Stromates

LIVRE CINQUIÈME

CHAPITRE XII

Dieu ne peut être compris par l’intelligence, ni exprimé par la parole.

« Découvrir le père et le créateur de cet univers, n’est pas chose facile, et quand vous l’aurez découvert, il vous sera impossible de le révéler à tous. Car le mystère de son essence ne peut s’exprimer par des paroles, »

dit Platon, ce sincère ami de la vérité. Il n’avait pas vainement appris que Moïse, en qui résidait toute sagesse, prêt à gravir la montagne pour y contempler face à face le plus sublime des mystères que puisse percevoir l’intelligence, a été forcé de défendre à tout le peuple de le suivre dans ces ineffables révélations. Et quand l’Écriture dit :

« Moïse entra dans la nuée où était Dieu, »

ces paroles signifient, pour qui est capable de comprendre, que Dieu ne peut être vu par les yeux, ni exprimé par la bouche de l’homme. La nuée, qu’est-ce à dire ? l’incrédulité et l’ignorance de la plupart des mortels offusquent la splendeur de la vérité. Le théologien Orphée, après avoir dit en s’inspirant des traditions de Moïse :

« Un être existe qui porte sa cause en lui. Tout a été fait par la main d’un seul ; »

Ou est d’un seul ; car il y a des textes qui portent cette seconde version, ajoute :

« Pas un mortel qui le voie, et lui, il les voit tous. »

Mais le poète va s’exprimer plus clairement encore :

« Je ne le vois pas, car son trône immuable est assis au milieu des nuages, et les débiles paupières des hommes, qui ne sont qu’os et que chair, ne sauraient percer dans ces profondeurs. »

L’apôtre fortifiera ce qui précède de l’autorité de son témoignage :

« Je connais un homme en Jésus-Christ, qui fut ravi jusqu’au troisième ciel et de là, dans le paradis. Et il y entendit des paroles mystérieuses qu’il n’est pas permis à un homme de rapporter. »

L’apôtre donne ainsi à entendre que la langue humaine est impuissante à exprimer Dieu. Il n’est pas permis, ajoute-t-il. Non qu’en se taisant il obéisse à quelque loi ou à quelque défense ; il veut seulement nous indiquer que la sainteté elle-même ne pourrait énoncer l’idée de Dieu, puisque ce n’est qu’au-dessus du troisième ciel qu’il commence à être nommé, comme il est permis aux anges qui l’habitent d’initier aux saints mystères les âmes des élus. À propos de ce troisième ciel, l’Écriture pourrait me suggérer ici une foule de témoignages empruntés à la philosophie barbare. Ils attendront, conformément à mes promesses, le moment que je leur ai assigné. Qu’il nous suffise pour le présent d’un passage de Platon. Ayant mis en question, dans le Timée, s’il y avait plusieurs mondes, ou s’il n’y en avait qu’un seul, celui que nous habitons, le philosophe emploie indifféremment le mot de ciel et celui de monde. Au reste, laissons-le parler lui-même :

« Avons nous eu raison de dire qu’il n’y avait qu’au ciel, ou bien qu’il y, en avait plusieurs et dans un nombre infini ? Il valait mieux nous en tenir à un seul, puisqu’il a été fait d’après le type unique ? »

Il est écrit dans l’épître de l’Église romaine aux Corinthiens :

« Un océan sans bornes et les mondes qui sont au-delà. »

C’est pour cela que le divin apôtre s’écrie :

« Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! »

N’est-ce donc pas là le symbolique avertissement que donnait le prophète, lorsqu’il prescrivait de pétrir des pains azymes, et de les cuire sous la cendre ? C’était nous indiquer que la parole vraiment sacrée et mystique qui traite de l’être incréé et de ses attributs, doit être recouverte d’un voile. L’apôtre, dans son épître aux Corinthiens, va nous fortifier de l’évidence de son témoignage.

« Nous prêchons la sagesse aux parfaits, non la sagesse de ce monde, ni des princes de ce monde qui passent ; mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans son mystère, laquelle était demeurée cachée. »

Et ailleurs :

« Pour arriver à connaître le mystère de Dieu en Jésus-Christ, en qui sont renfermés tous les trésors de la sagesse et de la science. »

Le Sauveur sanctionnera lui-même les paroles de l’apôtre.

« Il vous est donné, dit-il, de connaître les mystères du royaume des cieux. »

L’Évangile dit encore que notre Seigneur

« a parlé à ses disciples en termes mystérieux. »

Car c’est lui que le prophète désigne par ces mots :

« Il ouvrira la bouche pour parler en paraboles, et il publiera les choses cachées depuis la formation du monde. »

La parabole du levain est encore dans la bouche du Seigneur une allusion au symbolisme :

« Le royaume des cieux, dit-il, est semblable au levain qu’une femme prit et cacha dans trois mesures de froment, jusqu’à ce que toute la masse eût fermenté. »

En effet, l’âme, avec ses trois facultés, obtient le salut, pour salaire de son obéissance, de deux manières différentes. Ou bien elle est sauvée, grâce à la puissance spirituelle qui a été cachée eu elle par la foi ; ou bien la force que le Verbe nous a communiquée, abrégée et puissante qu’elle est, agissant sur quiconque l’a reçue et la possède au dedans de soi-même, l’attire mystérieusement à elle et confond dans l’unité toutes les forces morales de son être. Solon s’exprime donc avec beaucoup de sagesse sur Dieu dans les vers suivants :

« Il n’est pas facile de connaître la mesure cachée de la science qui seule embrasse les dernières limites de toutes choses. »

Car le poète d’Agrigente a dit :

« Levez les yeux, étendez la main tant que vous le voudrez, jamais vous ne pourrez atteindre à la Divinité. La foi est comme le grand chemin par lequel Dieu descend dans l’esprit de l’homme. »
« Nul ne vit jamais Dieu. Le Fils unique, qui habite dans le sein du Père, est celui qui nous en a donné connaissance, dit aussi l’apôtre Jean. »

Dans le sein de Dieu ; quelques uns se sont autorisés de ces paroles qui désignent l’invisible et l’ineffable, pour appeler Dieu le profond, attendu qu’il renferme et embrasse toutes choses comme dans le sein de son immensité, être infini et sans bornes que nul ne saurait atteindre.

Il est certain que la discussion présente, qui a Dieu pour objet, se hérisse de difficultés. S’il est constaté que découvrir le principe de quoique ce soit est chose laborieuse, à plus forte raison, le premier et le plus ancien de tous les principes, celui par lequel les autres existent et continuent d’exister, sera-t-il difficile à démontrer ? De quel nom appeler, en effet, celui qui n’est ni genre, ni différence, ni espèce, ni individu, ni nombre, ni accident, ni soumis à rien d’accidentel ? Direz-vous qu’il soit un tout ? L’expression demeure imparfaite, puisque un tout est une quantité mesurable, et que Dieu est le père de l’universalité des êtres. Lui donnerez-vous des parties diverses ? Non, sans doute ; car ce qui est un est indivisible. Voilà pourquoi il est infini, non pas dans ce sens que la pensée humaine le conçoit comme impossible à embrasser ; mais parce qu’il n’admet point de dimension et ne connaît point de bornes. Aussi n’a.t-il pas de formes, et ne peut-il être nommé. Et si nous le désignons quelque fois par ces termes, le Dieu un, le Dieu bon, l’Esprit, l’Être par excellence, le Père, le Dieu, le Créateur, le Seigneur, ce sont là des dénominations dépourvues de justesse et impuissantes à le caractériser. Nous ne recourons à ces mots dignes de respect que par indigence du nom véritable, pour fixer notre pensée et l’empêcher de s’égarer sur d’autres appellations qui dégraderaient l’Éternel. Aucun de ces termes, pris séparément, n’explique Dieu ; réunis ensemble, ils indiquent sa toute-puissance. On connaît les choses ou par leur propre nature, ou par le rapport qu’elles ont les unes avec les autres. Ici rien de tout cela ne convient à Dieu. La démonstration elle-même est inhabile à le découvrir, puisqu’elle repose sur des principes antérieurs et des notions premières. Or, rien n’a existé avant l’Être incréé. Il ne nous reste donc, pour nous faire comprendre le Dieu inconnu, que sa grâce et son Verbe, ainsi que Luc nous le montre dans les Actes des Apôtres, quand il met ces mots dans la bouche de Paul :

« Athéniens, il me semble qu’en toutes choses vous êtes très-religieux. Car, en passant et en voyant les statues de vos Dieux, j’ai trouvé même un autel où il est écrit : AU DIEU INCONNU. Ce Dieu donc, que vous adorez sans le connaître, est celui que je vous annonce. »

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