Stromates

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE XVIII

De la charité. — Réprimez les mauvais désirs.

D’après Clément, les honorables et pures inspirations de notre charité cherchent l’utilité commune, soit qu’elle rende témoignage, soit qu’elle instruise le prochain par ses actions, soit qu’elle l’enseigne par ses paroles écrites ou non. Aimer Dieu et le prochain, voilà ses fonctions.

« Elle nous élève à une hauteur au-dessus de tous les discours humains. La charité couvre la multitude des péchés ; la charité souffre tout et attend avec patience l’accomplissement des promesses ; la charité nous unit étroitement à Dieu, elle fait tout avec un esprit de concorde; c’est par la charité que les élus de Dieu ont été consommés dans le bien. Sans la charité, rien ne peut plaire à Dieu. Enfin, telle est son excellence, que nos faibles discours ne sauraient vous la définir. Qui peut être capable de posséder ce don précieux, sinon ceux que Dieu en a jugés et rendus dignes ? »

Paul n’est pas moins précis :

« Quand je livrerais mon corps, dit-il, si je n’ai point la charité, je ne suis plus qu’un airain sonnant et une cymbale retentissante. »

Comme s’il avait dit : Si ce n’est ni par le choix de ma volonté, ni par un amour raisonné que j’endure le martyre ; au contraire, si c’est par un mouvement de crainte, et dans l’espoir de la récompense promise que je remue les lèvres pour confesser le Seigneur, je ne suis plus qu’un homme vulgaire, un instrument d’où s’échappe le nom de Dieu ; mais je ne le connais pas. Il y a, en effet, un peuple qui aime le Seigneur du bout des lèvres ; il y en a un autre qui livre généreusement sou corps aux flammes du bûcher.

« Et quand je distribuerais toutes mes richesses pour nourrir les pauvres, ajoute l’apôtre, si, au lieu d’être guidé par cette bienfaisance qui a sa source dans la charité, j’avais en vue la récompense qui vient de l’homme auquel j’ai rendu service, ou qui vient du Seigneur, dont les promesses sont écrites ; et quand j’aurais toute la foi possible, jusqu’à transporter les montagnes, jusqu’à dépouiller entièrement les passions qui obscurcissent l’intelligence humaine, si ce n’est pas par la charité que je suis fidèle au Seigneur, je ne suis rien ; »

c’est-à-dire que, comparé avec le juste qui rend témoignage à la foi selon les principes de la sagesse (gnose),

« je reste obscur et confondu avec la foule. »

Toutes les générations qui se sont succédées depuis Adam jusqu’à nous, ont été effacées de dessus la terre. Mais pour ceux qui, par la grâce de Jésus-Christ, ont été consommés dans la charité, ils possèdent l’héritage des saints, comme il paraitra au jour où Jésus-Christ viendra juger le monde et entrer dans son règne.

La charité empêche de faillir. Que si un de ceux qui possèdent ce trésor, tombe dans quelque faute, par les suggestions du tentateur et sans le vouloir, pénitent comme David, il s’écriera :

« Je confesserai hautement le Seigneur ; et ce sacrifice lui sera plus agréable que l’immolation d’un taureau dans la jeunesse de sa force. Que les pauvres voient et qu’ils tressaillent ! car Dieu dit : Offrez à Dieu un sacrifice de louanges, et rendez au Seigneur vos hommages. Invoquez-moi au jour de la détresse, et je vous délivrerai et vous me glorifierez. Le sacrifice que Dieu demande est une âme brisée de douleur. »

Dieu aussi est appelé amour, parce qu’il est bon. La charité qui émane de lui ne souffre point que l’on nuise au prochain, soit en lui faisant tort le premier, soit en lui rendant outrage pour outrage. Pour tout dire en un mot, imitatrice de Dieu, elle répand ses bienfaits sur tous indistinctement.

« La charité, comme le Christ, est donc la plénitude de la loi ; »

c’est-à-dire, la présence toujours agissante du Seigneur qui nous aime ; c’est-à-dire encore, cette doctrine et cette vie d’amour que le Christianisme enseigne et pratique d’après le Rédempteur. Jadis le commandement disait au nom de la crainte : Tu ne seras point adultère ; tu ne convoiteras point la femme de ton prochain. Aujourd’hui, c’est la charité qui perfectionne le précepte. Il n’est pas indifférent que l’action soit accomplie par crainte, ou perfectionnée par la charité; qu’elle vienne de la foi ou qu’elle soit inspirée par la gnose. Il est donc juste qu’il y ait divers degrés dans les récompenses. Pour le véritable Gnostique, il en a été préparé

« que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, et que le cœur de l’homme n’a jamais conçues. »

Quant à celui qui s’est borné à croire, le Seigneur lui promet le centuple de ce qu’il a quitté. Avouons-le, cette promesse est à la portée de toutes les intelligences.

À ce propos, je me rappelle qu’un soi-disant Gnostique expliquait singulièrement ce passage :

« Et moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme avec convoitise, a déjà commis l’adultère. »

Le Seigneur ne nous condamne pas sur le simple désir, disait l’interprète, mais seulement si l’acte qui en est la conséquence, allant au-delà du désir, par la violence du désir, se consomme dans la convoitise. Dans les songes, nul doute que le désir ne se serve à la fois et de la vision et du corps même. Les écrivains qui ont recueilli des anecdotes, rapportent cette sentence du juste Bocchoris. Un jeune homme, épris d’amour pour une courtisane, la détermina, d’après un salaire convenu, à venir le trouver le lendemain. Il arriva qu’un songe livra d’avance la jeune fille à ses désirs. Sa passion ainsi assouvie contre sou espérance, il interdit sa porte à son amante, lorsqu’elle se présenta selon leurs conventions. À la nouvelle de ce qui avait eu lieu, la jeune fille éconduite réclamait le salaire promis, sur l’allégation qu’elle avait ainsi contenté les désirs du jeune homme. Il fallut plaider devant le juge. Celui-ci, après avoir ordonné au jeune homme d’étendre en plein soleil la bourse qui contenait le prix de la honte, enjoignit à la courtisane d’en prendre l’ombre, condamnant ingénieusement le défendeur à rendre le simulacre du prix pour le simulacre de la possession. Que l’âme, ébranlée par une vision, s’y attache pendant le sommeil, voilà le songe ; mais l’homme qui regarde, avec un œil de convoitise, poursuit tout éveillé une vision qui n’a rien de fantastique. Le crime commence, non pas, suivant notre prétendu Gnostique, aussitôt qu’avertie par l’œil, la pensée conçoit la fornication ou l’adultère ; c’est là l’œuvre du désir en tant que désir ; le crime commence quand on regarde la beauté du corps, dit le Verbe, et que la chair parait belle au point de vue du désir. Vous avez contemplé avec l’œil de la chair et du péché : votre admiration est coupable. Au contraire, regardez-vous la beauté avec une chaste affection, alors vous oubliez la beauté de la chair pour celle de l’âme ; vous n’admirez le corps que comme une statue, vous élevant par cette beauté terrestre jusqu’à l’ouvrier lui-même et jusqu’à ce qui est réellement beau, montrant aux anges qui gardent les avenues du ciel le sceau de la sainteté, le caractère lumineux de la justice, qu’est-ce à dire ? l’empreinte d’une conscience bien réglée et agréable à Dieu, la manifestation radieuse des vertueux sentiments dans lesquels tressaille une âme, heureuse d’être le sanctuaire du Saint-Esprit. La voilà bien cette gloire qui rayonnait sur le visage de Moïse et dont le peuple ne pouvait supporter l’éclat. C’est pourquoi le serviteur de Dieu la couvrit d’un voile devant les yeux charnels de la multitude. Les hommes qui emportent avec eux le bagage de la terre, sont arrêtés par les préposés de la douane céleste, et dépouillés des affections humaines dont ils arrivent chargés. Il n’en va pas de même de ceux qui ont jeté loin d’eux cette contrebande du siècle : riches des trésors de la connaissance et de la justice qui consiste dans les œuvres, les anges les laissent passer au milieu d’un concert de bénédictions, et les proclament bienheureux, leurs personnes et leurs œuvres.

« Et les feuilles ne tomberont point ; »

c’est-à-dire les feuilles de l’arbre de la vie,

« qui a crû près du courant des eaux. »

Le juste est comparé aux arbres chargés de fruits et non pas seulement aux victimes dont le parfum monte vers les cieux. Or, de même que, sous l’empire de la loi, des lévites étaient chargés spécialement d’examiner les victimes et d’en remarquer les défauts, de même les esprits exercés démêlent aisément le désir légitime d’avec le désir criminel. Ils rattachent ce dernier à la volupté et à l’intempérance, parce qu’il est contraire à la raison ; ils rangent le premier dans la classe des choses que la loi de la nature a rendues nécessaires, attendit qu’il a la raison pour principe et pour régulateur.

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