Stromates

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE XXII

Ni la crainte du supplice, ni l’espoir de la récompense ne doivent être le mobile du vrai Gnostique. Il n’est guide que par l’amour du bien et du beau, envisagés en eux-mêmes.

Ainsi, l’intelligence et le discernement sont les traits qui caractérisent le Gnostique. Mais son œuvre ne se borne pas à s’abstenir de tout mal, ce n’est-là qu’un degré pour s’élever plus haut, il faut encore qu’il ne se laisse jamais guider par la crainte. Il est écrit :

« Où fuir, où me cacher de votre face ? Si je monte vers les deux, vous y êtes ; si je me relire aux extrémités de la mer, votre droite y est ; si je descends au fond des abîmes, votre esprit y est. »

Le Gnostique ne fait pas non plus le bien en vue de la récompense promise ; car il est dit :

« Voici le Seigneur, et sa récompense est devant sa face ; il vient pour rendre à chacun selon ses œuvres. L’œil n’a point vu, l’oreille n’a point entendu, et le cœur de l’homme n’a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. »

Quel sera donc le mobile du Gnostique ? Le bien, ayant son principe dans l’amour, et le beau, considéré en lui-même ?

N’a-t-il pas été dit au Seigneur par Dieu le Père :

« Demande-moi, et je te donnerais ces nations pour héritage ? »

Prière vraiment royale, qui nous enseigne à demander gratuitement au roi de l’univers le salut des hommes, afin que le Seigneur soit notre héritage et notre possession ! Au contraire, aspirer à la science qui est en Dieu, dans un but d’utilité quelconque, soit pour que telle chose arrive, soit pour que telle chose n’arrive pas, ce n’est pas là le propre du Gnostique. Il ne veut d’autre fin à la contemplation que la connaissance elle-même. J’oserai l’affirmer, ce n’est point en vertu du salut que l’homme, qui poursuit la connaissance pour cette science divine elle-même, embrassera la connaissance. En effet, l’intelligence devient, par un exercice continuel, l’intelligence permanente. Or, comprendre toujours forme l’essence du Gnostique, dont l’activité ne connaît ni ralentissement ni interruption ; et cette contemplation permanente produit chez lui une substance vivante. Voici une hypothèse : Si on proposait au Gnostique de choisir entre la connaissance de Dieu et le salut éternel, et que ces deux choses, absolument inséparables, pussent se séparer, il choisirait, sans balancer un seul moment, la connaissance de Dieu, estimant qu’il faut préférer pour elle-même la faculté, inhérente à la foi, de s’élever à la connaissance par l’amour. Tel est donc le premier principe du bien chez l’homme parfait : il n’agit point dans une vue d’intérêt personnel. Mais a-t-il jugé que faire le bien est quelque chose de beau et de glorieux, l’ardente impulsion de son âme l’y portera constamment et avec énergie ? Vous ne le verrez point aujourd’hui vertueux, demain criminel ou indifférent : sa marche est régulière et affermie dans le bien.

En outre, ce n’est ni pour la gloire, ni pour la bonne renommée, comme parlent les philosophes, ni en vue d’une récompense qu’il attend de Dieu ou des hommes, qu’il règle tout le cours de sa vie à l’image et à la ressemblance du Seigneur. Que si parfois, au bien que fait le gnostique, on répond par le contraire, oublieux des injures, il rejettera comme mauvaise toute pensée de rendre le mal pour le mal, au souvenir que Dieu se montre juste et bon pour les justes et pour les injustes. Le Seigneur dit à ceux qu’animent ces sentiments :

« Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait. »

Le gnostique est mort dans sa chair ; il n’y a plus que lui qui vive. Ce sépulcre de lui-même, il en a fait un temple saint qu’il a consacré au Seigneur, en élevant à Dieu son âme, autrefois sujette au péché. On ne peut plus dire qu’il soit continent ; il est parvenu à une sorte d’impassibilité inaccessible aux passions humaines, et il attend que Dieu le revête de la forme divine.

« Lorsque vous faites l’aumône, dit le Seigneur, que personne n’en soit instruit, et quand vous jeûnez, parfumez-vous, afin que Dieu seul le sache. »

Tous les hommes doivent ignorer le bien que l’on fait. Le miséricordieux lui-même ne doit pas savoir qu’il est miséricordieux ; autrement, il serait miséricordieux parfois et parfois il ne le serait pas. Mais quand ce sera par habitude et par manière d’être qu’il exercera la bienfaisance, il se rapprochera de la nature du bien. Cette disposition intérieure se transformera chez lui en nature et en pratique assidue. N’espérons pas toucher par un premier et sublime essor le but marqué ; il faut y arriver pas à pas, en parcourant toute la voie étroite. Ces mots : Être attiré par le Père, ne signifient pas autre chose que mériter de recevoir la vertu de la grâce qui vient de Dieu, afin d’avancer par elle sans obstacle dans la route difficile de la perfection.

S’il arrive que l’élu soit en butte à la haine de quelques hommes, il connaît leur ignorance, et il a pitié de leur aveuglement. C’est donc avec raison que la connaissance elle-même, animée par la charité, instruit l’ignorance à respecter dans chaque créature l’œuvre du Tout-Puissant. Si elle a appris à aimer Dieu, sa vertu, dès lors inamissible, l’accompagnera dans la veille, dans le sommeil, dans la vision, puisque ce qui est devenu une essence spirituelle ne sort pas de soi-même pour déchoir de ses conditions d’existence. Soit donc qu’on appelle la connaissance une nouvelle nature, soit qu’on la nomme une disposition intérieure, toujours est-il que la partie directrice de l’âme, par cela même qu’elle ne reçoit jamais de pensées étrangères, immuable dans son action, ne prend rien des formes variables qui passent devant elle, et ne poursuit en songe aucune de ces images qui reviennent la nuit préoccuper les esprits qu’elles ont ébranlés le jour. Voilà pourquoi le Seigneur nous recommande aussi de veiller, afin que notre âme ne soit jamais troublée par les passions, pas même en songe. Il veut que notre manière d’être pendant la nuit soit réglée comme pendant le jour, et que nous conservions notre sommeil pur et sans tache. La manière de ressembler à Dieu, autant du moins qu’il est en nous, c’est de maintenir notre esprit dans la constante application aux mêmes choses, disposition qui est au pouvoir de l’esprit en tant qu’esprit. Ses inconstances et ses variations accusent une trop grande ardeur pour les choses de la matière. Telle est la raison pour laquelle les Grecs, j’imagine, ont nommé la nuit bonne conseillère, parce que l’âme, dégagée alors de l’empire des sens, se replie sur elle-même pour appartenir tout entière aux inspirations de la sagesse. Voilà pourquoi encore les mystères se célèbrent la nuit, comme pour figurer l’action par laquelle l’âme s’isole du corps pendant les ténèbres.

« Ne nous laissons donc point aller au sommeil, comme les autres ; mais veillons et soyons sobres ; car ceux qui dorment la nuit, et ceux qui s’enivrent durant la nuit. Pour nous, enfants du jour, soyons sobres, en prenant pour cuirasse la foi et la charité, et pour casque l’espérance du salut. »

Ce que l’on dit du sommeil, il faut l’entendre aussi de la mort. L’un et l’autre état figurent la retraite de l’âme; la mort en est une image complète, le sommeil, une image affaiblie. Héraclite, au besoin, nous donnerait la même leçon :

« La mort, dit-il, touche au sommeil, puisque l’homme y est privé de la lumière ; dans le sommeil, la vie touche à la mort; dans l’état de veille, la vie de l’homme qui est privé de la vue, touche au sommeil. »
« Bienheureux, en effet, suivant les expressions de l’apôtre, ceux qui connaissent le Seigneur, parce que l’heure est déjà venue de nous réveiller de notre assoupissement. Car nous sommes plus près de notre salut que quand nous avons reçu la foi. La nuit est déjà avancée et le jour s’approche. Quittons donc les œuvres de ténèbres et revêtons-nous des armes de la lumière. »

L’apôtre appelle métaphoriquement le Fils du nom de lumière et de jour ; par une autre métaphore, les préceptes sont les armes de la lumière. Voilà pourquoi il nous est recommandé de ne nous présenter à l’autel pour le sacrifice et la prière que purifiés par les ablutions, lavés et couverts de riches vêtements. Il faut encore voir un symbole dans ces prescriptions qui enjoignent d’orner l’extérieur. La purification véritable consiste à n’entretenir en soi que des pensées saintes. Ces ablutions légales, dont la tradition a passé de Moïse aux poètes profanes, figuraient aussi le baptême des Chrétiens. On lit dans ces poètes :

« Pénélope, après s’être purifiée dans l’eau expiatoire et avoir revêtu des habits nouveaux, monte au temple pour y prier. » — « Télémaque trempe ses mains dans la vague écumante de la mer, puis adresse une prière à Minerve. »

Les Juifs avaient aussi coutume de se purifier à diverses reprises, en sortant du lit conjugal. Elle est donc pleine de sagesse cette parole :

« Sois pur moins par l’eau que par l’esprit ; »

car c’est une pureté parfaite, j’imagine, que la pureté de l’esprit, la pureté des œuvres, la pureté des pensées, la droiture des paroles, et en dernier lieu, la virginité de l’âme jusque dans le sommeil. Nous sommes, si je ne me trompe, suffisamment purifiés par un repentir sincère et durable, lorsque, condamnant nos fautes précédentes, nous marchons en avant, éclairés dans notre intelligence et soulevant notre âme plongée dans la matière, pour la détacher des voluptés sensuelles et des péchés passés. S’il me fallait donner l’étymologie du mot science (en grec épistémê, je l’emprunterais au mot stasis, qui signifie station, repos, parce que la science arrête dans la réalité des choses notre esprit, tout à l’heure flottant et incertain. Le même mot a formé l’étymologie de la foi, (pistis) qui n’est que la station ou le repos de l’esprit dans ce qui est (péri to on stasis). Pour nous, Chrétiens, nous aspirons à connaître celui qui est juste, toujours et en toutes choses, qui, pour demeurer éternellement juste, n’a pas besoin de craindre les supplices portés par la loi, de redouter la haine de ses contemporains et des vengeurs de la vertu, de trembler enfin devant le péril auquel l’ont exposé ses crimes et ses bassesses. S’abstenir de l’injustice par des motifs semblables, c’est être bon par crainte et non par choix. Épicure dit que

« le sage, ou du moins celui qu’il regarde comme tel, ne voudrait jamais commettre une injustice, quelque profit qu’il dût lui en revenir ; car il ne peut avoir la certitude qu’elle restera toujours secrète. »

Ainsi donc, ô Épicure, ton sage ferait le mal, si on pouvait lui garantir qu’il ne sera point découvert. Voilà de tes dogmes pleins de ténèbres ! Il y a plus ; si l’on se tient éloigné de l’injustice, dans l’espoir des récompenses que Dieu réserve aux bonnes actions, on n’est pas même, dans ces dispositions, bon de son propre mouvement. Dans le premier cas, c’est la crainte, dans le second, c’est la récompense qui donne la justice, je me trompe, une ombre de justice. Que l’espérance qui attend l’homme par de là le tombeau doive être bonne pour les gens de bien, et fatale pour les méchants, ceux qui ont embrassé la philosophie barbare ne sont pas les seuls à le savoir. Les Pythagoriciens professent le même dogme, puisqu’ils proposent l’espérance pour but à ceux qui s’adonnent à la philosophie. Socrate dit dans le Phédon,

« que les urnes des hommes vertueux quittent ce monde avec l’espérance de la félicité. »

Puis, blâmant les méchants, il dit par opposition :

« Ils vivent dans une espérance mauvaise. »

Héraclite est d’accord avec Socrate dans ce passage de son discours sur l’Homme :

« Des choses que l’homme ne peut ni espérer ni attendre lui sont réservées après sa mort. »

Il était donc inspiré par Dieu l’apôtre qui écrit aux Romains :

« L’affliction produit la patience ; la patience, l’épreuve ; l’épreuve, l’espérance, et cette espérance ne sera pas confondue. »

En effet, la patience souffre en vue de l’espérance à venir. L’espérance signifie à la fois ce que l’on attend et la possession de la chose attendue. L’espérance, dans cette dernière acception, ne sera pas confondue, puisqu’elle n’aura plus rien de variable ni d’illusoire. L’homme qui obéit à la vocation pour elle-même, uniquement parce qu’il a été appelé, ne tend vers la connaissance ni par les menaces de la crainte, ni par l’attrait du plaisir. En retirera-t-il au dehors quelque fruit ou quelque délectation ? Il ne l’examine pas. Entraîné par l’amour de celui qui est réellement aimable, et conduit au devoir, il rend à Dieu un culte légitime. Supposez, si vous le voulez, que Dieu lui ait donné le pouvoir de faire impunément ce qui est défendu ; supposez qu’en retour de la violation de la loi, la félicité des bienheureux lui soit assurée ; supposez même, ce qui est impossible, que ses actions doivent demeurer toujours un mystère pour Dieu, jamais il ne consentira à rien faire contre la raison, une fois qu’il aura embrassé ce qui est vraiment beau et désirable en soi-même, et par conséquent aimable et digne d’être recherché. Le bien, en effet, n’est pas dans l’entretien et la nourriture du corps. Notre Gnostique sait

« que ce qui nous rend agréables à Dieu n’est pas le manger, »

ni le mariage, ni le célibat lorsqu’il est gardé par une aberration de l’intelligence, mais les œuvres vertueuses qui ont pour principe la lumière et la sagesse. S’il en était autrement, l’animal privé de raison aurait la tempérance, lorsqu’il ne touche point à la nourriture sous le bâton que son maître lève contre lui. Annuliez les promesses faites à ces prétendus hommes de bien ; écartez de leur tête le danger qui les menace, et à l’instant même vous verrez le fond de leur cœur.

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