Stromates

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE XII

Réfutation de Basilide qui regarde le martyre comme une sorte de supplice mérité par les prévarications précédentes.

Basilide, dans le vingt-troisième chapitre de ses Exégétiques, avance la proposition suivante, à l’occasion de ceux qui subissent le martyre.

« Je le déclare, tous ceux qui sont en butte à ce que je nomme les afflictions, sans doute pour avoir failli à leur insu dans d’autres épreuves, sont amenés à ce bien par une bonté providentielle. Elle permet qu’ils soient traduits devant les tribunaux, pour des motifs tout différents, afin qu’ils ne soient pas, comme des condamnés ordinaires, livrés au supplice pour des délits incontestables, ni chargés d’opprobres, comme l’adultère ou le meurtrier. On ne les accuse que d’être Chrétiens, ce qui les console de leurs douleurs, ou pour mieux dire, en détruit même jusqu’à l’apparence. Si quelque fidèle est livré aux tourments, sans avoir commis aucune faute, ce qui est rare, il ne pourra point imputer ce qu’il souffre à la malice et à la perversité des puissances ; il souffrira comme souffre l’enfant qui paraît n’avoir pas péché. »

Basilide ajoute un peu plus bas :

« De même donc que l’enfant qui n’a pas péché auparavant, ou du moins qui n’a commis par lui-même aucune faute, par cela même qu’il porte en lui le germe du péché, gagne à être livré à la souffrance, quoique la souffrance lui fasse sentir ses durs aiguillons ; de même, s’il se rencontre un homme parfait qui souffre ou qui ait souffert, sans avoir jamais prévariqué par lui-même, ses souffrances partiront du même principe et auront le même caractère que celles de l’enfant. Il a en lui-même la faculté qui pèche; s’il n’a point failli, l’occasion seule lui a manqué. Il ne faut donc point lui tenir compte de son apparente innocence. Pourquoi cela ? Tout homme qui a la volonté de commettre un adultère, est adultère, bien qu’il n’ait pas consommé l’adultère ; tout homme qui a la volonté de commettre un meurtre, est meurtrier, bien qu’il n’ait pas consommé le meurtre ; il en va de même de ce prétendu juste qui n’a pas péché. Du moment que je le vois souffrir, ne fût-il coupable d’aucun méfait, je le déclare méchant, par cela seul qu’il avait en lui la volonté de pécher. En effet, on me fera dire tout au monde, avant de me contraindre à taxer de cruauté la Providence. »

Plus bas encore, Basilide parle ouvertement du Seigneur comme d’un homme :

« Si, laissant de côté tout ce qui précède, vous essayez de me confondre, en vous appuyant de certains noms ; si vous me dites, par exemple : un tel a souffert, donc un tel a péché ; je vous répondrai, avec votre permission : il n’a pas péché, mais il était semblable à l’enfant qui souffre. Que si vous me pressez plus vivement encore, j’ajouterai : citez-moi l’homme que vous voudrez, il est homme, et Dieu est juste ; car nul, ainsi qu’il a été dit, ne sortit pur d’une source impure. »

Basilide s’étaye de ce principe, que les âmes ayant péché dans une vie antérieure reçoivent ici-bas le châtiment de leurs péchés ; l’âme de l’élu est punie par la gloire du martyre ; celle de tout autre, est purifiée par le supplice qui lui est propre. Cet échafaudage tombe, quand on fait réflexion qu’il est en notre pouvoir de confesser le Christ, et de subir ou non le châtiment du martyre. Pour quiconque renie le Seigneur, la Providence de Basilide n’existe plus. Réponds-moi, Basilide ! voici le Chrétien qui a été arrête. Est-ce par la volonté ou non de la Providence que ce captif rendra témoignage et sera puni ? S’il renie le Seigneur, il ne sera pas châtié. Que devient alors l’expiation ? Le confesseur descend-il dans l’arène pour rendre témoignage ? Il rendra témoignage malgré lui. Mais comment la gloire et les palmes de l’éternité peuvent-elles être la récompense d’un martyre, où le Seigneur a été confessé sans que la volonté y ait eu part ? Dira-t-on, au contraire, que la Providence n’a pas permis que celui qui voulait pécher consommât la faute ? C’est lui imputer du même coup une double injustice ; d’abord, elle ne délivre pas l’infortuné que l’on traîne à la mort à cause de la justice, ensuite elle vient en aide à celui qui avait la volonté de prévariquer. Le premier agit d’après sa propre impulsion. Le second, enchaîné dans sa volonté perverse et injustement favorisé, ne peut en venir aux actes qu’il a résolus.

Disons-le sans hésiter, il est impie, le téméraire qui déifie Satan et ose transformer le Seigneur en homme pécheur. Lorsque le démon nous tente, sachant bien ce que nous sommes, mais ignorant si nous résisterons, avec le désir néanmoins de ruiner notre foi, il essaie de nous attirer à lui. Son pouvoir ne va pas plus loin. La Providence s’est proposé un triple but. Elle veut que nous nous sauvions par nos propres efforts, la loi étant là pour nous aider ; elle veut que le tentateur soit couvert de honte par l’échec qu’il reçoit ; elle veut enfin que la foi de ses serviteurs se fortifie par ces exemples, et que la lumière arrive dans la conscience des infidèles que l’héroïsme des martyrs a déjà frappés d’admiration.

Mais si le martyre est une rémunération, obtenue par le supplice, il en va de même de la foi et de la doctrine, causes du martyre. La foi et la doctrine sont donc les auxiliaires du supplice. Connaissez-vous assertion plus absurde ?

L’âme passe-t-elle d’un corps dans un autre corps ? Quelle est l’intervention du démon ? nous traiterons de ces matières en leur temps. Pour le moment, ajoutons cette réflexion à ce que nous avons déjà dit. Que devient désormais la foi, si le martyre n’est plus que la punition de fautes commises dans une vie antérieure? Que devient cet amour de Dieu, qui endure la persécution et persévère à cause de la vérité ? Que devient le mérite du confesseur ? Que devient l’infamie de l’apostat ? À quoi sert encore de régler sa conduite, de crucifier ses désirs, et de n’avoir haï aucune créature ?

Mais si, d’après le témoignage de Basilide lui-même, l’un des caractères de la volonté divine dont nous parlons est de tout aimer, parce que les parties d’un tout conservent des rapports de relation et d’harmonie avec l’ensemble ; si un autre caractère est de ne rien désirer, et un troisième de ne rien haïr, qu’arrive-t-il ? Que les bûchers s’allument par la volonté de Dieu. Doctrine impie ! Ce n’est point par la volonté de son père que notre Seigneur a souffert ; ce n’est point par la volonté de Dieu que les Chrétiens sont persécutés. De deux choses l’une, ou la persécution est un bien, endurée à cause de la volonté de Dieu, ou les persécuteurs et les bourreaux sont innocents. Et pourtant rien n’arrive dans la création sans la volonté du maître de l’univers. Il reste donc à dire, pour tout renfermer en un mot, que ces choses arrivent parce que Dieu ne s’y oppose pas. Cette explication seule peut accorder la providence et la bonté du Tout-Puissant. Il ne faut donc pas s’imaginer que ce soit Dieu lui-même qui nous suscite de sa propre main nos afflictions ; loin de nous cette pensée ! mais il convient de croire que Dieu n’arrête pas la main de ceux qui nous les préparent, et qu’il fait sortir le bien de la violence de nos ennemis.

« Je détruirai les murailles, dit le Seigneur, et elles seront foulées aux pieds. »

Car tels sont les enseignements que la Providence nous donne, dans les autres, pour leurs péchés personnels, dans le Christ et les apôtres, à cause de nos péchés.

« La volonté de Dieu, dit l’apôtre, est que vous soyez saints, que vous évitiez la fornication, que chacun de vous sache posséder le vase de son corps saintement et honnêtement, ne suivant pas les mouvements de la concupiscence, comme font les Gentils, qui ne connaissent point le Seigneur ; et que surtout en cela personne ne passe les bornes, ni ne fasse tort à son frère, parce que le Seigneur est le vengeur de tous ces péchés, comme nous l’avons déjà prédit et témoigné. Car Dieu ne vous a point appelés pour être impurs, mais pour être saints. Celui donc qui méprise ce que je viens de dire, méprise non pas un homme, mais Dieu même qui nous a donné son Saint-Esprit. »

C’est donc pour notre sanctification que Dieu n’a pas empêché notre Seigneur de souffrir ; mais si quelque disciple de Basilide allègue pour sa justification que le martyr subit la peine de péchés commis avant le passage de l’âme dans le corps ; qu’il recueillera plus tard les fruits de sa moralité ici-bas, et qu’ainsi va le gouvernement de l’univers, nous demanderons au sectaire si la rémunération alors sera dispensée d’après les vues de la Providence. Si elle n’émane pas de la loi divine, le monde n’est plus une carrière de purifications, et tout l’échafaudage des Basilidiens croule sous leurs pieds. Soutiennent-ils, au contraire, que les purifications émanent de la Providence? dès lors les châtiments en émanent aussi. Or, la Providence de Basilide, bien qu’elle reçoive de l’Archon suprême son premier mouvement, a été mêlée aux substances par le Dieu de l’univers, au moment même de leur création. Dans ce système, les Basilidiens sont réduits à confesser, ou que la punition n’est pas injuste, et alors les juges qui condamnent, lus bourreaux qui torturent les martyrs, ont la justice de leur côté ; ou bien que les persécutions découlent directement de la volonté divine. La peine et la crainte, au lieu d’être comme ils le prétendent, un accident essentiel aux choses, ainsi que la rouille s’attache au fer, ne surviennent donc à l’âme que par suite de la volonté qui lui est propre.

Il nous resterait à développer plus longuement cette matière. Nous renvoyons les détails à un moment plus favorable.

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