Théologie pastorale

Section deuxième
Enseignement

1. Prédication

1.1. Importance de la prédication parmi les fonctions du ministère

Qu’est-ce que la prédication ? C’est l’explication de la Parole de Dieu, l’exposition des vérités chrétiennes et l’application de ces vérités à notre troupeau, tout cela fait devant notre troupeau convoqué ; — je pourrais dire : en public, puisque, au point de vue de l’Eglise de multitude ou de masse, l’Eglise est une grande école, ouverte à tout venant.

Nous avons parlé du culte d’abord, et puis de la prédication, qui est encadrée dans le culte, et qu’on peut considérer comme en faisant partie, quoique le culte parle à Dieu, et que la prédication parle de Dieu ; mais ce n’est qu’en élevant son âme à Dieu qu’on parle dignement de Dieu ; la prédication qui ne serait pas de la nature du culte ne serait pas une vraie prédication. Ce qui est séparé dans une région inférieure se réunit et se confond dans une région plus haute.

Mais laissons cela, et voyons quelle place Dieu lui-même a donnée à la prédication dans le christianisme. Cette place est plus grande que dans aucune autre religion, et même que dans la religion juive. Le christianisme est une religion faite pour être pensée, et par conséquent parlée ; il se représente, se manifeste essentiellement par la parole, se propage par la parole. L’Evangile est une parole. Christ lui-même est la parole ou la raison ; n’importe le mot, car la parole est la raison exprimée, et la raison est la parole intérieure ; l’Eglise elle-même, c’est la vérité pensée en commun, parlée en commun. En réclamant l’autre jour la synthèse dans le culte, nous n’avons pas condamné la parole ; la religion, il est vrai, apparaît à l’état complexe dans le culte, dans l’âme et dans la vie ; mais il n’y a de sentiment juste, d’affection forte, que ceux qui se rattachent à une idée distincte, dont la raison peut se rendre compte, ou qui sont fondés sur un rapport dont les termes sont bien connus et bien appréciés ; et ce caractère doit appartenir surtout à la vraie religion, à celle-là seulement ; elle seule peut dire : Je sais en qui j’ai cru. En un mot, c’est une religion de foi ou de persuasion, par conséquent une religion qui se parle.

De là naît l’importance de la prédication. La nôtre, il est vrai, est de seconde main, une prédication sur une prédication, une parole sur une parole ; mais il n’importe, il faut prêcher ; c’est pour cela que nous sommes envoyés ; le culte seul pourrait être célébré par le premier venu d’entre les chrétiens, et cet office ne demanderait aucune vocation ; [il suffirait qu’on n’eût pas de raison de douter de la conformité de sa foi avec cet acte.] Si nous sommes tenus de nous interroger sur notre vocation, si nous avons besoin d’être appelés, c’est comme dispensateurs des mystères de Dieu, comme hérauts ou messagers de la justice, comme prédicateurs.

A vrai dire, tout le ministère est prédication. Au lieu de dire que la prédication fait partie du culte, nous pourrions dire que le culte fait partie de la prédication, que le rite est une forme de l’enseignement. Ce que nous présentons ici comme l’espèce est donc, dans un certain sens, le genre ; mais enfin nous le pouvons, puisque le mot prédication, dans le langage ordinaire, désigne une partie et non la totalité de l’exercice du ministère.

Non seulement les pasteurs doivent prêcher, mais nous pensons avec Fénelon (et sauf explication) qu’aux pasteurs seuls il appartient, de prêcher[m]. Le vrai caractère de l’éloquence politique n’est que chez l’homme d’état ; de l’éloquence sacrée, que chez l’Homme d’état ou d’affaires de la religion, c’est-à-dire chez le pasteur, qui passe alternativement des généralités aux détails et des détails aux généralités, de la théorie à la pratique et de la pratique à la théorie ; qui a été en contact avec les individus, aux prises avec les faits. [Si quelques hommes sans paroisse ont réussi dans la prédication, c’est que d’une autre manière et librement, ils étaient pasteurs.]

[m] Il ne faudrait communément laisser prêcher que les pasteurs ; ce serait le moyen de rendre à la chaire la simplicité et l'autorité qu’elle doit avoir : car les pasteurs qui joindraient à l’expérience du travail et de la conduite des âmes la science des Ecritures, parleraient d’une manière bien plus convenable aux besoins de leurs auditeurs ; au lieu que les prédicateurs qui n’ont que la spéculation entrent bien moins dans les difficultés, ne se proportionnent guère aux esprits, et parlent d’une manière plus vague. (Fénelon, Dialogues sur l’éloquence. Dialogue III.)

Il est vrai que l’Eglise primitive avait divisé les fonctions. Il y avait des κυβερνηται (gouverneurs ou directeurs) (1 Corinthiens 12.28) et des διδασκαλοι (docteurs). Tous sont-ils apôtres ? tous sont-ils docteurs ? (1 Corinthiens 12.29) — Mais, sans dire qu’il s’agit ici de dons, et sans parler de ce que pouvait commander la nécessité des temps, on ne peut croire que l’office des uns ait été absolument étranger aux autres. A une époque où chaque chrétien était ministre, où un Aquilas et une Priscille, simples artisans, devenaient les catéchistes d’un Apollos, comment supposer que le docteur ne fût point pasteur ? On peut bien croire qu’il y avait des anciens (πρεσβυτεροι) qui ne prêchaient point, mais non des prédicateurs étrangers à tout office pastoral autre que la prédication. Paul prêchait et gouvernait ; Timothée prêchait et gouvernait.

Le pastorat est donc nécessaire à la prédication ; mais il est encore plus évident que la prédication est essentielle au pastorat, et que nous ne savons pas ce que c’est qu’un pasteur qui ne prêche point ; nous voulons dire : qui ne prêche point en public ; car pour ce qui est de prêcher hors de temps, qui peut en douter ? Il ne resterait rien, sans cela, de l’idée de paître et de pasteur. Mais la prédication publique est essentielle au pastorat, qui, sans cela, n’atteindrait pas toutes les âmes, et ne pourrait présenter la vérité sous sa forme la plus régulière et la plus générale. C’est la gloire de notre Réformation d’avoir rendu la prédication (publique) à l’Eglise, je dis même à l’Eglise catholique. Combien ne fut-il pas noble de faire passer le prêtre de la simple célébration des rites (devenue une espèce de magie) à la science, à la pensée, à la parole, au combat !

1.2. Principes ou maximes qu’il faut tenir quant à la prédication

Il faut, sur le sujet de la prédication, se faire certains principes, ou reconnaître certaines vérités directrices.

La première, c’est que la prédication est une action, une parole réelle, non l’imitation d’une parole, et que l’éloquence est une vertu. Abstraction faite de l’art, la prédication est une œuvre de charité, une bonne œuvre, un bon office, une partie du service de Dieu. — Mais ceci n’est qu’un premier pas ; voici le second.

La prédication est un mystère. Je dis mystère quant à son action et à ses effets, et mystère de réprobation et de salut[n] ; car la parole de Dieu (que nous supposons dans la bouche du prédicateur) ne retourne point à Dieu sans un effet quelconque ; quelque chose de la vérité, soit en gain soit en perte, s’attache toujours et reste à celui qui l’a entendue. — Cela dit, nous trouvons mystérieux qu’à la voix d’un homme, l’âme d’un autre et son éternité soient suspendues. Nous trouvons mystérieux un mode d’action si divers, si inexplicable, dont l’effet est au-dessus de nos calculs et déconcerte si souvent notre prévision ; car nous voyons souvent les plus grands effets attachés aux plus petites causes, comme les plus petits aux plus grandes, la puissance devenant faible et la faiblesse puissante, l’un réussissant par où l’autre a échoué, et réciproquement ; des lois sans doute, mais aucune constante, et toutes les règles subordonnées à la liberté de l’Esprit, qui souffle où il veut.

[n] Saint-Cyran l’appelle presque un sacrement, et plus redoutable que celui l’autel.

Tout cela est redoutable, accablant, mais propre à nous dépouiller de nous-mêmes. Il est clair que nous portons ce trésor dans des vases de terre, et que tout ce qui dépend de nous (si quelque chose en dépend) c’est que le vase n’ait pas de fêlure par où s’échappe l’eau vive, ni d’impureté où elle se corrompe. Le reste ne nous appartient pas, et nous appartient d’autant moins que nous nous imaginons davantage qu’il nous appartient. Il y a donc lieu, pour la prédication, comme pour l’ensemble du ministère, de se réjouir avec tremblement.

La souveraineté de Dieu en cette affaire (premier point qu’il faut reconnaître) n’exclut pas la responsabilité de l’homme. La prédication est une action, mais une action de l’âme, et ses effets sont attachés à l’état spirituel du prédicateur. Ce n’est pas tant par ce qu’il dit que par ce qu’il est, que le prédicateur peut se flatter de ne pas frapper en l’air. Il s’agit avant tout de conserver le mystère de la foi dans une conscience pure. (1 Timothée 3.9) Cette conscience pure (c’est-à-dire la droiture de l’intention) est la vraie force de la prédication. Un discours est puissant par l’intention de celui qui le prononce, quelle que soit la manière dont cette intention s’exprime au dehors. Un discours est d’autant meilleur qu’il ressemble davantage à un acte de contrition, de soumission, de prière, de martyre. — Il faut que le prédicateur se considère comme un canal pour ce qui doit être versé par lui dans le cœur de ses auditeurs. Le ministère de la parole, dit Fénelon, est tout fondé sur la foi. Il faut prier, il faut purifier son cœur, il faut attendre tout du ciel, il faut s’armer du glaive de la parole de Dieu et ne compter point sur la sienne : voilà la préparation essentielle.[o] — En un mot, nos lèvres sont naturellement impures ; il faut qu’elles soient lavées, et lavées avec du feu[p]. — En résumé, la prédication, qui est un mystère divin, est aussi une action humaine, et la meilleure partie de cette action est intérieure, spirituelle, antérieure à l’acte même de la composition du discours. [Le discours achève l’œuvre que doit commencer la prière.]

[o] Fénelon, Dialogues sur l’éloquence. Dialogue III.

[p] Alors je dis : Malheur à moi parce que je me suis tu, parce que je suis un homme souillé de lèvres, et que je demeure parmi un peuple qui est aussi souillé de lèvres, et mes yeux ont vu le Roi, l’Eternel des armées. Mais l’un des séraphins vola vers moi, ayant dans sa main un charbon vif, qu’il avait pris de dessus l’autel avec des pincettes. Et il en toucha ma bouche, et me dit ; Voici ceci a touché tes lèvres ; c’est pourquoi ton iniquité sera ôtée, et la propitiation sera faite pour ton péché. (Esaïe 6.5-7)

A cette direction générale s’en rattache une plus particulière, exprimée par saint Paul dans ces paroles : Que celui qui a reçu le don de prophétiser l’exerce selon la mesure de foi qu’il a reçue, (Romains 12.6) ce qui signifie encore : selon la mesure de vie qu’il a en lui. — Il est vrai qu’on est obligé de prêcher à jour fixe et prescrit. Si l’on ne se trouve pas toujours en état de prophétiser (c’est-à-dire de parler avec cette plénitude de cœur et cette force qui emportent les auditeurs), on se borne à enseigner, c’est-à-dire à traiter régulièrement une matière sans vouloir rien forcer. — Soit que nous soyons ravis en extase ? c’est pour Dieu, soit que nous soyons de sens rassis, c’est pour vous. (2 Corinthiens 5.13) [Le mal n’est pas d’être dans un état plutôt que dans un autre, mais de ne pas exercer son don selon la mesure de foi et de vie dont on dispose dans un moment donné, de vouloir forcer la situation, la main de Dieu, de croire qu’il y a une bénédiction attachée au mensonge ; car dépasser sa pensée par sa parole, c’est un mensonge. On voudrait toujours être fort éloquent : il faut se résigner à être quelquefois de sens rassis, humble et faible. Un discours froid et faible, mais vrai, sera plus béni qu’un discours éloquent qui dépasse la situation intérieure.]

Il y a, en outre, une action plus intellectuelle, plus humaine encore. Ni la souveraineté de Dieu, ni la nature spirituelle de l’action, n’en diminuent l’importance, n’en affaiblissent la nécessité. Dieu n’a pas voulu qu’un bon et un mauvais instrument rendissent les mêmes sons, et aussi cela n’est pas. J’avoue que la puissance de Dieu se glorifie dans notre infirmité, mais non dans une infirmité volontaire, qui consiste à diminuer les forces qu’il nous a données, et à jeter, pour ainsi dire, au rebut une partie de ses grâces. Plus nous sommes pénétrés du sérieux, de la responsabilité, du danger de notre mission, plus nous devons nous sentir pressés de veiller, de prévoir et de pourvoir ; notre petite providence humaine est entrée en compte dans les calculs de la providence divine. Il a été dit à des hommes : qu’ils ne devaient pas se mettre en peine de ce qu’ils diraient, attendu que ce qu’ils auraient à dire leur serait suggéré à l’instant même. (Marc 13.11) Mais cela ne nous a point été dit, au moins d’une manière absolue. Il faut donc donner des soins à la prédication ; il faut bien prêcher. [L’homilétique n’a d’autre but que de nous y initier[q].] Elle sera d’autant plus soigneusement étudiée par ceux-là même qui savent le mieux qu’ils ne peuvent rien et qu’ils ne sont rien.

[q] Voir Homilétique, ou Théorie de la Prédication, par A. Vinet.

Mais ici une objection se présente : — Peut-on, tout ensemble, beaucoup prêcher et bien prêcher ? Ceux qui font cette objection supposent comme évident, ou du moins comme admis, qu’il faut beaucoup prêcher. Tout le monde n’en est pas convaincu ; il faut donc préalablement vider cette question.

Comme il est évident que nous ne pouvons à notre gré multiplier les heures de culte, qui nous sont comptées et marquées par la loi, quand on dit qu’il faut prêcher beaucoup, cela signifie : ou que la loi doit en multiplier les occasions, ou que, hors des lieux et des jours qu’elle a consacrés, le ministre doit souvent enseigner, expliquer, exhorter. — Je suppose que, d’une manière ou d’une autre, le pasteur est libre d’offrir souvent à son troupeau le pain de la parole ; et je dis : s’il le peut, comment ne le ferait-il pas ? Il y a sans doute, en tout cas, une mesure et des limites ; mais enfin il est convenable que ce qui est bon et utile abonde ; et il serait fâcheux que, pour donner à la prédication plus de solennité ou plus de perfection littéraire, on rendît plus rare une parole qui ne peut trop abonder, et qui souvent n’atteint le cœur des hommes qu’au prix d’une répétition fréquente.

[Les opinions sur ce sujet sont diverses. Les uns conseillent, comme nous venons de le faire, de prêcher fréquemment ; les autres regardent l’obligation de prêcher souvent comme fâcheuse, surtout en ce qui concerne les jeunes ecclésiastiques.] Je pense qu’il faut distinguer entre la prédication paroissiale, officielle (qui n’est pas fréquente et ne laisse par conséquent aucune force à l’objection), et la prédication hors de temps. Mais à supposer que la prédication officielle fût très fréquente et que, par conséquent, l’objection subsistât, que répondre ?

Il ne faudrait pas répondre en faisant une distinction entre les lieux ; car la bonne prédication est aussi nécessaire aussi difficile à la campagne qu’à la ville. A cet égard il règne encore plus d’un préjugé. [Harms rappelle à ce sujet un trait de la vie d’Andreæ, qui, après avoir prêché sans préparation devant des campagnards, dit ensuite à son fils : N’as-tu pas remarqué mon angoisse et mon indécision ? Elles étaient telles que j’ai été sur le point de descendre de la chaire. Jamais je n’ai été aussi près de perdre toute présence d’esprit que devant ces pauvres paysans. La grâce de Dieu m’avait presque totalement abandonné parce que j’avais méprisé ce et pauvre peuple comme ne valant pas la peine d’une préparation soignée. Que mon expérience te rende sage, mon fils.]

Ne faisons donc point de distinction, mais disons : qu’il y a une préparation générale, une étude approfondie et continuelle du troupeau, de la vie humaine, de soi-même et de la Bible, une habitude de discipliner son esprit et d’ordonner ses idées, qui ne laisseront jamais le prédicateur au dépourvu dans une simple allocution ou dans une explication familière de la Bible. Je ne les voudrais point sans préparation spéciale ; mais une très courte suffirait[r].

[r] Mais vous êtes né, dites-vous, avec une mémoire ingrate, et qui vous met hors d’état de parler en public. Mais le cœur est-il aussi ingrat et aussi rebelle que la mémoire ? Le grave, le saint ministère de l’instruction dans un pasteur n’est pas un exercice sec et puéril de la mémoire ; c’est le cœur, ce sont les entrailles qui doivent parler. Ah ! mes chers frères, si nous méditions les vérités de la religion dans les livres saints, si nous les aimions, si nous nous en nourrissions, si nous en faisions notre occupation la plus ordinaire et la plus délicieuse, nous ne serions pas si fort en peine quand nous serions obligés d’en entretenir notre peuple. On a bientôt appris à parler de ce qu’on aime : le cœur fournit bien plus abondamment que la mémoire, et a même un langage qu’elle ne connaît pas. Un saint pasteur touché de Dieu et du salut des âmes qui lui sont confiées trouve dans la vivacité de son zèle et dans l’abondance de son cœur des expressions formées par l’Esprit saint, Esprit d’amour et de lumière, mille fois plus capables de toucher, de ramener les pécheurs, que toutes celles que peuvent fournir le travail et le vain artifice de l’éloquence humaine. Ne nous dites donc plus que vous ne sentez point de talent : ce n’est pas celui d’un orateur qu’on vous demande, c’est le talent d’un père : et de quel talent un père peut-il avoir besoin pour parler à ses enfants, que de sa tendresse pour eux, et du désir de leur être utile ?(Massillon, Dix-septième discours synodal : De l’observance des statuts et des ordonnances du diocèse.)

C’est cette préparation générale, et non pas seulement le talent naturel, qui nous explique l’abondance, jamais stérile, d’un Calvin, qui prêcha en dix ans et demi deux mille vingt-cinq sermons, c’est-à-dire quatre par semaine, et d’un Whitfield, qui prêcha en trente-quatre ans dix-huit mille sermons, ce qui fait dix par semaine. — On voudra distinguer le prédicateur paroissial du réformateur et du missionnaire ; mais pourquoi ne serait-il pas un peu l’un et l’autre ? [Il n’est rien en effet, s’il ne réunit pas ces deux caractères ; car, à part quelques âmes qui sont à lui, ou plutôt à Dieu, tout le reste est à conquérir.] On se fait souvent une fausse image d’une paroisse, et il est heureux que le zèle chrétien ait créé des acolytes aux pasteurs réguliers.

Disons encore que s’il n’est pas convenable de distinguer entre les lieux (la campagne et la ville), on peut pourtant distinguer entre les sermons eux-mêmes, les uns plus voisins du traité, les autres de l’explication familière et de l’allocution. On pourra réserver plus de son temps aux premiers.

Disons, en troisième lieu, que nous aurions plus de temps si, d’un côté, nous savions remplacer le temps par la force, l’extensive par l’intensive (la durée par l’intensité) ; de l’autre, si nous nous étions exercés au recueillement, à la solitude, à ramener tout au sujet qui nous occupe, à profiter de tous les moments[s].

[s] M. Durand méditait dans les rues, et on le voyait quelquefois entrer dans les allées des maisons pour prendre des notes.

Il ne faut pas renvoyer la préparation. [Reinhard raconte que se trouvant chargé d’occupations qui absorbaient la plus grande partie de son temps, et sujet à des indispositions subites qui le mettaient dans certains moments hors d’état de travailler, il avait pris la résolution de ne jamais renvoyer jusqu’au dernier moment la composition de ses sermons, et qu’il s’était même fait une règle de ne pas prêcher un sermon sans avoir le suivant tout prêt. Il se félicite de cette habitude qui le préservait de l’embarras d’avoir à prêcher sans préparation suffisante ou après une préparation précipitée, et qui lui permettait de retravailler ses sermons lorsqu’il lui arrivait, en les composant, de ne pas réussir tout de suite à son gré[t].]

[t] Lettres de Reinhard sur ses études et sa carrière de prédicateur, traduites de l’allemand par J. Monod. Paris, 1816, pages 77-76.

La question de l’improvisation se présente ici naturellement. Les opinions sur ce sujet sont diverses. Pendant qu’il y a tant de besoins pressants dans le christianisme, dit Fénelon, pendant que le prêtre, qui doit être l’homme de Dieu, préparé à toute bonne œuvre, devrait se hâter de déraciner l’ignorance et les scandales du champ de l’Eglise, je trouve qu’il est fort indigne de lui qu’il passe sa vie dans son cabinet à arrondir des périodes, à retoucher des portraits et à inventer des divisions : car, dès qu’on s’est mis sur le pied de ces sortes de prédicateurs, on n’a plus le temps de faire autre chose, on ne fait plus d’autre étude ni d’autre travail ; encore même, pour se soulager, se réduit-on souvent à redire toujours les mêmes sermons. Quelle éloquence que celle d’un homme, dont l’auditeur sait par avance toutes les expressions et tous les mouvements ! Vraiment c’est bien là le moyen de surprendre, d’étonner, d’attendrir, de saisir et de persuader les hommes ! Voilà une étrange manière de cacher l’art et de faire parler la nature ! Pour moi, je le dis franchement, tout cela me scandalise. Quoi ! le dispensateur des mystères de Dieu sera-t-il un déclamateur oisif, jaloux de sa réputation, et amoureux d’une vaine pompe ? N’osera-t-il parler de Dieu à son peuple sans avoir rangé toutes ses paroles et appris en écolier sa leçon par cœur ?[u]

[u] Fénelon, Dialogues sur l’éloquence. Dialogue III. — Voir aussi le Dialogue II.

Ailleurs, nous lisons : Quoiqu’il soit d’usage en quelques pays de lire les sermons, ou du moins de les écrire et de les réciter, ce qui est nécessaire en certains lieux où le prédicateur peut se trouver obligé de produire son discours par écrit après l’avoir débité ; cependant, à parler en général, une telle manière de prêcher ne semble pas produire sur les auditeurs autant d’impression qu’un discours libre, ce qui doit faire donner la préférence à cette dernière méthode.

Harms, [au contraire, veut que le sermon soit écrit tout entier] : Si la majorité de vos auditeurs ne remarquent pas une transition peu ménagée, une lacune, un mot vulgaire ou obscur, une proposition équivoque ou inintelligible ; s’ils ne s’aperçoivent pas que votre prédication est dénuée de toute pensée profonde, que vous n’excitez jamais que les passages bibliques les plus familiers, ou que vous cherchez laborieusement vos expressions, soyez sûr que dans le nombre de ceux qui vous entendent, il se trouve des personnes auxquelles tout cela n’échappe nullement et qui vous savent mauvais gré de ne vous être pas mieux préparé.

Spener [s’était fait une règle jusqu’en 1675 d’écrire et d’apprendre ses sermons. Dès lors, cédant aux conseils de quelques amis, il prêcha pendant un certain temps d’après des notes détaillées ; mais il revint bientôt à sa première méthode, et il ne la quitta plus. Il recommande sur toutes choses une méditation sérieuse sur le fond du sujet, plutôt que sur la forme à donner au sermon, méditation accompagnée de ferventes prières ; et il conseille aux prédicateurs, surtout à ceux qui, ayant de la facilité à parler sans préparation, seraient plus exposés à se laisser aller à la paresse, de se réserver un temps fixe pour cet exercice.

[S’il s’agit de donner une règle générale, nous dirons qu’une prédication doit, autant que possible, être soigneusement préparée. La préparation peut se faire de différentes manières : les uns disent ne pouvoir se préparer qu’en écrivant, et prêcher qu’en récitant ce qu’ils ont écrit ; d’autres prétendent ne pouvoir se préparer de cette manière, parce qu’ils ne sauraient parvenir à graver dans leur mémoire un sermon écrit. Il faut écarter ces deux impossibilités : un ministre doit pouvoir parler sans avoir écrit, et tout ministre doit être en état d’apprendre un sermon qu’il a composé. Quelques-uns, il est vrai, mais très peu nombreux, ont une mémoire si ingrate que l’on ne peut leur imposer d’apprendre et de réciter. Ceux-ci n’ont pas la liberté du choix, et le mode de leur préparation leur est imposé par la nécessité ; mais encore une fois, ils sont dans un cas exceptionnel, qui est certainement fort rare.

Maintenant, tout ce que l’on peut recommander en général, c’est la préparation. Si l’on ne récite pas un sermon écrit et appris d’avance, cette préparation exigera même, pour être complète et suffisante, plus de soin et de labeur, un travail plus intense et plus vigoureux. L’improvisation ne peut être autorisée qu’autant qu’elle manque à son nom ; il faut qu’elle soit bien et solidement préparée. Sans cela on court le risque de se relâcher toujours davantage et de se contenter à trop bon marché. En général, le jeune prédicateur doit écrire et réciter. Qu’il y prenne garde toutefois, et qu’il cherche à acquérir la mémoire des idées avec et avant celle des mots. Il se préparera ainsi à une forme de prédication plus libre. Quant à l’improvisation proprement dite, nous la rejetons absolument comme méthode. De grands orateurs, Bossuet, Fénelon, sont tombés par elle non seulement au-dessous d’eux-mêmes, mais au-dessous de prédicateurs médiocres. Toutefois il faut pouvoir improviser au besoin ; l’occasion de le faire peut se présenter, et même fréquemment, soit que l’on se trouve conduit à apporter, dans la chaire même, des changements à un sermon écrit, soit que des circonstances imprévues appellent à parler sans préparation.]

Le recueillement spirituel, avant la prédication, est d’une haute importance. Il faut avoir, dit Saint-Cyran, travaillé longtemps à la mortification de son esprit, attendu qu’on doit plus appréhender d’offenser Dieu dans la chaire qu’en d’autres lieux.[v]

[v] Saint-Cyran, Lettres à M. Le Rebours. Lettre XXXI.

La meilleure préparation pour prêcher, disent les Observations pratiques de Herrnhut, est la communion journalière avec Christ, la surveillance de son propre cœur et la lecture assidue de la Parole de Dieu. C’est de là que provient cette précieuse simplicité qui fut de tout temps le caractère principal de tous les témoins favorisés de la grâce de Christ.

1.3. Objet de la prédication

L’objet de la prédication, j’entends de chaque sermon, doit être Jésus-Christ crucifié, qui nous a été fait, de la part de Dieu, sagesse, justice, sanctification et rédemption. (1 Corinthiens 1.30) Il faut, dans chaque sermon, partir de Jésus-Christ ou arriver à lui. Tout le christianisme doit se trouver dans chaque sermon, en ce sens que la sanctification n’y apparaisse jamais indépendante de la foi, ni la foi séparée de la sanctification. Celui chez qui cet ensemble ne paraît pas de soi-même, celui pour qui ces deux éléments ne sont pas tellement incorporés et consubstantiels l’un à l’autre, qu’il lui soit moralement et rationnellement impossible de parler de l’un sans parler de l’autre, celui-là n’a pas compris l’Evangile, et ce qu’il prêche n’est pas l’Evangile.

C’est aussi dans ce sens qu’il faut entendre les paroles de saint Paul : Je n’ai voulu savoir au milieu de vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. (1 Corinthiens 2.2) Ces paroles signifient d’abord que saint Paul ne cherche et ne montre de salut dans aucun autre que Jésus-Christ ; mais elles signifient encore que tout ce qu’il enseigne revient à cela, ramène à cela, que cela se retrouvera partout dans sa prédication, actuellement ou virtuellement, comme substance ou comme saveur. Mais ces mêmes paroles ne signifient point absolument que saint Paul ne saura pas autre chose. Il savait, au contraire, et le vrai pasteur, à son exemple, voudra savoir beaucoup de choses. Il est vrai que, bien souvent, un prédicateur qui ne sait littéralement que Jésus-Christ crucifié, qui ne met que cela dans ses sermons, peut produire d’excellents effets : tant est grande la vertu intrinsèque et la force d’expansion du dogme chrétien. Mais ceci ne fait pas règle : ce qui fait règle bien plutôt, c’est de montrer, c’est de faire sentir le rapport de la religion avec toutes les parties de l’homme et de la vie humaine ; bien loin que la règle soit de tout ignorer, elle serait bien plutôt de tout savoir, ou du moins de tout comprendre ; non pas pour tout dire, non pas pour étaler en chaire un savoir encyclopédique, mais pour ne rien dire qui rencontre un démenti, ou qui ne trouve pas une confirmation dans les faits ; et même aussi pour que tout ce que l’on dit soit plus direct, plus frappant, plus vrai. Il est mille choses dont on ne parle jamais en chaire et qu’il faut savoir ; et l’auditeur exercé sait bien trouver dans un sermon qui n’a parlé que de Jésus-Christ et de religion, l’empreinte ou le reflet des connaissances variées que l’orateur ne produit pas au dehors, mais qui se sont tournées chez lui in succum et sanguinem. On ne saurait d’ailleurs, d’avance et pour tous les cas, dire ce dont l’orateur chrétien peut ou ne doit point parler.

Nécessairement il parle de la vie humaine, et pour se faire comprendre il entre dans des détails : qui peut dire où est la limite ? Ce qui serait surabondant en certains temps ou en certains lieux, en d’autres n’est que nécessaire.

En théologie, il faut bien que l’on distingue la dogmatique et la morale ; mais une distinction tranchée entre les sermons de dogme et les sermons de morale a peu de sens pour le prédicateur chrétien. Le dogme et la morale, fondus, identifiés dans le cœur chrétien, doivent l’être dans la prédication chrétienne. Je ne voudrais d’autre règle que celle-ci : Que le dogme abonde dans la prédication morale ; que la morale abonde dans la prédication dogmatique. Mais sans doute qu’il faut se prescrire de donner à ses paroissiens une instruction morale et dogmatique aussi complète que possible.

1.4. Unité de la prédication

Ce que nous venons de dire nous conduit à observer que la prédication, dans une paroisse, doit être envisagée comme un tout, et ne pas se composer de discours détachés dont le hasard seul a fourni chaque fois le sujet. C’est une action continue ; c’est, en plusieurs sermons consécutifs, un seul et même sermon.

Cela pourrait être, cela devrait être, alors même qu’on ne suivrait ni un ordre systématique de matières, ni un livre ou les livres de la Bible. Ces deux méthodes ont leur utilité. L’une ôte l’embarras de choisir un texte, l’autre celui de choisir un sujet. Il y a une suite, un progrès qui intéresse et qui attire[w].

[w] Sur la première méthode, voyez Fénelon, Dialogues sur l’éloquence, Dialogue III ; sur la seconde, Burk, Pastoraltheologie in Beispielen, p. 179.

Mais même sans suivre aucune de ces deux marches, le vrai pasteur en aura une que lui traceront ses observations et ses expériences.

Pour cela, il faut que la paroisse aussi nous soit devenue un tout, une unité ; et elle l’est pour quiconque sait observer. Elle a une vie dont on suit les phases ; elle reçoit de notre ministère un développement qui nous autorise et nous excite à modifier notre prédication ; il y a, il doit y avoir, entre le pasteur et son troupeau, une vie commune et réciproquement sentie, qui modifie l’auditoire par le prédicateur, et le prédicateur par l’auditoire. Là où le prédicateur ne reçoit pas de sa vie de pasteur le mot d’ordre pour ses prédications successives, on peut douter que le ministère soit bien compris et bien exercé.

Dans une commune où il y a deux pasteurs, prêchant tour à tour au même auditoire, il est bien désirable qu’ils soient assez liés, et qu’il y ait entre eux assez de confiance mutuelle et de concert pour qu’ils mettent en rapport leur prédication, en sorte que, dans un certain sens, elle ne forme qu’une seule prédication, un seul tout, où le double emploi ne soit pas moins évité que les collisions.

1.5. Des différentes classes réunies dans un même auditoire

L’unité de la paroisse admet des classes, et des classes bien distinctes. Sous le rapport religieux, il y a les convertis et les inconvertis ; ou, si l’on veut, ceux qui n’ont pas encore reçu l’Evangile, soit qu’ils admettent la révélation, ou qu’ils la rejettent, ou qu’ils soient dans le doute à ce sujet, ou qu’ils soient dans le vague et dans la confusion, tous d’ailleurs égaux en ce point que la croix de Jésus-Christ leur est encore un scandale ou une folie, — et ceux qui, consentant à chercher leur salut en Jésus-Christ, doivent désormais se confirmer de plus en plus dans leur espérance, et apprendre à marcher d’un pas toujours mieux affermi comme Christ lui-même a marché. — Prêchera-t-on alternativement pour les uns et pour les autres ? Ou bien, dans chaque discours, y aura-t-il quelque chose pour les uns et quelque chose pour les autres ? Je crois que l’essentiel est de parler de telle sorte que personne ne puisse se tromper sur la condition irrémissible du salut et, ce qui revient au même, de la sanctification. Cela posé, les classifications explicites et formelles ne me paraissent pas en général nécessaires, et je les crois sujettes à plus d’un inconvénient, surtout quand elles revêtent, comme c’est l’ordinaire chez certains prédicateurs, une forme directe et allocutive. Décrivez, selon l’occasion, la situation de chacune de ces classes, mais ne les formez, ne les dessinez pas ; n’apprenez pas à votre auditoire à se partager en groupes envieux et hostiles[x]. Sans doute l’auditoire renferme plusieurs espèces d’hommes ; je vais plus loin, il renferme tant de nuances, que votre parole ne pourrait suffire à toutes. On parle de sermons d’appel et de sermons de sanctification : faites des uns et des autres ; ou que le même discours présente successivement les deux éléments ; mais rappelez-vous bien que la parole d’appel convient à ceux qui ont déjà répondu à l’appel, et la parole de sanctification à ceux qui n’ont pas encore répondu. Dans un sens, tout le monde, même les plus avancés, a besoin, d’être appelé de nouveau ; et les plus éloignés, les plus étrangers peuvent être appelés par un sermon de sanctification. Il y en a mille exemples. La conversion n’est qu’un moment dans la sanctification ; la sanctification n’est qu’une conversion répétée (continuée) et prolongée.

[x] Partager ses auditeurs en deux classes, et les apostropher tour à tour en ces termes : Vous, pécheurs reçus en grâce, vous, pécheurs réveillés, et vous, pécheurs sans repentance, — cela n’est bon qu’à irriter. Présentez à tous le miroir clair de l’Evangile, et chacun, en s’y regardant, verra dans quelle classe il doit se ranger. (Praktische Bemerkungen, page 33.)

L’auditoire est susceptible encore de plusieurs autres divisions. Indiquons la seule qui ait de l’importance, celle entre les savants et les ignorants. Saint Paul déclarait se devoir aux uns et aux autres. Je ne voudrais pas que les besoins des savants fussent négligés ; mais sauf certains cas, qu’on se représente aisément, et dont le compte est bientôt fait, on a devant soi un auditoire mélangé de savants et d’ignorants, et où les ignorants font la majorité. Or, ce qui est nécessaire aux seconds est convenable aux premiers ; mais ce qui est propre aux premiers n’est pas convenable aux seconds. Un homme qui connaît son sujet et son art saura parler aux ignorants de manière à intéresser et à instruire les savants. La profondeur et la simplicité se rencontrent au même point. Avez-vous un auditoire composé de quarante-neuf savants et d’un ignorant ? parlez pour cet ignorant. Il faut plutôt effacer que faire ressortir les différences qui existent entre les différentes classes d’un auditoire : l’homme accidentel, particulier, doit disparaître et faire place à l’homme universel : la force du ministère, la grandeur de l’éloquence et l’efficace de la prédication tiennent à cela. Soignez votre discours, par respect pour tous vos auditeurs indistinctement ; mais qu’une certaine classe n’ait pas lieu de s’imaginer que vous tenez à flatter ses oreilles et à obtenir ses suffrages. On a fait en Allemagne des sermons fur Gebildete[y] : qu’est-ce que c’est ? La grande éloquence est populaire, les grands orateurs ont été populaires. Avec toute sa science de composition, Bourdaloue lui-même l’était.

[y] Pour les gens instruits. (Editeurs.)

1.6. Popularité, familiarité, autorité, onction

La popularité et la familiarité [sont deux qualités semblables, mais distinctes. La première ne voit dans un auditoire que le peuple, l’homme ; — la familiarité tient aux rapports non seulement de la religion avec l’homme, mais du pasteur avec la paroisse, qui est comme sa famille. La familiarité n’est pas la vulgarité ; elle comporte la noblesse, et bien conçue, c’est le langage le plus noble. Dans cette familiarité du pasteur avec sa paroisse, il y a quelque chose du serrement amical d’une main nue par une autre main nue ; la chaleur de la vie est sentie réciproquement lorsque les mains sont dégantées, et on ne fait cela que pour qu’il n’y ait rien entre l’homme et l’homme.]

L’autorité, au sens objectif, c’est le droit ou l’avantage d’être obéi ou cru ; — au sens subjectif, c’est le sentiment de ce droit. Un prédicateur parle avec autorité lorsqu’on sent, dans son langage, la conscience de ce droit, et que cette conscience est juste.

Dans ce second sens, on peut dire que l’autorité est essentielle en général à l’éloquence, essentielle à la prédication en particulier, et qu’elle est bien venue de tous. Mais elle a ses conditions, ses moyens, ses obstacles. En général, pour parler avec autorité, il faut être convaincu de la vérité de ce qu’on dit, croire à la puissance intrinsèque de la vérité, et être pénétré de la gravité de l’intérêt qu’on défend ; il faut aussi avoir une certaine confiance en soi-même, (non de l’orgueil). — Ces choses agissent [sur les auditeurs] immédiatement et médiatement ; immédiatement, par leur propre vertu : on croit volontiers à celui qui croit ; — médiatement par le calme, la sérénité qu’elles donnent. On expose plus qu’on ne discute.

Quant au prédicateur en particulier, son autorité vient de ce qu’il parle, non en son nom, mais au nom de Dieu, et de ce qu’il compte, non sur la puissance de sa parole, mais sur la puissance de la parole et de l’esprit de Dieu, enfin, de ce qu’il attend sa louange de Dieu. C’est pour cela qu’on peut lui faire un devoir de l’autorité.

Ce qu’il y joint de son fonds, l’expérience de la vérité[z] et la conformité de la vie à la doctrine, tient aux causes indiquées ci-dessus ; ce n’est pas la source, cela dérive de la source.

[z] Ce que nous avons ouï, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché concernant la parole de vie. (1 Jean 1.1)

Ce qui nuit à l’autorité, même chez les hommes convaincus, courageux et pieux, c’est l’excès du raisonner et la véhémence.

[Le prédicateur sans doute doit démontrer, et il le fait pour faire partager sa conviction ; mais il suffit souvent de montrer, et Jésus-Christ l’a fait avec clarté. Au fait, la vérité chrétienne se perçoit par intuition. Sans doute l’exposition franche fait beaucoup ; mais dans le langage d’affirmation on croise le fer, et on a par là moins d’autorité. Cependant cela n’implique pas qu’il faille descendre à dire : Croyez parce que je crois. Il faut toujours que la force de la démonstration se retrouve d’une manière ou d’une autre dans ce qu’on dit.

[La véhémence diminue l’autorité. Elle a sa place dans certaines occasions ; mais le ton ordinaire de la prédication est une force tranquille. La sérénité impose davantage. Bourdaloue a un calme triste, Bossuet une sérénité lumineuse.

[Le prédicateur protestant a-t-il une autorité pareille à celle du catholique ? Le catholique a derrière lui une imposante autorité humaine, par conséquent factice ; la religion la communique, pour ainsi dire, à ses ministres. — Le protestant est le représentant du libre examen ; il n’a derrière lui que lui-même ; il parle comme individu : n’a-t-il pas assez d’autorité, du reste, s’il est chrétien ? Dans l’Eglise protestante, il peut y avoir un certain catholicisme qui prête au ministre autant d’autorité que le catholicisme proprement dit au prêtre. — Quand la loi faisait de toute une communauté une Eglise, il y avait une masse compacte (une unité), qui prêtait à l’autorité du ministre. Le cours des idées a fait que beaucoup se sont mis à leur aise.] De nos jours, la majorité s’est dissoute, ou plutôt la vraie majorité s’est montrée. Ce n’est pas un état pire, au contraire, mais un état mieux connu ; [le nombre des croyants, et la foi elle-même, ne sont pas en perte. Sans doute la position du pasteur vis-à-vis de son troupeau a changé ; mais le prédicateur a toujours son troupeau, ses brebis. Beaucoup ne veulent pas rester ou entrer au bercail. On devient missionnaire. Mais si cette nouvelle position est difficile, elle est noble.] Elle ne détruit ni n’affaiblit l’autorité, elle l’épure et la réduit à ses vrais éléments. [L’autorité devient réellement une autorité de conviction.] Le prêtre est « un roi gémissant »[a].

[a] Sainte-Beuve, Port-Royal. Tome I, page 409.

[De nos jours le sentiment de l’autorité est-il plus fort, ou plus rare et plus faible ? Je n’ose répondre. Il me semble pourtant que le prédicateur ne s’empare pas de l’autorité qu’il pourrait avoir.]

La modestie ou l’humilité qui nous empêcherait de parler ou d’agir avec autorité serait une mauvaise excuse. Nous ne pouvons être modestes ni humbles pour le compte de Dieu et aux dépens de la vérité. Vis-à-vis d’un homme qui nous est supérieur sous tous les rapports personnels, nous avons la supériorité de notre mandat. Un ambassadeur, un plénipotentiaire ne regarde pas à ce qu’il est, mais aux pouvoirs dont il est investi, et le plus modeste devient péremptoire. Il y a sans doute entre lui et nous une différence qui nous induit en erreur et en faute par les conséquences que nous en tirons. Nous sentons que nous ne devons pas seulement représenter, que nous devons être, et que ce que nous sommes corrobore ou affaiblit notre parole. Mais si, par la raison que nous ne serons jamais par notre caractère à la hauteur de notre mission, nous nous abstenons de la remplir, personne ne la remplira jamais. Quels que nous soyons, nous portons ce trésor dans des vases de terre, qui ne seront jamais des vases d’or ; mais c’est Dieu lui-même qui a ordonné à ces vases de porter et de répandre ce trésor. Si nous nous sentons humiliés par l’inévitable comparaison du vase avec le trésor qu’il contient, cette humiliation est bonne ; elle nous fait dépouiller toute autorité propre, et nous appuie tout entiers sur celle de Dieu. Il y a sans doute un état qui nous interdit de prendre dans notre bouche les statuts de Dieu ; c’est l’état où nous sommes quand nous haïssons la correction. (Psaumes 50.16.) Mais si l’humiliation que nous éprouvons comme chrétiens faibles, et même à mesure que nous sommes plus chrétiens, nous empêche de reprendre, elle doit aussi nous empêcher d’enseigner ; car l’enseignement est également au-dessus de nous, et tout enseignement reprend. — Bien loin que l’humilité nuise à l’autorité, c’est dans l’humilité que l’autorité doit se tremper et s’épurer. Il nous est utile de nous dire : Homines sumus, nec aliud quam fragiles homines, etiamsi angeli a multis œstimamur et dicimur[b]. Saint Paul (Tite 2.15) veut qu’on reprenne avec une pleine autorité[c]. La répréhension, élément de la prédication, est une partie principale de l’office pastoral. [Et d’ailleurs, comment pourrait-on l’en retrancher ? A-t-on le droit d’être miséricordieux, si d’abord on n’a pas été sévère ? Les auditeurs sentiront-ils le pardon, s’ils n’ont pas senti la condamnation ?] Je ne parle pas ici de la répréhension individuelle ou faite en particulier, mais de celle qui a lieu en chaire. Plus facile que la première [parce qu’elle atteint tout le monde et blesse moins les individus,] celle-ci est difficile pourtant à cause de la publicité, de la solennité et du peu d’espace dont on dispose. [Etant collective, elle est plus générale, moins incisive, moins pénétrante.] On comprend, d’ailleurs, que je parle de la censure du troupeau, comme individualité spéciale, non comme portion quelconque de l’humanité. — [C’est sur la plaie particulière au troupeau, devant lequel on parle qu’il faut mettre le doigt. Cette censure spéciale est nécessaire si le troupeau est une réalité ; elle le rend plus sérieux, elle lui donne un sentiment saisissant de son existence et de ses rapports avec le pasteur. C’est une grande force lorsqu’elle est exercée comme elle doit l’être.]

[b] Nous sommes des hommes, des hommes fragiles et pas autre chose, quoique plusieurs nous tiennent pour des anges de Dieu. (Imitation de Jésus-Christ.)

[c] Il reprendra avec droiture, il frappera la terre par la verge de sa bouche, et fera mourir le méchant par l’esprit de ses lèvres. (Esaïe 11.4)

Sans doute les temps et les lieux ne permettent pas la même chose à tous. On n’a pas la même liberté avec un auditoire mélangé qu’avec une Eglise particulière et de choix. Un jeune homme ne peut pas tout ce que peut un vieillard. Cependant, je ne vois pas que le ministre ne puisse pas faire ce que ferait, la plume à la main, un particulier s’érigeant en censeur des mœurs. Seulement il faudra :

  1. qu’il évite toute apparence de personnalité, et pour cela les portraits ; nourrir la malignité ne saurait être son but
  2. qu’il préfère la censure directe à l’allusion détournée
  3. qu’il se rappelle bien que la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu, et qu’en général le fruit de la justice se sème dans la paix.

Si c’est la vérité qui irrite, cela ne nous regarde pas ; mais si c’est nous qui irritons, alors nous en sommes responsables. L’esprit satirique ne peut faire aucun bien. Les jeunes prédicateurs doivent se tenir sérieusement sur leurs gardes, de peur de céder, sans s’en rendre compte, à une tentation aussi naturelle que subtile, celle de se servir de la chaire simplement comme d’un moyen de censurer de haut. La véhémence, une sainte indignation peuvent quelquefois être permises ; l’invective ne l’est jamais[d]. Si l’indignation impose, la colère soulève et révolte ; cela est juste, car on peut haïr le mal sans aimer le bien.

[d] Invectives de Pascal dans les Provinciales. (Vinet, Etudes sur Pascal.)

[Dans nos habitudes de prédication, l’éloge prend rarement place dans la chaire. Saint Paul nous en donne cependant des exemples lorsqu’il s’adresse à certaines Eglises. On ne peut donc pas proscrire la louange ou l’approbation. Toutefois quand on considère ce qu’étaient les Eglises primitives, on comprend que ce qui s’est fait alors ne peut plus se faire aussi communément aujourd’hui.]

Onction. — Ce mot, pris dans son étymologie et dans son acception primitive, ne désigne aucune qualité spéciale de la prédication, mais plutôt la grâce et l’efficace qui y sont attachées par l’Esprit de Dieu, une espèce de sceau et de sanction qui se constate moins par des signes extérieurs que par l’impression que reçoivent les âmes. Mais comme, en remontant à la cause de cet effet, on distingue particulièrement certains caractères, c’est à la réunion de ces caractères qu’on a donné le nom d’onction. L’onction me semble être le caractère total de l’Evangile, reconnaissable sans doute dans chacune de ses parties, mais sensible surtout dans son ensemble ; c’est la saveur générale du christianisme ; c’est une gravité accompagnée de tendresse, une sévérité trempée de douceur, la majesté unie à l’intimité : vrai tempérament de la dispensation chrétienne, dans laquelle, selon l’expression du psalmiste, la bonté et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont embrassées. (Psaumes 85.11) C’est tellement une chose propre au christianisme et aux choses chrétiennes, qu’on ne s’avise guère de transporter ce terme dans d’autres sphères, et que, quand nous le rencontrons appliqué à d’autres choses qu’à des discours ou des actions chrétiennes, nous sommes étonnés, et n’y pouvons voir qu’une analogie ou une métaphore.

[Par le fait que le monde moderne a été plongé tout entier dans le christianisme,] bien des ouvrages modernes, qui ne sont ni chrétiens, ni même religieux, ont un caractère qu’on ne saurait désigner autrement que par le mot d’onction ; tandis qu’aucun ouvrage de l’antiquité n’éveille cette idée.

L’idée que Maury[e] donne de l’onction n’est autre que celle du pathétique chrétien. La définition de Blair est plus distinctement identique à la nôtre : La gravité et la chaleur réunies forment, selon cet auteur, ce caractère de prédication que les Français appellent onction ; manière touchante et pleine d’intérêt, qui procède d’un cœur ému et profondément pénétré de l’importance des vérités qu’il annonce, uniquement occupé du désir de voir ces vérités faire sur ses auditeurs toute l’impression qu’on en doit attendre.[f]

[e] Maury, Essai sur l’éloquence de la chaire. Chap. LXXIII. De l’onction.

[f] Blair, Cours de Rhétorique et de Belles-Lettre, traduit de l’anglais par P. Prevost. Leçon XXIX Eloquence de la chaire.

M. Dutoit-Membrini a cru que pour définir l’onction, qualité intime et mystérieuse, il fallait se garder de la définition en forme et de l’analyse. C’est par les effets de l’onction et par des analogies qu’il cherche à la faire connaître, ou, pour mieux dire, à la faire goûter : L’onction est une chaleur douce qui se fait sentir dans les puissances de l’âme. Elle fait dans le spirituel les mêmes effets que le soleil dans le physique : elle éclaire et elle échauffe. Elle met la lumière dans l’âme, elle met la chaleur dans le cœur. Elle fait connaître et aimer, elle intéresse. Je dirais volontiers que c’est une lumière qui réchauffe et une chaleur qui éclaire. Et je rappellerais à ce sujet les paroles de saint Jean : L’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et cette onction vous enseigne toutes choses. (1 Jean 2.27)

[M. Dutoit-Membrini continue ainsi] : Son unique source, c’est l’esprit de régénération et de grâce. C’est un don qui s’use et se perd, si on ne renouvelle ce feu sacré, qu’il faut toujours tenir allumé ; et ce qui l’entretient, c’est la croix intérieure, les renoncements, l’oraison et la pénitence. L’onction est dans les sujets religieux ce qu’est dans les poètes ce qu’ils nomment enthousiasme.

Ainsi l’onction, c’est le cœur et les puissances de l’âme, nourris, embrasés des suavités de la grâce. C’est un sentiment doux, délicieux, vif, intime, profond, melliflue.

L’onction sera donc cette chaleur moelleuse, douce, nourrissante, et tout à la fois lumineuse, qui éclaire l’esprit, pénètre le cœur, l’intéresse, le transporte, et que celui qui l’a reçue envoie sur les âmes et sur les cœurs destinés à la recevoir. L’onction se sent, s’expérimente, on ne saurait l’analyser. Elle fait son impression sourdement, et sans le secours de la réflexion. Elle est envoyée en simplicité et reçue de même par le cœur en qui la chaleur du prédicateur passe. Pour l’ordinaire, elle produit son effet sans qu’on en ait le goût développé, sans qu’on puisse se rendre raison à soi-même de ce qui a fait l’impression. On sent, on éprouve, on est ému, on ne saurait presque assigner de cause.

On peut appliquer à celui qui l’a reçue ces paroles du prophète Esaïe : Voici, je te ferai être comme une herse pointue toute neuve. (Esaïe 41.15.) Cet homme sillonne dans les cœurs.[g]

[g] Dutoit-Membrini, La Philosophie chrétienne. Lausanne, 1800. Tome I, page 92 et suivantes.

De tout ce qui a été dit, il ne faudrait pas conclure que l’onction, qui a bien le même principe que la piété, se proportionne exactement à la piété. L’onction peut être fort inégale entre deux prédicateurs égaux en piété ; mais elle est trop intimement unie au christianisme pour pouvoir manquer absolument à une prédication vraiment chrétienne.

Certains obstacles, les uns naturels, les autres d’erreur ou d’habitude, peuvent nuire à l’onction et obstruer, pour ainsi dire, le passage de cette huile douce et sainte, qui devait couler partout, lubrifier toutes les articulations de la pensée, rendre tous les mouvements du discours faciles et justes, pénétrer, nourrir la parole. Il n’y a aucun moyen artificiel de se donner de l’onction ; l’huile coule d’elle-même de l’olive ; la plus violente pression n’en ferait pas sortir une goutte de la terre ou du caillou ; mais il y a des moyens, si je puis parler ainsi, de n’être pas onctueux, même avec un fonds précieux de piété, ou de dissimuler l’onction qui est en nous, et de l’empêcher de couler au dehors. Il y a des choses incompatibles avec l’onction : c’est l’esprit[h], c’est l’analyse trop rigoureuse, c’est le ton trop dogmatique, c’est la dialectique trop formelle, c’est l’ironie, c’est l’emploi d’un vocabulaire mondain ou trop abstrait, c’est la forme trop littéraire, c’est enfin le style trop compact et trop serré ; car l’onction suppose l’abondance, l’épanchement, le coulant, le liant.

[h] Cependant saint Bernard et Augustin ont de l’esprit et de l’onction.

L’idée de l’onction est plutôt excitée par son absence que par sa présence. Ce sont ses contraires qui rendent sa notion distincte, bien qu’elle ne soit point une qualité négative, mais au contraire la plus positive ; mais positive dans le sens d’une odeur, d’une couleur, d’une saveur.

Mais ne rétrécissons pas l’idée de l’onction, en la réduisant à une douceur molle, à une abondance verbeuse, à un pathétique larmoyant. Gardons-nous de croire qu’on ne puisse être onctueux qu’à la condition de s’interdire la rigueur et la suite dans le raisonnement, et cette fierté d’accent, cette sainte véhémence, que certains sujets réclament, et sans laquelle, en les traitant, on serait dans le faux.

Massillon est onctueux, au jugement de Maury, dans un morceau qui est tout de reproches[i]. [Nous citerons aussi, comme exemple, Bossuet, à la fin du sermon sur l’Impénitence finale.]

[i] Maury, Eloquence de la chaire. Chap. LXXII. De l’onction. –Voir Massillon, la fin de la première partie du sermon sur l’Aumône.

1.7. Forme de la prédication

La forme vraie d’un sermon se compose de la double empreinte du sujet et de la subjectivité de l’orateur. La forme d’un sermon ne reconnaît que ces deux lois, qui sont bien loin de se contredire, qui se combinent.

Quant aux formes générales que l’on peut discerner chez les prédicateurs, telles que la forme psychologique et la forme logique, celle du discours continu et celle des développements parallèles ou du discours ramifié, le sermon analytique et le discours synthétique, elles n’ont rien de convenu ni d’artificiel ; ce sont moins des formes diverses que des pensées, des points de vue, des manières de concevoir le sujet de la prédication. Elles existent dans les sujets mêmes et dans l’esprit humain, antérieurement à toute tradition.

Il y a entre la forme conventionnelle et la forme spontanée la même différence qu’entre les deux systèmes physiologiques qui feraient dépendre, l’un les protubérances du crâne des développements intérieurs du cerveau, et l’autre ces développements mêmes des protubérances du crâne ; l’un exprimant le dedans par le dehors, l’autre comprimant et déterminant le dedans par le dehors ; l’un subordonnant le dehors au dedans, l’autre le dedans au dehors. Nous voulons, nous, que le dehors naisse du dedans, et nous ne donnons, sur la forme, aucune règle que celle-là. Mais cette règle, nous la donnons ; et pour l’observer, il faut le vouloir d’une volonté positive et déterminée ; car les formes arbitraires reviennent sans cesse nous solliciter ; ou plutôt, nés au milieu d’elles, nous avons peine à nous soustraire à leur empire. Or, remarquez que les formes les plus naturelles tendent sans cesse, par l’imitation servile et inintelligente, à devenir des types de convention ; c’est un liquide toujours sur le point de se coaguler, et qu’il faut sans cesse, par la chaleur et par la spontanéité, maintenir ou ramener a l’état fluide, afin de n’avoir, autant que possible, que la forme de notre sujet, de notre but et de notre esprit.

J’entends par forme de la prédication, non seulement la charpente ou l’architecture du discours, mais le ton, le langage, et jusqu’aux sujets ; car ce serait changer quelque chose à la forme de la prédication que d’y introduire de nouveaux sujets ; ceux-ci ne seraient que la forme d’un acte qui n’est rien de plus particulier, de plus spécial qu’un discours sur les choses de Dieu. Ainsi, en faisant de la vie d’un homme de Dieu le sujet d’un sermon, comme le font les catholiques de la vie de leurs saints, on ne changerait que la forme et non l’objet de la prédication, puisqu’une vie peut aussi bien servir de texte au sermon qu’une parole. Resterait, dans ce sujet même, une nouvelle question de forme, mais inférieure et subordonnée.

Or, quelque extension qu’on donne à l’idée de forme, je crois qu’on peut dire que nous sommes à l’étroit et que nous y restons sans raison.

Il y a de l’uniformité, ou le retour trop constant de la même forme, d’un discours à l’autre et d’un prédicateur à l’autre.

Il y a, dans la contexture de chacun de nos discours, pris à part, quelque chose de raide et de scolastique ; au milieu du renouvellement de toutes choses, et lorsque, à la suite d’une révision générale, on a effacé tout ce qui éloigne trop le moyen du but, le sermon a conservé un costume un peu suranné. Le langage même a pris un costume. Loin de nous de ne pas aimer et recommander le langage biblique : il y a une langue de la religion, des termes qu’elle a introduits pour nommer des choses nouvelles ou renouvelées ; car, par le christianisme, toutes choses sont devenues nouvelles, et il a bien fallu que les mots suivissent. Mais il ne faut pas se croire obligé de ne nommer les choses que par les noms que la Bible a consacrés. Pour mieux reproduire l’esprit des auteurs sacrés, il faut moins les imiter que s’inspirer d’eux. — Ils ont usé de la liberté que nous nous refusons. — Il ne faut pas s’interdire les sphères qu’ils semblent s’être interdites, mais où tout simplement ils n’ont pas eu l’occasion d’entrer. Selon le vieux purisme de la chaire, Paul aurait eu tort de citer Aratus et Epiménide. — Il est bien vrai que nous devons nous garder de donner rendez-vous dans le temple à tous les souvenirs du monde, que nos auditeurs, s’il ont bien fait, ont laissés à la porte ; mais il serait bien utile de nommer certaines choses par le nom que leur donne le langage ordinaire.

La règle de prêcher sur un texte est bonne, je le veux, pourvu qu’elle admette des exceptions ; il devrait être permis de prêcher sans texte, ou sur deux textes réunis. Il faut, sauf le respect de notre ministère et de notre troupeau, nous ressaisir de tous nos avantages : Tout est à nous. (1 Corinthiens 3.21)

Mais gardons-nous de l’esprit d’innovation, qui change pour le plaisir de changer ou de se montrer indépendant.

Entre autres avantages de l’homélie, genre de prédication si recommandable, il y a celui de briser presque nécessairement quelques-unes des formes traditionnelles du sermon, celles du moins qui regardent la structure du discours.

Quant au débit, qui est l’éloquence du corps, les préceptes les plus importants sont négatifs. Il faut se rappeler combien la multitude est sous l’influence de l’extérieur, et ne vouloir pas, s’il est possible, prêcher, mais parler. Les mauvaises habitudes, les mauvaises traditions se perpétuent ; les bonnes deviennent mauvaises par une imitation peu intelligente. (Genre théâtral, familiarité, désinvolture excessive.)

1.8. Sermons de fête et de circonstance

Nous avons dit que les idées fondamentales et les conséquences principales du christianisme doivent reparaître et se faire sentir dans chaque sermon : combien plus doivent-elles être répandues dans toute la suite de la prédication ! Mais il ne s’ensuit pas de là que les sermons pour les fêtes et les dimanches qui les précèdent (semaines de l’avent et du carême) ne doivent pas avoir un caractère particulier. Ces commémorations sont respectables et précieuses, et si l’année évangélique est d’une même teneur, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des moments plus accentués. Cela est bon et bien venu de tout le monde ; et il faut prendre en considération le fait triste, mais trop bien constaté, que ces temps sont, chez nous, les seuls qui ramènent dans les temples certains membres du troupeau. On peut être grave et solennel dans tout sujet, même de morale chrétienne ; ainsi le fut M. Manuel, prêchant, un jour de communion, sur le cinquième commandement ; mais en général il faut prêcher sur la fête.

Je ne distinguerais pas le jour du jeûne uniquement par des reproches plus vifs et plus accumulés, mais par un point de vue populaire et national ; c’est un peuple qui vient comme peuple s’humilier devant Dieu.

Les sermons de préparation à la cène offrent une matière délicate. Il y faut beaucoup de tact, et des vues saines et précises sur la nature et sur le devoir de la communion. Nous ne sommes guère appelés à prêcher sur des circonstances ; mais les circonstances peuvent, avec du discernement, devenir un texte heureux pour nos sermons. Dans l’un et l’autre cas, il y a une double tâche : d’actualiser ce qui est éternel, et d’éterniser, pour ainsi dire, ce qui est actuel. S’il est malheureux de ne voir dans la circonstance qu’une source d’effets oratoires, il serait fâcheux aussi de ne pas en tirer parti, dans le sens de l’édification, d’une manière large et franche. La meilleure de toutes les directions, en cas pareil, est la simplicité d’un cœur chrétien, et le vrai point de vue s’obtient par la prière. Tout le monde n’a pas le secret des allusions fines et des tournures délicates ; mais tout le monde trouve, dans le sérieux de l’Evangile, la vraie mesure, le vrai diapason et les justes précautions.

1.9. Questions diverses relatives à la prédication

Durée du sermon. — La longueur et la brièveté ont quelque chose de relatif. Un sermon où l’on se sent avancer paraît moins long, [tandis qu’un sermon dans lequel on n’avance pas dans le développement de l’idée, paraît toujours long. Il faut donc] ne pas s’appesantir sur les détails, et imprimer au discours un mouvement progressif.

Mais il y a aussi quelque chose d’absolu dans la question.

Croyez-moi, c’est par expérience, et longue expérience, que je vous dis ceci : Plus vous direz, et moins l’on retiendra. Moins vous direz, plus on profitera. A force de charger la mémoire des auditeurs, on la démolit, comme on éteint les lampes quand on y met trop d’huile, et on suffoque les plantes en les arrosant démesurément. Quand un discours est trop long, la fin fait oublier le milieu, et le milieu le commencement. Les médiocres prédicateurs sont recevables, pourvu qu’ils soient courts ; et les excellents sont à charge quand ils sont trop longs.[a]

[a] Guide de ceux qui annoncent la Parole de Dieu, contenant la doctrine du saint François de Sales, etc. Lyon, 1829. Page 80.

[En effet, il ne faut pas compter trop sur son auditoire. A la campagne surtout, la force d’attention ne peut se soutenir longtemps ; mais, là aussi, un sermon trop court est un scandale. On a le sentiment que des choses graves ne peuvent et ne doivent pas être effleurées.]

Répétition des sermons, (c’est-à-dire [habitude] de reprendre, après un certain temps, les sermons déjà prêchés.) — Voici le point de vue où l’on doit se placer. — Un sermon peut être vrai de deux manières, lorsqu’il exprime la vérité et le prédicateur lui-même. — On peut n’avoir rien à changer ni à retrancher à un sermon, le pouvoir signer, et toutefois ne pas se retrouver dans son sermon, ou son sermon en soi. — Je ne voudrais certes pas interdire la répétition d’un bon sermon, qui peut d’ailleurs être modifié dans le sens de la situation actuelle du prédicateur ou du besoin actuel du troupeau. Mais il faut prendre garde à l’abus. On ne tarde pas là-dessus à se faire une conscience très large, et l’on en vient à un excès ridicule et honteux.

Faut-il faire prêcher pour soi ? — L’intérêt du troupeau peut justifier, en certains cas, le pasteur qui fait prêcher pour soi ; pourquoi refuser au troupeau une bonne nourriture qui lui est offerte, ou l’avantage d’entendre les mêmes vérités de deux bouches ou sous deux formes différentes ? Pourquoi se refuser à soi-même un repos peut-être nécessaire, et l’avantage d’entendre prêcher, d’être prêché ? — Mais, d’un côté, la responsabilité dont nous sommes chargés réclame de ne laisser prêcher pour nous que des hommes dont nous sommes très sûrs ; puis, la suite et la continuité de l’instruction souffrirait de trop fréquentes interruptions ; — et enfin, la facilité à céder ou à offrir notre chaire ne manquerait pas de nous déconsidérer auprès de notre paroisse. — Harms répond à ceux qui disent : « Mais quand on est malade ? » — « Ne soyez point malades » [Je dirais plutôt : Ne vous imaginez pas que vous l’êtes.]

Ce qu’il faut faire avant la prédication. — [Avant la prédication, il doit y avoir un exercice de mortification, attendu, dit Saint-Cyran, qu’on doit plus appréhender d’offenser Dieu dans la chaire. Il faut se recueillir dans le sentiment de son indignité et de son impuissance ; il faut se frapper la poitrine comme le péager. C’est dérober une mission que de s’en charger sans y être appelé ; c’est la dérober aussi que de ne pas s’en occuper avec les sentiments convenables. Celui qui sentirait une confiance charnelle, un désir de paraître, serait dans une disposition bien funeste. — Il faut prier, non pas seulement pour soi ou dans un sentiment d’anxiété égoïste, mais pour le troupeau surtout. La prière pour soi est bonne et nécessaire, mais il ne faut pas s’y arrêter trop longtemps. On prie trop peu pour autrui, et c’est pour cela qu’on prie mal pour soi. Le cœur doit être rempli des douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que Christ soit formé dans les âmes.]

1.10. Ce qu’il faut faire après le sermon

Il y a, après la prédication, un exercice non moins utile que la préparation qui l’a précédée. Cet exercice comprend :

Tout cela peut rester à l’état de dispositions ; mais il est utile de convertir les dispositions en actes. Donnez à ces choses une forme, un accent.

Le prédicateur doit savoir ce qu’on pense de sa prédication. — Ce n’est pas le cas d’appliquer dans tous les sens le mot de saint Paul : Il ne m’importe pas d’être jugé par vous ni par aucun homme. (1 Corinthiens 4.3)

Theremin pense qu’il n’y a de critérium absolu d’une bonne prédication que la conscience d’avoir cherché la gloire de Dieu[b]. Il n’en est pas moins important d’être averti pour se redresser.

[b] Il a lieu d’être satisfait, s’il a fait tous ses efforts pour plaire à Dieu, et à Dieu seul. C’est là non seulement une bonne marque, mais la seule certaine de la valeur d’une prédication, et l’on reconnaîtra que rien d’autre… non pas même la bénédiction qui peut s’attacher à un sermon, ne peut remplacer cette garantie. (Theremin, Die Beredsamkeit eine Tugend. Page VI.)

Il y a des avertissements indirects ou tacites qui ne nous manqueront jamais, si nous voulons les recevoir. Il y a des éloges qui sont des critiques, comme il y a des critiques qui louent et des silences qui parlent. L’air de notre troupeau, [son recueillement silencieux, nous montrent mieux encore ce qui se passe en lui] que des signes visibles d’émotion. — Mais il y a bien des choses que nous ne saurons jamais, ou jamais bien, parce qu’il faudrait ou trop de franchise pour nous les faire entendre, ou trop de lumières pour en avoir l’idée. — Et dans l’isolement où nous vivons pour la plupart, si nous ne voulons pas être avertis, nous ne le serons pas.

Faites choix d’un censeur solide et salutaire
Que la raison conduise et le savoir éclaire,
Et dont le crayon sûr aille d’abord chercher
L’endroit que l’on sent faible et qu’on veut se cacher.
Aimez qu’on vous conseille et non pas qu’on vous loue.
[c]

[c] Boileau, L’Art poétique, chant IV, chant I.

[Nous pouvons trouver ce censeur dans les membres les plus humbles de notre troupeau, et non pas seulement dans un confrère. Un simple paroissien, une pauvre femme, un enfant même peuvent l’être.

Sans doute il faut mettre ici de la précaution, et ne pas aller consulter sur tout le premier venu ; mais enfin il faut chercher à savoir la vérité, faire tout pour être redressés.]

Sur l’effet immédiat ou l’impression immédiate du sermon. — Cet effet trompe fort souvent, en bien ou en mal, notre attente. Bien des prédicateurs ont été étonnés de voir moins d’effet produit par des discours dont ils attendaient le plus de succès, et vice versa. — [Bien des discours longuement arrachés d’une âme angoissée, composés dans une pauvreté sentie, ont été richement bénis, ont produit plus d’effet que d’autres, préparés dans la verve et l’entraînement.] Là où la verve, la mémoire, la ferveur même ont manqué, le rayon qui, en traversant le verre, l’a laissé froid, devient brûlant au delà. Nous ne sommes bien souvent que l’occasion des bénédictions de Dieu.

Ces expériences sont utiles et même nécessaires ; elles nous empêchent de nous approprier nos succès et de nous dire : Je me suis fait moi-même. Elles effacent le moi, toujours haïssable, et ici bien davantage. Mais nous en ferions un bien mauvais usage, si nous en tirions la conclusion qu’il est indifférent de bien ou de mal faire. Elles doivent seulement nous apprendre à ne pas nous décourager et à ne pas nous enfler.

Sur les fruits de la prédication. — Le mot : Vous les connaîtrez à leurs fruits, (Matthieu 7.20) ne peut être, sans réserve, appliqué aux prédicateurs. Les fruits, au moins ce qu’on en peut voir, ne sont pas toujours en raison exacte du zèle et du dévouement.

Il importe que la grâce de Dieu soit reconnue souveraine, et que nous ne soyons pas tentés de nous regarder comme la cheville ouvrière de nos succès. Il est utile qu’en voyant celui qui a moins semé, ce nous semble, moissonner davantage, nous nous accoutumions à penser que Dieu est le maître.

Il importe aussi que nous ne fassions pas des conditions à Dieu, dans le sens de ne vouloir semer qu’à condition de moissonner. Il faut que nous soyons contents et que nous rendions grâces d’avoir semé, alors même que nous ne devrions pas moissonner. L’esprit du ministère a été, sous ce rapport et sous plusieurs autres, admirablement résumé dans Jean 4.36-37 : Celui qui moissonne en reçoit la récompense et amasse le fruit pour la vie éternelle, en sorte que celui qui sème et celui qui moissonne en ont ensemble de la joie. Car en ceci ce qu’on dit est vrai, que l’un sème et que l’autre moissonne. — A plus forte raison faut-il se résigner à attendre : il importe que notre foi et notre esprit de prière soient exercés par l’attente. [Une constante réussite, une récolte qui viendrait toujours à point nommé, nous serait fatale.] Ne vous rebutez pas de l’inutilité de vos soins et de vos instructions envers votre peuple ; Dieu ne récompense pas toujours par un succès prompt et visible le zèle de ses ministres : jetez toujours la semence sainte, cultivez, arrosez ; celui qui donne l’accroissement saura bien la faire fructifier en son temps : nous voudrions être payés comptant de nos peines par un fruit soudain et visible ; mais Dieu ne le permet pas, de peur que nous n’attribuions à nous-mêmes et à nos faibles talents un succès qui ne peut être que l’ouvrage de la grâce.[d]

[d] Massillon. Neuvième discours synodal : De l’avarice des prêtres.

D’ailleurs, il faut bien s’entendre sur les fruits. Il peut y en avoir davantage où l’on en voit moins. Ce n’est pas répandus dans le champ, mais serrés dans le grenier, qu’on les peut compter. [Quand on voit autour de soi les manifestations d’un réveil religieux, la Bible répandue en abondance, la parole de Dieu prêchée avec zèle, on peut se dire : Le vent de L’Eternel a passé ici. Mais c’est le blé qui lève, ce n’est pas encore la moisson. Celle-ci consiste dans la sanctification, la charité, la teneur entière d’une vie soumise et purifiée.]

Une impression assez superficielle peut produire beaucoup d’éclat et de mouvement. Une impression profonde peut agir plus sourdement. Il ne faut pas trop compter sur les résultats de la première espèce, ni trop se défier des seconds. [Quelquefois, après un lever brumeux, le soleil perce les nuages et la journée est chaude et belle ; d’autres fois l’aurore est brillante, et la journée froide et pluvieuse.]

Sans oublier qu’il y a peu d’élus, ou que la porte est étroite et qu’il y en a peu qui y entrent, il faut avoir en vue de gagner beaucoup d’âmes, et ne pas se contenter d’avance d’un petit nombre d’adeptes. Il faut compter parmi les fruits d’une bonne et fidèle prédication, non seulement le réveil décidé et flagrant d’un petit nombre d’âmes, mais une certaine réforme d’un grand nombre. Dans l’inventaire, il faut tout compter, et ne rien surestimer. [Celui qui a établi l’ordre dans sa famille, dans ses habitudes, est déjà disposé à goûter une vérité plus haute. Et pourquoi le ministre ne se ferait-il pas le bienfaiteur de son pays, ne s’efforcerait-il pas d’y établir l’ordre et les bons rapports, d’y rendre populaires la vertu et l’honnêteté des mœurs ?]

Sur le succès d’opinion ou la popularité de la prédication, — On peut honorer du nom de fruit une simple floraison, et prendre pour un succès réel un succès d’opinion. Or, non seulement il y a une grande différence entre un succès réel et un succès d’opinion ; mais ce dernier, qui n’est pas nécessairement le moyen du premier, en est souvent l’obstacle et l’écueil. Il est dangereux d’être populaire[e], parce que la satisfaction d’amour-propre qu’on en ressent, et à laquelle on s’attache, finit par faire prendre le moyen pour le but, et par nous entraîner à des concessions qui, de l’une à l’autre, conduisent à l’infidélité. On a dès lors deux maîtres, or, nul ne peut servir deux maîtres, car ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. (Matthieu 6.24)

[e] Voir Omicron, Lettres de J. Newton, tome I, p.145.

On se fait illusion sur ses propres dispositions et sur ses motifs. La surexcitation qu’on en éprouve, on la prend aisément pour un redoublement de zèle ; [on prend aisément aussi l’attendrissement pour de l’onction, et pour de la charité une certaine chaleur de bienveillance qu’on donne en échange de celle qu’on reçoit.] On peut connaître la juste valeur de cette espèce d’animation et d’entrain en s’essayant soi-même sur les âmes, une à une, dont se compose le troupeau : on risque fort de ne pas se retrouver le même. [Si la température ne baisse pas, si l’on est aussi entrain que dans la chaire, il y avait du zèle ; — mais si l’on se sent dépaysé, c’est que l’on était soutenu en partie par l’amour-propre.]

Il est utile à un prédicateur que la vogue a soulevé de se voir momentanément déserté, ou définitivement reporté à son vrai point. On apprend alors ce qu’on est ; et si l’on résiste à cette crise alors l’onction vient. Ou l’on ne fait plus qu’un métier, ou les motifs s’épurent.

Il y a entre la popularité et la défaveur permanente un point au-dessous duquel on doit désirer de ne pas descendre, mais au-dessus duquel il n’est pas nécessaire de monter. Et peut-être trouvera-t-on que, à part quelques exceptions, les vrais succès, les fruits, ont été accordés à ceux qui n’avaient reçu, en fait de talent, ni pauvreté ni richesse, mais que Dieu avait nourris du pain de leur ordinaire.

Quant à l’impopularité, il y en a de deux sortes : celle de l’ennui ou de l’aversion personnelle, nul ne la convoitera. Il en est autrement de celle qui tient à la doctrine. Elle est de nature à être ambitionnée, et je ne la crois pas sans danger. Je ne la jugerais pas dangereuse si elle était inhérente à la fidélité, parce que ce qui est nécessaire ne saurait être dangereux, ou que le danger, dans ce cas, ne doit point être pris en considération. Mais il faut savoir d’abord si cette impopularité est inhérente à la fidélité. Quelques-uns le pensent, et tellement qu’ils se font de cette impopularité un devoir. Quand elle serait inévitable, il faudrait la laisser venir, non la faire venir ; et, en tout cas, ne pas lui ajouter celle qui vient de notre manière de présenter la vérité. Je crois qu’il faut, dans les conditions d’une rigoureuse intégrité, tout faire pour ne pas devenir impopulaire de cette façon ni d’aucune autre, parce que, une fois la limite franchie entre la faveur et la défaveur, la recherche de soi-même est imminente dans le second cas comme dans le premier. — La seule persuasion, ou du moins l’idée trop constamment présente, qu’on sera impopulaire à mesure qu’on sera fidèle, place à un point de vue faux, donne de l’amertume aux paroles, fait prendre une attitude hostile, etc. Voilà pour la question de droit. Quant au fait, je crois prouvé par beaucoup d’exemples que la prédication fidèle et consciencieuse peut laisser le prédicateur entouré de beaucoup de respect et même d’affection. Après quoi, je n’hésite pas à dire que l’Evangile ne serait pas l’Evangile s’il coulait dans les âmes avec la même facilité et la même douceur que les dogmes de la religion naturelle ou de la philosophie morale, tant que l’Esprit de Dieu n’a pas ouvert le cœur à des vérités sublimes, qui sont aussi amères au palais qu’elles seront douces plus tard aux entrailles. Il y a toujours dans la prédication évangélique un germe d’impopularité, un principe d’amertume, qui se fait sentir même aux époques où l’orthodoxie est devenue populaire et de mode ; ce qui peut arriver. Il est aussi des époques où cette répugnance générale pour l’Evangile et tout ensemble ce mystérieux attrait pour l’Evangile se font plus vivement sentir, et où tout le monde est d’avance exalté ou exaspéré. Mais, en général, la sagesse du prédicateur, à cet égard, se compose de cette pensée apostolique : Il m’importe peu d’être jugé par aucun jugement d’homme ; (1 Corinthiens 4.3) et de cette autre pensée non moins apostolique : Le fruit de la justice se sème dans la paix. (Jacques 3.18) S’il se peut faire, et autant qu’il dépend de nous, ayons la paix avec tous les hommes.[f] (Romains 12.18)

[f] Chrysostôme a représenté avec bien de la force le danger de se laisser préoccuper par le désir de la faveur ou la crainte de la défaveur. (De Sacerdotio, lib. III, c 9 et lib. V, c. 2, 4, 6 et 8).

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