans la personne d’Adam, l’humanité a commis un crime que chacun de ses membres répète et confirme pour ainsi dire autant qu’il est en lui. Et quel est ce crime ? C’est celui de nier Dieu. Que dis-je ? c’est bien pis. Ce crime consiste à dire : Il y a un Dieu, et je ferai comme s’il n’y en avait point. Ce crime est fondamental ; il est le père de tous les crimes ; et tout comme, si l’homme ne l’eût pas commis, il n’en eût commis aucun autre, l’ayant commis, il est capable de tous, car tous en sont issus. Surtout il est capable de le répéter, et de fait, sous une multitude de formes diverses, il le répète tous les jours ; car chacune de ses transgressions revient à dire, ou bien : Il n’y a point de Dieu, ou bien : Il y a un Dieu, et je ferai comme s’il n’y en avait point. Seulement il ne peut pas toujours le commettre d’une manière aussi directe que notre premier père, qui, en cueillant le fruit de l’arbre défendu, pécha proprement, immédiatement et de propos délibéré contre Dieu même. Cette terrible occasion fut donnée à nos premiers parents dans le paradis ; et je dis que si, alors, ils ne crucifièrent personne, c’est qu’il n’y avait personne à crucifier, mais que, du cœur sinon des mains, ils plantèrent dès ce moment la croix où le Fils de Dieu devait rendre l’âme, et que s’ils ne le crucifièrent pas, ils crucifièrent la vérité dont il est, de toute éternité, l’auguste représentant. Or, cette vérité, ou cette parole, a été faite chair ; Dieu s’est fait homme ; un homme en qui la vérité résidait dans toute sa plénitude, a paru parmi les hommes, et tout de suite il a attiré et concentré sur lui toute la haine dont la vérité peut être l’objet, c’est-à-dire une haine mortelle ; car quand on hait la vérité, on ne la hait pas à moitié ; et si la vérité fut haïe par notre malheureux ancêtre lorsqu’elle ne faisait que l’obliger à reconnaître sa dépendance, combien ne doit-elle pas l’être par ses descendants, qu’elle contraint, de plus, à reconnaître leur déchéance ! Tel apparut notre Seigneur aux yeux des Juifs et surtout des pharisiens ; son apparition irritait en eux tout ce qu’il y a, dans l’homme, d’orgueil, de sens charnel, de révolte secrète et permanente contre les droits de Dieu. C’est à ce titre que les Juifs le haïrent ; or, haïr c’est tuer ; quiconque hait tue en esprit, et s’il s’imagine d’une part qu’il n’y a pas de bonheur pour lui s’il ne tue, de l’autre, qu’il peut tuer, soyez certains qu’il tuera. Sur quoi je vous demande : êtes-vous, ou non, de la race d’Adam et participez-vous à la souillure originelle ? Adam était-il juif ? et le sang du premier homme ne coule-t-il que dans les veines des Juifs ? Dans ce cas, les Juifs seuls ont été capables de ce crime, et vous ne l’êtes, vous, ni de celui-là ni d’aucun : c’est à vous alors d’expliquer pourquoi vous en avez commis, je ne dis pas cent dans un jour, mais un seul dans votre vie. Quoi qu’il en soit, il doit être entendu, dans ce cas, que l’homme n’est pas séparé de Dieu, mais que le Juif en est séparé ; que l’homme ne hait pas la vérité, mais que le Juif la hait ; que le Juif, et non l’homme, a été chassé d’Eden ; que le Juif est donc autre chose ou quelque chose de moins qu’un homme ; que Jésus-Christ, par conséquent, n’est pas venu dans le monde pour l’homme, mais pour le Juif, et que l’Evangile nous fait assister à la réhabilitation d’un peuple, non à la rédemption du genre humain. Mais si vous participez à la condition d’Adam, si vous êtes les héritiers de sa déchéance et les complices de sa faute, si vous vous reconnaissez capables et coupables du crime qui renferme tous les crimes, si vous convenez que l’action d’Adam votre père est, sous une forme différente, la même absolument que celle du peuple juif dans ce jour de funeste et glorieuse mémoire, alors, comment osez-vous dire que le supplice de Jésus-Christ est un crime juif, un crime que les Juifs tout seuls étaient capables de commettre ? Regardez au rocher duquel vous avez été taillés, et au creux de la citerne dont vous avez été tirés[l], et sans doute alors vous direz : Autant la vérité compte d’ennemis, autant Jésus-Christ compte de meurtriers ; autant de fois il reparaîtrait sur la terre, et en quelque lieu que ce pût être, autant de fois et partout Jésus-Christ serait mis à mort.

[l] Esaïe 51.1

Vous n’allez pas dire, je m’imagine, que les choses se fussent passées autrement ailleurs. Si vous parlez du détail, qui en doute ? mais aussi qu’importe ? J’ignore quels outrages eussent été, ailleurs, épargnés au Fils de Dieu, ou quelle forme ils eussent revêtue. Chaque peuple, chaque siècle a son génie, et les formes de la méchanceté, comme celles de l’erreur, sont infiniment diverses. Mais partout où l’homme est l’homme, le cri funeste : Ote, ôte, eût retenti infailliblement, et le Fils de Dieu eût péri. Les hommes diffèrent entre eux, les peuples diffèrent entre eux ; mais rien ne ressemble plus à un ennemi de Dieu qu’un autre ennemi de Dieu. Prenez-en un parmi les savants, un autre parmi les simples, ce sera la même chose, sinon que les savants haïront mieux, sachant mieux pourquoi ils haïssent. Prenez-en un parmi les caractères violents et atrabilaires, un autre parmi les caractères paisibles et froids, ce sera la même chose, si ce n’est peut-être que les seconds l’emporteront quelquefois sur les premiers par la fureur avec laquelle ils crieront : Ote, ôte, crucifie ! Parmi les ennemis de la vérité, les plus flegmatiques sentiront, à sa rencontre, leur sang bouillonner ; et de même que, sur le chemin d’Emmaüs, le cœur des disciples brûlait au-dedans d’eux en entendant Jésus-Christ leur expliquer l’Ecriture, eux aussi, en la lui voyant accomplir, leur cœur brûlera au-dedans d’eux, non d’amour, mais de haine. Les plus honnêtes, les plus vertueux selon le monde, se montreront, dans certains cas, aussi emportés contre Jésus-Christ que les plus licencieux et les plus déréglés. Ce jeune homme, nommé Saul, qui fut complice de la lapidation d’Etienne, qui ne respirait que menaces et carnage contre les disciples du Seigneur[m], qui ravagea l’Eglise, entrant dans les maisons et traînant de force les hommes et les femmes en prison[n], était sans reproche à l’égard de la justice de la loi[o], en sorte qu’en tout pays il eût passé pour un homme d’une moralité distinguée. Sur tout autre terrain les différences subsisteront, ici elles s’effacent. L’immensité de l’objet les emporte. Il s’agit de s’appartenir ou de ne pas s’appartenir, de se donner à Dieu ou de se garder à soi-même, d’abdiquer ou de régner, d’être ou de n’être pas. A partir de là, je cherche en vain pourquoi donc il ne pourrait pas y avoir ailleurs qu’à Jérusalem des Caïphe qui détestent la vérité, des Judas qui la trahissent et des Pilate qui la livrent. Je descends le cours des siècles, et dès le premier pas je les retrouve. Il est vrai que je ne retrouve pas Jésus-Christ ; mais la preuve n’en est que plus forte ; car son Eglise, en laquelle il revit, étant moins parfaite que lui, devait, ce semble, être moins haïe ; mais de même qu’il a le nom de son Eglise écrit sur la paume de sa main, elle a sur la paume de sa main le nom de son époux[p] ; on la reconnaît à cette marque, on voit Jésus-Christ en elle ; on la poursuit, on la flagelle, on la crucifie comme si elle était Jésus-Christ. Jésus-Christ, en certains temps, accorde à son Eglise l’honneur de souffrir comme il a souffert. Faut-il vous raconter les persécutions et les supplices des fidèles, depuis Etienne jusqu’à Jean Hus, depuis Jean Hus jusqu’aux néophytes de Madagascar et aux chrétiens d’Otaïti ? Cette horrible histoire roule en flots de sang à travers les dix-huit siècles qui nous séparent de son berceau. Jésus-Christ, dans la personne de ses amis, est mille et mille fois remonté au Calvaire. Et quand on n’a pas pu l’y ramener, car enfin Dieu voulait exercer son Eglise et non la détruire, on l’a du moins amené au Prétoire, lié, conspué, flagellé, couvert d’une pourpre dérisoire. Quand on n’a pas pu le livrer aux bourreaux, on l’a livré à l’ignominie, on l’a mis au pilori ! Chose étrange ! signe merveilleux ! on a mêlé aux affronts les hommages. Les peuples, courbés à ses pieds par une force inconnue, ont prononcé avec adoration son nom trois fois béni ; les rois de la terre ont fait de lui, malgré lui-même, leur allié, et, s’il n’eût tenu qu’à eux, ils en eussent fait leur complice ; un monde entier s’est intitulé chrétien, et a semblé répéter dans un autre sens que les Juifs le vœu mémorable : Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! enfin, on ne peut le méconnaître, quelque chose de la loi divine du Christ a pénétré dans les loi humaines et jusque dans les mœurs ; mais l’eau amère a coulé avec l’eau douce par une même ouverture[a] ; d’une même bouche est sortie la bénédiction et la malédiction ; et toutes les fois que Jésus-Christ a reparu dans la plénitude de sa nature et de son autorité, comme le Médiateur, comme le seul nom qui ait été donné aux hommes par lequel ils puissent être sauvés, le grand nombre s’est détourné de lui, la multitude a crié ou murmuré : Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous[r]. Nous ne voulons pas que celui-ci nous sauve. Sur quoi, je n’ai plus qu’une chose à vous demander : Les choses étant ainsi, dites-nous quel serait le sort de Jésus-Christ reparaissant personnellement sur la terre ? N’y aurait-il pour lui sur la terre plus de Prétoire, plus de Gethsémané, plus de Calvaire ? Et aurez-vous bien le courage de dire qu’on n’entendrait plus à son sujet la multitude crier comme jadis : Ote, ôte, crucifie ! O mes frères, il faut que nous ajoutions encore cette question douloureuse : Nul de nous, nul de ceux qui sont ici présents, ne crierait-il aussi : Ote, ôte, crucifie ?

[m] Actes 9.1
[n] Actes 8.3
[o] Philippiens 3.6
[p] Esaïe 49.16
[q] Jacques 3.11
[r] Luc 19.14

Mais ce cri, si vous ne le poussez pas, vous l’entendez du moins. Il est exhalé, tous les jours, par une multitude de voix. On ne dit pas : Otez, ôtez Jésus-Christ ; il est absent ; Dieu l’a ôté ; Dieu ne le rendra pas à la haine des hommes. On ne dit pas : Otez, ôtez les disciples de Jésus-Christ ; le moment n’en est pas venu ; on n’oserait. On ne dit pas même : Otez, ôtez l’Eglise extérieure qui montre gravé sur ses portes le nom de Jésus-Christ ; non, au contraire, adoptez-la, gardez-la, et gardez-la si bien qu’elle ne puisse faire aucun mouvement que vous n’ayez permis, et que le monde puisse croire qu’elle n’existe que sous votre bon plaisir, par votre force et de votre fait ; mais on dit, les uns tout haut, les autres tout bas : Otez, ôtez, crucifiez le christianisme, et si on ne le dit pas, on fait mieux, on le livre, de mille et mille façons, à l’ignominie. C’est encore crier : Ote, ôte ! Et que faut-il donc ôter, insensés que vous êtes ? Voudriez-vous ôter du ciel ce soleil par qui nous avons la lumière et la chaleur, par qui les fruits et les moissons mûrissent, par qui l’océan est autre chose qu’un immense glacier, et la terre autre chose qu’un cadavre immense, sans qui, pour tout dire en un mot, tout ce qui vit serait mort ? Jésus est le soleil du monde des esprits. Il n’y a sans lui, dans la vie humaine, que ténèbres, que désespoir. Nulle route pour aller à Dieu, nulle connaissance de Dieu, nulle consolation solide, nulle espérance, et pour unique direction de la vie, le hasard, la fantaisie, et les impulsions les plus contradictoires des instincts les plus opposés. Quiconque peut désirer d’éteindre ce soleil est l’ennemi de l’humanité, et ne saurait avoir, même dans ce monde infernal où l’on ne sait que haïr, de plus impitoyable, de plus cruel ennemi de son propre bonheur. Le prince du mal, dans ses souhaits meurtriers, n’a jamais pu souhaiter à une créature de Dieu rien de plus horrible, rien de plus funeste que ce que cet homme (si c’est un homme) souhaite aux hommes et à soi-même !

Après tout ce que les siècles ont vu, après tout ce que vous entendez presque chaque jour, oserez-vous bien dire qu’il n’y a pas dans le monde, encore aujourd’hui, des hommes qui crucifient autant qu’il est en eux le Fils de Dieu et le livrent à l’ignominie ? Oserez-vous prétendre que, s’ils eussent vécu à Jérusalem, il y a dix-huit siècles, on ne les aurait pas vus se joindre à cette multitude insensée, ou que Jésus-Christ, revêtant une seconde fois une chair mortelle, et paraissant au milieu d’eux, serait à l’abri de leurs outrages ? Je cherche en vain sur quoi vous pourriez appuyer ces suppositions et ces espérances. Car l’homme est toujours l’homme, et Dieu est toujours Dieu. Entre l’homme pécheur et le Dieu saint, il y a toujours la même distance. La lumière divine blesse toujours aussi douloureusement les yeux qu’elle ne guérit pas ; et les hommes civilisés ne sont pas moins disposés à s’écrier et ne s’écrient pas avec moins d’emportement que les peuples les plus sauvages : Brisons ces liens, et jetons loin de nous ces cordes[s]. Jésus-Christ ne verrait qu’une différence entre ses ennemis juifs et ceux que je suis obligé d’appeler ses ennemis chrétiens, ou, si vous le voulez, entre ses anciens et ses modernes persécuteurs, c’est que, parmi les premiers, plusieurs s’imaginaient, en le persécutant, rendre service à Dieu[t], tandis que nul des seconds ne peut avoir et n’a cette pensée. La leur attribuer ne pourrait être, au point où nous en sommes, qu’une raillerie du plus mauvais goût. Rendre service à Dieu ! Eh ! qui, parmi eux, se soucie de Dieu le moins du monde, et surtout de rendre service à Dieu ? Ils n’oseraient pas même vous dire qu’ils veulent rendre service à l’humanité : cette parole, s’ils essayaient de l’articuler, s’arrêterait sur leurs lèvres. Ils n’oseraient pas davantage dire ni penser que c’est à eux-mêmes qu’ils veulent rendre service : ils savent trop bien qu’au terme de cette guerre, encore qu’ils fussent vainqueurs (et je ne pense pas qu’ils l’espèrent) il n’y a pour eux ni gloire ni paix. Ils savent bien, au fond du cœur, qu’en ôtant Jésus-Christ du monde, ils dépouillent l’humanité et se dépouillent eux-mêmes. Et que savons-nous si quelques-uns, en secret, ne s’avouent pas toute la portée de leurs actes, et si, à l’avertissement d’un Gamaliel : Prenez garde qu’il ne se trouve que vous avez fait la guerre à Dieu ![u] ils ne seraient pas tentés de répondre : Tais-toi, vieil insensé ! ne vois-tu pas que c’est justement ce que nous voulons ?

[s] Psaume 2.3
[t] Jean 16.2
[u] Actes 5.39

Quoi qu’il en soit, si la vérité peut avoir des ennemis, le Fils de Dieu a des ennemis, et comme ce qui est parfait ne peut être ni faiblement aimé, ni faiblement haï, les ennemis du Fils de Dieu sont tout prêts, l’occasion leur en étant donnée, à devenir ses meurtriers. Jésus-Christ eut jadis, il a encore, il aura toujours des persécuteurs. Terrible pensée, même pour ceux qui le persécutent ; car vous chercheriez longtemps avant de trouver un homme à qui n’inspire pas une véritable horreur la pensée d’être l’ennemi de Jésus-Christ. Mais, à votre compte, qu’avons-nous prétendu faire en vous prouvant que Jésus-Christ a des ennemis, qui, tous les jours encore, et de tout leur pouvoir, le crucifient et le livrent à l’ignominie ? Est-ce votre haine ou votre pitié que nous vous demandons pour eux ? et, n’ayant pas craint de prendre la défense des Juifs, reculerons-nous devant la pensée de nous faire l’avocat de ceux dont la fureur insensée dresse aujourd’hui de nouveau une croix à l’Ami des hommes ? Ah ! pouvons-nous craindre de nous égarer en suivant l’exemple du Sauveur, et en disant, du fond de notre abjection, comme lui du haut de son trône sanglant : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[v] ? Car, à les prendre en général, ils ne savent ce qu’ils font ; et leur ignorance n’est pas tout entière à leur charge ; d’autres en partagent avec eux la responsabilité, et qui sait si vous et moi n’en répondrons pas devant Dieu ? Qui sait s’il n’en est pas, dans le nombre, qui se seraient laissé instruire si on l’eût bien voulu ? Qui sait si, de ces bouches qui s’ouvrent au blasphème, des louanges et des cantiques ne s’élèveraient pas vers le Christ ? Savons-nous, d’aucun d’eux, si, jusqu’à ce jour, il a tenu à lui d’en savoir davantage, et si les idées que, de bonne heure, on lui a données de Jésus-Christ et du christianisme, n’en ont pas fait pour lui de tristes et hideux fantômes ? Savons-nous si Jésus-Christ ne les attend pas, comme saint Paul, sur le chemin de Damas ; si nous ne verrons pas plusieurs d’entre eux, de persécuteurs, devenir apôtres ; si, pour tout dire en un mot, les derniers ne seront pas les premiers, et les premiers peut-être les derniers ? Et quoi qu’il en soit, la colère de l’homme n’accomplit point la justice de Dieu. La colère de l’homme est toujours injuste. Ce qui est juste de sa part, ce qui lui sied, ce qui lui sert, c’est d’avoir pitié des autres comme on a eu pitié de lui. Qu’il défende au lieu d’accuser. Qu’il s’empare avec bonheur, à l’appel de Dieu lui-même, de cette fonction de défenseur officieux où le Juge suprême lui permet, si l’on peut dire ainsi, de suppléer Jésus-Christ : N’y aura-t-il personne, dit l’Eternel dans le prophète, n’y aura-t-il personne pour intercéder ?[w] Jésus-Christ a répondu à cet appel : nous, ses disciples, n’y répondrons-nous pas ? Ne voudrons-nous pas, appuyés sur lui, intercéder comme lui ? Trouverons-nous autre chose dans nos cœurs qu’une compassion douloureuse et des prières ferventes pour des hommes qui, s’ils sont aveugles et injustes, ne sont que ce que nous avons été, que ce que nous sommes naturellement, et le sont à leur dommage et à leur perte ? Bannissons de notre cœur tout autre sentiment, renonçons à tout autre office ; et à mesure que nous voyons des infortunés faire la guerre à Dieu, prenons la justice et la miséricorde pour ceinture de nos reins ; combattons le combat de la charité ; intercédons auprès de Jésus-Christ pour ses ennemis, et, si j’ose le dire, auprès des ennemis de Jésus-Christ pour celui dont, après dix-huit cents ans, ils font encore leur victime. Au lieu de mesurer notre colère à leur crime, faisons de leur crime la mesure de notre pitié ; que leurs torts nous rappellent d’abord les nôtres, si facilement et promptement oubliés ; et, dans la confusion de cet humiliant souvenir, que nos larmes coulent à la fois sur notre infidélité, sur la leur, et sur la bonté de Dieu, qui n’a point de plus cher dessein que d’effacer l’une et l’autre.

[v] Luc 23.34
[w] Esaïe 59.16

Second discours

C’est d’abord aux ennemis du christianisme que nous avons appliqué les paroles de notre texte. L’application n’était que trop légitime, et pour la justifier, nous n’avons rien eu à forcer. Jésus-Christ et le christianisme étant un, haïr et tuer étant un, comment ne pas rapporter tout d’abord à ceux qui haïssent l’œuvre du Christ cette déclaration de notre texte : Ils crucifient de nouveau, selon leur pouvoir, le Fils de Dieu, et le livrent à l’ignominie ? Nous avons été contraints de reconnaître des meurtriers et des bourreaux du Fils de Dieu, je ne dis pas chez les plus sauvages, chez les plus violents et chez les plus corrompus des hommes, mais aussi chez les plus civilisés, chez les plus doux et chez les plus honnêtes selon le monde. Inévitable conclusion ! effrayante pensée ! Ainsi donc des hommes incapables de tout autre crime sont capables de celui qui surpasse et qui résume tous les crimes ! Ainsi des hommes inoffensifs, paisibles, dont la vue n’excite aucun effroi, dont le caractère inspire la confiance, et que distingue peut-être, entre tous les hommes, la régularité de leur conduite, sont en secret, à l’insu de tout le monde et d’eux-mêmes, les imitateurs et les pareils de ces infortunés dont les clameurs sanguinaires pressaient le supplice du Fils de Dieu ! A leur insu, le sang rougit leurs mains ; et quoique, à l’exemple de Pilate, chacun d’eux se dise peut-être : Je suis net du sang de cet homme, je m’en lave les mains ; cette tache leur reste, et leur restera toujours ! Si l’infortuné gouverneur de la Judée est mort irréconcilié, rien ne peut nous donner de son malheur dans l’autre monde une plus vive idée que l’image d’un misérable qui, cherchant à faire disparaître de ses mains la trace sanglante d’un parricide, les laverait et les relaverait, durant des siècles et des siècles, dans le bassin de l’Océan, et verrait l’Océan lui-même se changer en sang à mesure qu’il y plonge en désespéré ses mains criminelles. « Je m’en lave les mains », dirait-il sans cesse, et la fatale couleur reparaîtrait toujours plus vive. « Je m’en lave les mains », dit également cet ennemi de Jésus-Christ ressuscité, et le crime qu’il n’a pas commis effectivement, mais qu’il commet tous les jours en esprit, s’attache et s’incruste, en traits de sang, à ses mains d’honnête homme, jusqu’à ce qu’il les ait lavées dans l’eau vive du repentir et dans les larmes de l’amour.

Ce que nous avons été forcés de dire des ennemis de Jésus-Christ, nous ne l’avons point dit des incrédules. A Dieu ne plaise que nous appelions ennemi quiconque ne croit pas ! Celui qui, ne connaissant pas encore le secret de la divine clémence, a faim et soif de ce pardon et de cette justice qui sont en Jésus-Christ, bien loin d’être un ennemi du Sauveur, à peine est-il un incrédule. Et tout ce qu’il y a d’hommes pareils parmi ceux qui ne confessent pas encore le nom du Fils de Dieu, fait partie, sans le savoir, de l’héritage du Fils unique et du troupeau du bon berger. Gardons-nous donc d’étendre au-delà de toute mesure l’application des paroles du texte ; mais n’allons pas non plus la resserrer. Ce n’est pas uniquement, ce n’est pas même principalement de ceux qui font la guerre au christianisme, qu’il est dit qu’ils crucifient de nouveau le Sauveur. Les paroles qui précèdent dirigent nos regards d’un autre côté. L’apôtre y parle de ceux qui, après avoir été illuminés et rendus participants du Saint-Esprit, après avoir goûté le don céleste et les puissances du siècle à venir, sont retombés, c’est-à-dire sont rentrés dans cette masse confuse, du sein de laquelle les avait fait sortir une dispensation de miséricorde.

Ceci est aussi mystérieux que terrible. Retombés, avez-vous dit, saint apôtre ? Et d’où retombés ? Des bras mêmes de Dieu. Car vous avez dit (et que pouviez-vous dire de plus fort ?) qu’ils avaient goûté le don céleste, à savoir la félicité du ciel, et les vertus du siècle à venir, à savoir quelque chose de la joie, des lumières et de la vie de l’éternité. N’est-ce pas retomber du ciel et des bras mêmes de Dieu ? Quoi donc ? le ciel même ne serait pas un lieu de sûreté ! Quoi ? les bras éternels pourraient avoir de faibles étreintes ! une force quelconque pourrait arracher à Dieu les âmes qu’il a recueillies sur son cœur ! et cet asile ne serait inviolable et sacré que pour les âmes irrévocablement affranchies des liens de la mortalité ! Oserai-je tout dire ? Un disciple aurait recueilli les intimes confidences du Maître, aurait pu, dans des heures solennelles, reposer sa tête sur la poitrine de Jésus, et puis… mes frères, j’ai pitié de vous et de moi-même, et la douloureuse horreur dont je vous vois saisis m’avertit de ne pas continuer… je m’incline devant un mystère de terreur, et je dis : s’il est possible, quoique sans doute excessivement rare, que des âmes retombent de si haut, elles ne le peuvent sans être misérablement brisées ; leur abjection et leur malheur vont être proportionnés à leur bonheur et à leur gloire, hélas ! et sans doute aussi leur haine à leur amour ! N’est-ce pas l’histoire de toutes les apostasies ? et soit qu’ils le veuillent, soit qu’ils ne le veuillent pas, ne les verra-t-on pas crucifier le Fils de Dieu et le livrer à l’ignominie ? Nous ignorons si Jésus-Christ peut avoir des ennemis plus acharnés ; mais par qui peut-il être et fut-il jamais plus déshonoré ? La flagellation et les crachats du prétoire ne sont rien en comparaison.

Mais ceci nous amène à vous et à nous tous. Assez longtemps la parole du texte a tourné autour de vous, pareille à l’aigle qui décrit plusieurs cercles dans les airs avant de fondre sur sa proie. La voici qui, de tout son poids, tombe à la fin sur vous qui m’écoutez, et sur moi-même qui vous parle.

Car, soit que nous ayons goûté le don céleste et les puissances du siècle à venir, soit que ces privilèges nous soient demeurés étrangers, une chose du moins est certaine, c’est que nous tous qui sommes ici nous faisons profession de croire en Jésus-Christ et de l’adorer. Nous portons son nom, nous sommes réputés membres de sa famille, et nous suivons sa bannière, comme celle de notre chef, au moins dans ses triomphes et dans ses fêtes. Mais si nous la délaissons à l’heure du combat (et cette heure, à dire vrai, c’est toute la vie), que dis-je ? si, après avoir arboré cette bannière avec de grands cris de joie, nous laissons tramer ses plis glorieux dans la poussière et dans la boue ; si, comme ces soldats dont on admire l’excellente tenue les jours de parade, mais qui ne sont en effet que des soldats de parade, nous résistons à l’appel qui nous convoque de toutes parts pour la défense de la patrie et des lois ; si, pour tout dire en un mot, nous renonçons par nos œuvres le maître que nous honorons de nos lèvres ; si, chrétiens dans le temple, nous ne le sommes pas dans le monde, et si nous donnons ainsi à ceux qui n’ont pas fait la même profession que nous les plus fortes raisons de révoquer en doute cette puissance régénératrice de l’Evangile que, tous les dimanches pour le moins, nous venons reconnaître et bénir dans cette enceinte, je vous le demande, n’y a-t-il rien de commun entre nous et les ennemis de Jésus-Christ, rien de commun entre nous et les infortunés qui le trahissent ?

La religion, pour un très grand nombre d’individus, est un livre écrit dans une langue étrangère. S’ils daignaient l’ouvrir, ce livre excellent, je veux dire s’ils examinaient par eux-mêmes et en elle-même la religion qui leur est proposée, ils verraient bientôt que la langue de ce livre mystérieux est une langue humaine, universelle, intelligible à tous, une langue, du moins, que tout le monde peut apprendre. Mais au lieu de s’en assurer, ils recourent aux traductions. Ces traductions, dont les meilleures sont imparfaites et dont la plus fidèle est bien loin de rendre toute la force de l’original, ce sont les chrétiens, ce sont tous ceux qui font profession de christianisme. Entre ces traductions, ils ne choisissent pas même, ou s’ils choisissent, vous savez comment. Et en tout cas, si celle qu’ils ont rencontrée est obscure, incorrecte, grossièrement inexacte, toute pleine d’énormes contresens, si elle fait dire au texte le contraire de ce qu’il a dit, ils s’en contentent, ils s’imaginent connaître le livre, et le jugent sans appel d’après cette version infidèle. Ils ont tort, vous n’en doutez pas ; mais que pensez-vous des traductions ? en d’autres termes, que pensez-vous de vous-mêmes ? qu’avons-nous tous à confesser si notre vie est aussi païenne que notre culte est chrétien, et si nous avons fourni par nos œuvres un prétexte tout au moins, un prétexte avidement saisi, pour ne pas entrer plus avant dans l’examen d’une doctrine qui ne saurait, dit-on, être sainte puisque ses sectateurs sont si éloignés de l’être ? Nous repoussons avec une sorte d’indignation cette idée de crucifier Jésus-Christ que notre texte exprime si durement ; mais qu’avons-nous fait que le crucifier, autant qu’il dépendait de nous, dans l’opinion du monde ? Et pour ne rien dire de ceux qui étaient bien décidés à ne pas se rendre, pour ne parler que de ceux qui étaient incertains, ébranlés, comment nous dissimuler que nous avons crucifié Jésus-Christ dans la pensée de ces hommes qui n’attendaient peut-être qu’un signe de sa présence pour s’écrier : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ![x] que nous l’avons crucifié dans le cœur de ces personnes sincères, qui nous disaient, comme autrefois les mages : Où donc est le roi des Juifs qui est né ? car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer ![y] Et s’il est vrai, ainsi que plus d’un passage nous le fait entendre, que Jésus-Christ naisse de nouveau dans le cœur de chacun de ceux que la grâce amène à la connaissance de l’Evangile, et qu’il y repose comme dans le plus pauvre des berceaux ou comme dans la plus humble des crèches, il est donc vrai que nos mains criminelles auront été arracher de cet asile l’enfant Jésus, encore enveloppé de ses langes, pour le clouer misérablement à l’arbre maudit ! Si ces images vous révoltent, laissons, j’y consens, les images. Aussi bien notre texte nous donne le choix entre ce langage et un autre. Il nous accuse de livrer le Fils de Dieu à l’ignominie. Aimez-vous mieux cette expression ? Et vous trouverez-vous moins coupables, moins malheureux, de l’avoir livré à l’ignominie, de l’avoir condamné à l’exposition, que de l’avoir, autant que vous pouviez le faire, condamné à mourir ? car l’ignominie est la seule mort dont il puisse aujourd’hui mourir, et combien de fois, grâce à nous, a-t-il subi cette mort !

[x] Matthieu 21.9
[y] Matthieu 2.2

Il n’a pas fallu, pour cela, nous abandonner aux excès que le monde lui-même flétrit. Et qui sait si, dans ce cas, nous eussions fait autant de tort à la cause de notre maître ? Peut-être on eût dit : « Ces gens vous en imposent ; ils sont décidément hors des termes de leur religion ; le témoignage qu’ils rendent contre elle est calomnieux ; ce sont de faux témoins qu’il ne faut pas écouter ; écoutons-en d’autres, ou, mieux encore, allons voir nous-mêmes ce qu’il en est et n’en croyons que nos yeux. » Mais une vie sans beauté comme sans laideur, une vie médiocre, commune, vulgaire, où la morale des honnêtes gens remplace la sainteté des enfants de Dieu, qu’y a-t-il de plus propre à retenir dans l’erreur ces personnes trop nombreuses pour qui les chrétiens, les premiers venus d’entre les chrétiens, sont le christianisme lui-même ? Une vérité a survécu dans les esprits à toutes les vérités et domine toutes les erreurs, c’est que, si Dieu a parlé, ce n’est pas pour dire des choses triviales, que, s’il est venu dans le monde, ce n’est pas pour y faire des choses vulgaires, et que, s’il a donné des lois, ce sont des lois parfaites. Or, dans le monde, chacun sait assez bien, au moins pour le compte d’autrui, en quoi consiste la perfection, et, parmi les hommes du monde, il n’en est pas un qui n’adresse à quiconque prétend avoir eu communication des oracles de Dieu, la même question que Jésus-Christ adressait à ses disciples : Que faites-vous d’extraordinaire ?[z] L’extraordinaire, c’est ce qu’on attend de nous ; et sans doute il suffit, pour qu’on l’attende, que nous ayons professé l’extraordinaire opinion que Dieu nous a tant aimés que de se faire homme pour nous sauver. Le monde, sur ce point, ne prend pas le change, et s’il se fait grâce à lui-même de tout, il ne nous fait grâce de rien. Quand donc il nous voit tels que nous sommes pour la plupart, quand il ne reconnaît pas en nous de nouvelles créatures, quand rien dans notre vie ne lui paraît s’élever au-dessus du niveau général, quand il a cherché vainement ces violents qui ravissent le royaume céleste, quand il ne nous voit pas mourir tous les jours avec Celui et pour Celui qui est mort pour nous ; quand, en un mot, il demande des miracles et qu’il n’en trouve point, il n’est pas étonnant qu’il se dise : « Quoi ! n’est-ce que cela ? Mais nous en ferions bien autant. Ces gens-là prétendent que la Divinité elle-même s’est abaissée pour eux jusqu’à leur nature et jusqu’à la mort : de grâce, que feraient-ils de moins s’ils ne le croyaient pas ? La religion de Dieu, s’il en est une, ne souffre pas la médiocrité ; le médiocre, dans ce genre, c’est le faux. Il faut donc ou que ces chrétiens ne soient pas de vrais chrétiens, ou que le christianisme ne soit pas vrai. » Entre ces deux conclusions, à laquelle croyez-vous que s’arrêtera cet homme du monde ? Si vous considérez que la première étant la plus juste, la seconde est la plus commode, que n’avez-vous point à craindre des impressions que le monde aura nécessairement reçues de votre vie et de vos mœurs ?

[z] Matthieu 5.47

Et remarquez (car je me plais à rendre au monde toute la justice que je puis lui rendre, et à reconnaître combien, sur certains points, il est judicieux), remarquez que le monde ne vous demande pas la perfection. A ses yeux, être chrétien, ce n’est pas être parfait ; mais tout au moins c’est aspirer à l’être, et ce besoin de perfection a des conséquences, des effets auxquels on ne peut pas se tromper. Il y a un abîme entre ceux qui éprouvent ce besoin et ceux qui ne l’éprouvent pas. Les uns marchent et les autres sont immobiles. Les uns se reposent en eux-mêmes, les autres ne se reposent qu’en Dieu. Les uns comptent avec Dieu, les autres ne comptent pas. Les uns regardent en arrière, les autres regardent en avant. Les uns veulent vivre avant de mourir, les autres veulent mourir pour vivre. Les uns cultivent des vertus humaines, les autres des vertus divines. Les premiers peuvent avoir cette modestie qui est le bon sens et le bon goût de l’amour-propre ; les seconds s’appliquent à l’humilité, par qui l’amour-propre lui-même est exclu. Ici règne peut-être l’aimable bienveillance ; là fleurit, ou tout au moins s’efforce d’éclore, la céleste charité. Chez les uns chaque devoir a des limites précises, chez les autres il n’en a point. La vertu chrétienne est pour eux cette sphère sublime « dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Dieu est ce centre ; or Dieu est infini : où seraient les bornes d’une sphère dont le centre même est infini ? Telles sont les pensées qui donnent à la vie chrétienne son incomparable caractère ; et, croyez-le bien, malgré leur aveuglement sur ce qui les concerne, les hommes du monde ne font grâce d’aucun de ces traits à ceux qui se disent chrétiens.

Après cela, vous vous demanderez peut-être avec inquiétude qui, des prétendus amis ou des ennemis déclarés du christianisme, porte le plus de dommage à la cause de Jésus-Christ ? Il suffirait, je crois, de remarquer que le nombre des premiers, aujourd’hui encore, l’emporte de beaucoup sur celui des derniers ; mais j’aime mieux vous présenter une autre considération. Un admirable instinct a dit, en tout temps, à la multitude : que la bonne vie est la conséquence et la marque de la bonne doctrine. Or, je puis dire sans injustice qu’en général cette marque ne se trouve pas chez les ennemis de Jésus-Christ. Leur vie n’est pas à la gloire de leurs opinions, et le peuple n’hésite pas à prononcer que la vérité n’est pas là puisque la vertu n’y est pas. Si cette conviction du peuple ne les empêche pas absolument de faire du mal au christianisme, il faut avouer que leur influence en est d’autant moindre. On sait bien du moins qu’ils n’ont rien à donner, et si, pour un temps, ils détachent du christianisme les esprits de plusieurs, ils ne parviennent pas à les attacher à leurs propres vues. Il y a plus encore. A voir comme va le monde lorsqu’il se sépare de Jésus-Christ et le renie, on se sent repoussé par l’effroi et par une sorte d’instinct vague vers ce Fils de l’homme, dont le nom seul éveille dans les âmes je ne sais quelle idée de paix, de sécurité, d’harmonie. Mais en se retournant ensuite vers les chrétiens, et en leur appliquant le même principe, le peuple se sent pris, à leur sujet, des mêmes doutes et de la même défiance que lui a inspirés la conduite des ennemis de l’Evangile. Il pourrait examiner sans doute ; il pourrait, si l’on peut s’exprimer ainsi, lire la vérité chrétienne dans des exemplaires plus corrects, qui, grâces à Dieu, ne manquent pas ; il pourrait la lire surtout dans cet exemplaire incomparable, qui est Jésus-Christ ; mais le fera-t-il ? n’est-il pas à craindre qu’il s’en tienne à ses premières rencontres, à ses premières impressions ; et si elles n’ont pas été favorables à la cause de la religion, n’en répondrons-nous pas ? Et avec quelle frayeur ne serons-nous pas contraints de nous dire : Les adversaires ont démenti par leurs œuvres une doctrine d’erreur, et nous avons démenti par nos œuvres une doctrine de vérité !

Il ne nous reste plus qu’à mesurer la distance entre la tâche que nous avons accomplie et celle qui nous était imposée. Nous avons crucifié le Seigneur de gloire, et nous devions nous faire crucifier pour lui ; nous l’avons fait mourir dans le cœur de nos frères, et nous devions mourir pour lui dans notre propre cœur ; nous devions répandre sa gloire, et nous l’avons rendu méprisable. La jeune femme à qui un illustre époux vient de donner son nom, sent avec une humble fierté que l’honneur de ce nom lui est désormais confié, et elle se respecte dans la personne de son époux, autant, pour le moins, que dans sa propre personne. Que de ménagements délicats ! quelle vigilance ! quel soin jaloux de sa propre réputation, qui n’est plus seulement la sienne ; et que ne fera pas, pour la conservation d’un si précieux dépôt, le respect le plus profond uni à la plus profonde tendresse ! Ah ! les apparences mêmes, les plus faibles apparences de mal, comme elles seront évitées ! et combien plus la moindre, la plus imperceptible réalité ! Eh bien ! non, elle se joue de cet honneur ; elle le compromet par des imprudences, elle le flétrit par des fautes ; elle n’avait accepté ce nom glorieux que pour l’avilir ; elle a si bien fait qu’un nom qui n’eût éveillé, sans elle, que des idées et des sentiments respectueux, ne peut plus être prononcé sans exciter dans l’esprit de tout le monde un mépris amer, un invincible dégoût. De qui donc venons-nous de tracer l’image ? Ce n’est pas de vous sans doute, épouse du Seigneur, Eglise sans tache, sainte et irrépréhensible[a], dont nul ne peut dire : Elle est ici, ou elle est là ; car elle est partout répandue. Mais ce portrait n’est-il pas celui de cette multitude qui invoque le nom de Jésus-Christ et qui semble ne rien négliger pour prouver qu’elle ne lui appartient pas ?

[a] Ephésiens 5.27

Et pourtant elle lui appartient ; il ne l’a pas vainement, il ne l’a pas dérisoirement appelée à sa connaissance. Elle-même, elle ne peut pas le désavouer. Si elle ne se presse pas avec amour autour de lui, elle ne se presse pas non plus autour de quelque autre, et, de même qu’autrefois Simon-Pierre, elle semble dire à Jésus : A qui irions-nous, Seigneur ?[b] ou comme Asaph : Quel autre avons-nous dans le ciel que toi ?[c] Elle en a vu assez pour parler ainsi, et point assez pour agir ainsi qu’elle parle. Qu’est-ce que cette foi, dont elle ne peut briser les liens, mais dont elle ne tire pas les conséquences et dont elle ne recueille pas les fruits ? Cette foi la pourra-t-elle sauver ? Cette foi, au contraire, ne la condamnera-t-elle pas ? Et n’est-ce pas une chose déplorable, effrayante, que de voir tant d’hommes réunis au nom de Jésus-Christ pour crucifier Jésus-Christ, ou, ce qui est la même chose, pour le livrer à l’ignominie ?

[b] Jean 6.68
[c] Psaumes 73.25

Il est un rapprochement qu’en vain nous voudrions nous interdire, et que plusieurs de vous peut-être ont déjà fait avant nous dans le secret de leur esprit. Nous vivons dans une confédération qui se dit chrétienne, et qui a pris pour symbole, pour signe de ralliement, la croix de Jésus-Christ. On dirait que, républicaine et libre, la Suisse n’a voulu avoir pour roi que le roi du ciel. Notre patrie est chrétienne de profession, comme nous le sommes tous, nous que ce temple voit réunis. Elle a, comme chacun de nous, arboré la bannière du Prince de la paix, bannière où, parmi d’admirables devises, celle-ci se lit bien distinctement : La paix naîtra de la justice[d]. Or, maintenant, qu’est-ce que j’entends, et qu’est-ce que vous avez entendu ? Un cri de douleur perçant, formidable, immense, au milieu duquel se distinguent les gémissements désespérés de ces enfants ou de ces pères, à qui leurs pères ou leurs enfants viennent d’être enlevés par une mort tragique[e]. Qu’ai-je vu et qu’avez-vous vu ? Des hommes qui se traitent publiquement de fidèles et chers confédérés, des hommes qui ont pris le Père de notre Seigneur Jésus-Christ pour témoin et garant de leur alliance, courant au-devant les uns des autres, non pour s’embrasser, mais pour se détruire, un sang fraternel répandu par des mains fraternelles sur cette terre qui se dit chrétienne, … et, nouvelle Rachel, la patrie pleurant ses enfants et ne voulant point être consolée parce qu’ils ne sont plus !… Longtemps avant ces scènes d’horreur et de deuil, qu’avez-vous vu, et qu’avez-vous entendu ? Oh ! que de choses, propres à nous couvrir de honte, quand nous nous rappelons que notre Dieu n’est pas un Dieu de confusion, mais un Dieu de paix ! Que d’autres jugent entre les partis ; le ministère que j’accomplis en ce moment me dispense d’une pareille fonction, et je n’accuse personne en particulier, mais j’accuse tout le monde. Si nous avons été contraints de voir ce que nous voyons, c’est que nous ne sommes pas ce que nous prétendons être ; c’est qu’à nous prendre en masse, nous n’avons de chrétien que le nom. Il n’y a plus moyen de s’y tromper ; la couverture, pour parler avec le prophète, est trop étroite pour nous envelopper, et notre uniforme de soldats du Christ ne peut nous déguiser plus longtemps. Si nous étions chrétiens, nous serions en paix les uns avec les autres, car le christianisme c’est la paix ; et encore n’aurions-nous point, comme plusieurs se l’imaginent, payé de notre liberté cet inestimable avantage, car le christianisme c’est la liberté. Oui, la liberté, l’égalité, la civilisation, ces biens dont nous sommes si jaloux, ont coulé sur la terre, avec la vérité et le salut, des blessures divines de Jésus-Christ. Hors de lui et de ses enseignements, nous n’aurons jamais qu’une liberté tyrannique, qu’une égalité sauvage, qu’un semblant de justice et que l’extérieur de la civilisation. Il n’y avait qu’à être chrétiens pour avoir tout ce que nous avons si ardemment convoité, pour en avoir la réalité, dis-je, et non la trompeuse apparence. Mais avons-nous été chrétiens ? le sommes-nous ? la majorité du peuple est-elle chrétienne ? je me réduis encore, et je dis : Y avait-il, en tous lieux, dans notre patrie, assez de chrétiens pour saler la masse entière, et le sel lui-même n’avait-il pas perdu sa saveur ?

[d] Esaïe 32.17
[e] Allusion aux événements de 1844 et 1845 et spécialement à l’expédition des corps-francs contre Lucerne et au combat sanglant du 31 mars 1845, prodromes de la guerre du « Sonderbund ».

Que chacun réponde, comme il croira devoir le faire, à ces questions générales ; mais que chacun s’en adresse une plus particulière. Un peuple chrétien est un peuple de chrétiens, car ce n’est pas le peuple, c’est l’individu qui croit, qui espère, qui aime et qui obéit. C’est de la piété des particuliers que se compose, si l’on veut l’appeler ainsi, la piété publique ; et de même qu’une famille de païens ne peut être une famille chrétienne, un peuple ne saurait être chrétien s’il est formé de familles qui ne le sont pas. Tout est réel, tout est substantiel dans le royaume de Dieu, et la fiction n’y a point de place. Pour que le peuple soit chrétien, il nous faut, chacun de nous, commencer par l’être, et si le christianisme lui seul peut sauver notre patrie, le soin de la sauver regarde chacun de nous. Or, qu’est-ce que chacun de nous a fait pour la sauver ? qu’est-ce que chacun de nous n’a pas fait pour la perdre ? Rien, direz-vous peut-être, rien dans un sens ni dans l’autre ; car chacun de nous, dans la masse, est trop peu de chose. Qui vous l’a dit ? qu’en savez-vous ? et dans tous les cas, montrez-moi comment la masse pourrait être chrétienne, si vous ne l’êtes pas vous-mêmes, et dites-moi qui doit commencer, sinon chacun de nous, également, indistinctement. Trouvez-vous plus raisonnable que chacun attende, pour être chrétien, que tout le monde le soit devenu ? Mais tout le monde ayant le droit d’attendre, on attendra éternellement.

Dieu nous préserve de ne voir dans la profession et dans la pratique du christianisme qu’un moyen de prospérité temporelle ! Mais il est certain, d’un autre côté, il est même avoué de tous, que le christianisme, cru et pratiqué, est pour les nations comme pour les familles, pour les familles comme pour les individus, le seul gage du bonheur qui peut encore se réaliser sur cette terre d’exil. Et c’est pourquoi je dis que tout chrétien qui n’accomplit pas sa foi dans ses œuvres[f], est responsable, pour sa part, de tous les malheurs publics ; pour sa part, que dis-je ? il est caution solidaire de toute la somme de bonheur que notre condition rendait possible, et il lui sera demandé compte, à lui personnellement, de tout ce bonheur perdu. Abaissez donc vos regards sur vous-mêmes à la vue des calamités nationales ; accusez-vous vous-mêmes ; et, sans refuser aux victimes de nos misérables discordes la compassion qui leur est due, gardez beaucoup de pitié pour vous-mêmes.

[f] Jacques 2.2

Abaissez vos regards, et puis relevez-les. Dirigez-les avec autant d’espoir que de confusion vers le divin protecteur de vos âmes et le divin patron de l’humanité. Unissez votre cœur, par la ferveur de vos prières, à ce divin cœur de Jésus, qui renferme d’inépuisables trésors d’amour et de justice, comme son esprit renferme d’inépuisables trésors de science et de sagesse ; et lorsque, à la suite de communications intimes, vous aurez, selon l’expression de l’apôtre, les mêmes sentiments que Jésus-Christ a eus[g], sachez que vous avez recueilli dans le ciel du bonheur pour la terre, que votre indigence, dès ce moment, a de quoi enrichir l’indigence de vos frères, et que vous venez d’acquérir, pour ceux qui sont près, peut-être même pour ceux qui sont loin, des gages et des éléments de paix. Vous ne pouvez pas tout, faites ce que vous pouvez ; regardez au devoir beaucoup plus qu’au succès ; remettez entre les mains de Dieu les intérêts d’une cause qui est la sienne, et croyez, sans jamais douter, à la profondeur de ses compassions comme à l’incorruptibilité de sa justice et de sa sainteté.

[g] Philippiens 2.5

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