Stromates

LIVRE PREMIER

CHAPITRE VIII

L’art du sophiste, et généralement tous les arts qui ne traitent que des mots, ne doivent pas être regardés comme utiles.

L’art du sophiste, art dont les Grecs ont toujours fait le plus grand cas, est une puissance factice qui agit sur l’imagination, et qui par la multitude des paroles produit l’erreur et la donne pour la vérité. La rhétorique pour convaincre, la dispute pour l’emporter dans une discussion, voilà ses moyens. Les arts qui ne sont pas unis à la saine philosophie sont funestes à quiconque veut s’en servir. C’est pourquoi Platon dit positivement que la sophistique est un art pernicieux. Aristote est du même avis ; il déclare qu’elle est l’art de tromper, puisqu’elle usurpe les fonctions de la sagesse, et qu’elle se donne pour la sagesse elle-même, à l’étude de laquelle elle ne s’est jamais livrée. La rhétorique a pour principe ce qui est probable ; pour moyen, l’argument ; pour fin, la persuasion : l’art de la dispute a pour principe ce qui est vraisemblable ; pour moyen, la discussion ; pour fin, la victoire. La sophistique aussi a pour principe le vraisemblable, mais son mode est double : l’un rentre dans la rhétorique, et emploie la forme du discours suivi ; l’autre rentre dans la dialectique, et emploie la forme interrogative ; son but est l’admiration, l’étonnement. Enfin cette dialectique tant vantée dans les écoles, n’est qu’un exercice philosophique sur des choses d’opinions, dans la vue de contredire et de se rendre habile dans la dispute. C’est donc avec raison que le grand apôtre, exprimant son mépris pour ces arts inutiles qui ne s’occupent que des mots, a dit :

« Si quelqu’un ne se rend point aux saines paroles, c’est qu’il est enflé de quelque vaine doctrine, orgueilleux qui ne sait rien, mais dont l’esprit malade s’arrête à des questions et à des disputes de mots, d’où naissent les contestations, les jalousies, les médisances, les mauvais soupçons, les vaines disputes des hommes dont l’intelligence est dépravée, et qui sont privés de la vérité. »

Vous voyez comment l’apôtre les traite ; il nomme maladie cette dialectique dont se glorifient les sophistes grecs ou barbares qui se plaisent dans cette loquacité si dangereuse. Ces paroles que le poète tragique Euripide met à la bouche d’un de ses personnages, dans les Phéniciennes, sont dignes de remarque :

« Un discours contraire à la justice est malade au fond ; il a besoin des remèdes de la sagesse. »

La parole du salut est appelée parole saine, parce qu’elle est elle-même la vérité. Or, ce qui est toujours sain est immortel. Mais tout ce qui s’en éloigne est impiété et maladie mortelle. Ces sophistes sont des loups ravissants, couverts de la peau des brebis, des hommes qui trafiquent de leurs semblables, d’éloquents séducteurs ; ils volent en secret, et il est facile de convaincre de vol ces hommes qui mettent tout en œuvre pour s’emparer par ruse et par force de ceux qui n’aiment pas leur vain partage et qui n’ont pas leur habileté. Écoutez ce que dit un poète tragique :

« Il arrive souvent qu’un homme qui n’a pas le don de l’éloquence produit avec un discours fort de raisons moins d’effet qu’un homme éloquent. De nos jours on couvre d’un fleuve de paroles les choses les plus vraies, afin d’empêcher la vérité d’apparaître. »

Ainsi font ces sophistes ergoteurs, soit qu’ils suivent les opinions d’une secte, soit qu’ils s’exercent à je ne sais quelle misérable dialectique.

« Ce sont eux, dit l’Écriture, qui enlèvent du métier la trame du tisserand ; mais ils n’en ourdissent pas ; »

ils s’épuisent en efforts inutiles dans le travail que l’apôtre appelle

« malice et adresse propre à jeter dans les pièges de l’erreur. Car, il y en a plusieurs, dit-il encore, qui ne veulent point se soumettre, qui s’occupent à conter des fables et à séduire les âmes. »

Il n’a donc pas été dit à tous :

« Vous êtes le sel de la terre. »

Car, même parmi ceux qui ont reçu l’enseignement de la divine parole, il en est qui ressemblent aux poissons de la mer, qu’il faut assaisonner avec du sel, bien que dès leur naissance ils aient vécu dans l’eau salée. C’est pourquoi je souscris pleinement à ces paroles du poète tragique :

« O mon fils, souvent un discours habilement composé n’est qu’un mensonge ; et par les charmes du style, il l’emporte sur la vérité. Ce n’est pas là ce qu’on doit estimer le plus, c’est le caractère et la droiture. Sans doute, l’homme qui possède le don de la parole fait preuve de mérite et d’habileté ; mais pour moi je préférerai toujours les choses mêmes aux plus belles paroles. »

Il ne faut donc pas désirer plaire à la foule ; nos études, nos sciences n’ont rien qui lui soit agréable, elles sont même bien loin de ses goûts.

« Ne soyons point, dit l’apôtre, amateurs de la vaine gloire ; nous provoquant les uns les autres, et nous portant envie les uns aux autres. »

C’est pour cela que Platon, cet ami de la vérité, a dit, comme inspiré par Dieu lui-même :

« Voilà mon caractère, je ne me rendrai jamais qu’à la raison qui, après examen, m’aura paru la meilleure. »

Il blâme donc ceux qui, sans connaître et sans réfléchir, ajoutent foi aux premières doctrines venues. Il n’est pas permis d’abandonner la droite et saine raison pour croire à des paroles mensongères. S’écarter de la vérité est mal ; mais dire la vérité et n’émettre que des idées justes, est bien. Or, c’est malgré eux que les hommes se voient privés de ce qui leur est utile ; ils perdent de précieux avantages, soit par la ruse, soit par la séduction, soit par la violence, soit enfin par leur manque de foi. Celui qui a cru n’est surpris que parce qu’il le veut bien ; il change, et se laisse prendre aux pièges, parce qu’il n’est point sur ses gardes, qu’il oublie que, faute de vigilance, le temps et notre raison laissée à elle-même suffisent pour nous ravir nos convictions. Souvent aussi un moment de dépit, d’angoisse, de contention ou de colère font rejeter le sentiment que l’on avait d’abord adopté. Ceux que la volupté séduit ou que la crainte effraie, sont facilement dupes de l’erreur. Mais la volonté est toujours pour beaucoup dans ces changements ; la vraie science n’est sujette à aucune de ces vicissitudes.

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