Vingt-quatre sermons

Caractères de la bienfaisance chrétienne

Quand tu donnes à dîner ou à souper, n’invite ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni tes voisins riches, de peur qu’ils ne t’invitent aussi à leur tour et ne te rendent la pareille. Mais, quand tu donnes un repas, invite les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles. Et tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent te le rendre ; cela te sera rendu à la résurrection des justes.

(Luc 14.12-14)

Nous sommes heureux de reconnaître que le vif souci des misères et des souffrances de la classe indigente n’est pas particulier à notre Église, ni même aux Églises en général, et qu’il constitue l’un des côtés les plus honorables et les plus chrétiens de notre société contemporaine, si peu chrétienne à d’autres égards. Toutefois, si l’Évangile est la puissance de Dieu pour le salut et la sanctification de tous ceux qui croient, – de ceux qui croient, vous l’entendez, et non pas également et indistinctement de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas, – et si la charité est la vertu chrétienne par excellence, on a droit de s’attendre, en ce qui touche l’exercice de la charité, à ce qu’il y ait une différence réelle, appréciable, considérable, entre ceux qui par la foi ont reçu Jésus-Christ comme leur Sauveur et ceux qui subissent plus ou moins l’influence des idées chrétiennes sans être, de leur propre aveu, personnellement chrétiens. Si donc nous sommes chrétiens, et si nous voulons être des chrétiens conséquents, ce n’est pas assez, quoique cela soit nécessaire et élémentaire, que notre charité ne reste point en arrière de la philanthropie des gens du monde ; ce n’est pas même assez que nous les dépassions par l’abondance de nos offrandes, je veux dire par leur importance mesurée à nos ressources, il faut que notre charité ait certains caractères distinctifs que la simple philanthropie ne possède pas, et qui permettront de discerner en nous les vrais disciples de Jésus-Christ, héritiers en quelque mesure de son Esprit et continuateurs de son œuvre. Je crois que ces traits caractéristiques de la charité chrétienne existent en effet, et que nous les retrouverons sans beaucoup d’effort dans la parole que j’ai choisie pour texte. Parole admirable, du reste, sous sa forme à la fois familière et paradoxale, et qui justifie ce qui est dit ailleurs du Maître, enseignant à Nazareth : « Tous admiraient les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouchei ». Jésus est invité à dîner chez un pharisien. Les convives sont nombreux, empressés, bruyants ; ils se disputent les premières places. En pareil cas, les plus fidèles d’entre nous auraient probablement gardé un silence improbateur, à moins qu’ils n’eussent trouvé moyen de glisser dans une oreille bien préparée quelque réflexion moitié pieuse et moitié médisante. Jésus, lui, prend occasion de ce qui se passe pour prononcer des paroles pleines de sel et d’à-propos, faites pour se graver dans toutes les mémoires ; paroles qui ont l’air de ne se rapporter qu’aux conviés et aux festins, mais qui renferment, pour tout esprit attentif, deux grandes lois du royaume de Dieu, la loi de l’humilité et la loi de la charité. Il conseille d’une part aux convives de choisir les dernières places, d’autre part à l’hôte d’inviter, une autre fois, non pas ses parents, ses amis ou ses riches voisins, mais les pauvres, les boiteux et les aveugles. C’est cette dernière parole, celle qui a trait à la charité, qui nous occupera, mes chers frères ; appliquons-nous à écouter les enseignements du Sauveur comme étant vraiment ses disciples, jaloux, non seulement de comprendre sa parole, mais de la pratiquer, de bâtir sur le roc, et non sur le sable. Car c’est surtout lorsqu’il s’agit de charité que nous avons besoin de nous souvenir de l’avertissement qu’il nous a donné : « Vous savez ces choses… vous êtes bienheureux, si vous les faites.j »

iLuc 4.23.

jJean 13.17.

I

Un premier caractère de la charité ou, pour préciser davantage, de la bienfaisance chrétienne, c’est quelle suppose le renoncement ou le sacrifice. « N’invite pas tes amis, tes parents, tes riches voisins, dit Jésus, mais invite les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles. » Comme s’il disait : « Tu ne peux faire à la fois ceci et cela. Si tu convies tes parents et tes amis à ta table – ceux du riche sont toujours nombreux – il n’y aura plus de place pour les pauvres et les petits. Puisqu’un choix est nécessaire, choisis les humbles et les déshérités de ce monde. Ainsi tu seras vraiment un enfant de Dieu. »

Je sais tout ce qu’on peut dire contre une interprétation rigoureusement littérale du précepte de mon texte, et j’en admets en grande partie la justesse. Jésus n’a certainement pas voulu condamner toute sorte de repas de famille et d’amis, lui qui assista aux noces de Cana et qui s’assit à Béthanie à la table de Simon le lépreux. Mais il n’y a guère lieu de craindre, à cet égard du moins, que nous ne nous placions sous le joug de la lettre ; ce qu’il faut redouter plutôt, c’est cette fausse largeur qui ôte tout le nerf de la parole évangélique, qui accommode la morale du Maître à la pratique de ses disciples les moins fidèles, et qui part de cette donnée, que le chrétien ne doit jamais rien faire d’extraordinaire, tandis que Jésus au contraire a fait de l’extraordinaire le sceau et la marque de l’obéissance chrétienne. Assurément il n’est permis d’user de liberté à l’égard de la lettre d’une parole du Seigneur que pour en mieux pratiquer l’esprit. Or le précepte que nous méditons signifie au moins ceci : « Tout ce que tu peux donner, c’est aux pauvres qu’il faut le donner, et non pas aux riches ou à toi-même. Le superflu du chrétien n’appartient pas à la vanité ou au plaisir, mais à la charité. » Ce n’est pas sur ce principe, avouons-le, que la plupart du temps nous réglons nos dépenses. – « D’abord, dit-on, je dois prendre soin de ma famille. » – Je l’accorde, à condition qu’il s’agisse de pourvoir aux intérêts et aux besoins réels des membres de votre famille, et non à leurs fantaisies ou aux vôtres ; à condition que tel caprice déraisonnable d’un de vos enfants n’ait pas plus de pouvoir sur votre cœur que la plainte de cet enfant, pauvre, ou malade, ou orphelin ; à condition enfin que dans l’emploi de cette partie de votre fortune, qu’à juste titre vous consacrez à votre famille, vous ayez en vue le vrai bien des êtres chéris qui vous sont confiés, et par conséquent en définitive la gloire et le service de Dieu. – « Ensuite, ajoute-t-on, je dois vivre à la hauteur de ma position ; je ne dois négliger aucun devoir de politesse, aucune convenance sociale. » – Ah ! que ce prétendu principe est élastique, et comme il est décevant ! Que faites-vous de l’ordre donné aux chrétiens de ne pas se conformer au siècle présent ? L’un des côtés les plus fâcheux du siècle présent est précisément ce besoin de paraître, cet étalage de ce qu’on possède et de ce qu’on ne possède pas, ces onéreuses concessions à la mode ou à la vanité, que vous blâmez chez d’autres peut-être, en particulier chez ceux qui sont dans une position moins aisée que la vôtre, sans avoir le courage de vous en affranchir vous-même. – « Enfin, ajoute-t-on, il faut mettre de côté pour les jours mauvais ; et puis il faut bien donner quelque chose au plaisir, à de légitimes délassements. » – En vérité, et que restera-t-il pour la charité ? A en juger par la place que vous lui faites, on pourrait croire que vous la regardez comme le dernier et le moindre de vos devoirs, et qu’à vos yeux le rebut du monde, les restes du festin, sont assez bons pour Jésus-Christ et pour ses pauvres. Raisonner et agir de la sorte, ce n’est pas être le disciple de celui qui a dit : « Vendez ce que vous avez et le donnez en aumônesk », et qui, joignant l’exemple au précepte, de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous, afin que par sa pauvreté nous fussions rendus richesl. Jésus nous l’a dit, il faut choisir : nous ne pouvons pas à la fois vivre pour jouir et vivre pour servir ; ne nous refuser aucun des raffinements du bien-être et du luxe, et goûter les pures joies de la charité. Si nous voulons pouvoir ouvrir notre cœur, nos oreilles et notre bourse aux appels de la misère, il faut savoir les fermer aux suggestions de la vanité ou de l’avarice ; si nous voulons recevoir les malheureux à notre table, comme Jésus nous le commande, il faut en écarter résolument ces convives avides et empressés qui assiègent notre porte, je veux dire les passions et les convoitises. – C’est parce que cette nécessité est peu comprise parmi nous, c’est parce qu’on n’a pas même l’idée que la charité chrétienne a pour base le renoncement à soi-même et commence où commence le sacrifice ; c’est pour cette raison, dis-je, que nos libéralités sont rares et médiocres, comparées à celles de nos frères d’Angleterre ou d’Amérique par exemple, et que ces offrandes princières qui fondent une œuvre et lui assurent un magnifique développement, sont une exception presque inouïe au sein de notre protestantisme français. Rappelez-vous ce que Paul dit des chrétiens de Macédoine : « Leur profonde pauvreté s’est répandue en libéralités abondantes ;… ils ont donné volontairement selon leur pouvoir et même au delà de leur pouvoir ;… ils ont commencé par se donner eux-mêmes au Seigneur et à nous, selon la volonté de Dieum. » Vous l’entendez : c’étaient des pauvres, par conséquent leur exemple vous concerne, vous, pauvres ; et vous, riches, il vous confond. « Ils ont commencé par se donner eux-mêmes au Seigneur et à nous. » C’est la définition même de la charité chrétienne. Croire au don que Dieu nous a fait de lui-même en Christ, c’est la substance de la foi ; répondre à ce don divin en donnant à Dieu, et par conséquent aux hommes, soi-même et le reste par surcroît, c’est la substance de la charité.

kLuc 12.33.

l2 Corinthiens 8.9.

m2 Corinthiens 8.3, 5.

II

Un deuxième caractère de la bienfaisance chrétienne, c’est le désintéressement. La vraie charité est compatible avec l’espoir d’une récompense éternelle et divine ; nous aurons l’occasion de revenir sur cette pensée. Mais elle exclut certainement la recherche d’une récompense temporelle et humaine. Le soin jaloux avec lequel le Seigneur Jésus écarte de l’accomplissement du devoir toute considération d’un intérêt de ce monde, est certainement l’un des traits distinctifs de sa morale. Cette pensée est exprimée dans notre texte d’une manière bien frappante : « N’invite pas tes amis ni tes riches voisins… de peur qu’ils ne te rendent la pareille ! » Voilà une crainte, avouons-le, que le monde ne connaît guère, non plus que le bonheur dont il est question aussitôt après : « Tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te le rendre ! » Ce n’est pas que le monde ne se pique à sa manière de désintéressement ; mais bien souvent il ne recherche que les apparences de cette vertu, Jésus en demande la réalité ; ou bien le monde la réserve pour quelques relations de choix, Jésus veut la faire régner sur la vie entière. C’est pourquoi il nous commande d’être obligeants, affectueux, dévoués envers tous les hommes, sans doute, mais surtout et d’abord envers ceux qui peuvent le moins nous le rendre, envers les pauvres et les malheureux. C’est précisément l’inverse de nos dispositions naturelles et de nos habitudes sociales. Vis-à-vis des gens haut ou honorablement placés dans le monde, les protestations de dévouement viennent aisément sur nos lèvres ou sous notre plume ; les petites complaisances, les sacrifices apparents ou même réels nous coûtent peu. Comparez à cela l’accueil que trouvent auprès de nous ceux de qui nous n’espérons rien !

Jésus est loin d’ignorer que la bienfaisance elle-même n’est pas toujours désintéressée. Il avait vu les pharisiens publier leurs aumônes à son de trompette, et vous savez ce qu’il en pensait. Aussi ces mots de notre texte : « De peur qu’ils ne te rendent la pareille », nous fournissent-ils une règle au moyen de laquelle nous pouvons juger ce que valent nos charités. Sans doute, celui qui donne à un pauvre n’espère pas que sa libéralité lui sera rendue en argent, mais il peut se flatter en secret d’être payé d’une autre manière. L’antiquité païenne n’a guère connu, ni le nom de la charité, ni la chose même ; cependant il n’était pas rare, à Rome par exemple, que de riches patriciens fissent de larges distributions de blé à la multitude à la veille d’une élection où leur ambition était engagée, et l’on ne peut pas dire que notre temps n’ait rien vu de semblable à ces largesses corruptrices, qui assurément n’ont rien de commun avec la charité. Venons à des faits qui nous touchent de plus près. Il peut arriver, il arrive que nous donnions à quelque bonne œuvre, dans l’intérêt de notre réputation ; on voudrait refuser, on ne l’ose pas à cause du qu’en-dira-t-on ; on s’inscrit donc sur la liste de souscription, mais l’on règle son offrande, non sur les besoins de l’œuvre, mais sur ce qu’a donné Monsieur un tel, sans autre préoccupation que celle de ne pas faire mauvaise figure. Si c’est là de la charité, c’est celle qui reçoit, comme le dit Jésus, toute sa récompense ici-bas. Ou bien encore nous donnons dans l’intérêt de notre repos : un solliciteur nous importune, nous lui accordons quelque chose, le moins possible, moins pour le soulager que pour nous débarrasser de lui. Ou bien enfin, en prenant une part active à des entreprises charitables et philanthropiques, nous croyons nous assurer la reconnaissance et le bon vouloir de ceux que nous obligeons ; nous nous flattons de devenir populaires ; l’insuccès et l’ingratitude ne nous attristent pas seulement, ce qui est légitime, mais nous irritent et refroidissent notre zèle. Ce n’est pas là l’esprit de la véritable charité chrétienne.

« Que votre main gauche, nous dit Jésus, ne sache pas ce que fait votre main droite ; faites du bien sans en rien espérer, afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il est bon envers des ingrats et des méchantsn. » Il n’y a d’acte vraiment charitable que celui qui, procédant d’un principe d’obéissance à Dieu et d’amour pour le prochain, est accompli au nom, dans l’esprit et comme de la part de Jésus-Christ. A ce compte, n’est-il pas à craindre qu’il n’y ait souvent bien peu de charité dans nos charités ?

nMatthieu 6.3-4 ; Luc 6.34-36.

III

Vous vous en convaincrez surtout si vous considérez un troisième caractère de la bienfaisance chrétienne : elle est vraiment fraternelle. C’est ici surtout que paraît le côté paradoxal, extraordinaire de la charité, telle que l’entend Jésus. S’il avait seulement dit au riche : « Permets au pauvre de ramasser les miettes qui tombent de ta table », ou même : « Conserve exprès pour lui quelques restes de ton festin », cela paraîtrait tout simple. Mais il dit : « Invite chez toi, fais asseoir à ta table, à tes côtés, avec ta propre famille, les indigents, les infirmes et les aveugles », et voilà ce qui confond. Je l’ai déjà dit : je ne veux pas insister sur l’observation littérale de ce précepte, quoique la répugnance qu’elle inspirerait à beaucoup d’entre nous ne soit pas un signe de conformité entre l’esprit qui les anime et l’esprit de Jésus. N’ayons égard qu’au sens spirituel et intime du passage qui nous occupe. Ce qu’il implique, c’est que la charité vraiment chrétienne est toute pénétrée d’amour et de respect pour le pauvre. Elle ne se contente pas de l’empêcher de mourir de faim ; elle veut, autant qu’il est en elle, qu’il ait sa part des biens et des joies de la vie. Surtout elle ne se place pas vis-à-vis de lui sur le pied d’une supériorité dédaigneuse ; elle le traite en ami et en frère. Inviter à sa table, c’est un signe d’amitié et de fraternité en tout pays, mais tout particulièrement dans ces contrées de l’Orient où vivait Jésus. Vous représentez-vous l’étonnement de ce pharisien qui a réuni chez lui une nombreuse et brillante compagnie et qui a fait au Charpentier de Nazareth, moitié par curiosité, moitié peut-être par un motif moins avouable, l’honneur de l’y associer, lorsque Jésus lui dit en face, avec cette autorité tranquille et douce qui n’appartient qu’à lui : « Une autre fois, quand tu feras un festin, n’invite pas tes amis ni tes riches, voisins, mais invite les indigents et les infirmes. » – Quoi ! ces gens-là à ma table ? – Oui, à ta table, pharisien orgueilleux, qui te sais si bon gré de tes dîmes et de tes aumônes ; reconnais, à l’espèce d’indignation que soulève en toi cette pensée, la distance qui existe entre la charité telle que tu l’entends et la pratiques et la charité de Jésus. – Et toi, chrétien, comprends la pensée de ton Maître. Si tu es vraiment son disciple, tu ne mépriseras aucun homme, tu n’en considéreras aucun comme indigne de s’asseoir à ta table, tu seras pénétré du principe de l’égalité et de la fraternité humaines ; seulement, au lieu de le faire consister, comme le font la plupart de ceux qui ont toujours ces mots à la bouche, à t’égaler à ceux qui sont au-dessus de toi, tu t’efforceras plutôt d’égaler à toi ceux qui paraissent être au-dessous. Si tu es vraiment disciple de Jésus, tu ne pourras pas te contenter de jouir en égoïste, avec un petit nombre d’amis de choix, des biens que Dieu t’a accordés ; ton ambition sera de donner, de communiquer largement ce que tu as reçu, d’associer à ton bonheur et, à tes privilèges un nombre aussi grand que possible des déshérités de ce monde. Es-tu, par exemple, de ceux que Dieu a fait asseoir au banquet du bien-être ? Tu ne passeras pas fièrement ou négligemment à côté du pauvre Lazare étendu à ta porte ; tu ne te contenteras pas non plus de lui jeter un morceau de pain, mais tu le prendras par la main et tu le feras asseoir à ta table, à tes côtés. Je veux dire : loin de t’enfermer dans la satisfaction égoïste d’être au nombre des privilégiés, tu souffriras de cette inégalité des conditions humaines, mal inévitable, je le reconnais, mais que la charité doit adoucir ; tu n’épargneras aucun effort, aucun sacrifice pour améliorer le sort du pauvre, pour lui procurer sa part d’aisance et d’indépendance ; en particulier dans tes jours de fête domestique, tu te souviendras de ceux qui souffrent et qui ont faim, et tu ne pourras pas manger ton pain avec tranquillité sans l’avoir partagé avec eux et sans avoir fait descendre jusqu’à eux un rayon de ta joie. Es-tu assis, pour ainsi parler, au banquet de la pensée et de l’intelligence ? es-tu de ceux qui jouissent des bienfaits d’une instruction variée, d’une culture étendue, mille fois plus précieux que les biens matériels de la fortune ? Tu ne voudras pas garder ces avantages pour toi seul ou en jouir à ton aise avec un petit nombre d’esprits délicats et raffinés ; tu ne seras pas de ceux qui pensent que l’ignorance est salutaire au peuple, et que les uns sont faits pour vivre d’une vie supérieure et intellectuelle, les autres pour s’ensevelir dans la matière ; autant qu’il dépend de toi, tu convieras tes plus humbles frères aux bienfaits de l’instruction ; tu travailleras de toutes tes forces, dans le cercle où s’exerce ton influence, à la diffusion des lumières, à la propagation de toutes les connaissances qui peuvent élever l’âme et embellir la vie ; tu rompras de tes propres mains aux pauvres, aux aveugles, aux impotents de la pensée, le pain de la science et de la vérité. Enfin, as-tu reçu en partage ces biens spirituels qui sont infiniment supérieurs aux richesses matérielles et à celles même de l’intelligence ? As-tu connu la vérité qui sauve ? as-tu reçu le pardon de tes péchés ? as-tu goûté que le Seigneur est doux ? Dieu même t’a-t-il admis au nombre de ses enfants et pour ainsi dire fait asseoir à sa table ? Ah ! s’il en est vraiment ainsi, tu ne te contenteras pas de jouir de tes privilèges, de repasser dans ton cœur et de célébrer dans quelque pieux cénacle, avec des amis riches de la même foi, les bontés du Seigneur et les magnificences de l’espérance chrétienne. Comme Jésus lui-même, tu seras ému de compassion pour cette multitude qui vit et qui meurt sans Dieu et sans espérance ; fidèle serviteur du père de famille, tu iras chercher dans les rues ou le long des haies les boiteux et les aveugles spirituels, et de préférence les plus misérables de tous ; sans te lasser, sans te laisser décourager par leur mépris ou leurs railleries, tu leur répéteras le message de grâce ; tu les presseras de venir s’asseoir à cette table qui n’est pas la tienne, mais celle du Seigneur ; tu les contraindras, en quelque sorte, par ton amour et tes supplications, d’entrer dans la salle du festin. Telle est, dans sa vraie nature et dans sa plus haute expression, la charité que Jésus inspire et dont il a donné l’exemple.

IV

Après cela, il semble à peine nécessaire d’ajouter que la charité dont parle Jésus est religieuse. Religieuse, je viens de l’indiquer, en ce qu’elle cherche à procurer le bien de l’âme et non pas seulement celui du corps ; c’est peut-être là ce qui distingue principalement la charité chrétienne de la philanthropie pure. Religieuse aussi, c’est ce qui nous reste à dire, en ce qu’elle a en Dieu sa source et sa récompense.

Sa source d’abord. La vraie charité envers les hommes procède de la foi en la charité de Dieu. Cette pensée, qui remplit tout l’Évangile, je la trouve dans notre texte, quand je considère le lien qui l’unit à la parabole du festin, que Jésus prononça aussitôt après. – Voici quel me paraît être ce lien. « Quand tu feras un festin, avait dit Jésus, n’invite pas tes parents, tes amis, ni tes riches voisins, mais invite les pauvres, les impotents, les aveugles. » La parabole qui suit semble établir que ce précepte est justifié par l’histoire religieuse du genre humain et en quelque sorte par l’expérience que Dieu a faite. Dieu, si j’ose ainsi parler, – car nous savons qu’il ne change qu’en apparence et que toutes ses voies sont la sagesse même, – Dieu avait commencé par procéder comme le pharisien. Il avait invité à sa table, je veux dire à son royaume, ceux qui paraissaient le plus rapprochés de lui, ses parents, ses amis et ses voisins, j’entends son peuple d’Israël. Il attendait d’eux la pareille, c’est-à-dire qu’en retour de tant de bienfaits ils étaient tenus de garder son alliance et d’observer ses commandements. Ils étaient liés à Dieu par un contrat solennel qui fait le fond de la loi de Moïse. Qu’est-il arrivé ? Le peuple élu a violé l’alliance de son Dieu, il a méprisé sa loi et ses royales faveurs. La vigne entourée d’une haie et cultivée avec des soins assidus n’a produit que des grappes sauvages. Que fait alors le Seigneur ? Précisément ce que Jésus vient de conseiller au pharisien. Il adresse aux hommes un nouveau message, différent par son contenu, différent aussi par l’adresse qu’il porte. Il convie à son royaume, non plus un peuple, mais le genre humain. Il ne parle plus de contrat, de réciprocité, mais de pure et libre grâce. Il proclame à tous les pécheurs un pardon immense, un salut gratuit, attesté par le don le plus magnifique et le plus inouï, celui de son Fils unique. Il envoie les messagers de sa grâce ramasser dans les villes et dans les campagnes ceux que l’on considérait comme les derniers des hommes, et il ouvre à deux battants à ces convives de hasard les portes de la salle du festin. Cette fois l’appel du Père céleste n’est pas vain, son attente est justifiée. Quoiqu’il ne manque pas, hélas ! de malheureux assez insensés pour se dérober aux sollicitations de la grâce, la salle se remplit pourtant. Et Dieu, qui a tout donné pour rien, n’en recueille pas moins la seule récompense dont il se soucie, la joie de voir son amour trouver accès dans les cœurs, la joie de rendre heureuses ses créatures et de leur communiquer la vie éternelle.

Mes frères, tout ceci vous regarde, c’est votre histoire que je viens de raconter. Si vraiment vous appartenez au Seigneur, vous êtes, vous aussi, au nombre de ces impotents, de ces aveugles, que la miséricorde divine a ramassés dans la poussière ou dans la boue et qu’elle a ramenés des sentiers de la perdition. Vous êtes de ces pécheurs qui ont été les objets d’une grâce immense autant qu’imméritée. Le royaume de Dieu n’a pas d’autres hôtes, le Père céleste n’a pas d’autres convives.

Et maintenant, si vous avez été ainsi aimés, n’aimerez-vous pas à votre tour ? Ne vous efforcerez-vous pas d’imiter la largeur des compassions de votre Dieu ? N’aurez-vous pas un amour particulier pour ces pauvres que Jésus aimait ? Quand vous étiez tout couvert des haillons du péché, le Roi du ciel, quittant la gloire et la félicité célestes, est venu vous chercher, vous prendre par la main, vous revêtir du manteau de sa justice et vous faire asseoir à sa table ; peut-il y avoir après cela un sacrifice qui vous coûte, un acte de fraternité et de charité qui vous paraisse trop humiliant ? Quelque chose ne crie-t-il pas en vous : « Comme mon Maître a servi, je veux servir ! Comme il a lavé les pieds de ses disciples, je veux aussi laver les pieds de ceux qu’il a aimés et qu’il a rachetés ! Comme il a mis sa vie pour moi, je veux mettre ma vie pour mes frères ! »

J’ai dit enfin que la vraie charité trouve en Dieu sa récompense. C’est ce qui est clairement exprimé dans ces mots qui terminent mon texte : « La pareille te sera rendue en la résurrection des justes. »

Cette promesse vous, étonne peut-être, parce qu’elle paraît ôter à la charité une partie de ce désintéressement qui en fait le prix et que nous avons relevé nous-mêmes. Votre étonnement se dissipera, si vous considérez ces paroles à la lumière de la doctrine et de l’esprit général de l’Évangile. D’abord, le salut en lui-même est une grâce. Cette vérité, qui remplit le Nouveau Testament, ressort de la parabole même du festin, qui se rattache à notre texte. Ce qui peut être considéré comme une récompense, – encore est-ce une récompense de grâce, – c’est seulement le degré du salut ; parmi ceux qui sont sauvés par grâce au moyen de la foi, chacun recueillera dans l’éternité à proportion de ce qu’il aura semé sur la terre. Ensuite, la récompense promise est loin d’avoir un caractère grossier et charnel. C’est essentiellement le bonheur de voir Dieu et de lui devenir semblable, semblable au Dieu qui est amour, bonheur qu’une âme égoïste et mercenaire ne peut ni désirer ni comprendre. Enfin, c’est bien réellement une loi divine écrite dans nos consciences comme dans la parole de Dieu, que celle qui unit le bonheur à la sainteté, le malheur à l’infidélité et à la désobéissance ; et puisque cette loi existe, il est bon que l’homme le sache, et que cette conviction ait sa part d’influence sur sa conduite.

Sachez-le donc, mes frères, – c’est Jésus qui l’affirme, et il ne peut mentir, – il y aura une résurrection des justes. L’incrédule peut s’en rire et le mondain n’y penser jamais ; il viendra pourtant, ce jour qui sera la consommation du temps et l’aurore de l’éternité. A sa clarté sereine et terrible, les hommes, les événements, les intérêts, les actions de chacun paraîtront enfin sous leur vrai jour, dans leurs véritables proportions. La sagesse et l’habileté de l’égoïste heureux qui n’a songé qu’à faire son chemin dans le monde, ne sera plus aux yeux de tous et aux siens propres, qu’une monstrueuse, une inconcevable folie, car elle a perdu son âme. La piété et la charité de beaucoup de chrétiens de nom seront percées à jour : leurs pensées basses, leurs motifs intéressés se liront sur leurs fronts, qu’ils s’efforceront en vain de cacher de leurs deux mains. L’homme qui a pris pour inspiration et pour règle la folie de la croix, sera le seul sage ; ses œuvres le suivront ; les pauvres et les impotents qu’il a reçus à sa table, les orphelins dont il a été le père, deviendront ses bienfaiteurs à leur tour et le recevront dans les tabernacles éternels. Sur les ruines de l’univers, l’amour chrétien seul sera debout, seul grand, seul heureux. Qu’en sera-t-il de nous alors ? O Dieu, viens avant, viens aujourd’hui régner sur nous ! Pardonne-nous d’avoir jusqu’à ce jour si peu et si mal aimé, fais-nous la grâce d’apprendre dans la communion de Jésus et au pied de sa croix le secret de l’amour chrétien, et d’être guidés par cet amour, remplis de cet amour, pendant les jours qui nous restent à vivre ! Ainsi notre travail ne sera pas vain auprès de toi.

Amen.

12 janvier 1870.

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