Stromates

LIVRE PREMIER

CHAPITRE IX

Pour bien comprendre les Écritures, les sciences qui se rapportent à la philosophie sont absolument nécessaires.

Il est des hommes qui, se croyant heureusement nés, pensent n’avoir besoin de se livrer ni à l’étude de la philosophie, ni à l’étude de la dialectique, ni même à la contemplation de la nature, et qui ne demandent que la foi pure et simple. C’est comme si, n’ayant pris aucun soin de la vigne, ils voulaient, aussitôt après l’avoir plantée, en avoir des fruits. Or, le Seigneur est appelé vigne dans un sens figuré, et c’est lui-même qui doit cueillir le fruit quand la vigne a été cultivée avec soin, et cette culture se fait par la parole. Il faut la tailler, la bêcher, la lier, faire tous les autres travaux. Pour la culture de la vigne, il est besoin, ce me semble, et de la serpe, et du hoyau, et des autres instruments aratoires, afin qu’elle donne de bons fruits. En agriculture, en médecine, on n’est habile qu’autant qu’on a étudié les sciences diverses, dont le but est d’apprendre à mieux cultiver la terre, ou à mieux guérir; de même, en fait de religion, on n’est solidement instruit qu’autant qu’on rapporte tout à la vérité ; qu’on prend à la géométrie, à la musique, à la grammaire, à la philosophie, ce qu’elles ont d’utile pour en faire le soutien de la foi et la mettre à l’abri de tous les pièges. Nous l’avons déjà dit, on méprise l’athlète qui ne s’est point exercé dans des luttes préparatoires. N’accordons-nous pas des éloges au pilote expérimenté qui a vu beaucoup de peuples et beaucoup de villes, et au médecin qui a traité beaucoup de malades ? C’est pour cela qu’on l’appelle empirique, c’est-à-dire qui a plus d’expérience. Celui qui rapporte tout à la vertu, soit qu’il emprunte sa science à la philosophie grecque, soit qu’il la tire de la philosophie barbare, est un véritable ami de la vérité qui la recherche de bonne foi. Il est comme la pierre de touche, autrement dite pierre de Lydie, par le moyen de laquelle on reconnaît, dit-on, l’or pur de l’or qui contient de l’alliage. Un homme de science et d’expérience sait distinguer la sophistique, de la philosophie ; la gymnastique d’un art d’agrément ; l’art culinaire, de la médecine ; la rhétorique, de la dialectique ; enfin toutes les erreurs qui se trouvent dans la philosophie barbare, de la vérité elle-même. Combien il importe pour celui qui veut se faire une grande idée de la puissance de Dieu, de s’occuper, par l’étude de la philosophie, des choses qui sont du domaine de la raison ? Combien n’est-il pas utile de savoir discerner le sens véritable de certains endroits difficiles et équivoques qui se trouvent dans l’ancien et dans le nouveau Testament ? C’est par une expression amphibologique que le Seigneur, quand il fut tenté, mit satan en défaut. Et je ne vois plus dès lors comment l’on pourrait attribuer à satan, comme plusieurs le font, l’invention de la philosophie et de la dialectique, puisqu’il s’est lui-même laissé mettre en défaut par un terme équivoque. Quand bien même les prophètes et les apôtres n’auraient pas connu les sciences qui sont du ressort de la philosophie, il n’en est pas moins vrai que le sens allégorique de beaucoup de passages obscurs ne peut, sans le secours des sciences en question, être expliqué clairement. Les prophètes et les apôtres ont eu, il est vrai, l’intelligence des Écritures sans le secours de la philosophie, mais ils étaient instruits par l’Esprit saint, et c’est de lui qu’ils ont appris la doctrine qu’ils nous ont enseignée. Mais ceux qui n’ont pas été instruits de la même manière ne peuvent saisir le sens des Écritures aussi facilement :

« Écris deux fois mes préceptes, dit le Seigneur, en toi-même, par la volonté et par la science nécessaires pour répondre des paroles de vérité à ceux qui t’interrogeront. »

Or, quelle est la science de répondre, ou quelle est la science d’interroger ? La dialectique elle-même. Mais quoi ! La parole aussi n’est-elle pas un acte, et l’acte ne procède-t-il pas de la raison ? Car, si la raison n’était pas le principe de nos actions, nous agirions comme les brutes. Or, l’acte qui procède de la raison, est conforme à la volonté de Dieu ;

« et rien, dit l’apôtre, n’a été fait sans lui, c’est-à-dire sans le Verbe divin, sans la raison. »

Le Seigneur aussi n’a-t-il pas tout fait par le Verbe ? tandis que les bêtes travaillent sous l’impulsion irrésistible de la crainte. Mais ceux que l’on nomme orthodoxes se porteraient-ils vers des œuvres louables, sans savoir ce qu’ils font ?

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