Stromates

LIVRE SIXIÈME

CHAPITRE XI

Le sens mystique des choses divines est renfermé dans les proportions numériques ou géométriques et dans les différents modes de la musique.

Nous avons déjà cité l’exemple d’Abraham à l’occasion de l’astronomie ; qu’Abraham nous serve encore d’exemple pour l’arithmétique. À la nouvelle que Loth a été réduit en captivité, le patriarche rassemble 318 de ses serviteurs, nés dans sa maison, surprend les ennemis, et en disperse un nombre considérable. On fait observer que le signe numérique qui représente 300 (T) figure la croix de notre Seigneur ; que l’iota et l’éta, dont le premier équivaut à 10 et le second à 8, signifient le nom du Sauveur. Au point de vue du salut, ceux-là sont les serviteurs et les associés d’Abraham qui, s’étant enrôlés sous l’étendard de la croix et du nom sacré, triomphèrent de l’ennemi qui réduisait en captivité, et des nations infidèles qui marchaient à sa suite. De plus, le nombre 300 est une triade de centaines. On convient généralement que 10 est un nombre parfait de toutes parts. Quant à 8 c’est le premier cube, c’est-à-dire, l’égalité sous toutes les dimensions, longueur, largeur, hauteur. —

« Les jours de l’homme seront de cent-vingt ans, disent les livres saints. »

Or, qu’est-ce que ce nombre ? La somme des quinze premiers nombres ajoutés l’un à l’autre à partir de l’unité. La lune est pleine dans son quinzième jour. Le nombre 120 est en outre triangulaire, et se compose premièrement, de la série paire renfermée dans 64, 1, 3, 5, 7, 9, 11, 13, 15, dont l’addition partielle engendre des carrés ; secondement de la série impaire 56, à savoir, des sept nombres pairs à partir de deux, 2, 4, 6, 8, 10, 12, 14, dont l’addition partielle engendre des nombres inégaux. Envisagé sous un autre aspect, le nombre 120 se forme de quatre nombres, l’un triangulaire, 15 ; l’autre carré, 25 ; le troisième pentagone 35 ; le quatrième hexagone, 45. 5, en effet, est la base de ces quatre nombres polygones. À partir de l’unité, 15 est le cinquième triangulaire, 25, le cinquième carré, et ainsi de suite, de 10 en 10. Or, 25, qui est le cinquième carré, est dit-on le symbole de la tribu lévitique. Le nombre 35 se reproduit par l’addition de cette figure arithmétique, géométrique et harmonique, dont le dernier terme est le double du premier, 6, 8, 9, 12. Interrogez les Juifs ; ils vous diront que l’enfant qui naît à sept mois est formé dans l’espace de 35 jours. Quant au nombre 45, on l’obtient par cette figure 6, 9, 12, 18, dont le dernier terme est le triple du premier. C’est encore pendant un pareil nombre de jours que se forme l’enfant qui vient à neuf mois.

Tels sont les exemples qui prouvent l’utilité de l’Arithmétique. La construction du tabernacle, et de l’arche d’alliance nous signalerait les avantages de la géométrie. L’arche et le tabernacle furent élevés sur les plans divins, conformément aux analogies les plus relevées, et d’après le don de l’intelligence, qui nous conduit des objets sensibles au monde invisible, ou pour mieux dire, nous introduit des choses d’ici-bas dans le sanctuaire du Saint des saints. Les poutres équarries montrent que la forme quadrangulaire a pénétré partout, produisant par ses angles droits la sécurité et la stabilité.

« Et la longueur de l’édifice était de trois cents coudées ; sa largeur, de cinquante ; et sa hauteur, de trente ; et le comble se terminait en équerre. » Partant d’une large base pour s’élever en pointe comme une pyramide, il présentait par sa forme le symbole du lieu où l’on est éprouvé et purifié par la flamme. Ces proportions géométriques nous sont offertes comme une sorte d’initiation à l’intelligence des saintes demeures. Les différences qui les séparent sont indiquées par celles qui séparent les nombres mentionnés. Ces nombres, ainsi ordonnés, se décomposent, ou en six parties, — 300 est le produit de 6 fois 50 ; ou en dix parties, — 300 est encore le produit de 10 fois 30 ; ou en deux parties inégales, — 50 est la somme de 30 et de 20. Il en est qui aiment mieux voir dans les trois cents coudées le symbole de la croix du Seigneur ; les cinquante coudées figureraient l’espérance et la rémission des péchés qui nous est accordée à la Pentecôte. Les trente coudées représenteraient la prédication de l’Évangile, parce que le Seigneur commença de le prêcher, dans sa trentième année. Suivant d’autres, la prérogative de ce symbole appartiendrait an nombre 12, parce que tel était le nombre des apôtres. L’édifice se terminait en équerre, ajoute-t-on, pour montrer que les progrès du juste arrivent de degré en degré jusqu’à l’unité de la foi. »

La table qui était dans le temple avait six coudées, et ses quatre pieds une coudées et demie chacun. La réunion de ces douze coudées représente les douze mois qui accomplissent leur révolution dans le cercle de l’année, et pendant lesquels la terre, servie par les quatre saisons, engendre et mûrit les germes de toutes les productions. La table, selon moi, est l’image de la terre appuyée sur ses quatre pieds, l’été, l’automne, le printemps, l’hiver, avec lesquels marche l’année ; aussi la Bible nous dit-elle que la table avait une bordure ondoyante, soit pour signifier que tout roule, emporté dans les révolutions du temps, soit peut-être aussi comme image de la terre que les flots de l’océan environnent de toutes parts.

Pour nous convaincre de l’utilité de la musique, appelons en témoignage David, qui, chantre divin et prophète inspiré, célébrait dans ses hymnes cadencés les louanges du Seigneur. Le caractère du mode dorien est l’harmonie; et celui du mode phrygien, le diatonum, c’est-à-dire le véhément et l’aigu, selon le langage d’Aristoxène. Or, les accents du psaltérium barbare, où domine une mélodie grave et majestueuse, étant les plus anciens de tous, mirent sans doute Terpandre sur la voie du mode dorien et lui inspirèrent cet hymne à Jupiter, dont voici le début :

« Jupiter, principe et chef de toutes choses, je te consacre le commencement de ces hymnes. »

La harpe, est prise allégoriquement par le psalmiste, pour désigner dans un sens le Seigneur, dans un autre, les fidèles qui mettent en mouvement les cordes de leur âme sous la direction du Seigneur. Image des élus agissant par l’inspiration du Verbe, la harpe peut encore figurer ceux qui glorifient le Seigneur, illuminés par la connaissance, et faisant vibrer sons l’action du Verbe les cordes de la foi. Dans les harmonies de la musique, vous trouverez encore une harmonie dont l’Église est le siège, je veux dire, l’accord qui unit la loi, les prophètes, les apôtres, l’Évangile. Pour dernier symbole, vous y trouverez la merveilleuse unanimité des prophéties, quoique l’inspiration passe d’un prophète à un autre.

Mais ceux qui ont inscrit leur nom dans la milice du Christ ressemblent pour la plupart aux compagnons d’Ulysse, et n’apportent aux pieds de la doctrine que des idées grossières. Regardez-les ! ce n’est pas aux sirènes qu’ils échappent ; mais ils passent devant le rythme et la mélodie, en se bouchant obstinément les oreilles. Une fois qu’ils les auraient ouvertes aux enseignements de la Grèce, ils savent bien qu’ils ne pourraient plus revenir ensuite sur leurs pas. Mais le prêtre qui recueille tout ce qui peut profiter aux Catéchumènes, surtout aux Catéchumènes grecs (« la terre et tout ce qu’elle contient est au Seigneur ») ne doit pas s’interdire l’étude de la science, à la manière de l’animal privé de raison. Loin de là ! Il fortifiera ses auditeurs par tous les secours dont il peut disposer : toutefois il ne s’appesantira sur ces études que le temps nécessaire pour en retirer ce qu’elles ont d’utile, afin que, riche de ces documents, il puisse retourner au foyer domestique, c’est-à-dire, à la véritable philosophie, rempart inexpugnable derrière lequel l’âme ne court jamais de danger.

Il faut donc apprendre la musique, parce qu’elle orne et adoucit le caractère. C’est ainsi que dans les repas chrétiens nous nous provoquons mutuellement à chanter, comme on passe de main en main la coupe du banquet, éteignant ainsi le désir par l’influence de la musique, et en même temps glorifiant Dieu pour l’abondance des biens qu’il nous a départis, et pour les aliments qu’il nous fournit sans cesse afin d’entretenir les doubles facultés de l’âme et du corps. Mais loin de nous comme vaine et superflue cette musique énervante, qui jette l’âme dans des impressions diverses, tantôt tristes et mélancoliques, tantôt impudiques et soulevant les sens, tantôt extravagantes et frénétiques !

L’astronomie a aussi son utilité. D’une part, en nous initiant à la connaissance des phénomènes célestes, en nous enseignant la configuration de la terre, de l’univers, les révolutions du ciel et le mouvement des astres, elle élève notre intelligence jusqu’aux pieds de la vertu créatrice ; de l’autre, elle nous apprend à distinguer sans peine le retour des saisons, les changements de température, le lever et le coucher des constellations. Aussi est-elle d’un grand secours à la navigation et à l’agriculture, de même que l’architecture s’aide de la géométrie pour élever ses monuments ou ses édifices.

Cette dernière science aiguise singulièrement les facultés de l’âme, qu’elle rend plus prompte à percevoir et à distinguer la vérité, à réfuter le mensonge et à découvrir les rapports d’homologie et d’analogie. Par elle nous saisissons la ressemblance dans la dissemblance ; par elle nous trouvons une longueur sans largeur, une surface sans profondeur, un point indivisible et sans étendue ; par elle enfin, nous nous élevons des choses sensibles aux choses qui ne sont perceptibles qu’à l’intelligence.

Les sciences sont donc les auxiliaires de la philosophie, et la philosophie elle-même n’est qu’une aide pour conduire à la vérité. Considérez ce manteau. D’abord ce ne fut qu’une toison ; puis la laine fut brisée sous la main du cardeur ; puis on en forma une trame, puis une chaîne, puis enfin une étoffe. Avant que l’âme atteigne à la perfection, il lui faut aussi passer par des exercices préparatoires et subir plusieurs épreuves. Car la vérité se compose de deux éléments, la connaissance et les œuvres : or, les œuvres découlent de la contemplation et demandent des efforts, une lutte obstinée et beaucoup d’expérience. De plus, la contemplation a deux objets, le prochain et nous-mêmes ; d’où il faut conclure la nécessité d’une érudition appropriée à ce double but. À qui possède suffisamment les sciences préparatoires qui conduisent à la connaissance, il est permis de rester en repos désormais, dirigeant ses œuvres sur la règle que lui révèle la contemplation. Avez-vous dessein d’instruire vos frères par des écrits, ou bien travaillez-vous à leur instruction par un enseignement oral ? les sciences profanes vous sont utiles et la connaissance des saintes Écritures indispensable pour vous servir de démonstration, surtout si vos disciples sortent des écoles de la Grèce. Le Psalmiste décrit ainsi l’Église :

« La reine s’est tenue debout à votre droite, revêtue d’une robe brodée d’or et bigarrée ; »

et ailleurs :

« Sa robe est bordée de franges d’or et bigarrée. »

Qu’est-ce à dire, sinon que l’Église est entourée des enfants que lui envoient la Grèce et les autres contrées.

« C’est par l’intermédiaire du Seigneur que l’on connaît la vérité. Quel homme, ô mon Dieu, peut pénétrer vos desseins si vous ne lui avez donné la sagesse, si du haut des cieux vous ne lui avez envoyé votre Saint-Esprit, et si, de la sorte, les chemins des hommes n’ont été redressés, et vos décrets annoncés à la terre, et les peuples sauvés par votre sagesse ? »

Par les livres saints, en effet, le Gnostique connaît le péché, conjecture l’avenir, démêle les subtilités du discours, pénètre le sens des paroles énigmatiques, prévoit les signes, les prodiges, et la marche des événements, comme nous l’avons déjà dit. La sagesse, vous le voyez, est la source d’où jaillissent toutes les sciences.

— Mais à quoi bon, s’écrient quelques fidèles, savoir, par exemple, pourquoi et comment le soleil, ainsi que les autres astres, accomplissent leur révolution ? Que nous font et les théorèmes de la géométrie, et les arguments de la dialectique, et les spéculations des autres sciences ? Elles sont impuissantes à nous enseigner nos devoirs. Qu’est-ce que la philosophie grecque, sinon la fille de l’intelligence humaine, incapable d’enseigner la vérité ?

— Je réponds à cette objection. D’abord, vous vous trompez sur un point capital, à savoir, la détermination volontaire du libre arbitre.

« Car ceux-là seront justifiés, qui auront gardé saintement les choses saintes, dit la sagesse ; et ceux qui les auront apprises sauront répondre. »

Il est juste, en effet, que le Gnostique soit le seul qui accomplisse saintement le devoir, puisque c’est à l’école du Seigneur qu’il a connu ce qu’il faut faire, quoique cet enseignement lui soit communiqué par une bouche humaine. Écoutez encore les saints oracles :

« Nous sommes dans sa main, »

c’est-à-dire, sous l’action de sa puissance et de sa sagesse,

« nous et nos paroles, et toute la prudence et la science des œuvres. Car Dieu n’aime que celui qui habite avec la sagesse. »

Vous prouvez en outre que vous n’avez pas lu ce que dit Salomon. Il avait parlé d’un navire :

« L’habileté d’un ouvrier l’a construit, ajoute-t-il, mais votre providence le gouverne, Seigneur. »

Or, je vous le demande, n’est-il pas absurde d’abaisser la philosophie au-dessous de l’art du charpentier ou du constructeur de vaisseaux ? Quand je vois le Seigneur rassasier, avec deux poissons et cinq pains d’orge, la multitude assise sur l’herbe en face de la mer de Tibériade, il me semble qu’il nous désigne indirectement la doctrine préparatoire des Juifs et des Grecs, avant-goût, pour ainsi dire, du divin froment cultivé par la loi. En effet, les chaleurs de l’été développent et mûrissent l’orge avant le froment. La philosophie grecque, née et portée sur les eaux de la Gentilité, était figurée par les poissons, qui, distribués à cette multitude encore assise à terre, la nourrirent abondamment, mais dont il ne resta aucun morceau, comme il en resta des cinq pains. Toutefois, le Seigneur, ayant béni cette multitude, le souffle divin lui communiqua par la puissance du Verbe, la résurrection d’en haut. Êtes-vous curieux, d’autres explications ? L’un des poissons peut représenter les études appelées encycliques le second désignera la philosophie, qui sert d’échelon à la vérité ; les morceaux de pain recueillis seront la parole elle-même du Seigneur.

« Et les poissons muets se précipitèrent en foule, »

dit quelque part la muse tragique.

« Il faut que je diminue et que le Verbe du Seigneur, qui est la fin de la loi, croisse seul désormais, »

dit le prophète Jean. Écoutez et comprenez le mystère de la vérité ; mais pardonnez à mes réticences, si je n’ose m’exprimer plus ouvertement, me bornant à proclamer cet oracle :

« Toutes choses ont été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui. »

Voilà pourquoi le divin apôtre le nomme

« la principale pierre de l’angle. L’édifice posé sur lui, ajoute-t-il, s’élève et s’accroît jusqu’à devenir un temple consacré au Seigneur. »

Laissons de côté pour le moment la parabole de l’Evangile, où il est dit :

« Le royaume des cieux est semblable à un homme qui jette son filet dans la mer, et qui, dans la multitude des poissons qu’il prend, choisit les meilleurs et les plus beaux. »

De plus, le livre de la sagesse qui est entre nos mains, proclame les quatre vertus cardinales en termes assez clairs pour que les sources des Hébreux aient coulé jusque chez les Grecs. Au reste, le texte parle de lui-même :

« Et si quelqu’un aime la justice, ses travaux produisent les grandes vertus ; car la sobriété et la prudence enseignent la justice et la force, qui sont les choses les plus profitables aux hommes en cette vie. »

Que conclure de tout ce qui précède ? Les hommes ne possèdent pas la vertu par un privilège de leur naissance ; ils apportent des dispositions à la vertu et sont propres à l’acquérir.

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