Stromates

LIVRE PREMIER

CHAPITRE XX

En quoi la philosophie est utile pour comprendre la vérité divine.

De même que, de plusieurs hommes qui traînent ensemble un vaisseau, on ne peut pas dire qu’ils sont plusieurs causes, mais bien une seule cause composée de plusieurs éléments, car chacun n’est pas cause que le vaisseau est traîné, il ne l’est que conjointement avec ses compagnons : de même la philosophie aide à l’intelligence de la vérité, puisqu’elle est la recherche de la vérité ; mais elle n’est pas la cause de l’intelligence ; elle ne l’est que conjointement avec le reste ; elle n’est qu’une cause auxiliaire ; peut-être aussi est-elle la cause coopérante. De même encore que la béatitude est une, et que plusieurs vertus en sont les causes ; et de même que le soleil, et le feu, et le bain, et les vêtements sont des causes différentes de chaleur : ainsi, bien que la vérité soit une, il y a des aides nombreuses qui nous sont utiles pour la chercher ; mais on ne peut la trouver sans le secours du Fils. Si nous examinons bien, la vertu est une puissance ; mais il arrive que, lorsqu’elle s’exerce d’une certaine manière, on la nomme prudence ; d’une certaine autre, tempérance ; de telle autre enfin, courage viril ou justice. De même, bien que la vérité aussi soit une, dans la géométrie il y a la vérité géométrique ; dans la musique, la vérité musicale ; et dans la droite philosophie, la vérité grecque. Mais la seule vérité proprement dite, la vérité à laquelle personne ne peut atteindre, est celle qui nous est enseignée par le Fils de Dieu. C’est ainsi que l’on nomme une seule et même drachme naulage, si elle est donnée à un maître de navire ; impôt, si elle est donnée à un publicain ; loyer, si elle est donnée à un hôtelier ; rétribution, si elle est donnée à un précepteur ; arrhes, si elle est donnée à un marchand. Chaque vertu, comme aussi chaque vérité, bien que portant un nom générique, est la cause propre et unique de l’effet qu’elle produit. De la réunion de toutes ces vertus se compose la vie des bienheureux; car ce n’est pas dans les mots ni dans les noms que consiste la béatitude, puisque nous appelons béatitude une vie droite, et bienheureux celui dont l’âme est ornée de vertus. Bien que la philosophie ne nous aide que de loin à la recherche de la vérité, et elle nous aide en effet, puisque, par des voies différentes, elle tend vers notre science, qui procède immédiatement de la vérité, toujours est-il que la philosophie est utile à celui qui s’efforce de s’élever, avec le secours du Verbe, jusqu’à la connaissance. Du reste, la vérité grecque, bien qu’elle porte le même nom que la nôtre, en est assez distinguée, et par l’importance des choses, et par l’exactitude des démonstrations, et par l’efficacité divine et autres attributs semblables, qui sont le propre de notre vérité ; car nous avons été les disciples de Dieu même, puisque c’est le Fils de Dieu qui nous a enseigné ces lettres et ces sciences vraiment sacrées. De là vient que les Grecs ne développent pas les âmes de la même manière que nous, ils se servent d’une méthode et d’une discipline différentes. S’il faut, à cause des malveillants qui nous épient, bien préciser ce que nous sommes, nous qui disons que la philosophie, étant la recherche de la vérité, est la cause auxiliaire et coopérante de l’intelligence de la vérité, nous avouerons qu’elle est pour le gnostique une instruction préparatoire; mais nous ne regardons pas comme cause ce qui n’est que la cause coopérante; comme cause contenant son effet, ce qui n’est que la cause auxiliaire; et la philosophie, comme cause sine qua non. Presque tous, en effet, sans le secours des études encyclopédiques, quelques-uns même, sans le secours des lettres, éclairés seulement par les lumières de la philosophie divine qu’on appelle barbare, cette connaissance de Dieu nous l’avons maintenant à l’aide de la foi ; nous sommes instruits par la sagesse même, qui a tout fait par elle-même. Ce qui ne peut agir par soi-même, vu son imperfection, et a besoin d’auxiliaire, nous l’appelons cause seconde et coopérante. C’est une cause à raison de l’union avec une autre cause, mais sans efficacité pour produire par soi-même un effet. Bien que par elle-même la philosophie aussi justifiât quelquefois les Grecs, elle ne leur procurait pas une justification pleine et générale, mais elle y contribuait, elle y conduisait, comme l’escalier sert de route pour monter au dernier étage d’une maison. Elle était utile, comme la grammaire, à celui qui veut se livrer à la philosophie ; non pas que, faute de celle-ci, quelque chose manque au Verbe universel, ou que la vérité soit détruite ; car, et la vue, et l’ouïe, et la voix, sont utiles aussi pour atteindre à la vérité ; il n’en est pas moins vrai que c’est l’intelligence qui, par un privilège de sa nature, connaît la vérité. Mais les causes auxiliaires sont plus ou moins efficaces. La clarté du style nous aide à transmettre la doctrine de la vérité; la dialectique, à repousser victorieusement les attaques des hérésies ; mais la doctrine du Sauveur étant la puissance et la sagesse de Dieu, produit complètement son effet par sa seule vertu, et n’a besoin d’aucun autre secours. Si l’on joint la philosophie à la vérité, celle-ci n’en devient pas plus efficace ; mais, comme la philosophie rend impuissantes les attaques des sophistes, comme elle écarte les pièges trompeurs que l’on tend à la vérité, on l’a nommée la haie et le mur qui entourent la vigne. Cette vérité, que la foi nous fait comprendre, est nécessaire à la vie de l’âme, comme le pain à la vie du corps ; quant aux études préparatoires, elles sont semblables aux mets que l’on mange avec le pain, et à ceux qui composent le dessert.

« À la fin du repas, dit Pindare de Thèbes, le dessert est chose agréable. »

L’Écriture dit formellement :

« Le simple deviendra prudent s’il m’écoute, et le sage recevra la connaissance. Qui parle de soi-même, dit le Seigneur, cherche sa propre gloire ; mais qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé, celui-là est vrai, et il n’y a point d’injustice en lui. »

On est donc injuste quand on s’approprie les dogmes de la philosophie barbare, et qu’on s’en glorifie comme d’un bien personnel ; quand on cherche à augmenter sa propre gloire et qu’on se pare des dépouilles de la vérité. Celui qui agit ainsi, l’Écriture le nomme voleur ; aussi dit-elle :

« Mon fils, ne sois pas menteur, car le mensonge conduit au vol. »

Cependant, ce que le voleur a dérobé n’en est pas moins pur et vrai, que ce soit de l’or ou de l’argent, un discours ou un dogme. C’est pour cela que les dogmes dérobés par les philosophes grecs sont en partie conformes à la doctrine de la vérité ; mais les philosophes n’en savent le sens que par conjecture, et à l’aide des arguments de la dialectique. Or, ils les comprendront d’une manière sûre et positive s’ils veulent se faire les disciples de Jésus-Christ.

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