Stromates

LIVRE SIXIÈME

CHAPITRE XVIII

Le Gnostique ne touche qu’en passant, et comme pour se délasser, à la philosophie grecque. Il se hâte d’arriver à la doctrine chrétienne, source de toute sagesse.

Notre Gnostique est constamment occupé de l’étude principale. Mais a-t-il quelque loisir ? on bien est-il contraint de reposer son esprit de ces hautes investigations ? Il touche, en guise de délassement, à la philosophie grecque comme à une de ces délicates superfluités que l’on apporte à la table du banquet, non pas qu’il ait négligé les aliments plus substantiels, mais parce qu’il a reçu tonte la part qui lui convient, et cela, pour les raisons énoncées plus haut. Les imprudents qui ont convoité dans la philosophie au-delà du nécessaire, et s’abandonnent aux sophismes et aux vaines disputes, s’écartent de ce qui est nécessaire, prédominant ; insensés qui poursuivent l’ombre de la raison ! Sans doute il est bon de tout savoir ; mais l’esprit, trop faible pour porter le lourd fardeau de ces doctrines, ne s’arrêtera qu’à celles qui sont importantes et préférables. La science réelle, apanage exclusif du Gnostique, comme nous le disons, est une compréhension inébranlable qui conduit, par des raisons véritables et irrésistibles, à la connaissance du premier principe. Avoir sur un point la science de ce qui est vrai, quelque soit ce point, c’est avoir sur le même point la science de ce qui est faux. J’approuve donc cette thèse : Faut-il philosopher, quand même il ne faudrait pas philosopher, sans un examen préalable, impossible de porter un jugement qui approuve ou condamne ? La philosophie est donc nécessaire.

Avec ces principes, il faut que les Grecs s’initient, par la loi et les prophètes, à la manière d’adorer le Dieu unique, le véritable Tout-Puissant. L’apôtre leur promulguera ensuite cet oracle :

« Pour nous, nous n’avons point d’idole dans le monde, » parce que de tous les êtres de la création, il n’en est pas un seul qui puisse rappeler l’image de Dieu. Ils apprendront en troisième lieu que leurs simulacres ne sont pas même la représentation de ceux qu’ils honorent : la forme des âmes ressemble-t-elle donc aux statues des Grecs ? Non ; les âmes ne tombent point sous les sens, pas plus celles des êtres raisonnables, que celles des animaux dépourvus de raison. Quant au corps, ils ne font jamais partie de ces âmes ; ils ne sont que de véritables instruments, sièges pour celles-ci, véhicules pour celles-là, possessions d’une façon ou d’une autre pour toutes. Mais nous sommes impuissants même à reproduire l’image de ces instruments. Représentez-moi, par exemple, le soleil, tel que vous le voyez ! figurez-moi l’arc-en-ciel avec des couleurs ! Puis, lorsque les Grecs auront abandonné leurs idoles, il leur sera dit :

« Si votre justice n’est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, »

dont l’abstinence du mal est toute la justification, afin que, supérieurs à cette perfection vulgaire qui est en eux, vous puissiez aussi aimer le prochain et lui faire du bien, vous ne serez point les disciples de la loi royale. En effet, l’accroissement de la justice qui vient de la loi est comme le sceau du Gnostique. Ainsi quand le fidèle sera placé sur le chef qui gouverne son corps, et qu’il sera parvenu au faîte de la foi, je veux dire, sur les hauteurs de cette connaissance elle-même qui renferme toute intelligence, il obtiendra du même coup l’héritage suprême. Que la connaissance occupe le premier rang, l’apôtre l’atteste à quiconque sait voir, lorsqu’il.écrit ces mots aux Grecs de Corinthe :

« Nous espérons que, votre foi croissant de plus en plus, nous étendrons suivant la règle notre partage beaucoup plus loin, en portant l’Évangile au-delà de vous. »

Son dessein n’est pas de désigner ici l’extension ultérieure de son apostolat, par rapport au lieu, puisque la foi, dit-il, abondait en Achaïe. Il y a mieux, les Actes des apôtres nous le montrent annonçant le Verbe à Athènes. Paul nous apprend par là que la connaissance, qui est la perfection de la foi, va plus loin que la catéchèse, conformément à la majesté de la sainte doctrine et à la règle de l’Église. Voilà pourquoi il ajoute un peu plus bas :

« Si je suis grossier et peu instruit pour la parole, il n’en est pas de même pour la science. »

Au reste, vous autres Grecs qui possédez, dites-vous, la vérité, parlez ; de qui vous glorifiez-vous de l’avoir apprise ? Que Dieu ait été votre maître, vous n’oseriez le répondre. Nous la tenons des hommes, vous écriez-vous ? S’il en va ainsi, ou vous l’avez apprise bien tardivement de vous-mêmes, comme quelques-uns d’entre vous le proclament orgueilleusement, ou bien vous l’avez apprise de vos semblables. Mais ignorez-vous donc que personne n’est digne de foi quand il parle de Dieu en son propre nom ? Le moyen que l’homme argumente convenablement sur Dieu, la faiblesse et la mort sur l’être incorruptible, éternel ; la créature sur le Créateur ! Ce n’est pas tout. Quand l’homme ne peut pas même bégayer la vérité sur sa propre nature, faudra-t-il souscrire à ses prétentions d’expliquer Dieu ? Autant l’homme, en effet, s’abaisse au-dessous de la puissance divine, autant son langage est faible, lors même que, sans vouloir s’élever jusqu’à la personne de Dieu, il parle de Dieu et de son Verbe divin. Telle est l’impuissance naturelle de nos discours qu’elle ne saurait énoncer Dieu. Il ne s’agit pas ici de proférer son nom, qui est sur les lèvres de tous les philosophes et même de tous les poètes, encore moins d’approfondir son essence, cela est impossible ; mais décrire les attributs et les merveilles de Dieu, nous ne le pouvons pas. Ceux-là même qui se proclament instruits par Dieu parviennent difficilement à la notion de Dieu, soutenus par la grâce qui développe en eux une connaissance bien faible encore, quoique accoutumés à contempler la Volonté par la Volonté, et l’Esprit-saint par le Saint-Esprit,

« parce que l’Esprit pénètre même les profondeurs de Dieu. Mais l’homme animal n’est point capable des choses qui sont de l’esprit de Dieu. »

La sagesse dont les Chrétiens sont dépositaires est donc la seule qui ait été transmise par Dieu : d’elle seule jaillissent toutes les sources de sagesse qui aboutissent à la vérité. Point de doute. L’avènement de notre Seigneur, qui descendait parmi les hommes pour les instruire, fut prophétisé de mille manières différentes : messagers, héraults, introducteurs, précurseurs, tous se donnent la main depuis le berceau du monde, pour prédire par des actes ou par des paroles la venue da Sauveur, le mode de son apparition et les prodiges qui accompagneraient cette merveille. La loi et les prophéties le signalent de loin. Puis le Précurseur le montre du doigt déjà présent; après le Précurseur, les apôtres prêchent ouvertement la vertu de l’Incarnation. Les philosophes n’ont plu qu’aux Grecs, et seulement à quelques Grecs. Platon avoue Socrate pour son maître ; Xénocrate choisit Platon ; Théophraste jure par Aristote ; Cléanthe obéit à Zénon. Ces chefs n’ont persuadé que leurs disciples. Mais la parole de notre maître n’est point restée captive dans l’enceinte de la Judée comme la philosophie dans celle de la Grèce. Répandue par tout l’univers, elle a persuadé simultanément chez les Grecs et les Barbares, nations, bourgades, cités, maisons, individus ; elle a vaincu quiconque l’a écoutée ; elle a fait plus : elle a conduit à la vérité bon nombre de philosophes. Que la philosophie grecque soit entravée par les menaces des magistrats, la voilà qui s’évanouit soudain. Mais notre doctrine à nous, depuis la première fois qu’elle a été prêchée, a vu se soulever contre elle, rois, tyrans, princes, gouverneurs, magistrats. Ils lui ont déclaré la guerre avec une armée de satellites et de complices de tout genre, afin de nous anéantir autant qu’il est en eux. Qu’est-il arrivé ? La sainte doctrine fleurit de jour en jour ; car elle ne peut mourir à la manière des inventions humaines, ni languir comme un don dépourvu de vigueur : tous les dons de Dieu sont marqués de sa force. Elle demeure donc victorieuse de tous les obstacles, mais n’oubliant pas la promesse de l’oracle divin : Tu souffriras toujours la persécution. Ensuite Platon a dit de la poésie :

« Le poète est chose légère et sacrée : il lui est impossible de faire des vers s’il n’est touché par le souffle de Dieu, et s’il n’est hors de lui-même. »

Démocrite tient un langage semblable :

« Tout ce que le poète écrit sous le souffle de Dieu et de l’Esprit sacré est merveilleusement beau. »

Ce que disent les poètes, nous le savons. Et personne ne s’extasierait d’admiration devant les prophètes du Tout Puissant, qui furent les organes de la voix divine !

Attentif à reproduire l’image du Gnostique, nous avons tracé, comme dans un tableau, la grandeur et la beauté de sa vie morale. Comment se gouverne-t-il dans sa manière d’envisager les objets naturels ? Nous le montrerons, quand nous traiterons de l’origine du monde.

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