Le prophète Daniel et l’Apocalypse de Saint Jean

Introduction

I. Caractère du livre de Daniel

Le livre de Daniel se distingue de tous les autres livres prophétiques de l’Ancien Testament ; il a son caractère à lui, et ne leur ressemble ni par le fond ni par la forme.

Et d’abord pour ce qui est de la forme, tandis que celle des autres prophéties est d’ordinaire la forme oratoire, chez Daniel, au contraire, nous ne trouvons pas de discours, mais des songes et des visions. Il contemple des images et des faits symboliques, il entend les paroles d’esprits célestes, et ce qu’il perçoit de la sorte, c’est ensuite seulement qu’il le rend dans le langage des hommes. C’est ainsi qu’au commencement du chapitre 7 il raconte qu’il a eu un songe et qu’ensuite il l’a consigné par écrit et en a dit le sommaire. Sans doute ce n’est pas exclusivement chez Daniel que nous trouvons cette forme de révélation ; on la rencontre même çà et là dans plusieurs des prophètes qui l’ont précédé. Qu’on se rappelle, par exemple, l’admirable vision dans laquelle Ésaïe (chapitre 6) contemple l’Eternel sur son trône, entouré des séraphins. Qu’on se souvienne des visions d’Amos (chapitres 7 et 9), des deux paniers de figues de Jérémie (chapitre 24) et surtout des nombreuses visions d’Ezéchiel, telles que les chérubins (chapitre 1), les abominations commises dans le temple (8 à 11), les ossements desséchés (Ezéchiel 37), le nouveau temple (Ezéchiel 40 et suivants). Néanmoins, dans les prophètes antérieurs à Daniel, la vision n’est qu’une exception assez rare, tandis que chez lui, au contraire, il n’y a que des songes et des visions, et aucun autre genre de prophétie. Zacharie, postérieur à Daniel, est le seul prophète de l’Ancien Testament chez lequel la révélation revête cette forme, et encore n’est-ce que dans une partie de ses prophéties (chapitres 1 à 6) ; depuis le chapitre 7, la forme change, les visions cessent, et il ne fait que répéter la parole de l’Eternel, qui lui est adressée de la même manière qu’aux prophètes des âges précédents.

Il n’y a dans la Bible qu’un seul livre qui à ce point de vue appartienne absolument à la même catégorie que celui qui nous occupe : c’est la Révélation de Jean. Aussi peut-on nommer le livre de Daniel l’Apocalypse de l’Ancien Testament.

Mais ce n’est pas seulement par la forme, c’est aussi par le fond que Daniel diffère des autres prophètes. L’opposition entre le règne de Dieu et le règne du monde, entre le règne d’Israël et le règne des gentils, telle est, on le sait, la donnée de toute prophétie, et en ceci celles de Daniel ne font point exception. Mais si le sujet est le même, il est traité à un autre point de vue. Les autres prophètes sont au milieu d’Israël, et c’est de là, c’est de ce point de vue israélite, qu’ils contemplent l’avenir du règne de Dieu. Pour eux, par conséquent, le peuple de Dieu est toujours au premier plan ; les puissances de ce monde ne tombent guère sous leur rayon visuel que pour autant qu’elles interviennent dans l’histoire du peuple de Dieu, au moment même de la prophétie ou du moins dans un avenir très rapproché ; enfin, l’empire qui menace dans ce moment-là, – que ce soit Assur ou Babel, par exemple, – est pour le prophète le représentant de la puissance de ce monde en général. Si quelquefois cependant, dans des séries d’oracles (telles que Ésaïe 13 et suivants ; Jérémie 46 et suivants ; Ezéchiel 25 et suivants), le prophète s’occupe principalement des puissances de la terre, on doit remarquer qu’il traite de chacune à part et isolément : ce sont des sentences (des charges), dont l’une concerne l’Egypte, une autre la Syrie, celle-ci Tyr, celle-là Edom ou Babel. Chacune de ces charges forme un tout et est entièrement indépendante des autres.

Chez Daniel, nous trouvons tout le contraire. Ce n’est pas dans la terre sainte, ce n’est pas au milieu d’Israël qu’il vit et qu’il exerce son ministère de prophète : c’est à la cour des rois de Babylone et des rois de Perse, où il occupe une position des plus élevées. Aussi ce qu’on remarque d’abord dans ses prophéties, ce qui paraît en faire le sujet essentiel, c’est la puissance de ce monde envisagée dans les phases successives de son développement ; le règne de Dieu n’apparaît qu’à l’arrière-plan, avec un rôle fort important, sans doute, mais enfin à l’arrière-plan. Les autres prophètes, du haut de la montagne de Sion, étendent leurs regards tantôt au sud, tantôt au nord, tantôt à l’est, selon qu’un empire ou un autre vient de surgir à l’horizon ; Daniel, au contraire, placé au centre de la puissance de ce monde, en saisit d’un coup d’œil tout le développement, et ce n’est qu’après l’avoir contemplée sous toutes ses formes diverses et muables que son regard s’arrête enfin sur Sion, dont il découvre l’humiliation et le châtiment, mais aussi le triomphe et la glorification. Ce ne sont plus seulement des Etats indépendants les uns des autres et d’une plus ou moins grande importance qui font l’objet de la prophétie de Daniel ; non, on vient d’entrer dans la période des monarchies universelles ; ces monarchies s’élèvent l’une après l’autre et, à mesure qu’elles se succèdent, on voit se développer en elles avec une violence et une hostilité croissantes le principe d’opposition au règne de Dieu.

À ce caractère des prophéties de Daniel s’en rattache encore un autre : c’est la quantité de détails historiques et politiques qu’elles contiennent. D’ordinaire la prophétie, embrassant d’un même regard et comme en perspective les objets rapprochés et ceux qui sont éloignés, envisage l’avenir entier au point de vue eschatologique et n’y voit que l’avènement du règne de Dieu ; Daniel, au contraire, voit déroulée devant lui l’histoire qui doit s’écouler encore avant cet avènement. C’est chez Daniel seul que la prophétie prend ce caractère ; c’est chez lui, bien plus que chez tout autre, qu’elle peut être appelée une histoire de l’avenir.

On a reconnu de tout temps que le livre de Daniel a sa physionomie à part, qui le distingue de tous les autres. Les collecteurs du canon l’avaient déjà remarqué et avaient placé ce livre au nombre des hagiographes et non point parmi les prophètesb. L’originalité de Daniel est donc un problème historique à étudier. On a cru dans notre siècle résoudre aisément la difficulté en déclarant ce livre non authentique. D’après l’opinion courante parmi les critiques, il aurait été écrit sous Antiochus Epiphane, de l’an 170 à l’an 164 avant notre ère, et les prophéties qu’il contient auraient toutes été faites après l’événement. Nous disons que cette opinion est l’opinion courante, car ce n’est pas seulement celle de la critique aventureuse ; il est bien des critiques sages et circonspects qui la considèrent comme un résultat acquis à la science. Il est donc nécessaire de soumettre à un rigoureux examen une opinion aussi répandue, et cela est plus nécessaire que jamais, de nos jours où la parole prophétique prend une importance toujours plus grande. Mais avant d’étudier à ce point de vue le livre lui-même, voyons ce que nous apprennent à son sujet et la Bible et l’histoire de l’Eglise : nous saurons du moins par là si l’authenticité de Daniel a été un fait longtemps admis, ou si elle n’est, comme on a récemment affecté de le croire, qu’une invention de quelques-uns de nos contemporains.

b – Dans les bibles hébraïques le groupe des hagiographes est beaucoup plus nombreux que dans les nôtres. Il se compose de treize livres d’un contenu assez varié, mais qui, d’une manière générale, ont entre eux ceci de commun, qu’ils n’ont pas été composés par des serviteurs de Dieu écrivant dans l’exercice d’une charge théocratique au sein du peuple d’Israël. L’élément subjectif, lyrique, philosophique, inofficiel y domine. Voici ces treize livres dans l’ordre où ils se suivent dans le canon hébraïque : Psaumes, Proverbes, Job, Cantique des cantiques, Ruth, Lamentations, Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie, 1 et 2 Chroniques. (N. du T.)

II. Témoignage de l’Ecriture sainte

Il faut voir avant tout le témoignage que le livre se rend à lui-même. Daniel s’en donne en plusieurs endroits pour l’auteur. (Daniel 7.1 et suivants ; Daniel 8.1 et suivants ; Daniel 9.2 et suivants ; Daniel 10.4 et suivants ; Daniel 12.4.) On peut s’étonner que ce ne soit que dans les six derniers chapitres, qui contiennent ses propres visions, et jamais dans les six premiers, qui sont narratifs. Mais ce fait n’a pas grande importance, puisque de nos jours, qu’on admette ou non l’authenticité de ce livre, on est unanime à en admettre l’unité. Au reste, il s’explique fort bien par l’habitude des écrivains bibliques qui, sauf de rares exceptions, ne se nomment jamais dans les livres historiques, tandis qu’ils le font presque toujours dans les livres poétiques et prophétiques de l’Ancien Testament, de même que dans les épîtres et l’Apocalypse du Nouveau. La raison en est que, dans ce dernier genre d’écrits, les auteurs n’ont pas seulement à raconter une révélation, mais en sont eux-mêmes les organes, et que cette révélation consiste dans les paroles mêmes qu’ils écrivent et qui leur ont été adressées. Voilà pourquoi il faut qu’ils se nomment. Pour les historiens le cas est différent ; ils ne font que rapporter la manière dont Dieu s’est révélé dans les faits, et ici l’essentiel n’est pas le récit du fait, mais le fait lui-même ; l’écrivain s’efface devant son sujet. Voilà pourquoi Daniel qui, dans ses récits, ne se nomme nulle part en qualité d’auteur, se nomme au contraire toujours dans ses prophéties. Or ce témoignage que le livre de Daniel se rend à lui-même n’est pas sans quelque importance ; car, comme le dit Hagenbach, « quand un auteur se nomme comme tel dans son livre, la non-authenticité du livre en entraîne la non-canonicité. »

Au reste, le livre de Daniel a en sa faveur le témoignage de bien d’autres écrits bibliques. Nous verrons ailleurs les allusions qu’y font Zacharie, Esdras et Néhémie. Et ce fait est d’une haute importance, car il est reconnu et incontesté que ces auteurs ont écrit plusieurs siècles avant Antiochus Epiphane, ce qui suppose l’antiquité, du livre de Daniel et la démontre.

Si nous passons au Nouveau Testament, il est superflu de faire remarquer l’influence capitale exercée par le livre de Daniel sur la composition de l’Apocalypse ; personne n’a jamais songé à la méconnaître. Dans les épîtres également, on trouve des allusions évidentes à Daniel ; telle est, par exemple, la mention que fait l’épître aux Hébreux (Hébreux 11.33-34) de ceux qui par la foi ont fermé la gueule des lions, ont éteint la force du feu ; tel est aussi le passage de saint Paul (2 Thessaloniciens 2.3-4) sur l’homme de péché, le fils de perdition, qui s’oppose et qui s’élève au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu, etc. (Comparez Daniel 7.8, 20, 21 etc.). L’autorité du témoignage apostolique est acquise aux récits historiques de Daniel par le premier de ces passages, comme elle l’est par le second à ses prophéties.

Mais ce qui est plus important encore, c’est le témoignage des évangiles. Non seulement Jésus a emprunté à Daniel (Daniel 7.13) le titre de Fils de l’homme, par lequel il se désigne de préférence, mais encore il fait allusion à ce même passage dans le moment solennel et décisif où le souverain sacrificateur l’adjure par le Dieu vivant de dire s’il est le Christ. « Tu l’as dit, lui répond Jésus, et même je vous dis que vous verrez ci-après le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance et venant sur les nuées du ciel. » (Matthieu 26.63-64.) En outre, la notion centrale de l’enseignement de Jésus, celle du règne de Dieu, ou du royaume des cieux, se rapporte d’une manière frappante à ce passage, capital aussi dans Daniel : Le Dieu des cieux suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit. (Daniel 2.44.) On peut aussi ramener au chapitre 2 de Daniel toutes les principales déclarations de Jésus sur la relation entre le royaume des cieux et le monde, et il est difficile de ne pas voir une allusion à Daniel 2.34 et suivants dans ces paroles du Seigneur : Celui sur qui cette pierre tombera en sera écrasé. (Matthieu 21.44.) Si l’on songe à l’importance qu’ont pour l’ensemble de la doctrine de Jésus ces deux notions de Fils de l’homme et de règne de Dieu, on sera forcé d’en conclure l’importance qu’il attachait au livre de Daniel.

Mais la parole la plus décisive de Jésus sur Daniel, le passage dans lequel il le nomme expressément est Matthieu 24.15 : « Quand vous verrez dans le lieu saint l’abomination qui cause la désolation, et dont le prophète Daniel a parlé, que celui qui le lit y fasse attention. » Qu’on ait parfois exagéré l’importance de cette citation, cela peut être ; en tout cas, elle prouve au moins une chose, c’est que le Seigneur a parlé de Daniel comme d’un prophète, c’est-à-dire d’un homme inspiré, et qui avait annoncé des choses encore à venir pour lui et pour ses apôtres, et par conséquent postérieures à Antiochus. Il faut enfin rappeler aussi l’apparition de l’ange Gabriel dans saint Luc. (Luc 1.19, 26.) Ce passage est, avec les chapitres 8 et 9 de Daniel, le seul, dans toute l’Ecriture, où il soit fait mention de cet ange. N’en conclurons-nous pas que l’angélologie de Daniel a une réalité et est autre chose qu’un emprunt à la religion des Perses ?

Ainsi, sur les trois points par lesquels le livre de Daniel a le plus prêté le flanc à la critique, – les prophéties, les miracles, les apparitions d’anges, – il a pour lui le témoignage exprès du Nouveau Testament. Jésus et ses apôtres ont tenu Daniel pour un véritable prophète et ont cru aux miracles et aux prophéties que son livre contient. L’autorité du Nouveau Testament est donc solidaire de celle de Daniel.

III. Témoignage de l’Eglise

Jusque assez avant dans le XVIIIe siècle, l’authenticité de Daniel a été unanimement reconnue et dans la synagogue juive et dans l’Eglise chrétienne. Dans l’Eglise, cette croyance à l’authenticité du livre conduisait tout naturellement à la vraie explication des chapitres 2, 7 et 9, qu’on a plus tard tant discutés. On rapportait la prophétie de Daniel 9.24-27 à la venue de Jésus-Christ en chair, et l’on reconnaissait dans la quatrième monarchie (chapitres 2 et 7), la domination des Romains. « Que le quatrième empire ne puisse être que l’empire romain, on n’en aurait jamais douté, dit Mich. Baumgarten, si l’explication de la prophétie ne s’était trouvée pendant un temps entre les mains d’une science à laquelle l’esprit de la prophétie est antipathique. »

Ainsi, dans cette question comme dans bien d’autres, notre siècle a contre lui tous les siècles qui l’ont précédé. Il ne trouve dans le passé qu’un seul allié, d’une autorité assez douteuse. C’est le néo-platonicien Porphyre. Celui-ci fit entrer son attaque contre Daniel dans son plan de campagne contre le christianisme en général. De ses quinze livres contre les chrétiens, il en consacra un tout entier à Daniel. Ce livre, le douzième, qui nous est connu par les extraits qu’en donne saint Jérôme, est l’arsenal de la critique moderne. Porphyre montre comment les prophéties de Daniel, jusqu’à Antiochus Epiphane, concordent exactement avec l’histoire. À son point de vue païen, il ne peut s’expliquer ce fait qu’en les supposant écrites après l’événement, et cette preuve lui suffit déjà pour déclarer que l’auteur a dû vivre du temps d’Antiochus. « Tout ce que ce livre a dit jusqu’à Antiochus est historiquement vrai ; s’il a prétendu savoir quelque chose au delà, il ment, car il ne connaissait pas l’avenir. » Tel est, d’après saint Jérôme, le résumé des arguments de Porphyre. Un grand nombre de Pères, Méthodius, saint Apollinaire, Eusèbe de Césarée et d’autres encore, prirent fait et cause pour le prophète. L’Eglise sentait de quelle importance était pour elle l’autorité de Daniel. « Aucun des prophètes, dit saint Jérôme, n’a parlé de Christ si ouvertement. » « Aucun écrivain de l’Ancien Testament, dit saint Augustin, n’a si bien parlé du royaume des cieux. »

La controverse à laquelle Daniel donne lieu de nos jours n’est qu’une reprise d’hostilités. Ici, comme ailleurs, on peut le constater : le combat que les premiers siècles avaient à livrer à des adversaires étrangers à l’Eglise, ce combat se renouvelle de nos jours, mais dans le sein même de l’Eglise. Il y a de l’analogie entre ces deux époques. Ce fait, comme nous le verrons plus loin, tient à l’ensemble du développement de l’Eglise tel qu’il a été prophétisé. L’histoire du livre de Daniel peut donc servir elle-même à prouver l’accomplissement de ce qu’il annonce.

Nous retrouvons le livre de Daniel en même crédit à l’époque de la réformation. Qu’on lise par exemple la préface que Luther a mise à ce livre ; il s’y appuie à plusieurs reprises sur l’autorité de tous les docteurs qui ont précédé. « Le premier royaume, dit-il, est celui des Assyriens ou Babyloniens, le second celui des Mèdes ou Perses, le troisième celui d’Alexandre le Grand et des Grecs, le quatrième celui des Romains. Sur cette explication et opinion tout le monde est d’accord, et l’histoire le prouve aussi très fortement. » Presque tous les réformateurs, Mélanchthon et Calvin, Œcolampade et Bullinger, pénétrés de l’autorité divine et de l’importance de Daniel, en ont donné des commentaires, et toujours dans ce même sens. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, avons-nous dit, Daniel continua à être envisagé au même point de vue. Il nous suffira de nommer, parmi ses commentateurs, le savant théologien Bengel (mort en 1752), que nous aurons souvent à rappeler, et l’illustre Isaac Newton (mort en 1727), aux yeux duquel les lois divines qui régissent l’histoire n’étaient pas moins dignes d’étude que celles qui régissent la nature. Il écrivit des Observations sur les prophéties de Daniel et l’Apocalypse de saint Jean. Sans doute les nombres apocalyptiques avaient pour lui un attrait particulier. Aussi est-ce à propos des LXX semaines qu’il a formulé cet aphorisme qui résume énergiquement l’opinion des Pères et des réformateurs : « Vouloir rejeter les prophéties de Daniel, c’est vouloir miner la religion chrétienne qui repose en partie sur ce que Daniel a prophétisé de Christ. »

IV. État actuel de la question

Après que Spinoza et Hobbes eurent donné le signal à la critique, l’authenticité de Daniel commença à être attaquée à la fois par le déisme anglais et le rationalisme allemand. On ne savait plus apprécier ce livre, parce qu’on avait perdu le sens historique.

J.-D. Michaëlis, Eichhorn et autres attaquèrent d’abord la première partie de Daniel et spécialement les récits merveilleux des chapitres 3 à 6. Puis le naturaliste Corrodi contesta le livre tout entier. Toutefois, c’est dans notre siècle qu’ont paru les principaux travaux faits à ce point de vue. Ce sont les commentaires de Bertholdt (1806), Lengerke (1835), Hitzig (1835) et Ewald (qui n’explique du reste qu’un seul passage de Daniel : 9.24-27). Il faut joindre à ces commentaires divers travaux de Bleek, Knobel, de Wette, Lücke et Bunsen.

Les arguments des adversaires de Daniel sont de trois ordres : dogmatiques, exégétiques et historiques.

L’argument dogmatique est à la base de tous les autres. On n’admet pas la possibilité d’un miracle et d’une prophétie. Knobel, entre autres, dans un passage reproduit par de Wette, formule ainsi ce principe : « Partout où, dans l’histoire des Hébreux, on trouve en grand nombre des mythes et des légendes (c’est-à-dire des miracles), comme par exemple dans l’histoire des patriarches, de Moïse, de Balaam, de Samson, d’Elie, d’Elisée, on doit conclure qu’on a sous les yeux des récits qui n’ont été écrits qu’un certain temps après l’événement. Partout au contraire où l’on voit des faits tout naturels, comme par exemple dans les livres d’Esdras, Néhémie, 1Maccabées, on saura que le récit est ordinairement, – non pas toujours, il est vrai, – contemporain des faits ou peu s’en faut. C’est une règle historique dont on ne peut douter. Il s’ensuit que Daniel ne peut pas être l’auteur du livre qui porte son nom, mais que ce livre est dû à un écrivain très postérieur. » Ailleurs, à propos de la prophétie d’Ésaïe contre Tyr (chapitre 23), le même auteur s’exprime ainsi : « Il est impossible de prétendre ce passage authentique et de le rapporter néanmoins au siège de Tyr par Nébucadnetzar, comme le font saint Jérôme, Vitringa et Hengstenberg ; car au temps d’Ésaïe on ne pouvait prévoir ce siège qui n’eut lieu qu’un siècle après ; bien moins encore eût-on pu le prédire avec tant de certitude et de précision. Si l’on veut rapporter la prophétie à ce fait-là, il faut au moins, avec Eichhorn, Rosenmüller et Hitzig, la regarder comme non authentiquec. » Quant à Hitzig, il ne juge pas même nécessaire d’attaquer l’authenticité de Daniel, et tranche la question en peu de mots, en invoquant le verdict d’un historien, qu’il ne nomme pas et suivant lequel « nul homme raisonnable ne saurait adopter la grossière opinion de Hævernick relativement à l’âge de ce livre. »

c – Baur dit de même dans ses Recherches critiques sur les évangiles (1847) : « Notre argument capital contre l’authenticité des évangiles est en définitive toujours celui-ci : c’est qu’il y a beaucoup de choses dans la vie de Jésus qui n’ont pas pu se passer de la manière dont ils nous les rapportent. »

Pour nous, qui croyons aux miracles et aux prophéties, ces arguments ne prouvent rien. Ils ne sont pas néanmoins sans intérêt, car ils nous montrent ce que nous avons à attendre d’une telle manière de traiter l’Ecriture ; mais on n’exigera plus que nous reconnaissions à la critique le mérite de procéder sans parti pris et par une méthode exclusivement historique.

Quant aux arguments exégétiques, ils reviennent à ceci : c’est que le livre tout entier se rapporte à Antiochus Epiphane et que cette explication est la moins forcée de toutes, ou même la seule admissible. Nous aurons bientôt à les examiner en détail.

Parmi les arguments historiques contre l’âge du livre de Daniel, il en est un fort plausible ; c’est celui qui se tire de la présence de noms grecs désignant des instruments de musique. (Daniel 3.5-7.) Mais cet argument-là a précisément été abandonné de nos jours par les adversaires de Daniel. « Il est possible, dit en effet de Wette, qu’à cette époque certains instruments grecs eussent passé chez les Babyloniens et y eussent conservé leurs noms. » Hitzig en convient aussi. Il est instructif toutefois, pour aplanir cette difficulté, de consulter ce que dit J. Brandisd au sujet des relations des Grecs avec l’Assyrie et Babylone : « Longtemps, dit-il, avant que les Grecs commençassent à écrire l’histoire, ils avaient eu maintes relations, tant hostiles que pacifiques, avec la monarchie assyrienne. On ne peut, il est vrai, songer à considérer comme un fait historique ce que disent Ctésias et d’autres auteurs, de la part que les Assyriens auraient prise à la guerre de Troie ; mais ce qui est parfaitement attesté par Bérose, c’est la victoire remportée par Sanchérib sur une armée grecque qui avait pénétré en Cilicie dans le VIIIe siècle avant notre ère. D’autre part le commerce étendu des colonies grecques doit avoir conduit assez souvent des négociants de cette nation dans les Etats assyriens ; on sait qu’ils avaient poussé jusque dans les steppes inhospitalières du Dnieper et du Don. Mais ces relations doivent surtout avoir été fréquentes avec les côtes du Pont-Euxin et de la Méditerranée, et certainement aussi avec la Syrie qui paraît avoir été dépendante de la monarchie assyrienne pendant plus de cinq cents ans, presque jusqu’à la fin du VIIIe siècle. En Chypre aussi, où déjà de bonne heure les Grecs faisaient le commerce et les Assyriens avaient pris pied, ces deux nations doivent avoir eu des échanges fréquents. Les marchands grecs ont-ils pénétré jusque dans l’Assyrie même ? Ce ne peut être là qu’une supposition ; mais ce qui est un fait certain, c’est qu’Assarhaddon, le premier monarque assyrien qui ait pris à sa solde des troupes étrangères, avait dans le nombre des soldats grecse. D’ailleurs la carte d’Anaximandre (né l’an 610 avant Jésus-Christ) suppose une connaissance exacte de l’Orient. Nous avons encore un autre document qui prouve que les Grecs prenaient plus de part aux affaires de l’Orient qu’on ne pourrait être porté à le croire : c’est un fragment d’Alcée, adressé à son frère Antiménide qui avait combattu avec gloire sous les drapeaux de Nébucadnetzar. » Après cela, on ne s’étonnera pas trop que les Babyloniens connussent quelques-uns des instruments de musique des Grecs ; on ne serait pas même surpris, observe avec raison Delitzsch, d’en retrouver à Ninive. Souvenons-nous aussi que les Grecs étaient le peuple artiste de l’antiquité, et à ce point de vue y avaient à peu près le même rôle que les Italiens dans le monde moderne, et l’on sait que l’italien est devenu la langue technique de la musique chez tous les peuples de l’Europe. Ce fut précisément chez les Grecs d’Asie que commença ce développement du chant et de la musique ; il y est même antérieur au IXe siècle, qui, suivant le témoignage très vraisemblable d’Hérodote, peut être considéré comme le siècle d’Homère. Les Lydiens avaient à leur service des artistes grecs ; eux-mêmes cultivaient la musique et les Grecs leur avaient emprunté le mode qui porte leur nom. Or, la Lydie, nous l’avons vu, fut plus ou moins dépendante de l’Assyrie, presque jusqu’à la fin du VIIIe siècle ; plus tard elle fut, ce qui est encore plus digne de remarque, en relations étroites avec Babylone. L’an 610, Nabopolassar, père de Nébucadnetzar, intervint pour rétablir la paix entre Alyatte, roi de Lydie et Cyaxare, roi de Médie ; à cette occasion Alyatte donna sa fille Aryanis au fils de Cyaxare, Astyage, et Nébucadnetzar épousa Amytis, fille de Cyaxare. Il n’y aurait donc rien que de très possible à ce que, avant Nébucadnetzar ou sous son règne, des artistes grecs ou tout au moins des instruments de musique fussent parvenus à Babylone, et que le nom de quelques-uns de ces instruments s’y fût conservé, de même que la clarinette, le violon, etc., sont encore désignés en Allemagne sous leurs noms italiens.

d – Dans son travail sur le résultat historique du déchiffrement des inscriptions assyriennes, 1856.

e – Un contemporain d’Assarhaddon, le roi d’Egypte Psammétique (670 avant Jésus-Christ), avait à sa solde des Grecs d’Asie. Voyez Cantu, Histoire universelle II, page 22.

Une seconde objection historique contre l’authenticité de Daniel, c’est que les noms des deux rois Belsatzar et Darius le Mède ne se retrouvent pas dans les histoires profanes. Celles-ci nomment comme dernier roi de Babylone Nabonide, appelé par Hérodote Labynète et dans les inscriptions Nabunita. Ce Nabonide aurait été, d’après Bérose, fait prisonnier à Borsippa et exilé en Caramanie. D’après Daniel, au contraire, il semblerait que le dernier roi de Babylone a été Belsatzar et qu’il a trouvé la mort à la prise de sa capitale. (5.30.)

Nous espérions, disions-nous dans notre première édition, que la découverte de quelque inscription viendrait enfin jeter du jour sur ce point encore obscur. Cette espérance a commencé à se réaliser. Nous lisons ce qui suit dans un mémoire sur les antiquités de Babylone inséré dans le supplément à la Gazette d’Augsbourg du 2 septembre 1854, et dans un rapport du colonel Rawlinson sur ses dernières recherches en Mésopotamie. (Ibid. 13 juin 1855.) « Le fils aîné de Nabonide se nommait Bel-schar-etzar (raccourci, dans le livre de Daniel, en Belsatzar, de même que le nom de Nergal-schar-etzar était devenu pour les Grecs Neriglissar). On a des inscriptions qui se terminent par une prière pour le salut de Belscharetzar, et comme une telle mention du prince royal au lieu du roi lui-même est ici un fait absolument sans exemple, on ne peut se l’expliquer qu’en admettant que Belscharetzar avait été associé à la royauté par son père, du vivant même de celui-ci. Cette supposition admise, et si les deux rois ont régné à la fois à Babylone, on conciliera aisément le rapport de Bérose et celui de Daniel. Nabonide aurait marché contre les Perses et, après sa défaite, se serait jeté dans la forteresse de Borsippa, tandis que Belsatzar aurait attendu l’ennemi à Babylone. Que ce fils aîné de Nabonide (nommé distinctement Belscharetzar sur les cylindres de Mugheir) n’ait pas survécu à la ruine de la monarchie, c’est ce que prouve le fait suivant : Lorsque les Babyloniens se révoltèrent, la première année de Darius fils d’Hystaspe, l’imposteur qui se faisait passer pour l’héritier du trône et qui appelait aux armes ses compatriotes, s’arrogeait le nom de Nabucudruchur, fils de Nabunit (voyez l’inscription de Besitun), ce qui suppose que les droits du fils aîné avaient passé au second. » Nous savons qu’il ne faut admettre qu’avec une certaine circonspection les déchiffrements et les combinaisons de Rawlinson ; mais au moins, pour ce qui est du nom de Belscharetzar, Brandis lui-même le garantit.

Les fouilles faites à Ninive servent à écarter encore une autre difficulté maintes fois soulevée au sujet du Belsatzar de Daniel. Si, dans Daniel (chapitre 5), il est appelé fils de Nébucadnetzar, c’est en vertu du même usage qui fait que dans les inscriptions assyriennes le roi d’Israël, Jéhu, est appelé fils d’Omri, tandis qu’en réalité il était fils de Josaphat. Omri, comme fondateur de Samarie, joue ici le même rôle que Nébucadnetzar comme fondateur de la puissance assyrienne. C’est ainsi aussi que, dans toutes les inscriptions, le roi d’Assyrie Sargon parle des rois ses pères.

Voilà donc, dans les récits de Daniel, un problème des plus difficiles, et qui jusqu’à présent avait servi d’argument contre leur crédibilité ou qui n’avait été défendu que par des hypothèses, et qui se trouve maintenant entièrement éclairci, grâce aux inscriptions récemment découvertes. Nous n’aurions donc pas non plus à nous alarmer de la difficulté que présente la mention de Darius le Mède, alors même que nous n’aurions pas actuellement les données nécessaires pour la résoudre. Mais il n’en est point ainsi ; ce Darius, sans être nommé par les auteurs grecs, ne leur est cependant point inconnu comme Belsatzar. Nous trouvons en effet dans la Cyropédie de Xénophon un Cyaxare (II) de Médie, fils et successeur d’Astyage, et au nom duquel Cyrus a fait la conquête de Babylone. Ce que nous en dit Xénophon s’accorde entièrement avec ce que nous pouvons savoir par Daniel de Darius le Mède. Aussi Josèphe (Antiq. X, 11, 4), et saint Jérôme ont-ils déjà reconnu l’identité de ces deux personnages. Darius, dit Josèphe, était fils d’Astyage, mais a été désigné par un autre nom chez les Grecs. Cette différence de noms ne doit pas nous embarrasser, car ce n’est point un fait isolé. Les anciens rois de Médie portent presque tous dans Ctésias d’autres noms que dans Hérodote ; le nom d’Astyage (ou, comme dit Ctésias, Astyigas) est le seul qui se trouve dans tous deux, mais les rois qu’Hérodote appelle Cyaxare (I), Phraorte et Déjocès, se nomment dans Ctésias Astibaras, Artynès et Artæos. Les rois d’Assyrie paraissent aussi dans l’histoire sous divers noms : le dernier souverain de cet empire a à lui seul toute une synonymie ; c’est tantôt Sardanapale, tantôt Saracus, Thonosconcoleros, Conosconcoleros, Mascocolerosf. Le fait si fréquent de cette diversité de noms mériterait d’être étudié de plus près qu’il ne l’a été jusqu’ici. Sans parler des abréviations singulières qu’ont subies quelquefois les noms propres, nous nous en tiendrons à cette remarque de Middendorfg : « Les noms des souverains orientaux sont le plus souvent des titres magnifiques, à côté desquels la tradition a conservé quelquefois le nom propre, qui naturellement ne ressemble point du tout à ceux-là. C’est ainsi que le nom de Cyrus aurait été originairement Agradate. Il n’est donc pas douteux que le nom biblique de Darius ne soit un titre (ἐρξεις, Hér. VI, 98, celui qui bride, qui domine) et que Cyaxare ne soit le nom propre conservé dans Xénophon. »

f – Voyez Duncker, Histoire de l’antiquité, tome I.

g – Dans un travail sur la Cyropédie envisagée comme source historique.

L’identité de Darius le Mède et de Cyaxare ne peut donc être révoquée en doute, et au fond elle ne l’a jamais été, ni par Bertholdt et Knobel, ni par Gesenius, ni même par Hitzig et Lengerke. Mais ces deux derniers, et avec eux plusieurs historiens, Duncker lui-même, ont nié l’existence de ce Cyaxare-Darius, se fondant, disent-ils, sur ce que la Cyropédie n’est qu’un roman historique. C’est, on le sait, une vieille question que celle-ci et bien souvent agitée : faut-il au sujet de Cyrus s’en rapporter à Hérodote (qui ne dit mot de Cyaxare) ou bien à Xénophon ? Peut-être cette question est-elle aussi de celles que tranchera définitivement la découverte de nouvelles inscriptions. Maintenant déjà, il semblerait que le récit de Xénophon (et par contrecoup celui de Daniel) se trouve mis hors de doute par une inscription cunéiforme trouvée sur un monument des Achéménides et que Holtzmann interprète ainsi : Moi Cyrus de Cyaxare, par la grâce du dieu Oromazde, roi des Perses. Mais cette interprétation a, dit-on, besoin d’être confirmée. Nous devons donc attendre qu’elle le soit, avant de tirer de là quelque conclusion. Toutefois nous croyons pouvoir maintenant déjà alléguer des faits très importants à la décharge de Xénophon et de Daniel et nous nous proposons de le faire plus loin, en examinant à fond cette question quand nous en serons à la seconde et à la troisième monarchie.

On trouvera réunis dans l’Introduction de de WETTE à l’Ancien Testament les autres arguments historiques contre l’authenticité de Daniel. Il y en a qui ne prouvent rien ; tel est par exemple celui qu’on tire de l’omission du nom de Daniel au chapitre 49 de l’Ecclésiastique, où l’auteur fait l’éloge de plusieurs prophètes et hommes de Dieu. Il y en a d’autres qui se fondent sur des suppositions qu’il faudrait commencer par prouver elles-mêmes : ainsi, par exemple, l’argument inféré de l’angélologie et de la christologie de Daniel qui ne peuvent, dit-on, appartenir qu’à une époque postérieure ; les conclusions qu’on veut tirer de l’usage de la langue chaldaïque et d’un hébreu qu’on prétend corrompu, etc., etc. Sur tous ces points on a suffisamment répondu à la critique rationaliste. Sur le dernier en particulier (la langue dont se sert Daniel), nous citerons ce que dit Delitzsch dans l’Encyclopédie de Herzog : « L’araméen du livre de Daniel, si on le compare à celui de tous les autres ouvrages juifs écrits en cette langue, fait l’effet d’être beaucoup plus ancien : ce qui, il est vrai, ne prouve rien, puisque aucun de ces écrits n’est antérieur à l’ère chrétienne. Mais ce qui prouve que ce livre date d’avant les Maccabées, c’est la ressemblance de l’araméen qui s’y trouve avec celui dont font usage Jérémie (Jérémie 10.11) et Esdras. Quant à l’hébreu de ce livre, il rappelle surtout celui d’Ezéchiel et aussi (curieuse coïncidence !) celui d’Habakuk, que la tradition met en rapport avec Daniel. En somme, le langage de ce livre est bien celui de l’époque où il prétend avoir été composé. » Enfin, remarquons encore qu’il s’y trouve quelques mots qu’on ne peut dériver que de la langue des Perses. Ces mots – au nombre de neuf environ – compensent bien les trois noms grecs dont nous avons parlé. C’est un de ces petits traits qui ne s’expliqueraient guère si le livre n’était pas authentique. Il ne manque pas de traits de ce genre et une critique impartiale en découvrira toujours davantage.

La réaction soulevée jadis dans l’Eglise par les attaques de Porphyre devait se reproduire à notre époque. Le livre de Daniel, ce livre « magnifiquement grandiose, » comme l’appelle Henri Heine, n’était plus, grâce à la critique, qu’un rabâchage monotone, une fraude pieuse, le résultat d’une combinaison plus ou moins habile, un tissu de fables cherchant à se faire passer pour des histoires et d’histoires affectant la forme de prophéties, enfin de rêveries creuses et d’espérances chimériques, produits d’un patriotisme exalté et démenties par les événements. Sur ce terrain comme sur d’autres, Hengstenberg fut le premier à entrer en campagne contre le rationalisme. Hævernick le suivit de près. Plus tard J.-K. Hofmann reprit la question sur le terrain de l’exégèse et Keil sur celui de la critique. Rappelons aussi l’article déjà cité de Delitzsch sur Daniel dans l’Encyclopédie de Herzog. On ne peut nier que ces excellents travaux ne laissent encore beaucoup à désirer. Hengstenberg et Haevernick, par exemple, n’ont pas encore trouvé peut-être le vrai point de vue auquel l’histoire sainte doit être envisagée. Ils soutiennent sans doute, avec une louable énergie, la réalité de la révélation, mais n’en saisissent pas assez complètement le développement. Ils ont éclairci, et même d’une manière définitive, bien des points obscurs de la question, mais ils n’ont pas porté le jour au centre : Et pourtant la révélation a son histoire et ses phases, et la meilleure des apologies consiste à démontrer que chaque prophétie est bien réellement le produit nécessaire de la phase de révélation d’où elle prétend dater. Sous ce rapport Hofmann a rendu de grands services et a signalé quelques points de vue essentiels, mais il est curieux que, tout en soutenant d’une manière décidée l’authenticité de Daniel, il ait adopté en bonne partie l’explication du chapitre 9 donnée par les partisans de la non-authenticité. Delitzsch pareillement a adopté leur exégèse non seulement pour ce chapitre, mais encore pour le 2 et le 7.

V. Objet de ce travail

Notre méthode sera donc purement biblique, mais notre travail aura deux objets. Nous aurons premièrement à montrer qu’à l’époque où notre auteur prétend avoir écrit, c’est-à-dire pendant la captivité de Babylone, une révélation telle qu’est celle-là, tant pour le fond que pour la forme, a pu avoir lieu, et que même, – en vertu des saintes et libres lois de l’amour de Dieu pour son peuple, lois dont nous cherchons à retrouver la trace, – cette révélation a avoir lieu. En second lieu, nous ferons une étude spéciale des deux prophéties les plus importantes et les plus discutées qu’il y ait dans Daniel : celle des quatre monarchies (chapitres 2 et 7) et celle des LXX semaines d’années (chapitre 9). On verra comment une exégèse bien faite de ces passages-là triomphe de la fausse critique avec une facilité dont il n’y a peut-être pas un second exemple. En effet, on peut prouver par le texte même que ces prophéties ont en vue un temps postérieur à Antiochus, et cela seul suffit pour écarter le plus spécieux des arguments qu’on puisse invoquer contre l’authenticité de Daniel.

En suivant cette marche, nous traiterons donc les points les plus importants de la question, et nous croyons que la vérité et par conséquent l’authenticité du livre de Daniel s’imposeront d’elles-mêmes, avec le cachet de l’évidence, à l’esprit des lecteurs non prévenus. Quand on voit clairement ce qui est divin, on ne peut que l’aimer et y rendre hommage. Oh ! combien n’y a-t-il pas d’âmes sincères, encore influencées par les préjugés de l’époque, auxquelles il faudrait crier avec Baader : Frottez-vous les yeux pour y voir encore un peu plus clair, montez sur cette hauteur pour que votre regard s’étende un peu plus loin, et vous verrez la gloire de Dieu ! On arrive à reconnaître que l’Écriture sainte nous pose des problèmes historiques et moraux, insolubles pour celui qui s’obstine à les résoudre par l’intelligence seule ; on sent qu’il faut s’incliner devant une grandeur d’un autre ordre et spirituelle ; on apprend à se faire une haute idée de la sagesse de Dieu et une très petite de la sagesse des hommes. C’est ainsi que la vérité exerce peu à peu son attrait et sa puissance de conviction, amenant toute pensée captive à l’obéissance de Christ, et par là même nous rendant libres !

Un autre avantage de cette marche, c’est qu’elle nous permettra de quitter la polémique et de contempler dans son développement et dans son ensemble la prophétie apocalyptique, non pas Daniel seulement, mais aussi la Révélation de saint Jean qui le complète et le continue. Et nous avouons que ce que nous avons le plus à cœur en ceci, c’est précisément de déployer de la sorte les richesses contenues dans la Parole de Dieu. En pareilles matières, on ne doit guère se flatter de convaincre les contradicteurs, mais la méthode que nous avons adoptée sera du moins utile à ceux qui cherchent ; elle pourra les conduire à une connaissance plus profonde et plus étendue, non seulement des livres dont nous nous occupons, mais en même temps, de tout le développement du règne de Dieu. Ainsi, dans le cours de cette étude, la question critique tendra à devenir de plus en plus une simple question préliminaire ; notre sujet, c’est la révélation apocalyptique elle-même, avec ses conséquences en exégèse, en dogmatique, en morale, en philosophie de l’histoire et en pratique. Aussi consacrerons-nous, dans notre troisième partie, une place très considérable, presque la moitié de ce volume, à l’Apocalypse de saint Jean. Par là nous espérons rendre un service plus réel à la science et à l’Eglise que si nous restions dans le domaine de la polémique et de la critique.

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