Stromates

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE XI

Pour parvenir à la véritable connaissance de Dieu, il faut nous détacher de la matière. Le Paganisme lui-même donne ce précepte.

Un sacrifice de bonne odeur pour Dieu, c’est de nous séparer sans retour du corps et de toutes les affections charnelles. De culte véritable et solide il n’y en a pas d’autre. N’est-ce pas là ce qui a inspiré ces sages paroles à Socrate ?

« La philosophie est la méditation de la mort. »

En effet, n’admettre dans le travail de la pensée, ni l’intervention de la vue, ni celle d’aucun autre sens, mais appliquer à l’examen des choses la vision de l’intelligence, dégagée de toute influence étrangère, n’est ce pas être dans la voie de la philosophie véritable ? Voilà quel était le but de ce silence de cinq ans que Pythagore prescrivait à ses disciples, afin que détournés du monde de la matière, ils contemplassent la Divinité uniquement avec le regard de l’esprit. Traditions merveilleuses, mais qui sont autant de larcins faits à Moïse par les philosophes les plus éclairés !

« La peau de l’holocauste enlevée, dit le législateur des Hébreux, tu en couperas les membres. »

C’est qu’après avoir dépouillé de l’enveloppe matérielle l’âme qui possède la connaissance, une fois libre des chimères corporelles et des passions qu’enfantent les opinions vaines et mensongères, délivrée enfin de tous les désirs charnels, il faut la consacrer à la lumière. Mais la plupart des hommes, s’enveloppant de la matière, comme les limaçons de leurs coquilles, et se roulant dans leurs passions charnelles comme les hérissons sur eux-mêmes, n’ont pas de la Divinité, l’être bienheureux et incorruptible par excellence, des pensées plus relevées que s’il s’agissait de l’homme. Bien qu’ils soient nos frères, ils ignorent que Dieu nous a départi une foule de choses qu’il ne partage point avec nous. Il nous a donné par exemple la naissance, bien que lui-même n’ait jamais été engendré ; la nourriture, bien qu’il n’ait pas besoin d’aliment ; l’accroissement, quoiqu’il demeura immuable ; une heureuse vieillesse et une douce mort, bien qu’il ne soit soumis ni à la vieillesse ni à la mort. N’allons donc pas nous imaginer que les Hébreux, en parlant des mains du Tout-Puissant, de ses pieds, de sa bouche, de ses yeux, de son arrivée, de son départ, de ses colères, de ses menaces, aient voulu dire que Dieu connaissait nos passions. Il n’en est rien. La piété ne voit dans ces expressions que des allégories dont nous expliquerons le sens quand l’occasion s’en présentera.

« De tous les remèdes, le plus salutaire c’est la sagesse, »

dit Callimaque, dans ses Épigrammes.

— « Pas de sage qui n’ait appris d’un autre la sagesse ; c’est une loi du passé comme du présent, dit Bacchylide dans ses Pœans ; car il n’est pas facile de trouver seul la clé des paroles secrètes et mystiques. »

Ainsi, on ne peut que louer Isocrate, lorsque dans le début de son Panathéné, après s’être posé cette question :

« À qui donnerai-je le nom de sage ? »

il répond :

« À ceux qui tournent à bien les événements de chaque jour, et dont la sagacité juge sainement les circonstances, et atteint le plus souvent le but qu’il fallait frapper; à ceux qui apportent dans les relations de l’amitié, la droiture du cœur et la justice la plus sévère ; toujours patients et résignés dans les ennuis ou les indignités que les autres peuvent leur faire souffrir, tandis qu’ils veillent eux-mêmes à ne montrer à celui qui les fréquentent, que l’humeur la plus égale et la plus grande modération possible ; à ceux qui, déjà vainqueurs des voluptés, au lieu de se laisser abattre par le malheur, font face à la mauvaise fortune, avec un courage digne de la noblesse de notre nature ; à ceux, enfin, et cette dernière classe est la plus relevée, à ceux que la prospérité ne peut ni corrompre, ni changer, ni enorgueillir, mais qui se maintiennent invariablement dans le cercle de la sagesse. »

L’orateur arrive ensuite a la conclusion de son discours :

« Quant à ceux qui, par leurs habitudes et leur manière d’être, accomplissent, sans se démentir, non-seulement un de ces devoirs, mais l’ensemble de ces devoirs, je les appelle des hommes éclairés et parfaits, des hommes doués de toutes les vertus. »

Entendez-vous les Grecs eux-mêmes, tout ignorants qu’ils sont de la manière dont il faut savoir déifier, pour ainsi dire, la vie qui se règle sur la connaissance ? Qu’est-ce que la connaissance ? ils n’en ont pas l’idée, même en songe. Si donc il est avoué unanimement parmi nous que connaître c’est se nourrir du Verbe, bienheureux sont réellement, selon les paroles de l’Evangile, ceux qui ont faim et soif de la vérité, parce qu’ils seront rassasiés de l’aliment incorruptible ! C’est une chose admirable que d’entendre Euripide, ce poète qui a fait monter la philosophie sur la scène tragique, s’accorder exactement avec ce que nous venons de dire, et désigner, par je ne sais quelle secrète inspiration, le Père et le Fils tout à la fois.

« À toi, s’écrie-t-il, à toi, roi suprême, cette libation et ce gâteau sacré ! À toi, Jupiter, ou Pluton, si ce dernier nom te plait davantage ! Reçois avec faveur cette précieuse offrande qui se compose de fruits de toute nature, ainsi que cette coupe pleine jusqu’aux bords. »

Le Christ, en effet, est une oblation rare et auguste dans laquelle se résument toutes les perfections et qui s’est offerte pour nous à son Père. Les vers qui suivent prouvent plus clairement encore que le poète, à son insu, parle du Sauveur lui-même :

« Car, de la même main qui parmi les dieux du ciel porte le sceptre de Jupiter, tu tiens les rênes de l’empire terrestre et infernal. »

Puis Euripide ajoute clairement :

« Envoie la lumière aux âmes des mortels qui désirent savoir d’où sont nés les luttes et les combats, quelle est la racine des maux, et auquel des bienheureux il faut sacrifier pour obtenir le repos de ses labeurs. »

Ce n’est donc pas sans raison que les purifications expiatoires sont les premières cérémonies dans les mystères de la Grèce, de même que le baptême ouvre la porte de la vie chez les Barbares. Puis viennent les petits mystères qui servent d’enseignement fondamental et de préparation aux grands mystères. Arrivé aux dernières épreuves, il ne reste plus rien à apprendre sur l’ensemble des choses : l’esprit n’a d’autre tâche que de se livrer à de hautes contemplations, et d’embrasser dans ses intuitions et la nature et les choses. Quant à nous, le mode de nos cérémonies expiatoires est la confession, et nous nous élevons a la contemplation par la voie de l’analyse. Par l’analyse nous montons de degré en degré jusqu’à l’intelligence première, en partant des êtres qui lui sont subordonnés, et en dégageant les corps des propriétés physiques qui leur sont inhérentes. Nous en retranchons, par exemple, les trois dimensions, la profondeur, la largeur, la longueur. Ce qui reste après cela est l’unité réduite, pour ainsi-dire, à un point sans étendue. Supprimez ce point lui-même, vous tombez dans l’abstraction de l’unité. Si donc, écartant des corps les propriétés qui leur sont inhérentes et celles que l’on nomme incorporelles, nous nous précipitons dans les grandeurs du Christ, et qu’à force de sainteté, nous nous élevions ensuite jusqu’à son immensité, nous parviendrons en quelque sorte à connaître le Tout-Puissant, moins toutefois pour le comprendre dans ce qu’il est, que dans ce qu’il n’est pas. Mais que ces expressions des livres saints, figure, mouvement, état, siège, lieu, main droite, main gauche, soient littéralement applicables au Créateur de l’univers, il ne faut pas même le penser. Quel est le sens de ces mots ? Nous le montrerons en son lieu, suivant notre promesse.

La Cause première ne se trouve donc pas renfermée dans un lieu. Elle est au-dessus des lieux, au-dessus du temps, au-dessus du langage et de l’intelligence. Voilà pourquoi Moïse lui-même s’écrie :

« Montrez-vous à moi ! »

témoignant par là bien clairement que Dieu, impossible à enseigner et à exprimer par la parole humaine, ne peut être connu que par la vertu qui émane de lui. Car en vain vous cherchez ; pas de forme à saisir ; rien qui tombe sous les sens. Mais la grâce de la connaissance de Dieu vient de Dieu par l’intermédiaire de son Fils. Salomon va nous appuyer de l’évidence de son témoignage :

« La prudence de l’homme n’est pas en moi, dit-il, mais Dieu me donne la sagesse, et je connais la science des saints. »

L’arbre de vie, planté dans le paradis, est encore une figure par laquelle Moïse désigne la divine providence ; et le paradis à son tour peut représenter le monde dans lequel naquirent toutes les œuvres de la création. Dans le monde aussi brilla et porta des fruits le Verbe fait chair; dans le monde, il vivifia ceux qui goûtèrent la douceur de ses fruits. N’est-ce pas, en effet, par l’arbre du salut qu’il s’est manifesté à nous ?

« L’auteur de notre vie n’a-t-il pas été suspendu pour exciter en nous la foi ? »

Salomon nous dit encore :

« La sagesse est l’arbre de vie pour ceux qui l’embrassent et s’y attachent. »

De là, les paroles du Tout Puissant à Israël :

« Voilà que j’ai mis devant tes yeux la vie et la mort ; tu es libre d’aimer le Seigneur ton Dieu, et de marcher dans ses voies et d’obéir à ses commandements, et de croire en la vie qu’il te promet. Mais si tu violes les préceptes et les lois que je t’ai données, tu périras. Car chérir le Seigneur ton Dieu, voilà ta vie et la longueur de tes jours. »

— Abraham, est-il dit encore, s’achemina vers le

« lieu où Dieu lui avait ordonné d’aller, et, le troisième jour, levant les yeux, il vit ce lieu de loin. »

En effet, le premier jour est rempli par l’admiration de ce qui est beau, le second par les nobles désirs de l’âme, et dans le troisième, l’intelligence pénètre les choses spirituelles, après que les yeux de la pensée ont été ouverts par le maître qui est ressuscite le troisième jour. Ces trois jours peuvent encore signifier le mystère du sceau sacré par lequel le néophyte croit au Dieu véritable. Abraham, par conséquent, vit le lieu de loin. C’est qu’il est difficile de pénétrer dans la région de ce Dieu que Platon appelle la région des idées, après avoir lu dans Moïse qu’il renferme en lui la plénitude et l’universalité des choses. Abraham le voit de loin; expression pleine de justesse ! car le patriarche est encore retenu dans les liens du corps, et il lui faut un ange pour l’introduire dans la connaissance du mystère. Voilà pourquoi l’apôtre a dit :

« Nous ne voyons Dieu maintenant que comme dans un miroir ; mais alors nous le verrons face à face ; »

c’est-à-dire, par la seule force de nos facultés intellectuelles, sans l’obstacle du corps et de la matière.

Nous pouvons néanmoins deviner et entrevoir Dieu par la méditation si, dégageant notre âme de l’empire des sens, nous nous élançons, par le seul effort de la raison, vers chaque être isolément, sans jamais quitter les choses avant de nous être élevés aux régions qui les dominent, avant d’avoir saisi avec l’intelligence elle-même le bien véritable, qui est la fin suprême du principe intelligent, comme le dit Platon. Il y a mieux. Moïse, ne permettant pas d’élever des temples et des autels en des lieux divers, mais érigeant lui-même un temple unique en l’honneur de Dieu, ne déclare-t-il pas que le monde est l’œuvre d’un seul créateur, ce qu’avoue Basilide, et qu’il n’y a qu’un seul et même Dieu, ce que n’avoue pas Basilide ? Moïse. en véritable Gnostique, sait bien qu’il ne peut circonscrire dans un lieu l’Être sans bornes. Il ne présentera donc à l’adoration du peuple aucune image taillée, pour montrer par là que Dieu est invisible et infini. Il élève la pensée d’Israël et il la conduit pour ainsi dire jusqu’à Dieu, en ne livrant à ses hommages que le nom sacré qui remplit l’intérieur du temple.

Le Verbe d’ailleurs, en défendant qu’on érigeât des temples ou qu’on immolât des victimes, ne donne-t-il pas à entendre que la majesté du Tout-Puissant n’est pas enfermée dans un lieu ?

« Quel palais pouvez-vous me bâtir, dit le Seigneur ? Le ciel est mon trône. »

Et à l’occasion des sacrifices :

« Je ne veux ni du sang des taureaux, ni de la graisse des agneaux »

et tout ce que le Saint-Esprit répudie ensuite par la bouche du prophète. Admirables paroles avec lesquelles s’accorde Euripide dans les vers qui suivent :

« Quel temple, bâti de main d’homme, pourra contenir la Divinité dans son enceinte de pierre ? »

Il dit pareillement des sacrifices :

« Dieu n’a pas besoin de ces oblations, puisqu’il est le roi de l’univers. Chimères et inventions des poètes, que tout cela. »
« Car Dieu, au jugement de Platon, n’a point créé le monde pour en tirer quelque profit, ni pour recueillir les hommages des hommes, des dieux et des génies, sorte d’impôt qu’il lèverait sur tout ce qu’il appelle à la naissance ; tribut de fumée de la part des mortels, d’honneurs et de services de la part des dieux et des génies. »

Elles sont donc d’un haut enseignement, ces paroles de Paul dans les Actes des Apôtres :

« Dieu, qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite point dans des temples bâtis par des hommes ; il n’est point honoré pour les œuvres des mortels, comme s’il avait besoin de quelque chose, lui qui donne tout à tous, et la vie et la respiration. »

Zénon, chef de l’école stoïcienne, dit dans son Traité de la République qu’il ne faut ni ériger des temples, ni dresser des statues, parce que rien de ce que bâtissent les hommes, n’est digne des dieux. Mais écoutons-le parler lui-même. Il n’a pas craint de s’exprimer ainsi :

« Il ne sera pas besoin d’élever des temples ; car il ne faut pas regarder un temple comme une chose sainte et d’un grand prix. Rien de ce qui sort de la main d’un maçon et d’un artisan grossier ne peut être saint et précieux. »

C’est donc avec beaucoup de sagesse que Platon aussi, persuadé que l’univers est le temple de Dieu, destine aux citoyens un endroit de la cité, où ils devront exposer leurs simulacres. Mais il défend à qui que ce soit, homme ou femme, d’avoir des chapelles domestiques.

« Que personne autre, dit-il, ne consacre des temples aux dieux. Dans « les autres états, l’or et l’argent qui brillent dans les maisons particulières et dans les temples, excitent l’envie. L’ivoire dépouillé d’un corps séparé de son âme, n’est point une offrande qui puisse être agréée. Le fer et l’airain sont destinés à être les instruments de la guerre. Que chacun présente donc comme offrande, dans les temples communs, l’ouvrage qu’il lui plaira, en bois ou en pierre, pourvu qu’il soit fait d’une seule pièce. »

Le même philosophe a donc encore raison de dire dans sa grande lettre :

« Le mystère de l’essence divine ne peut s’exprimer par le langage humain à la manière des autres sciences. Mais, après avoir longtemps concentré notre intelligence sur lui, et avoir vécu avec lui dans une sorte de commerce intime, la lumière, comme échappée d’un flambeau, jaillit dans notre âme et se nourrit d’elle-même. »

Ces paroles ne rappellent-elles pas celles du prophète Sophonie :

« Et l’esprit me saisit, et il m’enleva dans le cinquième ciel, et je contemplais les anges que l’on appelle seigneurs ; et leur diadème était posé sur l’Esprit-saint ; et le trône de chacun d’eux était sept fois plus éclatant que la lumière du soleil à son lever, et ils habitent dans les temples du salut, et ils chantent le Dieu ineffable et très-haut ? »

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