Le Sâdhou Sundar Singh – La voie d'un Mystique

IV. La voie d'un Mystique

Le Mystique et l'homme ordinaire

Le Sadhou est loin de considérer le mystique comme une sorte d'aristocrate spirituel, séparé du grand troupeau des simples chrétiens. Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, le Sadhou a beaucoup à nous apprendre sur les expériences ineffables de la vie mystique. Mais il affirme que la communion avec Dieu, accessible par essence à tout homme, ne nécessite aucun don exceptionnel et n'exige pas l'abandon des devoirs de la vie quotidienne. Il est frappant de constater avec quelle persistance il repousse l'idéal d'ascétisme qui a attiré tant de mystiques chrétiens ou hindous. Pour lui, la vie mystique n'est pas la « via negativa » de l'anéantissement volontaire, mais une vie toute simple de prière, de renoncement et de service.

– Vous repoussez le titre « d'ascète », acceptez-vous celui de « mystique » ?

– Ceci est tout différent, répond-il, mais je n'aime pas beaucoup me présenter comme un mystique. L'homme ordinaire considère le mysticisme comme quelque chose de brumeux [1].

Avec un sourire, le Sadhou continue :

– Beaucoup de ceux qui en savent même plus long sont tentés de dire du mystique : « C'est un homme qui pourrait être considéré comme parfaitement sensé, mais il est un point sur lequel il divague. » Le véritable mystique est celui qui vit en Dieu et connaît la volonté de Dieu. Parmi les plus grands saints, il en est très peu qui aient pénétré bien loin dans cette voie. Je ne suis qu'un débutant, un enfant qui boit le lait de sa mère spirituelle. J'en suis fortifié et j'y trouve ma joie. Je ne demande qu'une chose, c'est d'être Son enfant. J'hésite à me parer du titre de mystique, de même qu'aux Indes je tâche d'empêcher qu'on ne m'appelle « Swami » [2]. Je préfère être appelé Sadhou, ce qui signifie simplement « homme pieux ».

Nous lui demandâmes une autre fois :

– Que pensez vous de la religion de ceux qui ne sont pas mystiques ? Les uns aiment la musique, les autres ne l'apprécient pas. Il en est de même pour la peinture. Y aurait-il des êtres doués pour la religion, alors que d'autres ne le seraient pas ?

– Le don religieux ne ressemble pas aux dons artistiques. C'est plutôt une soif. Y a-t-il un homme qui n'ait jamais soif ? La soif a été donnée à l'homme afin qu'il boive de l'eau. De même, la soif religieuse a été créée afin d'amener les hommes à Dieu.

– Mais il y a des hommes qui sont plus doués spirituellement que d'autres. Ne diriez-vous pas qu'un saint Augustin, un Luther, un Wesley étaient plus particulièrement doués ?

– Il y a des différences physiques entre les hommes ; par exemple, les uns ont la tête plus grande que d'autres. Mais je crois que les facultés spirituelles sont égales pour tous. Des hommes, comme saint Augustin, émergent parce qu'ils ont développé leurs dispositions religieuses. Ils ont consacré plus de temps et d'énergie à la culture de leur vie spirituelle.

Renoncement et service actif

Le Sadhou ne peut admettre l'idée que les mystiques cloîtrés du moyen âge n'aient vécu que pour eux-mêmes, sans être d'aucune utilité pour le monde :

– N'est-ce pas un moine qui écrivit l'Imitation de Jésus-Christ, dont les conseils ont été d'un si grand prix pour l'humanité ?

Cependant, en dépit des longues heures qu'il consacre à la communion avec le Christ, communion pour lui, céleste, la vie du Sadhou est principalement une vie de service actif, de travail absorbant, épuisant. On l'interrogea sur l'emploi qu'il ferait de son temps, s'il pouvait disposer d'une semaine entière. La consacrerait-il à la prière, à la méditation, ou bien au service actif ? Il répondit avec l'originalité qui le caractérise :

– Est-il possible de ne boire que de l'eau pendant toute une semaine sans manger, ou bien de n'absorber que des aliments solides sans boire ? Nous avons besoin et de nourriture, et de boisson.

Il passe des semaines dans l'Himalaya, mais ce serait une erreur de croire qu'il les consacre uniquement à la prière, à la méditation. Il dispose rarement de journées entières où il puisse se recueillir. Il prêche l'Évangile dans les villages dispersés, et médite quand il en trouve le temps.

Sundar aime à raconter l'anecdote suivante [3] qui explique un de ses textes favoris « Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui l'aura perdue à cause de moi, la trouvera. » (Matthieu XVI, 25.) Cette anecdote nous fera comprendre le caractère pratique du christianisme du Sadhou.

Comme il traversait une chaîne de montagnes pendant une tourmente de neige, il fut rejoint par un Tibétain qui redoutait de voyager seul. Le froid était intense ; ils désespèreraient d'arriver vivants à destination lorsqu'ils aperçurent un homme qui avait glissé sur une pente glacée. Il gisait évanoui à une trentaine de pas au-dessous du sentier. Le Sadhou pria son compagnon de l'aider à transporter cet homme jusqu'au prochain village. Le Tibétain répondit qu'il était fou de vouloir porter secours à quelqu'un quand on n'avait que peu de chance de se sauver soi-même. Hâtant le pas, il s'éloigna.

Le Sadhou descendit, parvint à charger l'homme sur ses épaules, le hissa jusqu'au chemin et poursuivit péniblement sa route avec son fardeau. Un peu plus loin, il aperçut son ancien compagnon, assis au bord du chemin. Il l'appela, mais l'autre ne répondit pas. Le Tibétain était mort de froid. Par contre, l'effort du Sadhou l'avait réchauffé, et sa chaleur, ainsi que le frottement des deux corps ranimèrent peu à peu l'homme évanoui qui revint à lui. Ils arrivèrent ainsi vivants au village, le cœur rempli de reconnaissance.

« Il est facile de mourir pour le Christ ; il est plus difficile de vivre pour Lui. Il ne faut qu'une heure ou deux pour mourir ; mais vivre pour le Christ signifie mourir tous les jours. C'est durant mon passage sur cette terre, c'est-à-dire pendant quelques années, que j'ai le privilège de servir le Christ et mon prochain. S'il était bon pour moi d'être toujours au ciel, j'y aurais été appelé ; mais comme Dieu me laisse encore sur terre, mon devoir est d'y travailler. Sur ce point, je suis en complet désaccord avec la doctrine hindoue du renoncement. Je ne suis pas un Sannyasi, car un Sannyasi est un homme qui renonce à tout. Il quitte le monde parce qu'il considère que tout y est mauvais ; moi, je crois, au contraire, que tout y est bon. Le monde entier appartient à mon Père Céleste, et par conséquent il est à moi [4]. Si j'y renonçais, je me priverais en même temps d'une partie des bienfaits que mon Père m'a destinés dans Son amour. C'est pourquoi je ne renonce pas au monde, mais seulement au mal qui s'y trouve.

« Ce monde est rempli de difficultés et de tentations, mais il n'est pas intrinsèquement mauvais. Dans l'Himalaya se trouve une région où croissent des fleurs magnifiques ; si vous vous attardez dans ce lieu, un profond sommeil s'empare de vous. Les habitants du pays respirent une certaine herbe avant de passer dans le voisinage des fleurs, afin de se préserver de leur action nocive. Je supposai que ces fleurs contenaient du poison ; mais on me dit qu'elles n'étaient pas réellement vénéneuses. Les personnes atteintes ne mouraient pas avant douze jours. Elles ne succombaient pas à une intoxication, mais bien à l'inanition provoquée par une longue torpeur. Les biens de ce monde ne sont pas mauvais en eux-mêmes ; mais ils nous empêchent de ressentir la faim et la soif spirituelles et peuvent causer ainsi la mort de notre âme. De même qu'il existe une herbe qui empêche d'être vaincu par le sommeil lorsqu'on passe devant ces fleurs, de même la prière est l'antidote qui nous préservera des séductions de ce monde [5].

« Il est indiscutable que les obligations de fortune et de situation tendent à distraire l'homme de la vie supérieure, C'est pourquoi, dit le Sadhou, très peu de personnes riches soutiennent les missions. Des Rajahs sont parfois devenus Sannyasis ; ainsi fit le Bouddha. Ils pensaient que les biens de ce monde étaient nuisibles en eux-mêmes. En réalité, cela n'est pas. L'emploi des biens matériels produit de mauvais fruits lorsqu'on n'en use pas avec sagesse. J'ai de l'estime pour certains rois hindous qui ont renoncé au monde, quand bien même leur théorie me semble fausse. J'admire leur courage car lorsqu'ils ont compris que les biens matériels les rendaient esclaves, ils ont été capables d'y renoncer, malgré le luxe et le bien auxquels ils étaient accoutumés.

« Tel était Bharatri Harish Chandra, roi de Uliain. J'ai vu son magnifique, palais et, quelques kilomètres plus loin, la grotte dans il s'était retiré après avoir renoncé au monde. Ce contraste frappant me fit connaître de nouveau l'impossibilité pour l'âme de trouver la paix dans les biens terrestres. Les biens sont appréciables, mais ne peuvent étancher la soif spirituelle.

« Il y avait une fois une maison qui brûlait. Le propriétaire voulut éteindre l'incendie. Il saisit un récipient rempli de pétrole, croyant que c'était de l'eau. L'eau et le pétrole jaillissent tous deux de terre. Il versa ce pétrole sur les flammes, mais il ne fit qu'aggraver l'incendie. Il en est de même lorsque nous essayons d'étouffer les flammes du désir spirituel, avec les biens de ce monde. »

Nous avons demandé à Sundar si on lui disait parfois : Tout cela est très bien pour vous, Sadhouji. Vous n'avez pas de famille à faire vivre, pas d'affaire à diriger ; vous pouvez suivre à la lettre les enseignements du Christ. Mais cela est-il possible pour ceux qui ont des enfants et des responsabilités ? Et cependant vous dites que la majorité des hommes est appelée à vivre cette vie-là.

– Tous les hommes, tant qu'ils vivront sur cette terre, auront de la difficulté à suivre le Christ, répondit le Sadhou. Ma vie n'est pas une vie facile, et j'éprouve de grandes difficultés. Ceux qui vivent dans le monde rencontrent, eux aussi, des obstacles d'un ordre différent, il est vrai. Mais si nous agissons pour le mieux, en dépit des difficultés, nous acquerrons une force qui nous permettra d'atteindre de suite les plus hautes cimes, quand nous arriverons dans l'Au-delà, où ces obstacles n'existeront plus. Autrefois certains coureurs avaient l'habitude de s'entraîner avec des chaînes qui les gênaient et les empêchaient de courir vite, Mais le jour de la course, quand ils rejetaient ces entraves, ils couraient plus rapidement en raison de la force qu'ils avaient acquise.

Nous revînmes à la charge :

– Mais les hommes d'affaires disent souvent, avec un semblant de raison, que le christianisme ne peut être pratiqué dans ce monde. Que diriez-vous, par exemple, à un employé obligé d'être malhonnête pour conserver sa situation ; sous peine d'être renvoyé par son patron, il devrait affirmer que certaines marchandises sont bonnes, quand il sait le contraire.

Au début, dit le Sadhou, cet homme souffrira peut-être à cause de son désir de rester honnête. Mais bientôt on apprendra à l'estimer et Dieu le bénira. J'ai connu un marchand aux Indes qui souffrit du fait de son honnêteté. Cela dura deux ou trois ans. Puis tous, voyant sa sincérité et son honnêteté, s'adresse à lui, et il devint un homme riche.

« Si un homme vit vraiment en Christ, les revers, la maladie, les tromperies, les persécutions ne pourront lui nuire. Au contraire, il réagira de telle sorte qu'il en résultera du bien, autant pour lui que pour les autres.

« Un garçon jetait des pierres contre un arbre et en faisait tomber les fruits. Je lui dis : « Tu vois, lorsque tu essayes de faire du mal à cet arbre, il te donne en retour de bons fruits » ; il en est ainsi pour ceux qui vivent en Christ. »

La nature de la prière

La prière est un sujet sur lequel on peut dire beaucoup de vrai ; mais il est difficile d'en dire quelque chose de neuf. On douterait même du bon sens de l'homme qui émettrait des opinions par trop originales à ce sujet, et ce n'est certes pas le cas du Sadhou. Il parle de la prière comme il parle du service et du renoncement, avec « un bon sens inspiré ». Ses maximes sont toutes simples, familières, directes, illustrées d'images heureuses, comme il sait en choisir. Mais elles expriment également une conviction absolue basée sur des expériences personnelles, et méritent pour cela d'être rapportées.

– Lorsque vous priez, quelle part faites-vous aux demandes, et quelle part faites-vous à la communion ?

– Pendant les deux ou trois années qui suivirent ma conversion, répondit-il, j'avais coutume de demander des grâces particulières. Maintenant, c'est Dieu Lui-même que je demande. Supposons un arbre chargé de fruits. Vous êtes obligé d'acheter les fruits au propriétaire de l'arbre, ou vous lui demandez de vous en faire don. Chaque jour, vous irez lui demander un ou deux fruits. Mais s'il, vous est possible d'acquérir l'arbre lui-même, tous les fruits de cet arbre deviendront votre propriété. De même, si vous possédez Dieu, tous les biens du Ciel et de la terre seront vôtres, parce qu'Il est votre Père et votre tout. Sans quoi vous irez comme un mendiant quémander tout ce dont vous aurez besoin. Votre provision épuisée, vous serez obligé de demander à nouveau. C'est pourquoi il ne faut pas demander les biens, mais le Dispensateur des biens ; il ne faut pas demander la vie, mais l'Auteur de la vie. Alors la vie et tout ce dont vous avez besoin vous seront donnés par surcroît.

« La prière n'est pas un acte de mendicité ; c'est une communion avec Dieu, un entretien avec Lui. Comme notre vie se transforme, quand nous vivons en compagnie d'un être supérieur, combien plus serons-nous transformés par la communion avec Celui qui est le Bien parfait.

« Pendant un voyage dans le Bélouchistan, j'entrai dans un village qui était privé d'eau. Point de source ni de puits ; il fallait chercher l'eau à trois milles de là. J'y rencontrai un homme qui me raconta l'histoire suivante :

« Un homme avait deux fils. Il leur demanda d'aller dans un champ et de creuser la terre, car, leur dit-il, « vous trouverez un trésor dans « ce champ ». Ils répondirent :

« – Nous irons et nous trouverons de l'or et de l'argent. »

« Les deux fils creusèrent la terre pendant trois jours, du matin jusqu'au soir, mais il n'y avait pas de trésor. Ils revinrent auprès de leur père qui leur dit :

« – Ce champ contient un trésor et vous le trouverez certainement. »

« Le quatrième soir, ils creusaient toujours, ils étaient bien las et dirent en eux-mêmes : « Quand nous trouverions de l'or et de l'argent, nous ne pourrions étancher notre soif ; c'est d'eau dont nous avons besoin. »

« A ce moment une source jaillit et le bonheur des deux hommes fut grand. Lun d'eux s'en fut vers son père et lui raconta ce qui était arrivé. Et le père répondit :

« – Si je t'avais demandé de creuser afin de faire jaillir l'eau, tu aurais dit : « Que les habitants du village creusent eux-mêmes la terre. » Mais lorsque tu as su qu'un trésor était caché dans ce champ, tu as fait la besogne sans murmurer. Tu as travaillé pour obtenir de l'or et de l'argent ; mais je voulais qu'un bien mille fois plus précieux te soit donné. Non seulement, ton labeur était salutaire pour ton corps, mais tu as encore trouvé de l'eau. »

« C'est ainsi que la prière est un exercice qui rend l'homme fort, capable de résister à la tentation. Par la prière, on trouve un trésor mille fois plus précieux que celui que l'on cherchait.

« Un jour, un homme qui souffrait de la faim, frappa à la porte d'une maison et demanda un morceau de pain. Le maître de la maison lui souhaita la bienvenue et s'entretint avec lui de questions spirituelles, en attendant que le repas fût servi. Puis il lui donna à manger. L'étranger fut profondément touché par cet entretien ; il se convertit et devint un enfant de Dieu. Il cherchait un morceau de pain et il trouva le salut de son âme. »

L'intercession entre pour une grande part dans les prières du Sadhou :

– J'ai deux ou trois cents filleuls et je possède une liste de leurs noms. Quand je suis en tournée d'évangélisation, je n'ai pas le temps de prier pour eux ; mais quand je suis dans l'Himalaya, J'intercède pour chacun d'eux.

Dans un de ses discours, il expliqua incidemment ce qu'il entendait par là :

– J'ai prié pendant huit ans pour une personne que je connaissais, et je n'obtenais aucun résultat, semble-t-il. Mais au bout de huit années, cet homme se mit à réfléchir et ma prière fut exaucée.

Le Sadhou était convaincu que les prières de ses amis des Indes le soutenaient et l'aidaient dans sa tâche. Tâche difficile et lourde de responsabilités, qui consistait à porter son message en Angleterre et à prêcher en anglais. Il parlait toujours de ses amis avec gratitude ; il leur écrivait régulièrement, ou, plus souvent encore, dictait pour eux des récits de ses expériences, afin de les encourager. Quand on lui demanda de parler le Vendredi-Saint à Westminster Chapel, il s'arrangea pour que ses amis des Indes fussent prévenus à temps. Il leur demanda de prier pour lui le jour de cette réunion, qu'il considérait comme particulièrement importante.

Pendant un temps, il lui vint des doutes sur la valeur de la prière d'intercession.

– Nous ne sommes pas bons. Comment nos prières pourraient-elles aider les autres ? Mais le livre de la Nature, dans lequel il puise tant d'inspiration, dissipa ce trouble :

– Je vis des nuages formés par l'évaporation de l'eau de la mer. J'imaginai que la pluie qui retombait de ces nuages était salée. J'étendis la main, recueillis quelques gouttes et les portai à ma bouche. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que l'eau était douce et rafraichissante. Le soleil, en absorbant l'eau, avait laissé le sel dans la mer. De même, lorsque nous prions, des pensées s'élèvent de nos cœurs comme des nuages. Le Soleil de Justice les pénètre, et tout ce qui est mauvais est laissé de côté. Et des nuages ainsi formés, une pluie de bénédictions retombe sur l'humanité.

La nécessité de la prière

« Un jour que j'étais assis au bord d'une rivière, j'observai les poissons qui remontaient à la surface en ouvrant la bouche. Je crus qu'ils voulaient attraper de petits poissons. Mais j'appris plus tard, d'un homme compétent en la matière, que ces poissons venaient à la surface pour respirer l'air, bien qu'ils pussent respirer sous l'eau, pendant un certain temps. Comme les poissons, les chrétiens sont obligés de s'élever de temps à autre au-dessus de leurs occupations quotidiennes. Et cela, afin d'entrer en contact plus étroit avec Dieu, bien qu'ils puissent rester dans une certaine mesure en communion avec Lui au cours de leurs occupations journalières.

« Durant ma traversée, un homme très cultivé me dit un jour :

« – Vous intéressez-vous aux étoiles, aux planètes, aux efforts que l'on fait pour entrer en communication avec la planète Mars ?

« Je lui répondis :

« – C'est très intéressant, mais Mars est éloignée de plusieurs millions de lieues de cette terre. Vous allez tenter d'y envoyer des messages, mais le Créateur de cette étoile et de votre être est plus près de vous que votre souffle même. Est-ce que vous songez parfois à lui adresser des messages et des prières ? »

– Mais que pensez vous de l'homme d'affaires, obligé le matin d'expédier en hâte son déjeuner pour courir à son bureau ? avons-nous demandé.

– La prière est aussi importante pour lui que le déjeuner, dit le Sadhou. Comment pourrait-il se passer plus facilement de prière que de nourriture ? Une fois qu'il aura l'habitude de prier, il en aura tant de joie qu'il saura trouver le temps nécessaire. La prière est aussi nécessaire que la respiration. Nous ne disons jamais que nous n'avons pas le temps de respirer.

Le Sadhou trouve le temps de prier, en supprimant bien des choses que d'autres considéreraient indispensables. Avant une réunion, il se réserve quelques heures de recueillement. S'il doit parler le soir, il refuse le thé ou le dîner. Mais lorsqu'il n'a pas de rendez-vous important, il accepte volontiers ces invitations.

On lui demanda ce qu'un homme devait choisir : la Bible ou les journaux, lorsqu'il n'avait pas le temps de lire les deux. Il répondit :

– Son devoir est de choisir la Bible.

Le Sadhou lit rarement les journaux. Il dit premièrement, qu'il n'en a pas le temps, et qu'il ne s'occupe pas de politique.

– Je ne m'intéresse pas beaucoup à la question du Home Rule pour les Indes, nous a-t-il avoué ; ma Patrie Éternelle est ailleurs.

Commentant ce texte : « N'avez-vous pu veiller une heure avec moi ? Veillez et priez de peur que vous ne tombiez dans la tentation... » :

– Pourquoi, dit-il, le Seigneur a-t-il adressé cet avertissement à Pierre ? Il devait y avoir une raison. Pierre était celui qui allait renier le Christ. Jésus lui dit de prier afin de ne pas succomber à la tentation. Mais il ne sut pas profiter de cette heure... et il renia son Maître. D'après une tradition, Pierre pleura toujours cette heure perdue et la nomma « son écharde dans la chair ». Christ passa cette heure en prière. Il fut entendu ; un ange du ciel vint Le fortifier. Il reçut la force nécessaire pour mourir sur la croix. Si Pierre avait passé cette heure-là en prière, il aurait pu obtenir la force voulue pour surmonter sa tentation.

« Un jour, dans la montagne, j'entendis au-dessous de moi le roulement du tonnerre, et je vis la lueur des éclairs. Je fus d'abord assez effrayé. Mais je n'étais pas en danger ; J'étais au-dessus de l'orage qui éclatait à mes pieds. De même, Satan ne peut faire de mal au chrétien qui vit par la prière dans les lieux célestes avec Christ. »

Habitudes religieuses

Les circonstances ne permettent pas au missionnaire qui voyage d'avoir des habitudes strictement réglées. Parfois, le Sadhou peut consacrer des journées entières à la communion avec son Seigneur et Maître. D'autres, fois, il passe toute la nuit en prière. Ou bien, il doit se contenter de prier deux heures, de grand matin ; en Angleterre c'était souvent de cinq à sept. S'il en a le temps, il étend sa méditation à trois ou quatre heures. Lorsqu'il est contraint par les circonstances de supprimer ou d'abréger sa méditation matinale, il en éprouve un certain malaise et de la tristesse tout le long du jour. Il commence sa journée par la lecture d'un chapitre de la Bible ; lecture rapide d'abord. Il note dans sa mémoire les versets qui lui paraissent riches et substantiels. Il reprend ces versets, les médite, s'y attarde jusqu'à ce qu'il en ait retiré tout l'enseignement possible. Ensuite, il passe un quart d'heure, ou plus, à rassembler ses pensées en vue de la prière. Alors, nous dit-il, le Saint-Esprit lui enseigne ce qu'il doit demander, tant pour lui que pour les autres. Il n'adopte pas d'attitude spéciale pour la prière. Il prie assis, à genoux, parfois en marchant. Comme Sikh, il avait coutume de se prosterner pour prier, mais il n'a pas conservé cet usage.

– Est-ce que vous formulez votre prière au moyen de mots ?

– Non, le langage de la prière est un langage muet. Lorsque Dieu parle à notre âme, nous avons l'intuition immédiate de ce qu'Il veut nous dire, comme dans la conversation ou nous savons parfois ce que notre interlocuteur va répondre. De même, lorsque nous nous recueillons, Dieu parle à notre âme. Ses pensées pénètrent directement notre esprit, sans l'aide de mots ; pensées qui bien souvent ne pourraient s'exprimer en paroles. Nous apprenons ainsi en une minute ce que nous mettrions trente ans à percevoir autrement. Aussi, lorsque je prie, je ne me sers pas de mots, mais dans les réunions publiques les paroles sont nécessaires.

Le Sadhou insiste fortement sur la nécessité de demeurer paisible dans l'attente de Dieu :

– Dieu est silencieux ; il ne fait pas de bruit, aussi, pour Le comprendre, devons-nous faire silence. Dans l'agitation et la fièvre de la vie, Dieu se tait. Il faut nous asseoir aux pieds du Christ, pour sentir Sa bénédiction, alors le Ciel descendra dans nos cœurs. Avant la Pentecôte, les apôtres furent obligés d'attendre pendant dix jours. Pour recevoir les grandes bénédictions du Saint-Esprit, une longue préparation est nécessaire. Les philosophes ont compris qu'il leur était plus facile de penser quand ils étaient dans le calme. Comme cela doit être plus vrai encore lorsqu'il agit des profondes réalités spirituelles. Mais ceux qui n'en ont pas fait l'expérience croient que ce désir de demeurer paisible est une forme de la paresse.

Le Sadhou préfère être seul pour prier, alors que ses pensées peuvent se développer à l'abri des distractions. Il lui est difficile d'atteindre au même degré de concentration lorsqu'il est avec d'autres personnes, bien qu'il prie fréquemment avec des amis pour leur venir en aide. Un léger mouvement, le moindre bruit semblent le déranger. Contrairement à ce que nous aurions cru, le silence collectif des cultes quakers ne lui est pas d'une aide particulière.

– Lorsque vous priez, est-ce que vous vous représentez la figure du Christ ? avons-nous demandé.

– Au début, je le faisais toujours, dit-il. Maintenant cela m'arrive moins souvent. Son image surgit de temps à autre, semblable à celle que je vois dans mes extases. Je sens la présence du Christ bien souvent, et, à mesure que les années passent, je la sens de plus en plus ; je ne le vois pas avec mes yeux corporels, comme dans l'apparition qui détermina, ma conversion, ni avec mes yeux spirituels, avec lesquels je le perçois dans mes visions. Plus on s'identifie au Christ, plus on a le sentiment de Sa présence. Lorsque nous sommes dans les pays chauds et que la brise s'élève, nous nous sentons rafraîchis. C'est ainsi que la présence du Christ vient me ranimer alors que je travaille.

Songeant aux mystiques du moyen âge et à leurs pratiques, nous demandâmes au Sadhou si la vue du crucifix lui était une aide.

– Personnellement, répondit-il, le crucifix m'est de peu de secours ; mais j'estime qu'il peut avoir son utilité pour les enfants, les débutants et ceux qui sont absorbés par les occupations de ce monde.

Il ne tire pas grand profit des prières écrites.

– Les prières de saint Chrysostome et d'autres encore sont très belles ; mais, au bout d'un certain temps, nous les employons d'une façon mécanique.

Le Sadhou hésite même à dire trop souvent l'oraison dominicale, de crainte de la réciter du bout des lèvres. En parlant des prières écrites, il dit :

– Ce dont l'homme a besoin se trouve, dans son cœur et non pas dans les livres.

Il raconte parfois l'anecdote suivante :

« Un homme était sur le point de mourir. Un pasteur vint le voir, mais il s'aperçut que son livre de prières n'était pas dans sa poche. Il retourna bien vite chez lui pour le prendre. Quand il revint le malade était mort. Les témoins de la scène dirent ensuite : « Les prières ne sortaient pas de son cœur, mais de sa poche. »

Il faut parler de l'attitude du Sadhou envers la Sainte Cène. Il se sent à l'aise au milieu de chrétiens de toute dénomination : Anglicans qui assistent quotidiennement à la messe ; non-conformistes qui ne célèbrent la Sainte Cène que rarement. La nature de son apostolat le met en rapport avec des chrétiens de toute croyance et de tout rite, et la fréquence de sa participation à la Sainte Cène dépend un peu du milieu dans lequel il se trouve et du temps dont il dispose.

– Si J'en avais le loisir, j'aimerais communier chaque jour. J'en retire un grand bénéfice.

Cependant, il éprouve toujours le sentiment de la présence et de la compagnie du Christ vivant, et cela, indépendamment de la participation au sacrement. Sa doctrine est simple :

– Je ne crois pas que le pain et le vin soient matériellement transformés en corps et en sang de Jésus-Christ. Mais l'effet produit sur le croyant est le même que s'il en était ainsi. Il n'y avait rien de particulier dans le serpent d'airain que Moïse éleva dans le désert, mais ce fut l'obéissance du peuple qui opéra les guérisons. Il en est de même de l'Eucharistie. En eux-mêmes, le pain et le vin ne sont rien. Toute la différence provient de l'attitude du fidèle, et de son obéissance au commandement.

La voie du commençant

Nous avons pensé que beaucoup de personnes ayant rencontré le Sadhou, ou l'ayant entendu prêcher, apprécieraient les conseils pratiques qu'un homme tel que lui peut donner sur le développement de la vie intérieure. Nous lui posâmes la question suivante :

– Pour ce qui est de la prière de la méditation, que doit faire celui qui débute dans la vie spirituelle ?

– Je lui dirais de lire un chapitre de saint Jean, par exemple, et de souligner les passages essentiels ; puis de chercher le sens de ces textes. C'est ainsi qu'il apprendrait à se concentrer.

« Au début de mon expérience chrétienne, j'avais l'habitude de choisir un texte du Nouveau Testament, quelquefois plusieurs, relatifs à l'amour de Dieu ; j'y fixais mon attention. Cette concentration produisait un effet analogue au centrage du foyer d'une lentille sur un morceau de drap. Lorsque nous nous concentrons sur les vérités spirituelles, en fixant nos cœurs et nos pensées sur le Soleil de justice, les rayons de ce Soleil tombent sur les non-valeurs de notre vie et les brûlent ; tout ce qui s'oppose à la volonté divine est ainsi détruit.

« J'ai souvent interrogé les nouveaux convertis au christianisme, afin de savoir ce qui les avait amenés au Christ. D'aucuns citaient ce texte : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai » ; d'autres citaient des passages de saint Paul. Différents textes peuvent convenir à différentes personnes. Aussi vaut-il mieux lire un chapitre tout entier et choisir le verset qui nous frappe le plus.

« Mais la même méthode ne saurait convenir à tous. J'ai connu deux hommes atteints de la même maladie. L'un était du nord de l'Inde, l'autre du sud. je pensais que le médecin prescrirait à tous deux le même médicament, mais il n'en fit rien. L'un venait d'un climat froid, l'autre d'un climat chaud. Le docteur ordonna un traitement différent à chacun d'eux, et les deux hommes furent guéris. »

– Avez-vous lu les exercices spirituels de saint Ignace de Loyala, et conseilleriez-vous sa méthode ?

– J'ai lu ce livre et je crois que cette méthode peut rendre des services à bien des personnes ; mais en ce qui me concerne, elle ne m'a pas été d'un grand secours. Elle m'a procuré un peu d'aide ; mais ma méthode de méditation m'en donne bien davantage.

« En général, nous ne consacrons pas assez de temps à la prière ; voilà pourquoi nous perdons notre force et nos moyens. Il serait parfois nécessaire de prier plus d'une heure. Le meilleur moment, c'est le matin très tôt. Au début, nous sentons Sa bénédiction. Plus tard, nous comprenons que non seulement Il nous bénit, mais qu'Il nous enseigne à prier.

« Les savants consacrent des années, parfois leur vie entière à une importante découverte scientifique. Comment pouvons-nous songer à découvrir les beautés spirituelles en consacrant cinq minutes par jour au recueillement et à la prière ? Quelques personnes sont fatiguées après une demi-heure de prière, voire même au bout de dix minutes. Que feront-elles quand elles devront passer l'Éternité en présence de Dieu ? Il faut nous habituer dès ici-bas à demeurer auprès de Lui.

« Si nous voulons travailler pour Lui. il faut qu'Il demeure avec nous, et cela n'est possible que par la prière.

« Un violon possède plusieurs cordes. Elles doivent être tendues afin de produire une mélodie. Les pensées sont comme des cordes. Elles doivent être tendues, c'est-à-dire assujetties au Christ ; l'archet de la prière peut alors en tirer de merveilleuses harmonies.

« Si nous ne sommes pas encore parvenus à la vie nouvelle et à la lumière, efforçons-nous dès maintenant d'y arriver. Et si nous les possédons, employons-les pour Sa gloire. Car si nous n'utilisons pas les dons qu'Il nous a donnés, nous risquons de les perdre pour toujours.

Un biologiste m'assura que l'autruche avait jadis été capable de voler, mais qu'elle avait perdu cette possibilité parce qu'elle n'avait jamais fait usage de ses ailes.

« Il était une fois un mendiant qui allait régulièrement chez un homme pieux. Il recevait toujours la nourriture qu'il était venu demander, et s'en retournait content. Un jour, le repas n'était pas encore prêt ; le saint homme pria le mendiant d'attendre pendant qu'on le lui préparait. Ils se mirent à causer. Le mendiant comprit le message qui lui était annoncé ; en une demi-heure sa vie fut transformée ; il demanda au saint homme pourquoi il ne lui avait pas donné plus tôt ses conseils spirituels. Celui-ci répondit :

« – Autrefois tu ne venais que pour mendier et tu t'en retournais aussitôt ; cette fois-ci, tu es resté pour causer avec moi. »

Mais, pour le Sadhou, la prière est de peu de valeur si elle ne se traduit par le don de soi-même au service de Dieu. Sa prédication, du premier mot au dernier, roule sur ce thème : renoncement et service.

– Les douze apôtres ne disposaient que de cinq pains. Mais lorsqu'ils furent prêts à donner, il se trouva que la quantité de pain était plus que suffisante. C'est au moment où nous semblons dépenser nos forces au delà de toute mesure, que l'on dit de nous : « Ils ne sont plus égoïstes, ils ont été sauvés. » Notre-Seigneur dit que nous sommes le sel de la terre. Ce n'est que lorsque le sel fond qu'il communique sa saveur aux aliments. Que servirait-il de jeter du sel dans un plat de riz bouillant, s'il ne fondait pas ? Lorsqu'il fond, sa saveur se communique à tous les grains contenus dans le plat. Bien que nous ne puissions le voir, nous sentons sa présence au moyen du goût. Parce que le sel se dissout, des milliers de grains deviennent savoureux ; de même, lorsque nous voulons sauver les autres, nous devons faire le don de nous-mêmes. Sinon, nous deviendrons comme la femme de Lot, que son amour du monde changea en une statue de sel. A quoi sert le sel qui ne fond pas ?


[1] La brume en anglais se dit mist. N. T.

[2] Swami signifie Seigneur ; ce titre se donne aux dieux et aux saints.

[3] Il raconta cette histoire à Mansfield College, Oxford, et en avons trouvé trois versions imprimées.

[4] D'après la loi hindoue, la propriété appartient souvent à la famille et non à l'individu.

[5] On se demande parfois si les images employées par le Sadhou sont des histoires ou de simples paraboles. Une dame, ayant entendu le Sadhou raconter l'histoire des fleurs, crut qu'il avait inventé une parabole. Elle fut bien surprise d'apprendre ensuite qu'un coolie avait été victime des fleurs et qu'il avait dormi neuf jours durant. Elle nous écrivit une lettre à ce sujet, lettre qui est actuellement en ma possession.

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