Stromates

LIVRE SECOND

CHAPITRE XX

Le Gnostique pratique aussi la patience et l’abstinence.

La force d’âme, elle aussi, parvenue avec l’aide de la patience à une sorte d’impassibilité, vise à la ressemblance divine. Aucun doute à cet égard pour celui aux oreilles de qui retentissent encore les récits de l’Écriture au sujet d’Ananias et de ses compagnons ; un d’eux était Daniel le prophète, rempli de la foi divine. Daniel habitait Babylone comme Loth habitait Sodome, comme Abraham, la terre des Chaldéens, Abraham qui peu de temps après devint l’ami de Dieu. Le roi de Babylone fit jeter Daniel dans une fosse remplie de bêtes féroces. Mais le roi de l’univers, le Seigneur qui n’abandonne pas les pères, retira de la fosse Daniel qui se trouva sans blessures. Le gnostique, en tant que gnostique, possédera une patience égale. Eprouvé par la douleur, il n’aura que des paroles de bénédiction , comme le courageux Job ; englouti dans les flancs de la baleine, il priera comme Jonas, et la foi le rendra à la lumière pour prophétiser aux Ninivites ; enfermé avec des lions, il apprivoisera leur naturel féroce ; jeté dans le feu, il sera couvert de rosée, et sortira intact des flammes. Il rendra témoignage la nuit, il rendra témoignage le jour; dans ses paroles, dans sa vie, dans ses mœurs, il rendra témoignage. Il habite dans le Seigneur, il s’entretient avec le Seigneur ; il est son commensal selon l’esprit ; pur dans sa chair et pur dans son cœur, il est sanctifié dans ses discours.

« Le monde est crucifié pour lui, dit l’apôtre, et il est crucifié pour le monde. En tous lieux, portant la croix du Sauveur, et devenu comme Dieu, le Saint des saints, il marche sur les traces du Seigneur. »

La loi divine, qui n’a oublié aucune vertu, exerce surtout l’homme à la continence, bâtissant toutes les autres vertus sur le fondement de celle-ci ; elle nous donne même pour l’acquisition de la continence un enseignement préparatoire, en nous interdisant la chair de quelques animaux. Elle nous défend l’usage de ceux qui sont d’une nature grasse, tels que le pourceau, comme plus chargé de chair. Cet aliment ne convient qu’aux gens qui se livrent aux plaisirs de la table. C’est pourquoi l’on prétend, d’après un certain philosophe, que l’étymologie du mot porc, (en grec us) est thùs de thùsis (sacrifice), parce que cet animal n’était destiné qu’à être immolé en sacrifice ; et qu’en effet, la vie ne lui a été donnée que pour dilater le volume du corps. La loi a, de même, réprimé nos désirs, en nous défendant l’usage des poissons sans nageoires et sans écailles ; parce qu’ils l’emportent sur les autres par leur chair savoureuse et grasse. De là, je pense, les mystères non-seulement défendent de toucher à certains animaux, mais encore les initiés, pour des causes qui leur sont connues, doivent s’abstenir de manger certaines parties des victimes. Or, s’il faut réprimer les appétits de l’estomac et des parties qui en approchent, il est évident, selon le précepte que jadis le Seigneur nous a transmis par la loi, que nous devons étouffer nos désirs. Nous y parviendrons complètement si nous condamnons sans pitié l’aliment du désir, la volupté.

Les philosophes définissent la connaissance de la volupté, âne commotion douce et agréable qui agite quelqu’un de nos sens. Suivant eux, Ménélas, qui en était l’esclave, s’étant précipité dans Troie en feu, avec la résolution de tuer Hélène, cause de ces longues et horribles calamités, n’eut pas la force de l’immoler, vaincu par des charmes qui lui rappelèrent les voluptés passées. Aussi les poètes tragiques l’ont-ils amèrement raillé, et lui ont-ils crié avec insulte :

« Mais toi, à l’aspect de son sein, tu jetas ton épée, tu reçus un baiser, et tu flattas le monstre perfide. »

Et ailleurs :

« Est-ce que ton épée s’émousse contre la beauté ? »

Je suis de l’avis d’Antisthène, lorsqu’il dit :

« Si je pouvais saisir Vénus, je la percerais de mes flèches. C’est elle qui, parmi nous, corrompt un grand nombre de belles et honnêtes femmes. L’amour est un vice de la nature ; les malheureux dont il s’empare appellent Dieu la maladie qui les travaille. »

Cela nous montre que les plus inexpérimentés succombent par ignorance de la volupté, dont il ne faut pas suivre les inspirations, bien qu’on l’appelle déesse, c’est-à-dire, bien qu’elle nous ait été donnée par Dieu pour servir à la génération. Xénophon aussi, flétrit sans détour la volupté du nom de vice :

« Ô malheureuse, s’écrie-t-il, que connais-tu de bien ? que te proposes-tu de beau, toi qui n’attends pas même, pour les choses agréables, que le désir te vienne ? Avant d’avoir faim, tu manges; avant d’avoir soif, tu bois. Pour avoir une table plus délicate, tu crées d’habiles cuisiniers ; pour avoir une boisson plus agréable, tu rassembles à grands frais les vins les plus exquis, et pendant l’été, tu cours çà et là cherchant de la neige ; pour dormir d’un sommeil plus doux, tu prépares une couche moelleuse que tu recouvres de coussins plus moelleux encore. »

C’est ce qui fait dire à Ariston :

« Veux-tu réduire au néant les attaques réunies de ces quatre alliés, la volupté, la douleur, la crainte et le désir ? Exerce-toi et combats longtemps; car ils pénètrent jusqu’au fond de nos entrailles et soulèvent des tempêtes dans notre cœur. »
« Un caractère réputé grave et fort, dit Platon, la volupté le fait de cire ; parce que toute volupté, comme aussi toute douleur, attache au corps l’âme de qui ne se sépare pas des passions, et ne se crucifie pas soi-même. »
« Celui qui perdra son âme, dit le Seigneur, la retrouvera, soit en l’exposant sans crainte pour le Sauveur, comme lui-même il a fait pour nous, soit en la détachant de toutes les habitudes de la vie ordinaire. »

En effet, qui travaillera à détacher, à éloigner et à isoler (c’est là le sens du mot croix,) son âme des plaisirs et des voluptés de cette vie, possédera celle qui se trouve et repose dans l’espérance dont nous attendons la réalisation. Méditer sur la mort, c’est savoir nous contenter des seuls appétits dont ; la nature est la mesure, et qui, renfermés dans de justes bornes, évitent tout ce qui est contre la nature ou ce qui eu dépasse les limites d’où naissent les occasions de pécher. Il faut donc nous revêtir de toutes les armes que Dieu nous donne, afin de nous défendre contre les embûches du démon ; parce que les armes avec lesquelles nous combattons ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu, pour abattre les forteresses ennemies et renverser, en même temps que les raisonnements humains, tout orgueil qui s’élève contre la science de Dieu. C’est par là que nous réduisons tous les esprits en servitude sous l’obéissance de Jésus-Christ, dit le divin apôtre. Cette milice spirituelle demande donc un homme qui sache, admirablement et sans confusion, gouverner les sources les plus ordinaires des passions ; comme, par exemple, la richesse et la pauvreté, la gloire et l’obscurité, la santé et la maladie, la vie et la mort, le travail et la volupté. Pour arriver à se servir indifféremment de causes si diverses, il faut opérer en nous une grande réforme, en nous qui avons été auparavant atteints d’une grande faiblesse, pervertis par une éducation et une culture mauvaises, égarés en outre par l’ignorance. Le simple bon sens dit donc, dans notre philosophie, que toutes nos passions sont des empreintes faites sur notre âme facile et molle, et comme des sceaux intérieurs gravés par les puissances incorporelles, contre lesquelles il nous faut lutter. Les esprits malfaisants ne s’occupent que d’imprimer sur chaque homme quelque chose de leur propre état, pour parvenir à vaincre et à enchainer dans leurs liens ceux qui ont renoncé à elles. Il arrive naturellement que, dans la lutte, quelques-uns sont vaincus. Quant à ceux qui engagent le combat avec plus de vigueur et d’habileté, les puissances infernales, après une lutte obstinée, et qui a failli ravir la palme, leur rendent enfin les armes dans la poussière et le sang, pleines d’admiration pour leurs vainqueurs.

Les corps susceptibles de mouvement se meuvent, les uns, par les désirs et par l’imagination, tels que les êtres animés ; les autres, par translation, comme les choses inanimées. Suivant quelques naturalistes, parmi les choses inanimées, les plantes ont la faculté de se mouvoir pour croitre ; si toutefois on accorde que les plantes soient inanimées. Les pierres ont une existence qui leur est propre ; les plantes sont vivifiées par la nature ; et les animaux privés de la parole ont le désir, l’imagination, et de plus, les facultés énoncées plus haut. Mais la faculté de raisonner étant le privilège de l’homme, l’âme, au lieu d’obéir à des impulsions aveugles, comme les animaux privés de raison, doit choisir entre les objets que lui offre l’imagination, sans se laisser emporter par elle. Aussi, les puissances dont nous parlons, présentent aux âmes faciles à entrainer, la beauté, la gloire, l’adultère, la volupté et d’autres images semblables, propres à servir d’amorce. On dirait de ces voleurs qui jettent des feuilles aux jeunes agneaux, pour les attirer sur leurs pas. Puis, après avoir circonvenu par l’imposture ceux qui ne peuvent distinguer la véritable volupté de la fausse, la sainte beauté de la beauté fragile et sujette aux outrages du temps, elles conduisent les imprudents à l’esclavage de la chair. Or, chaque imposture s’attachant à l’âme avec une étreinte incessante, y grave son image. Et voici que l’âme, à son insu, emporte partout en elle l’image de la passion, par suite de l’amorce qui lui a été tendue, et de l’assentiment qu’elle a donné.

Les Basilidiens ont coutume d’appeler les vices et les passions du nom d’appendices. Selon eux, ces appendices seraient certains esprits qui, par je ne sais quel bouleversement et quelle confusion primitive, auraient été, quant à leur essence, unis à l’âme douée de raison ; de plus, d’autres natures d’esprit, illégitimes et hétérogènes, telles que les natures du loup, du singe, du lion et du bouc, naîtraient auprès des premières. Ces influences étrangères agissant vivement sur l’âme, en assimileraient entièrement les désirs à ceux des animaux ;

« car ces désirs, ajoutent les Basilidiens, reproduisent les actes des natures dont ils portent en eux les caractères spéciaux. Et, non seulement les désirs de l’âme s’identifient avec les appétits et les sensations des animaux privés de raison, mais encore ils imitent les inclinations et la beauté des fleurs, parce qu’ils ont en eux quelques propriétés qui appartiennent à la nature des fleurs. Ils ont aussi les propriétés des corps, la dureté du diamant, par exemple. »

Nous combattrons ce dogme plus tard, lorsque nous traiterons de l’âme. Contentons-nous de remarquer pour le moment, que l’homme de Basilide, avec cette nombreuse armée d’esprits différents, contenus dans un seul corps, ne ressemble pas mal au cheval de bois célébré parle poète. Aussi, le fils de Basilide, Isidore, quoique partisan du même dogme, s’accuse en quelque sorte lui-même, lorsque, dans son livre sur la seconde âme adhérente, il s’exprime en ces termes :

« Si tu as persuadé à un homme que l’âme n’est pas une et simple, et que les passions les plus mauvaises nous sont imposées de force par les appendices, les méchants auront un prétexte très-plausible de dire : On m’a fait violence, on m’a entraîné, j’ai agi malgré moi, ma volonté reniait mes actes, »

tandis que leurs désirs criminels leur appartiennent réellement, pour n’avoir pas résiste aux attaques des appendices. Or, il faut, supérieurs que nous sommes par la raison, prouver que nous avons vaincu la nature inférieure qui est eu nous. Car, cet Isidore, ainsi que les Pythagoriciens, nous gratifie aussi de deux âmes : nous en parlerons plus tard. Valentin lui-même, dans une de ses épîtres, s’exprime en ces termes sur les appendices :

« Il n’y a qu’un seul juste, dont le fils nous a manifesté par lui-même la présence. Par lui-seul, le cœur peut devenir pur, après l’expulsion de tout malin esprit. Car la multitude des esprits qui habitent dans le cœur, en fait un cloaque d’impuretés. Chacun d’eux accomplit l’œuvre qui lui est propre, insultant par fois aux désirs qui ne sont pas les siens ; et je vols quelque parité entre le cœur et une hôtellerie. Une hôtellerie est criblée de trous, dégradée, souvent remplie d’immondices, parce que les voyageurs s’y comportent sans retenue, peu soucieux d’un asile qui ne leur appartient pas. Il en est de même du cœur ; aussi longtemps qu’une Providence attentive ne veille pas sur lui, il demeure un séjour impur et le réceptacle d’une foule de démons ; au contraire, qu’il soit visité par le Père qui est le seul bon, le voilà sanctifié et resplendissant de lumière. Heureux donc celui dont le cœur est dans cet état, parce qu’il verra Dieu. »

Mais pourquoi, dès l’origine, n’y a-t-il pas de sagesse providentielle pour veiller au salut de cette âme ? Qu’on nous le dise ; car, ou elle n’en est pas digne, et la Providence vient à elle conduite en quelque sorte comme à regret, on c’est la nature qui assure son salut, comme le pense Valentin. Dans cette dernière supposition, il faut que la nature, intéressée dès le commencement à veiller sur l’âme dont elle est la mère, ne laisse pénétrer dans le cœur aucun esprit impur, à moins qu’elle n’y soit contrainte et n’atteste ainsi sa faiblesse. Mais si Valentin nous accorde que la nature, éclairée par la pénitence, fait choix de meilleurs principes, il arrive à parler malgré lui le langage de la vérité que nous suivons. C’est par un changement venu de l’obéissance, et non par un droit de nature, qu’on obtient le salut. Les exhalaisons qui s’élèvent, soit de la terre, soit des marais, se rassemblent en brouillards et se condensent eu nuages; de même les vapeurs qui s’élèvent des désirs charnels, empreignent l’âme d’une disposition mauvaise, en répandant autour d’elle des images de volupté. Ils les enveloppent de ténèbres la lumière de l’intelligence, l’âme attirant à elle les vapeurs de la convoitise, et condensant les épais nuages des passions, par l’usage continuel des voluptés. L’or, quand on le retire de la terre, n’est pas encore de l’or, il faut le soumettre au creuset pour le purifier ; devenu pur, on l’appelle or. L’or est donc une terre purifiée ; car,

« demandez, et l’on vous donnera, »

dit le Seigneur à ceux qui peuvent choisir ce qui est bon.

Pour expliquer comment nous disons que les œuvres du démon et les esprits impurs sèment dans l’âme du pécheur, nous n’aurons pas besoin de plus longs développements que le témoignage de l’apôtre Barnabé, l’un des soixante-dix et le collègue de Saint-Paul. Voici ses paroles :

« Avant d’avoir reçu la foi, la demeure de notre âme était semblable à ces temples bâtis de main d’homme, où habitent la corruption et la faiblesse , parce qu’elle était pleine d’idolâtries, véritable réceptacle des démons, où s’opérait tout ce qui est contraire à Dieu. »

Il dit donc, que les œuvres conformes aux démons sont de commettre des péchés ; mais il ne dit pas que ces malins esprits habitent dans l’âme de l’infidèle. C’est pourquoi il ajoute :

« Donnez tous vos soins à ce que le temple du Seigneur soit glorieusement édifié. Comment s’élèvera-t-il ? Apprenez qu’après avoir reçu la rémission des péchés, et avoir mis notre espérance dans le nom du Seigneur, nous renaissons à une vie nouvelle, et que nous subissons une régénération totale. Ce ne sont pas les démons, poursuit Barnabé, qui sont chassés de notre cœur, ce sont nos péchés qui nous sont remis, et que nous commettions comme les démons, avant de croire. »

Barnabé a donc eu raison d’opposer aux paroles qui précèdent celles qui suivent :

« C’est pourquoi Dieu est réellement dans la demeure de notre cœur. Il habite en nous ; comment ? par le Verbe de sa foi, par la vocation à la promesse, par la sagesse de ses ordonnances, par les préceptes de sa doctrine. »

Je le sais, je rencontre ici sur ma route une hérésie dont le chef prétendait combattre la volupté par l’usage de la volupté. Combat simulé, par lequel cet illustre gnostique passait réellement sous les bannières de l’ennemi ; car il se disait gnostique. Ecoutez-le !

« Rien de grand à s’abstenir de la volupté, sans l’avoir expérimentée ; le sublime, c’est d’en user sans être vaincu par elle. »

De là son mot ordinaire :

« Je m’exerce par la volupté contre la volupté. »

L’imprudent ! il se séduisait lui-même par les artifices de la passion. Aristide de Cyrène a embrassé la même opinion que ce sophiste qui se vante de posséder la vérité. Quelqu’un lui faisant honte de ses relations avec une courtisane de Corinthe :

« Je possède Laïs, répondit-il, Laïs ne me possède pas. »

Telles sont aussi les opinions de ceux qui prétendent suivre Nicolas, dont ils rapportent cet aphorisme, mais en le détournant de son vrai sens :

« Il faut abuser de la chair. »

Cet illustre fidèle voulait dire qu’attentifs à mutiler nos voluptés et nos désirs, nous devons par cet exercice mortifier la chair, en éteindre les appétits et les ardeurs soudaines. Ses prétendus sectateurs, au contraire, se ruant sur la volupté avec l’emportement du bouc, et en quelque sorte insultant au corps, dépensent leur vie en plaisirs, sans songer que le corps, caduc de sa nature, s’use et tombe en lambeaux. Mais leur âme est enfouie dans le bourbier du vice, attachée aux dogmes de la volupté plutôt qu’à ceux de l’homme apostolique. En quoi diffèrent-ils, je vous prie, de Sardanapale, dont cette inscription caractérise la vie :

« Mes débauches de table, mes débauches d’amour, je les possède ; mais hélas ! mes mille voluptés gisent laissées derrière moi. De celui qui a régné sur la grande Ninive, que reste-t-il ? un peu de cendre. »

L’usage de la volupté n’est pas absolument nécessaire ; elle n’est que la suite de certaines nécessités physiques, telles que la faim, la soif, le froid et le mariage. C’est pourquoi, écartez-la du boire, du manger, de la procréation des enfants, on ne pourrait savoir à quoi elle est bonne, puisqu’elle n’est ni un acte, ni une affection, ni même quoique ce soit de notre être. Surajoutée à la vie pour lui servir d’auxiliaire, mais d’auxiliaire soumis, comme le sel se mêle, dit-on, aux aliments, pour en faciliter la digestion, trop souvent elle se révolte, s’empare violemment du gouvernail, et engendre d’abord dans l’âme qui se soumet à son empire la concupiscence, désir brutal, appétit contraire à la raison. C’est elle qui persuade à Épicure d’assigner pour but au philosophe la volupté. Aussi met-il au rang des choses divines une complexion vigoureuse, et l’espoir assuré qu’elle ne se démentira pas. Qu’est-ce que la sensualité, sinon une gourmandise libidineuse et un superflu inutile dans la jouissance de la volupté ?

Diogène, dans une tragédie, flétrit en termes énergiques

« ces cœurs efféminés qui, plongés dans la fange d’une luxure indigne d’un homme, refusent de mettre un instant la main à quelque travail, si léger qu’il soit. »

Il poursuit avec des reproches non moins sanglants, mais mérités par les débauchés. C’est pourquoi il me semble que la loi divine a eu raison de suspendre, comme une sorte de nécessité , la crainte sur nos têtes, afin que le philosophe, par la vigilance et la circonspection, pût arriver à la crainte, se maintenir dans la liberté d’esprit et demeurer en toutes choses pur et sans péché. Car on n’obtient la paix et la liberté qu’à la condition de résister aux passions de l’âme par des efforts continuels et infatigables. Nos passions, antagonistes aux formes colossales, et dignes des jeux olympiques, ont un aiguillon mille fois plus redoutable que les guêpes, la volupté surtout qui, le jour, la nuit, jusque dans nos rêves, nous présente des amorces trompeuses, nous tend des pièges et nous déchire. Que les Grecs ne viennent donc plus attaquer la loi, puisqu’ils enseignent eux-mêmes que la crainte dompte la volupté. Socrate recommande de se mettre eu garde contre les séductions qui invitent à manger lorsqu’on n’a pas faim, à boire lorsqu’on n’a pas soif ;

« Fuyez, dit-il encore, les regards et les baisers de la beauté, parce qu’il en sort un venin plus dangereux que celui des scorpions et des tarentules. »

Antisthène aimerait mieux devenir fou, que de tomber nu pouvoir de la volupté. Ecoutez Cratès le Thébain :

« Triomphez des voluptés ; complaisez-vous dans une âme pure. Ne vous laissez pas asservir par l’or ni par les amours qui consument de désirs, perfides compagnons de voyage qui nous tyrannisent et nous perdent. »

Enfin il conclut ainsi :

« Ceux que les voluptés indignes de l’homme ne peuvent ni asservir ni ébranler, cherchent la liberté et la royauté immortelle. »

Il dit ailleurs, avec beaucoup de justesse :

« La diète est le meilleur calmant pour les désirs effrénés de la chair ; si ce remède ne réussit pas, rendez-vous. »

Les auteurs comiques portent, à leur insu, témoignage en faveur de la doctrine de Zénon le stoïcien, tout eu la tournant en dérision comme il suit :

« Cet homme pratique une philosophie creuse. Il enseigne à souffrir la faim, et il obtient des disciples auxquels il ne donne pour tout aliment qu’un pain et des figues sèches, pour toute boisson, que de l’eau. »

Remarquez-le bien ; il n’est pas un de ces philosophes qui ne se fasse honneur de proclamer ouvertement l’utilité de la circonspection. La sagesse, qui s’appuie sur la raison et sur la vérité, ne met pas sa confiance dans les mots seuls et dans les lois, mais dans des armures de bonne trempe et dans des mystères pleins d’efficacité. Livrée à la méditation et à la pratique des préceptes divins, elle reçoit du Verbe une force divine qui lui est transmise par sa propre inspiration.

Les poètes décrivent ainsi l’égide de Jupiter :

« Égide formidable ! autour d’elle sont figurées la crainte, la discorde, la force impétueuse et la froide horreur ; et au milieu s’agite la tête de la Gorgone, ce monstre effroyable, à la face terrible, prodige de Jupiter porte-égide. »

Mais pour ceux qui peuvent et savent discerner ce qui est salutaire, je ne sais si rien leur paraitra plus aimable que la douce majesté de la loi, et de la circonspection, sa fille. En effet, ce mot : il chante au-dessus du ton, ce mot qu’on applique aussi au Seigneur, quand il élève la voix contre plusieurs d’entre nous, pour empêcher ceux qui aspirent à l’imiter de se jeter à côté du ton et de l’accord, ne vent pas dire, je l’entends ainsi, que sa voix s’élève réellement au-dessus du ton ; mais elle paraît telle à ceux qui refusent de porter le joug divin. À ceux dont les fibres débiles sont dans un état de relâchement, la voix parait trop haute et trop tendue; comme aux hommes injustes, une chose équitable paraîtra une justice rigoureuse. Les esprits, toujours prêts à l’indulgence, grâce aux liens qui les enlacent au péché, estiment la vérité un supplice, la sévérité une cruauté, et sans miséricorde quiconque ne pèche pas et n’est pas entraîné comme les autres. Le poète tragique a donc eu raison de dire, au sujet de Pluton :

« Tu me demandes : Vers quel dieu vas-tu descendre ? Vers un dieu qui ne connut jamais ni l’indulgence ni la faveur, mais qui se renferme dans une justice rigoureuse. »

Ne pouvons nous pas encore, faibles que nous sommes, accomplir les commandements de la loi ? Cependant, si nous considérons qu’elle nous offre une foule d’illustres exemples à suivre, il nous est facile de nourrir et d’augmenter en nous l’amour de la liberté ; par là nous nous enflammons d’un zèle plus ardent pour imiter ces modèles ; nous allons au-devant des uns, nous imitons les autres; nous nous humilions devant ceux-là. Car

« ils n’étaient pas nés d’un chêne antique ou d’un dur rocher »

ces anciens justes qui ont vécu d’après la loi. Désireux de s’appliquer sincèrement à l’étude de la sagesse, ils s’offrirent et se consacrèrent sans réserve à Dieu, rapportant tout à la foi. Zénon disait avec justesse, en parlant des Indiens, que l’aspect d’un seul Indien, au milieu des flammes, enseignait mieux à supporter la douleur que toutes les démonstrations du monde. Mais nous, chaque jour, nous voyons une foule de martyrs brûlés, mis en croix ou décapités sous nos yeux. La crainte, qui vient de la loi, et qui vous a conduits comme des enfants à Jésus-Christ, les a exercés à confesser leur foi, même au prix de leur sang. Dieu a pris sa séance dans l’assemblée des dieux, et assis au milieu il juge les dieux. Quels sont ces dieux ? Les vainqueurs qui triomphent des passions et de la volupté ; ceux qui ont la science de chacune de leurs actions ; les vrais gnostiques, enfin, qui sont plus grands que le monde. Je l’ai dit : Vous êtes des dieux ; vous êtes tous les fils du Très-Haut. À qui parle le Seigneur ? À ceux qui, autant que possible, se dépouillent de l’homme.

« Mais vous, dit l’apôtre, vous ne vivez plus selon la chair, mais selon l’esprit. »

Et plus loin :

« En effet, quoique marchant dans la chair, nous ne combattons pas selon la chair ; car la chair et le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu, et la corruption ne possédera point cet héritage incorruptible. »
« Voici que vous mourrez comme des hommes, »

nous a dit l’Esprit saint, pour nous tenir dans la crainte. Exerçons-nous donc à nous abstenir de tout ce qui développe l’empire des passions, en évitant, comme l’ont fait les vrais philosophes, les mets qui excitent aux plaisirs de la chair, la mollesse énervante du lit, et les délices qui corrompent ; de telle sorte que les sensations voluptueuses, si avidement recherchées par les autres, ne soient rien pour nous. Le plus grand don que Dieu paisse nous faire, c’est le don de la tempérance, puisque Dieu dit lui-même : Je ne vous laisserai point et je ne vous abandonnerai point, vous ayant jugés dignes de mes soins par l’élection légitime qui vous unit à moi. Ainsi donc, par les pieux efforts que nous tenterons pour nous approcher de Dieu, le joug bienfaisant du Seigneur se posera sur nos têtes, selon les différents degrés de notre foi, et une seule et même main guidera chacun de nous vers le salut, afin que nous allions recueillir le fruit de la béatitude que nous aurons méritée. Selon Hippocrate de Cos, deux choses entretiennent la santé du corps et celle de l’âme : un travail actif, et la sobriété.

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