Stromates

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE III

Platon et quelques anciens philosophes ont devancé les Marcionites et d’autres hérétiques qui s’abstiennent du mariage parce qu’ils pensent que la créature est mauvaise et que les hommes naissent pour la douleur.

Platon, il est vrai, (et les Pythagoriciens, et plus tard encore les Marcionites, ont été du même sentiment) ; Platon, dis-je, a pensé que la génération était chose mauvaise ; mais il était loin de supposer que les femmes dussent être communes. Les Marcionites sont allés plus loin. Ils disent que la nature est mauvaise, et d’une mauvaise matière, quoique sortie des mains d’un Créateur juste. C’est pourquoi ils refusent de peupler le monde, œuvre du Créateur, et veulent que l’on s’abstienne du mariage, faisant profession ouverte de résister à leur Créateur et de tendre vers l’être bon qui les a appelés, et non vers celui qui est Dieu, disent-ils, d’une autre manière. Et par suite de cette résistance, pour ne rien omettre sur ce point de tout ce qui est en leur pouvoir, ils embrassent la continence, non par estime pour elle, mais par haine pour le Créateur, et pour ne point user de ce qui a été créé par lui. Toutefois, ces mêmes hommes, auxquels leur guerre impie contre Dieu a fait perdre tous les sentiments naturels, ces mêmes hommes qui méprisent la patience et la bouté de Dieu, quoiqu’ils refusent de se marier, usent cependant des aliments créés et respirent l’air du Créateur ; eux-mêmes ils sont l’ouvrage de ses mains et demeurent parmi ses œuvres. Ils annoncent, disent-ils, une doctrine nouvelle : soit, mais au moins qu’ils remercient donc le Seigneur d’avoir créé le monde, puisque c’est dans le monde du Créateur qu’ils ont reçu le nouvel Évangile. Nous les réfuterons pleinement lorsque nous arriverons à la question des principes.

Quant aux philosophes dont nous avons fait mention, et dans la doctrine desquels les Marcionites ont puisé le dogme impie, que la génération est criminelle, mais dont ils se glorifient néanmoins comme s’il émanait d’eux, ils ne veulent pas que la génération soit criminelle de sa nature, mais qu’elle ait été rendue telle par l’âme qui a trahi la vérité. Car notre âme, à laquelle ils reconnaissent une essence divine, ils la font descendre ici-bas comme dans un lieu de supplice ; et selon eux, les âmes sont unies à des corps afin de se purifier. Ainsi ce dogme est celui, non plus des Marcionites, mais de ceux qui pensent que les âmes sont envoyées dans les corps, qu’elles y sont enchaînées, et qu’elles sont, pour ainsi dire, transvasées d’un corps dans un autre. Nous les réfuterons plus tard, lorsque nous traiterons de l’âme. Héraclite donc parait maudire la génération dans le passage suivant :

« Ceux qui sont nés veulent vivre et engendrer pour la mort, ou plutôt ils veulent se livrer au repos du sommeil, et ils laissent des enfants qui mourront après eux. »

Il est évident qu’Empédocle est du même avis :

« J’ai pleuré, s’écrie-t-il, et je me suis lamenté en voyant pour la première fois un monde auquel je n’étais point accoutumé. »

Il dit encore :

« L’être, la nature nous fait passer par la mort en changeant notre forme. »

Et ailleurs :

« Grands dieux ! qu’elle est malheureuse la race des mortels ! Oh ? qu’elle est misérable ! À quelles discordes et à quels gémissements, pauvres humains, êtes-vous réservés ! »

La sibylle dit aussi :

« Hommes sujets à la mort, hommes de chair et qui n’êtes rien. »

C’est aussi l’opinion du poète qui écrit :

« La terre ne nourrit rien de plus misérable que l’homme. »

Théognis également montre que la génération est un mal, lorsqu’il dit :

« De tous les biens, le plus grand pour les mortels est de ne pas naître et de ne pas voir l’éclatante lumière du soleil ; pour celui qui est né, c’est de franchir au plutôt les portes de la mort, et de se reposer dans la tombe sous un monceau de terre. »

Le poète tragique, Euripide, parle dans le même sens :

« Il fallait nous réunir et pleurer sur l’enfant qui naissait, en le voyant entrer dans cette carrière de maux ; aujourd’hui qu’il est mort, et se repose enfin de ses labeurs pénibles, il faut nous réjouir et le porter au bûcher au milieu de joyeuses félicitations. »

Il exprime ailleurs la même pensée :

« Vivre est-ce mourir ? Mourir est-ce vivre ? Qui le sait ? »

Hérodote semble mettre dans la bouche de Solon des paroles semblables :

« Ô Crésus, tout homme n’est que misère. »

La fable de Cléobis et de Biton n’est évidemment écrite que dans le but de condamner la naissance et de louer la mort.

« Telle la naissance des feuilles, telle aussi celle des hommes, dit Homère. »

Dans le Cratyle, Platon attribue à Orphée le dogme que l’âme subit dans le corps un châtiment. Voici les paroles de Platon :

« Il en est qui veulent que le corps (en grec Sôma) soit le tombeau (Sèma) de l’âme, parce qu’elle est ensevelie dans la vie présente. Comme sa signification se confond avec celle du mot âme, c’est avec raison qu’on l’a nommé Sèma. Orphée, ce me semble, a donné ce nom au corps surtout, parce que l’âme y subit le châtiment de fautes antérieures. »

Il est bon de rappeler ici les paroles de Philolaüs ; ce pythagoricien nous dit :

« Les théologiens et les devins antiques attestent que l’âme a été jointe au corps pour expier un crime, et qu’elle a été ensevelie dans le corps comme dans un tombeau. »

Pindare lui-même, parlant des mystères d’Eleusis, en tire cette conclusion :

« Quiconque les a vus, descend heureux dans les profondeurs de la terre ; il connaît la fin de la vie ; il connaît l’empire donné par Jupiter. »

Platon, aussi, dans le Phédon, ne craint pas d’écrire ces paroles :

« Or, ceux qui ont établi les mystères parmi nous, n’ont rien fait autre chose, etc., etc... »

jusqu’à ces mots :

« Il habitera avec les dieux. »

Et ces autres paroles du même Platon :

« Tant que nous avons un corps et que notre âme se trouve mêlée à un pareil mal, jamais nous ne possédons entièrement ce que nous désirons. »

N’est-ce pas insinuer que la génération est la cause des plus grands maux ? Platon atteste encore la même chose dans le Phédon :

« Il peut advenir qu’à l’égard de ceux qui s’appliquent vraiment à la philosophie, le vulgaire ignore que tous leurs efforts ne tendent qu’à sortir de la vie et qu’à mourir tous les jours. »

Platon ajoute :

« C’est pourquoi l’âme du philosophe a le plus profond dédain pour le corps, et le fuit de toutes ses forces, aspirant à exister seule et libre de ses liens. »

Platon ne se rencontre-t-il pas ici avec le divin apôtre :

« Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera de ce corps de mort ? »

à moins que l’apôtre n’ait parlé en figure et n’ait entendu par ce corps de mort, l’ensemble de ceux qui se laissent entraîner dans le vice. Platon paraît avoir eu aussi, avant Marcion, de l’éloignement pour les rapports charnels, principe de la génération ; car, dans le premier livre de sa république, après avoir fait l’éloge de la vieillesse, il ajoute :

« Sache-le bien, plus les voluptés du corps s’amortissent en moi, et plus aussi je sens se réveiller au fond de mon âme le goût pour les sciences, et plus je sens s’accroître le plaisir qu’elles procurent. »

Et comme on avait amené la question sur l’usage des plaisirs charnels :

« Félicite-moi, dit-il, j’en ai secoué le joug avec plaisir, comme si j’avais échappé à la tyrannie d’un maître furieux et brutal. »

Et condamnant de nouveau, dans le Phédon, la génération, il ajoute :

« La raison qu’on en donne en secret, est que nous autres hommes nous sommes dans une espèce de prison. »

Et encore :

« Ceux-là paraissent exceller sur tous les autres par la sainteté de leur vie, qui, délivrés et affranchis des liens par lesquels ils étaient retenus sur la terre, comme dans une geôle, s’en vont là-haut dans la demeure pure et sans tache. »

Telle était, sans doute, l’opinion de Platon ; il comprenait, toutefois, que l’univers est sagement gouverné, et il disait :

« Il ne faut pas se délivrer soi-même de la vie, ni s’enfuir comme un esclave ; »

et pour le dire en un mot, il n’a pas donné sujet à Marcion de regarder la matière comme mauvaise, puisqu’il a écrit lui-même ces religieuses paroles sur le monde :

« Tous les biens que le monde renferme, il les tient de Dieu qui l’a créé ; mais tout ce qu’il y a de mal et d’inique sous le soleil, le monde le tient de l’état antérieur à la création, et le communique aux êtres animés. »

Puis il ajoute ces paroles encore plus positives :

« La cause de ces maux pour le monde est l’élément matériel qui est entré dans la composition des corps, élément qui faisait partie de la nature primitive ; car, ainsi qu’elle, il était informe et désordonné, avant d’être organisé comme il l’est maintenant. »

Et dans les Lois il ne gémit pas moins sur le genre humain :

« Les dieux, dit-il, ayant pris pitié de la race humaine, condamnée par la nature au travail, lui assignèrent pour se reposer, le retour périodique des jours de fête. »

Et dans l’Epinomide, exposant en quoi les hommes sont à plaindre, il s’exprime ainsi:

« Dès le principe, arriver à la vie est pénible pour tout être animé ; il faut d’abord qu’il passe par l’état de fœtus ; puis qu’il naisse ; puis qu’il soit allaité ; puis qu’on l’élève ; toutes choses qui ne se font qu’au prix de mille fatigues, comme nous le savons tous. »

Mais quoi ! Héraclite, aussi, ne dit-il pas que naître c’est mourir ? il est d’accord en cela avec Pythagore et avec Socrate dans le Gorgias. Voici ce qu’il dit :

« La mort est tout ce que nous voyons lorsque nous sommes éveillés, le songe tout ce que nous voyons en dormant. »

Mais assez sur ce point. Lorsque nous traiterons des principes, nous examinerons ces contradictions auxquelles fout allusion les philosophes et dont les Marcionites ont formé une doctrine particulière. Du reste, je crois avoir prouvé assez clairement que Marcion, en empruntant à Platon ces dogmes étranges, a fait preuve de maladresse et d’ignorance.

Arrivons maintenant à la continence. Nous avancions que les Grecs, envisageant tous les inconvénients qu’entraine avec soi la génération des enfants, avaient beaucoup déclamé contre elle, et que les Marcionites entendant leurs paroles dans un sens impie, se montraient ingrats envers le Créateur. Que dit en effet le poète tragique ?

« Il vaut mieux pour les mortels ne pas naître que de naître. »

Et puis :

« J’enfante avec de cruelles douleurs ; ai-je enfanté ? si j’ai donné le jour à quelques enfants idiots, je m’afflige, mais en vain, de ce que je conserve les mauvais et perds les bons. Conservé-je ces derniers ? mon malheureux cœur sèche de crainte. Est-ce là le bonheur ? Ne suffit-il pas d’une vie à perdre, sans avoir encore mille autres tourments ? »

Il ajoute :

« Il m’a toujours semblé, comme il me semble encore, que les hommes ne devraient jamais engendrer d’enfants, lorsqu’ils voient pour combien de maux nous les engendrons. »

Et dans les vers qui suivent, le poète fait remonter clairement la cause de nos maux jusqu’à ses premiers principes :

« Ô homme, s’écrie-t-il, tu es né pour la souffrance et pour le malheur ! et cette fatalité de la vie, tu l’as reçue à l’instant même où l’air a commencé de nourrir tous les mortels en leur donnant le souffle qui les anime. Mortel, n’oublie donc pas que tu es sujet à la mort. »

C’est encore dans le même sens qu’il dit :

« Pas un mortel qui connaisse le bonheur et la félicité ; pas on qui ait vécu sans tribulations ! »

Et ailleurs :

« Hélas ! hélas ! combien lourds et nombreux sont les maux des mortels! combien ils sont variés ! où est la limite qui leur est assignée ? »

Et pareillement :

« Parmi les mortels, pas un qui soit heureux jusqu’à la fin. »

C’est pour cela, dit-on, que les Pythagoriciens s’abstiennent des plaisirs de la chair ; pour moi, il me semble au contraire qu’ils se marient pour avoir des enfants ; seulement lorsqu’ils en ont, ils veulent maîtriser leur penchant aux plaisirs sensuels. C’est par la même raison qu’ils défendent mystérieusement l’usage des fèves, non que ce légume soit venteux ou indigeste, ou qu’il engendre des songes tumultueux, ni que la forme en soit pareille à la tête de l’homme, comme le veut ce vers :

« Manger des fèves ou manger la tête de son père, est une même chose ; »

Mais bien plutôt parce que les fèves rendent stériles les femmes qui s’en nourrissent. En effet, Théophraste, dans le cinquième livre de son ouvrage des Causes naturelles, rapporte que des cosses de fèves jetées autour des racines de jeunes arbres, les dessèchent ; et que parmi les oiseaux domestiques, ceux que l’on nourrit continuellement de fèves, deviennent stériles.

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