Discours aux Gentils

Chapitre VI

67 Ici se présente à mes yeux une multitude incommensurable de faux sages qui introduisent sur la scène des milliers de démons, comme autant d’épouvantails, vaines fictions imaginées par les auteurs des fables, ridicules inepties faites pour amuser la crédulité des vieilles femmes. Loin de nous la pensée de livrer de pareils discours à l’oreille des hommes, nous qui ne permettons pas même que l’on berce avec des fables l’enfant qui vagit, ainsi que s’exprime le langage ordinaire, de peur de développer en même temps que lui l’impiété professée par des hommes qui, plus inhabiles et plus novices que l’enfant au berceau, ne laissent pas néanmoins d’applaudir à leur propre sagesse. En effet, je te le demande au nom de la vérité, ceux qui ont cru en toi pourquoi les soumets-tu à la corruption et à une mort non moins funeste que déshonorante pour eux ? Pourquoi peuples-tu la vie humaine de simulacres idolâtriques en attribuant une divinité menteuse aux vents, à l’air, au feu, à la terre, à la pierre, au bois, au fer, et jusqu’à ce monde lui-même ? Pourquoi, élevant tes yeux au ciel avec le secours non de l’astronomie, mais de cette astrologie dont le vulgaire fait tant de bruit, courbes-tu les hommes que tu égares devant les corps célestes que tu leur donnes faussement pour des dieux ? Pour moi, il me faut un Dieu qui règne en souverain sur les intelligences, qui gouverne la famine, qui ait créé le monde, et qui ait allumé le flambeau du soleil. Que dirai-je enfin ? je cherche l’ouvrier et non pas ses œuvres.

68 Qui de vous prendrai-je pour auxiliaire dans cette discussion ? Eh bien ! soit, j’accepte Platon. Dis-nous donc, ô Platon, par quelle méthode il faut aller à Dieu. « Découvrir le Père et le créateur de l’univers, est chose difficile ; et après qu’on l’a trouvé, il est impossible à la parole humaine de proférer son nom. » Pourquoi cela, ô Platon, je te le demande à toi-même ? « C’est qu’on ne peut le définir. » Très-bien, ô grand homme ! tu as mis le doigt sur la vérité ; mais ne te rebute pas, je t’en conjure, et marche avec moi à la découverte du bien. Le genre humain, et principalement ceux qui se sont exercés à l’étude des lettres, entendent une voix d’en haut qui les contraint de confesser, même contre leur volonté, qu’il existe un Dieu unique, qui n’a jamais eu de commencement et n’aura point de fin ; qui réside au-dessus de nous, dans quelque région de la plaine céleste, comme dans un centre d’observation d’où il règle l’univers.

« Parle ! quelle idée dois-je me former du Dieu, qui voit tout l’univers, mais inaccessible lui-même à l’œil d’aucun mortel ? » dit Euripide. Par conséquent Ménandre est tombé dans une grave erreur lorsqu’il s’est écrié : « Soleil, il convient de t’honorer comme le premier des dieux, puisque c’est par toi que nous voyons tous les autres dieux. »

Ce n’est pas le soleil qui m’apprendra le vrai Dieu ; c’est le Verbe de la vie, c’est le soleil de l’âme, à qui seul il est donné d’éclairer mon intelligence et de dissiper les ténèbres de mon entendement. Aussi Démocrite a-t-il eu raison de dire : « Parmi les hommes dont l’esprit est cultivé, il s’en trouve peu qui lèvent encore aujourd’hui leurs mains vers celui que nous autres Grecs nous appelons l’Air. La nature tout entière proclame l’existence de Jupiter. C’est Jupiter qui connaît tout, qui donne et enlève tout ; c’est lui qui est le monarque universel. » Platon est du même avis. Il s’exprime ainsi quelque part sur la Divinité : « Tout est soumis à la puissance du roi universel, il est le principe de tous les biens. »

69 Quel est donc le roi universel ? Dieu qui est la mesure de la vérité pour tous les êtres. De même que la mesure comprend les objets qui se mesurent sur elle, ainsi l’homme qui a conçu Dieu dans son cœur mesure et comprend la vérité elle-même. Voilà pourquoi Moïse, cet homme d’une sainteté si éminente, a dit : « Vous n’aurez point en réserve plusieurs poids, l’un plus grand et l’autre moindre. Vous aurez un poids juste, véritable. » Il savait que Dieu est la balance, la mesure et le nombre de toutes choses. En effet, les simulacres de l’injustice et de l’iniquité sont cachés dans un lieu secret de la maison, et pour ainsi dire, dans les immondices de l’âme. Mais le Dieu unique, le Dieu véritable que le législateur hébreu désigne par cette juste et unique mesure, toujours égal à lui-même dans son impassible immutabilité, mesure et pèse toutes choses au poids de sa justice, en maintenant dans l’équilibre les différentes parties de la nature. « Dieu, suivant une ancienne tradition est le commencement, le milieu et la fin de tous les êtres ; il marche toujours en ligne droite, conformément à sa nature, en même temps qu’il embrasse le monde. La justice le suit constamment, vengeresse des infractions faites à la loi divine. »

70 Où donc, ô Platon, as-tu appris cette importante vérité ? À quelle source as-tu puisé les magnifiques paroles dont tu te sers pour exposer quel est le culte que nous devons à Dieu ? Je t’entends. « Les nations barbares en savent plus que les Grecs sur la religion. » Tu as beau cacher le nom de tes maîtres, nous savons quels furent tes instituteurs. Tu as appris la géométrie de la bouche de l’Égypte ; tu as demandé à Babylone les secrets de l’astronomie ; la Thrace t’a livré ses magiques évocations ; l’Assyrie t’a enseigné beaucoup d’autres connaissances. Mais ta science des lois, dans ce qu’elle a de conforme à la raison, tes sentiments sur la Divinité, tu les dois au peuple hébreu.

« On ne l’a jamais vu, séduit par de vaines illusions, adorer avec le reste des hommes, troupe frivole et inconstante, des simulacres d’or, d’airain, d’argent, d’ivoire, de bois, ou de pierre, ni courber le genou devant des hommes transformés en dieux. Loin de lui cette prostitution ! Les Hébreux lèvent vers le ciel des mains pures aussitôt qu’ils ont quitté la couche de leur repos, et qu’ils ont lavé leur corps dans une eau virginale. Un Dieu immortel et qui gouverne l’univers, voilà celui qu’ils adorent. »

71 Mais, sans te borner aux témoignages de Platon, convoque au milieu de nous, ô Philosophie, la multitude des autres philosophes qui ne proclament comme Dieu que le Dieu unique et véritable, réellement inspirés par son esprit quand ils se sont élevés jusqu’à la vérité. Le dogme qui suit appartient-il à Antisthène le Cynique ? Non, il sort de la bouche de l’Antisthène élevé à l’école de Socrate. « Dieu ne ressemble à qui que ce soit, dit-il : impossible par conséquent qu’une image le fasse connaître à personne. » Mais voilà que l’Athénien Xénophon proclame, en termes assez intelligibles, une partie de la vérité, tout prêt à lui rendre le même témoignage que Socrate, si la cigüe de Socrate n’était là pour l’arrêter. Il ne laisse pas néanmoins d’écrire ces mots : « La grandeur et la puissance appartiennent incontestablement à l’être qui ébranle la nature ou la pacifie à son gré. Quelle est sa forme ? elle échappe à nos regards. Le soleil épanche çà et là ses rayons ; cependant il ne se laisse pas contempler impunément. Le mortel qui fixe sur lui un œil présomptueux est ébloui par ses splendeurs. » Où le fils de Gryllus a-t-il puisé tant de sagesse ? Les accents de la prophétesse des Hébreux sont-ils parvenus jusqu’à son oreille ?

« Quel œil de chair pourra contempler le Dieu immortel et véritable, qui réside dans les hauteurs des cieux ? Demandez à l’homme, frêle créature, s’il peut regarder en face la lumière du soleil et en soutenir la majesté ? »

72 Écoutons Cléanthe de Pisade, philosophe stoïcien, qui en nous exposant non pas une théogonie poétique, mais une théologie véritable, ne nous a point dissimulé ses sentiments sur la Divinité : « Quel est le bien suprême, dis-tu ? Apprends-le de ma bouche. C’est ce qui est réglé, juste, saint, pieux, maître de soi, utile, beau, convenable, austère, rigide, toujours avantageux, supérieur à la crainte, exempt de douleurs, étranger à la souffrance, salutaire, agréable, d’accord avec soi-même, illustre, vigilant, doux, permanent, inimitable, irrépréhensible, éternel. Esclave grossier, tout homme qui s’attache à l’opinion et qui espère en tirer quelque profit ! »

Ces paroles montrent bien, si je ne me trompe, quel est Dieu. Elles ne manifestent pas moins que le torrent de la coutume et de l’opinion conduit à une honteuse servitude les infortunés qui aiment mieux s’abandonner au cours des idées vulgaires que de suivre Dieu.

Mais gardons-nous de passer sous silence les témoignages de Pythagore. « Il n’y a qu’un Dieu. Il ne réside pas, comme quelques-uns le soutiennent, en dehors du mouvement de la nature ; il est tout entier dans l’économie générale du monde, tout entier dans tout l’univers, surveillant de tout ce qui naît, union de tous les êtres, éternellement subsistant, créateur de ses œuvres et de toutes les puissances qui relèvent de lui, flambeau du ciel, père de toutes choses, esprit et vie de tout ce qui est, mouvement universel. » Ces témoignages que les philosophes ont écrits sous l’inspiration de Dieu et que nous avons choisis à dessein, suffiront pour élever à la connaissance de Dieu quiconque n’a pas entièrement fermé les yeux à la vérité.

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