Stromates

LIVRE SIXIÈME

CHAPITRE III

Pour établir de nouveau que les Grecs ont tout dérobé aux Hébreux, l’auteur prouve qu’ils ont transporté dans leur histoire et leur mythologie les miracles racontés par les saintes Écritures.

Les voilà donc convaincus d’avoir dérobé aux Barbares leurs dogmes. Mais ils ne s’en tiendront pas là ; les merveilles surprenantes que la puissance divine opéra parmi nous, par l’instrument de quelques justes, pour notre sanctification, vont se dénaturer et alimenter la mythologie de la Grèce. Ici nous leur demanderons d’abord : Les faits que vous racontez sont-il vrais ou faux ? Ils n’oseront jamais en proclamer la fausseté. Comment espérer qu’ils confessent de leur propre bouche une folie qui va jusqu’à inventer des chimères ? Ils soutiendront sans doute que ces écrits portent le cachet de la vérité. À quel titre, dès-lors, repoussent-ils comme indignes de foi les miracles opérés par Moïse et par les autres prophètes ? En effet, le Dieu tout-puissant, dont la bonté veille sur tous les hommes, les conduit au salut, les uns par les préceptes, les autres par les menaces ; ceux-ci par les prodiges et les miracles, ceux-là par de consolantes promesses.

Une longue sécheresse avait affligé la Grèce. Dans la stérilité et la disette qui en furent la suite, ceux que la faim avait épargnés se rendirent en suppliants à Delphes pour y demander à la prêtresse par quel moyen ils pourraient se délivrer du fléau. — Point d’autre remède que de recourir aux prières d’Éaque, telle fut la réponse de la Pythie. Éaque cède aux instances qui lui sont adressées. Le voilà qui gravit une montagne de la Grèce, étend vers le ciel ses mains purifiées, et, invoquant le père commun des hommes, le conjure de venir en aide à la Grèce désolée. Il n’a pas plutôt cessé de prier, que des coups de tonnerre d’un heureux augure se font entendre, et l’air qui l’environne se couvre d’épais nuages. La pluie s’en échappe par torrents prolongés qui remplissent le pays tout entier. De là naît une récolte abondante sur une terre qu’ont labourée les supplications d’Éaque. « Et Samuel cria vers le Seigneur, dit l’Écriture ; et le Seigneur fit éclater son tonnerre et tomber la pluie an temps de la moisson. » Êtes-vous bien convaincu maintenant qu’il est un, le Dieu qui, par l’intermédiaire des puissances inférieures, « fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes ? » Nos saintes Écritures sont pleines d’exemples qui représentent Dieu exauçant toutes les prières qui lui sont adressées par la bouche des justes !

Les Grecs rapportent encore que les vents étésiens venant autrefois à manquer, Aristée offrit un sacrifice à Jupiter isthmien dans l’île de Céos. Le désastre était grand. Les productions de la terre étaient déjà consumées par l’excès de la chaleur, dans l’absence des vents qui avaient coutume de rafraîchir les moissons, lorsqu’Aristée obtint facilement le retour des souffles bienfaiteurs.

Pendant l’invasion de la Grèce par Xerxès, la Pythie de Delphes rendit cet oracle :

« Habitants de Delphes, sacrifiez aux vents et tout ira mieux pour vous. »

Les Delphiens, dociles, érigèrent un autel, offrirent un sacrifice aux vents, et les obtinrent pour auxiliaires. En effet, les vents ayant soufflé violemment dans les parages du cap Sépiade, brisèrent le formidable armement de la flotte ennemie.

Empédocle d’Agrigente fut surnommé Kolysanémas. On raconte qu’un vent impétueux, qui non-seulement apportait des maladies pestilentielles, mais de plus frappait de stérilité le sein des femmes, étant venu à souffler de la montagne d’Agrigente, Empédocle arrêta le fléau. Voilà pourquoi il écrit lui-même dans ses vers :

« Tu suspendras la colère des vents infatigables qui se précipitent sur la terre et dessèchent les campagnes. »

Et ailleurs :

« Tu remplaceras à ton gré les vents par d’autres vents. »

Il marchait toujours, accompagné, dit-on, d’une troupe de gens qui consultaient l’avenir ou qui avaient été longtemps en proie à des maladies cruelles. Vous le voyez, ce sont nos saintes Écritures qui ont enseigné aux Grecs que les justes guérissent les maladies et opèrent des signes et des prodiges. Leur fol là-dessus n’a pas d’autre fondement. Veulent-ils se convaincre que des vertus ou des puissances gouvernent les vents et distribuent les ondées ? qu’ils écoutent le chant du Psalmiste : « Que vos tabernacles sont aimables, ô Seigneur des puissances ! » C’est du Seigneur des puissances, des dominations et des principautés, que Moïse nous dit, pour nous apprendre à ne point nous séparer de lui : « Ayez soin de circoncire votre cœur, et ne vous endurcissez pas davantage, parce que votre Seigneur est aussi le Seigneur des seigneurs et le Dieu des dieux ; le Dieu grand et puissant, etc... » Isaïe dit également : « Levez les yeux et considérez qui a créé toutes choses. »

De là l’opinion de quelques-uns qui attribuent les pestes, la grêle, les tempêtes et autres fléaux semblables, non pas seulement au désordre des éléments, mais à la colère des démons ou des mauvais génies. Les mages de Cléones, dit-on, observent attentivement la nature des nuées, et quand ils en aperçoivent qui vont s’ouvrir pour verser la grêle, ils conjurent par des sacrifices et des chants la colère et les menaces des mauvais anges. Les victimes viennent-elles à leur manquer ? Ils font jaillir de leur doigt un sang qu’ils offrent en sacrifice. La prophétesse Diotime, en conseillant aux Athéniens de sacrifier avant l’invasion de la peste, recula de dix ans l’arrivée de la contagion. De même, les sacrifices que prescrivit le Crétois Épiménide retardèrent pendant le même espace de temps la guerre dont les Perses menaçaient la Grèce. Que l’on nomme ces âmes des dieux ou des anges, peu importe, disent quelques-uns. En effet, les hommes les plus versés dans cette doctrine, ont placé dans beaucoup de temples presque tous les cercueils des morts comme autant de statues des dieux, donnant à leurs âmes le nom de génies et enseignant aux hommes à les honorer d’un culte spécial, parce que la Providence, pour les récompenser de la pureté de leur vie, les a investies du pouvoir de parcourir la région qui environne la terre et de veiller aux besoins des hommes. Ils savaient que certaines âmes sont enchaînées par leur nature dans les liens du corps ; mais cette question trouvera sa place, quand nous parlerons des anges. Démocrite fut surnommé la Sagesse pour avoir prédit souvent l’avenir par l’observation des phénomènes célestes. Son frère Damasus lui ayant prodigué tous les soins d’une bienveillante hospitalité, fut promptement payé de sa tendresse.

Démocrite lui annonça, d’après l’inspection des astres, une pluie violente et prolongée. Ceux qui crurent à ses paroles se hâtèrent de recueillir leurs moissons; et l’été n’était point achevé qu’elles étaient déjà dans leurs granges. Les incrédules, surpris par une pluie soudaine et sans interruption, perdirent toutes leurs récoltes.

Pourquoi donc les Grecs refuseraient-ils de croire que Dieu apparut dans sa gloire sur le Sinaï pendant qu’une flamme enveloppait la montagne sans consumer aucune des plantes qui la couvraient, et que les éclats de la trompette ébranlaient les airs sans le secours d’aucun instrument ? La descente de Dieu sur la montagne n’est pas autre chose que l’arrivée de la puissance divine, qui parcourt le monde tout entier et annonce la lumière inaccessible. Tel est le sens allégorique de l’Écriture. Au reste, la flamme mystérieuse fut vue, selon le témoignage d’Aristobule, lorsque le peuple qui ne comptait pas moins d’un million d’hommes, sans y comprendre ce qui n’avait pas atteint l’âge de la puberté, se pressait autour de la montagne ; et le circuit du Sina n’avait pas moins de cinq jours de marche. Tout ce peuple, qui campait autour du lieu où se manifestait la vision, aperçut donc les flammes qui couronnaient la montagne. Dès lors l’apparition divine ne fut point locale : l’immensité de Dieu remplit l’univers.

Les historiens rapportent aussi que l’île des Bretons renferme une montagne sous laquelle est une caverne profonde qui a son ouverture au sommet. Lorsque le vent s’engouffre dans l’abime et se brise dans les mille sinuosités de ses parois intérieures, on croirait entendre un bruit de cymbales que l’on frappe en cadence. Souvent aussi, dans les forêts, quand l’épaisse rafale mugit à travers les arbres et les feuilles, elle produit des accents qui imitent le concert des oiseaux. Il y a mieux. Ceux qui ont écrit l’histoire de la Perse racontent que, dans les parties les plus élevées du pays des mages, au milieu d’un vaste plateau, se dressent trois montagnes qui se suivent. Le voyageur, arrivé au pied de la première, entend des voix confuses qu’il prend pour les clameurs de plus de cent mille combattants sur un champ de bataille. Il n’a pas plus tôt atteint la montagne centrale, que l’éclat et l’intensité du bruit redoublent encore. Lorsqu’il approche de la dernière, ce sont alors des chants glorieux et comme des hymnes de victoire. La cause de tout ce bruit, il faut la chercher, selon moi, dans le poli et les cavités des parois. Quand le vent, refoulé d’une caverne où il a pénétré, y rentre une seconde fois, il résonne avec plus de force.

Ainsi je m’explique ces phénomènes. Dieu toutefois, auquel rien n’est impossible, peut bien, sans le secours d’aucun agent intermédiaire, produire dans l’oreille la vivante image du son, tout absent qu’il est. Il atteste ainsi sa grandeur, en montrant qu’il lui est facile d’agir contre les lois de la nature, guidé toujours par le désir de convertir aux commandements et à la foi celui qui ne croit pas encore et n’a pas accepté le précepte. Mais il y avait là un nuage ; il y avait une haute montagne. Pourquoi l’air, mis en mouvement par une impulsion puissante, ne pouvait-il produire différents sons ? Voilà pourquoi le prophète dit aussi : « Vous avez entendu la voix de ses paroles, mais vous n’avez aperçu aucune forme. » Vous découvrez maintenant comment la voix du Seigneur, Verbe incorporel, comment la vertu du Verbe, rayonnante parole du Seigneur, la Vérité enfin descendue du ciel dans le sein de l’Église, opérait par l’intermédiaire d’un agent lumineux et immédiat.

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