Hypotyposes (fragment)

CHAPITRE V

Exemple de démonstration dans la maxime des sceptiques : Suspendez votre jugement.

La démonstration suit la même marche dans la question que voici : D’après quelques philosophes, un animal ne peut pas renfermer des principes multiples. Plusieurs principes de même nature, non sans doute, nous l’accordons sans peine ; mais des principes de nature différente, il n’y a là rien qui répugne à la raison. Prenons pour exemple la maxime chère aux Pyrrhoniens, cette suspension de jugement qui détruit toute certitude et ne laisse rien subsister. Si elle applique à elle-même son principe, il est clair qu’elle commence par s’infirmer, et se décréditer. De deux choses l’une, ou elle donne quelque chose comme véritable, et alors il ne faut pas suspendre son jugement sur toutes choses ; ou bien elle continue donc d’affirmer qu’il n’y a rien de vrai, et alors il est manifeste qu’elle-même commence par ne pas dire la vérité. Point de milieu, ou elle dit la vérité, ou elle se trompe. Si elle dit la vérité, elle accorde malgré elle qu’il y a quelque chose de vrai. Si elle ne dit pas la vérité, elle laisse entières et subsistantes les vérités qu’elle voulait anéantir. En effet, du moment que la maxime qui prétendait étouffer les vérités est convaincue de mensonge, les vérités qu’elle voulait étouffer reprennent leur vie et leur éclat à peu près comme un songe extravagant manifeste l’extravagance de tous les songes. En se détruisant elle-même, elle vivifie tout le reste. En deux mots, si elle est véritable, elle débutera par elle-même ; elle ne suspendra pas son jugement sur un objet étranger ; elle commencera par douter de soi. Ensuite, si elle a foi à l’existence de l’homme ; si elle a foi à sa propre suspension de jugement, il est clair qu’elle ne suspend pas son jugement. Comment d’ailleurs répondre à l’interrogation ? Il est clair que quand le sceptique répond, il ne s’abstient pas. Et pourtant, écoutez-le : Je suspends mon jugement, dit-il. En suivant ce raisonnement, si nous étions condamnés à ne prononcer sur quoi que ce soit, il faudrait suspendre d’abord notre jugement sur la suspension de jugement elle-même. Faut-il y ajouter foi ? Faut-il y refuser notre assentiment ? Nous laisserions la décision incertaine. Il y a mieux ; si ce principe : Il n’y a pas de vérité connue, est véritable, il est destructif de toute vérité. Si, au contraire, la vérité de ce principe est douteuse, elle atteste par là même qu’il est possible de connaître la vérité, puisqu’elle semble donner un premier démenti à cette suspension de jugement. Si la détermination du jugement est une inclination au dogme, ou, d’après une autre définition, une inclination qui lie plusieurs dogmes entre eux réciproquement et entre les apparences, le tout dans le but de bien régler sa vie ; si le dogme est une compréhension embrassée par la raison ; si la compréhension est une manière d’être et un acquiescement de l’âme, non-seulement les philosophes, qui font profession de suspendre leurs jugements, mais les dogmatiques eux-mêmes, ont coutume de s’abstenir quelque temps dans certaines occurrences, soit à cause de la faiblesse de l’esprit humain, soit parce que la matière est obscure, soit parce que les raisons paraissent se balancer de part et d’autre.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant