Hypotyposes (fragment)

CHAPITRE IV

Il faut, dans la solution de toute controverse, commencer par définir la chose qui est en question, pour éviter l’obscurité qui souvent se rencontre dans les mots.

Toute question se résout par une connaissance préexistante. Il faut donc savoir que la connaissance préexiste à une question, de quelque nature qu’elle soit. Tantôt on connaît uniquement la source d’un objet, quoique l’on en ignore les fonctions ; ainsi de la pierre ou de l’animal, par exemple, dont les opérations nous échappent ; tantôt nous ignorons les affections, les propriétés ou, pour le dire en un mot, un des points qui caractérisent cette essence ; tantôt enfin, nous connaissons quelqu’une de ces propriétés, affections ou qualités semblables, les désirs et les affections de l’âme, par exemple ; mais l’essence, nous l’ignorons et la cherchons. Dans beaucoup de circonstances, l’esprit, après avoir soumis chacun de ces points à ses perceptions, examine à laquelle des essences peuvent s’appliquer ces diverses qualités. Nous n’abordons la question qu’après avoir embrassé, par notre esprit, l’essence et les propriétés de l’être. Il en est quelques-uns cependant dont les affections nous sont inconnues, quoique nous connaissions tout à la fois leurs propriétés et leur essence.

Voici donc la méthode à suivre pour arriver à la découverte. Il faut commencer par connaître à fond l’état de la question ; car il arrive plus d’une fois que les formes du style sont trompeuses, portent le trouble dans l’intelligence et y répandent assez de ténèbres pour qu’elle ne puisse plus distinguer de quelle nature est l’objet en litige. Ainsi, par exemple, le fœtus renfermé dans la matrice est-il, ou n’est-il pas un animal ? Sachant ce qu’il faut entendre par animal, ce qu’il faut entendre par un fœtus renfermé dans la matrice, nous examinons si les notions d’animal conviennent exactement au fœtus que renferme la matrice ; c’est-à-dire si la substance qui y est contenue est susceptible de remuer et de sentir. Dès que l’essence est connue, on procède à l’examen des propriétés et des affections. Il faut donc, à l’origine de la discussion, demander à celui qui propose le point douteux : Qu’appelez-vous animal ? Pratique nécessaire principalement quand le mot s’applique à des usages différents ; alors on examinera soigneusement si le doute provient de la double signification du mot, ou si tous en ont une idée claire et distincte. Si l’adversaire vous répond qu’il entend par animal ce qui se développe et se nourrit, nous lui demanderons de nouveau : Inscrivez-vous les plantes au nombre des animaux ? S’il accorde ce point, il faudra lui montrer à quelle espèce appartient, selon nous, le fœtus enfermé dans la matrice. Platon, en effet, range parmi les animaux les plantes elles-mêmes, parce que, dit-il, elles participent uniquement à la troisième espèce d’âme, à l’âme concupiscible. Aristote est d’avis qu’elles participent à la fois à l’âme végétative et sensitive ; mais il ne veut pas leur donner le nom d’animaux, qualité qu’il réserve exclusivement à l’être doué de la seconde âme sensitive. Quant aux Stoïciens, ils n’appellent point âme la faculté végétative. Celui qui a posé la question vient-il à nier que les plantes soient des animaux, nous lui prouverons qu’il se place en contradiction avec lui-même. Car, en définissant, d’une part, l’animal comme un être qui se nourrit et se développe, et de l’autre, en déclarant que la plante n’est point un animal, qu’a-t-il fait autre chose que de dire : L’être qui se développe et se nourrit est un animal et n’est pas un animal ? Qu’il s’explique donc ! Quel est son but ? Veut-il nous apprendre que le fœtus, enfermé dans la matrice, s’y développe et s’y nourrit ? ou bien veut-il prouver qu’il participe au mouvement ou à la faculté concupiscible ? En effet, d’après l’avis de Platon, la plante est animée ; elle est un véritable animal. Suivant Aristote, au contraire, la plante, quoique animée, n’est pas encore un animal, parce qu’il lui manque la sensation. L’animal est donc, dans son opinion, une essence animée, douée de la faculté de sentir. Interrogez les Stoïciens, au contraire : la plante, vous diront-ils, n’est ni animée, ni un animal ; car l’animal est une essence animée. Si donc l’animal est un être animé, et que l’âme soit douée naturellement de la faculté de sentir, il est évident que l’être animé est doué de la faculté de sentir. Eh bien ! dirons-nous à celui qui a soulevé le débat, continuez-vous d’appeler animal ce qui est enfermé dans la matrice, par la raison qu’il y prend nourriture et accroissement ? Dès lors vous avez votre réponse. Ce n’est pas là ce que je demande, répliquera-il peut-être ; je veux savoir si le fœtus, enfermé dans la matrice, a la faculté de sentir ou de se mouvoir par quelque désir ou appétit. Comme il ne reste plus d’équivoque dans les termes, il ne s’agit plus que d’examiner ouvertement la question.

L’adversaire est-il muet aux demandes qui lui sont adressées ? Refuse-t-il obstinément de déclarer ce qu’il entend par les mots qu’il emploie, ou bien à quel être il attache le nom d’animal quand il propose la question, et cela pour nous contraindre à diviser ? la preuve nous est acquise que c’est un esprit ami de la contention et des disputes. Il y a deux manières de débattre une question : la première procède par interrogations et par réponses ; la seconde se jette dans les détails, qu’elle parcourt de point en point. Notre adversaire décline-t-il la première de ces méthodes ? Qu’il nous écoute, poursuivant la question dans toutes ses ramifications diverses ; puis, quand nous aurons achevé, il pourra traiter à son tour tous les points qui intéressent la matière. S’il s’efforce d’interrompre la discussion par des interrogations, il fournira la preuve évidente qu’il ne veut rien entendre. Mais je suppose qu’il aime mieux répondre. Demandons-lui, avant tout : À quel être donnez-vous le nom d’animal ? Quand il se sera expliqué là-dessus, demandons-lui de nouveau : Qu’entendez-vous par le fœtus enfermé dans la matrice ? Est-ce un être dont les membres sont formés, et qui est déjà un animal vivant ? Est-ce simplement la semence de l’homme déposée dans le sein de la femme ? Est-ce un de ces êtres où les parties qui le composent sont encore à l’état rudimentaire, masse à peine ébauchée, que la médecine nomme embryon ? Quand il se sera encore expliqué là-dessus, il faudra conclure et faire jaillir la lumière dans la question proposée. S’il veut que nous discutions sans qu’il nous réponde, adressons-lui ces mots : « Puisque vous n’avez pas consenti à nous dire dans quel sens vous prenez la question que vous avez établie, sans quoi je ne discuterais pas la signification, mais j’irais sur le champ au fond de la proposition elle-même, sachez-le, vous avez agi à peu près comme si vous aviez demandé : Le chien est-il un animal ? J’avais droit de vous demander, dans ce cas : De quel chien parlez-vous ? Il y a le chien de terre, le chien de mer, le chien, constellation du ciel, le chien philosophe, Diogène, par exemple, et une infinité d’autres chiens. Sur lequel me questionnez-vous ? Sur tous, ou sur l’un deux ? Je ne puis le deviner. Expliquez-vous donc ouvertement. Sur quoi porte votre question, puisque vous serez obligé de le faire quand je vous aurai répondu ? Si vous vous réfugiez dans une chicane de mots, il est évident que le mot fœtus n’est ni un animal, ni une plante, mais bien un nom, un son, un corps, un être, quelque chose, tout au monde enfin, plutôt qu’un animal. Était-ce là le but de votre question ? J’y ai répondu. La signification renfermée dans ce mot de fœtus n’est pas davantage un animal ; c’est une substance incorporelle : il faut l’appeler une chose, une conception de l’esprit, tout au monde, plutôt qu’un animal. La nature des diverses significations du mot animal est quelque chose qui diffère totalement de la nature de l’animal, point essentiel de la question. L’autre côté de la question, c’est donc quelle est la nature de l’animal ? Dans ce cas, je raisonne ainsi : Si vous appelez animal ce qui est susceptible de sentir et de se mouvoir en vertu du désir, l’animal n’est pas simplement ce qui peut sentir et se mouvoir ; car il peut aussi dormir, ou ne pas sentir, dans l’absence des objets sensibles. Or, la faculté de se mouvoir par le désir, a été donnée par la nature comme la marque distinctive à laquelle on reconnaît l’animal. De là les considérations suivantes : Le fœtus, enfermé dans la matrice, est-il incapable de mouvement et de sensation ? Premier point à débattre. Second point : le fœtus, enfermé dans la matrice, peut-il quelquefois sentir et se nourrir sans l’impulsion du désir ? Ici point de contestation : la chose parle d’elle-même. Or, vous nous demandiez si le fœtus est déjà un être vivant, ou s’il n’est encore qu’une plante ? Nous avons défini le mot animal, pour ne pas laisser d’ambiguïté dans le discours. Puis, quand nous eûmes découvert que, doué de sensation et de mouvement, cet être ne différait en rien de l’animal, nous l’avons distingué des êtres qui lui ressemblent ou qui l’avoisinent, en disant qu’il y a une différence entre l’être qui ne possède encore qu’en puissance les facultés du mouvement et de la sensation, mais qui les possédera un jour, et l’être qui est déjà tout cela en action. Dans l’être lui-même, autre est la faculté déjà agissante, autre la faculté qui peut agir, mais qui se repose ou qui sommeille. Et c’est là précisément le point que l’on demandait. Car, de ce que le fœtus se nourrit, il ne suit pas que ce soit un animal vivant, à moins qu’on ne veuille se ranger parmi ceux qui négligent les essences pour ne s’attacher qu’aux accidents. »

Partout où il y a ce qu’on appelle découverte, arrive aussi la démonstration, c’est-à-dire une succession de raisonnements qui manifestent une chose par d’autres choses. Le disciple doit avouer et connaître les arguments par lesquels on rend sensible le point de la question. Le premier de tous les moyens probants est l’évidence des sens et de l’esprit : la première démonstration se compose de tous ces éléments. Celle qui se forme des éléments de la première conclut à son tour par quelque chose de différent, mais sans être moins digne de foi que la précédente ; elle ne peut cependant être nommée la première, puisque la conclusion ne découle pas des premières propositions. Les différences, qui peuvent surgir dans les points litigieux étaient au nombre de trois. Nous avons montré quelle était la première, je veux dire le cas où l’essence étant connue, on ignore quelqu’une de ses propriétés ou de ses affections. La seconde différence que l’on peut rencontrer dans les discussions, c’est que les propriétés et les affections nous étant connues, nous ignorions l’essence, comme, par exemple : Dans le corps de l’homme où la partie dirigeante de l’âme a-t-elle son siège ?

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