Vingt-quatre sermons

Le souvenir dans la vie future

« Souviens-toi !… »

(Luc 16.25)

Deux mots dans nos traductions du Nouveau Testament, un seul dans l’original. Si je prends un texte aussi court, ce n’est pas pour en faire un thème sur lequel je puisse broder tout à mon aise, c’est parce que ce seul mot, étant adressé à un mort par un autre mort, appelle notre attention sur un sujet singulièrement digne d’être médité : le souvenir dans la vie future. Je n’oublie pas que le saisissant récit que nous venons de relire est une parabole, et que toute parabole contient des traits qu’il ne convient pas de presser outre mesure. J’admets que Jésus a pu emprunter les couleurs de son tableau à l’imagination populaire ; je pense qu’il y aurait erreur à prendre trop à la lettre, à matérialiser en quelque sorte, le sein d’Abraham, le grand abîme, la conversation entre les habitants du ciel et ceux de l’enfer, la flamme dévorante, la goutte d’eau rafraîchissante vainement implorée. Cependant, si ce sont là des symboles, ce sont des symboles de réalités. Puisque Jésus a trouvé bon, pour une fois, d’écarter un coin du voile et de nous peindre les choses qui sont au delà, il a dû le faire de manière à nous en donner une conception aussi exacte que possible ; en tout cas il n’a pas pu s’exprimer de manière à nous suggérer invinciblement une erreur grave et fondamentale. Or, ce n’est pas un détail que j’ai en vue aujourd’hui, c’est un point capital : l’existence et la portée du souvenir dans la vie future. Le riche, après sa mort, se souvient des biens dont il a joui, des frères qu’il a aimés, de Moïse et des prophètes dont il aurait dû écouter la voix ; il se souvient, et ce souvenir fait partie de son châtiment, en même temps qu’il lui permet d’en apprécier la justice. Demain, un souvenir sera tout ce qui nous restera de notre vie terrestre ; si nous n’avons pas aimé et servi Dieu, ce souvenir nous tourmentera comme le riche impénitent. Mais aujourd’hui, grâce à Dieu, nous ne sommes pas encore entrés dans le domaine de l’irréparable et la pensée de ce souvenir peut nous convertir. Oh ! qu’il nous soit donné de nous souvenir aujourd’hui de Dieu, de ses jugements et de son salut, pour que nous n’ayons pas à porter demain comme un fardeau écrasant le souvenir de nous-mêmes et de nos péchés !

I

Constatons d’abord, le fait même de la persistance du souvenir dans l’autre vie. Si cette persistance n’existait pas, si, au souviens-toi d’Abraham, le riche pouvait répondre : « Mais tu sais bien que les morts ne se souviennent de rien », il est clair que le fond même de la parabole s’évanouirait. Toutefois, ne nous contentons pas du témoignage, si clair et si positif pourtant, de notre texte ; consultons l’enseignement général de la Bible. Aussi bien s’agit-il d’une question qui nous intéresse tous personnellement et au plus haut degré. Quel est celui d’entre nous qui ne se soit demandé plus d’une fois : « Nos morts bien-aimés se souviennent-ils de nous ? Nous-mêmes, quand nous aurons franchi le redoutable passage, conserverons-nous le souvenir de ce que nous aurons fait, éprouvé, souffert ici-bas ? » – Nous répondrons sans hésiter, la Bible à la main : « Oui ; les morts se souviennent et se souviendront toujours ».

D’abord, en effet, nulle part la Bible ne dit ou ne laisse entendre le contraire. Cette observation a plus de portée qu’il ne paraît au premier abord. Car il est des vérités de sens commun que l’Écriture sainte suppose partout, plus encore qu’elle ne les énonce positivement en tel ou tel endroit. Quand elle nous assure qu’au delà de la tombe nous recueillerons ce que nous aurons semé, elle n’ajoute pas toujours expressément, il est vrai, que l’avenir sera, là-bas comme ici, uni par le lien du souvenir au passé dont il est le fruit, mais cela s’entend de soi, et c’est le cas d’appliquer cette parole du Maître : « Si cela n’était pas, je vous l’aurais dit. » Toutes les fois qu’une conception différente s’est produite, dans la mythologie païenne par exemple, elle s’est clairement exprimée aussi ; mais le fleuve fabuleux du Léthé ou de l’oubli ne coule pas dans le paradis chrétien, ni dans l’enfer non plus. Remarquez en effet ce qui est dit, non plus dans une parabole, mais dans le sermon sur la montagne, des morts qui viennent en jugement : ils se souviennent si bien de leurs œuvres et de la profession qu’ils ont faite de connaître Jésus-Christ qu’ils y cherchent un motif de confiance, hélas ! bien illusoire : « N’avons-nous pas prophétisé, chassé les démons, fait des miracles en ton noma ? » S’il s’agit des damnés, ce feu qui les consume, ce ver qui les ronge, qu’est-il, sinon le remords, c’est-à-dire la mémoire de la conscience ? Et quant aux bienheureux, cette larme qui mouille encore leurs yeux et que la main du Père céleste essuie avec tant d’amourb, n’est-elle pas un ressouvenir des tristesses d’ici-bas ? Sans le souvenir, point de revoir, point de réunion véritable dans le sein de Dieu, et comment les chrétiens de Thessalonique, par exemple, seraient-ils « en ce jour-là » la joie et la couronne d’un saint Paulc ?

aMatthieu 7.22.

bApocalypse 7.17.

c1 Thessaloniciens 2.19.

Aux déclarations prophétiques joignez les faits. C’est Jésus ressuscité qui est « les prémices de ceux qui dormentd », le type auquel nous devons ressembler : or, voyez comme il se souvient, comme il rappelle à ses disciples, par exemple, les discours qu’il leur tenait quand il était avec eux. Et sans doute il en était de même des morts que Jésus a ressuscités : le fils de la veuve de Naïm n’aurait pas été véritablement rendu à sa mère, ni Lazare à ses sœurs, si l’un et l’autre n’avaient pas pu, grâce au souvenir, renouer le fil de leur existence et de leurs relations antérieures.

d1 Corinthiens 15.20.

Après cela, je me crois fondé à affirmer que la persistance du souvenir dans la vie future est une doctrine biblique. Je pense que c’est aussi une vérité philosophique démontrable, j’entends au point de vue de la philosophie qui seule est ici en cause, la philosophie spiritualiste, car il est clair que, pour le matérialisme qui nie l’âme et la vie à venir, la question même n’existe pas. L’âme et la vie à venir, je viens de les nommer ensemble : ces deux articles de foi sont en effet étroitement liés ; si je crois que la mort ne détruit pas l’homme, c’est que je sais et que je sens qu’il y a dans l’être humain un fond spirituel qui demeure à travers le mouvement de la vie et le renouvellement incessant de la substance du corps. Or le signe et la garantie de l’identité personnelle, c’est la mémoire. Sans elle je ne pourrais pas relier un moment de ma vie à celui qui l’a précédé et par conséquent je n’aurais pas même une idée distincte de cet être que j’appelle moi. Mon existence vraiment personnelle et morale a commencé avec ma mémoire et se terminerait avec elle. Si l’on prétendait (cette étrange théorie a été soutenue et l’est encore) que les conséquences de mes actes seront un jour supportées par un être qui, assure-t-on, sera moi-même en un certain sens, mais qui ne se souviendra pas d’avoir porté mon nom et vécu de la vie que j’appelle aujourd’hui la mienne, je confesse que cet être hypothétique serait comme un étranger pour moi et que la pensée du sort qui peut lui être réservé m’affecterait médiocrement. De fait, sinon d’intention, le système dont je parle est une négation véritable de la vie à venir.

C’est surtout, en effet, quand on se place au point de vue de la rétribution, que la nécessité morale de la persistance du souvenir devient éclatante. D’accord avec la Bible, la conscience du genre humain réclame un jugement à venir ; or les hommes ne peuvent pas être jugés d’après leurs œuvres, s’ils les ont oubliées. Sans doute, Dieu pourrait alors même assigner à chaque âme d’homme un sort proportionné à ses vertus ou à ses fautes passées, qui pour elle seraient ensevelies dans le même oubli ; mais cette justice dont Dieu se serait réservé le secret et qui, pour celui qui en est l’objet, serait l’exact équivalent de la fatalité ou du caprice, ne mériterait pas d’être appelée un jugement. Dieu nous traite comme des créatures intelligentes et morales ; il veut que ses jugements, alors même qu’ils sont le plus sévères, soient ratifiés par notre conscience. Dans la parabole des talents, le maître confond le serviteur inutile en le jugeant d’après ses propres parolese, c’est-à-dire ses propres pensées. Dans la parabole des noces, le convive indigne, repris par le roi, a la bouche ferméef. Or cet aveu tacite, mais significatif, cette confusion qui est proprement le triomphe de la justice divine sur le pécheur impénitent, devient impossible dès qu’il n’y a plus de souvenir, et le caractère moral de la punition comme de la récompense disparaît en même temps. La confrontation de l’oppresseur et de l’opprimé, du méchant et de son innocente victime, réparation nécessaire des injustices d’ici-bas, disparaît aussi. Dira-t-on qu’au moins les merveilles de la grâce de Dieu subsistent, et que c’est l’essentiel ? Je ne puis accorder cela même. Si, dans le ciel quel qu’il soit auquel vous me conviez, il ne me souvient plus de la terre, alors je ne sais pas si j’ai été pécheur, je ne me rappelle pas avoir entendu parler de Jésus-Christ, je n’ai donc point de couronne à jeter à ses pieds, point d’hymne à entonner à sa gloire. Tout, le bien comme le mal accompli, la reconnaissance comme le remords, la grâce de Dieu comme la responsabilité et la personnalité même de l’homme, tout, dis-je, disparaît, avec le souvenir, dans le gouffre du néant. Vous le voyez : le souviens-toi de notre texte est de grande conséquence, et la vérité qu’il implique est bien une étoile de première grandeur, quoique peut-être moins souvent et moins distinctement aperçue que d’autres, dans le firmament de notre foi et de nos espérances.

eLuc 19.22.

fMatthieu 22.12.

II

Il faut faire un pas de plus. C’est trop peu de dire que la mémoire persistera dans la vie à venir. Au delà de la tombe, le souvenir ne sera pas la prolongation ou la reproduction pure et simple du fait moral que nous appelons de ce nom. Il prendra certainement une énergie et une lucidité toutes nouvelles.

Si vous admettez le principe que j’ai posé tout à l’heure, que le jugement de Dieu sera intérieur en même temps qu’extérieur, qu’il sera ratifié par la conscience de tous les êtres moraux et tout d’abord de ceux qui en seront les objets, alors vous êtes contraints d’admettre que ce jugement implique un réveil involontaire et souverain, un éclaircissement prodigieux de la conscience et en même temps de la mémoire. Que nous est-il dit en effet du jugement dernier ? Voici quelques déclarations bibliques : « Il nous faut tous comparaître – ou être manifestés – devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive selon le bien ou le mal qu’il aura fait étant dans son corpsg… Je vous dis en vérité que les hommes rendront compte au jour de jugement de toute parole oiseuse qu’ils auront diteh… Dieu jugera les secrets des cœurs par Jésus-Christ, selon mon Évangilei. » Les secrets des cœurs, avez-vous entendu ? Il y a peu de gens, parvenus à l’âge mûr, qui n’aient pas quelque secret de ce genre enfoui dans les profondeurs de leur passé, caché dans quelque coin obscur de leur mémoire. Ces secrets seront prononcés à haute voix, ces choses cachées viendront à la lumière devant le tribunal de Dieu. Bon gré mal gré, il faudra se ressouvenir. Je me rappelle avoir entendu dire à un prédicateur de l’Évangile qu’un jour passé loin de Dieu, un jour où nous n’avions songé qu’à nous procurer du plaisir et lâché la bride à nos penchants, était toujours suivi d’un réveil pénible, et je fus frappé de la justesse de cette remarque. Oui, nous savons cela. Nous savons que le péché a deux faces : avant d’être commis, il est attrayant, séduisant, plein de promesses de bonheur ; quand il est commis, nos yeux s’ouvrent et, ce que nous voyons, c’est notre misère et notre honte. Nos premiers parents ont fait cette découverte dans les circonstances que vous savez, et chacun de nous l’a faite à son tour pour son propre compte, ce qui ne l’a pas empêché de se laisser tromper encore. Toutefois il y a bien des causes qui ici-bas ne permettent pas au réveil de la conscience d’être complet, et qui en conséquence atténuent la vivacité et tempèrent l’amertume du souvenir moral : au delà de la tombe, elles n’existeront plus. L’une de ces causes est notre organisation matérielle elle-même. Le cerveau est sans doute un admirable instrument de la pensée, mais c’est pourtant un instrument imparfait, borné, par cela seul qu’il est matériel, et par conséquent c’est en même temps une limite et un obstacle ; avec l’organisme tout autrement délicat et approprié à notre nature spirituelle que nous rendra la résurrection, il est à croire que les opérations intellectuelles, et par conséquent celles, de la mémoire en particulier, s’accompliront avec beaucoup plus de rapidité et de force.

g2 Corinthiens 5.10.

hMatthieu 12.36.

iRomains 2.16 ; 1 Corinthiens 4.5.

Poursuivons. Ici-bas, alors même que nos consciences ont commencé de se réveiller, nous ne voyons guère nos torts qu’à travers un voile d’illusion et d’indulgence ; nombreux sont les sophismes par lesquels nous cherchons à les pallier à nos propres yeux, et nous n’y réussissons que trop bien. Alors, toutes ces erreurs plus ou moins volontaires seront dissipées ; toutes ces montagnes que l’orgueil ou l’incrédulité avait entassées ne pourront plus nous couvrir. En même temps que tous les voiles seront arrachés, une lumière nouvelle et implacable éclairera notre vie et nos actions. Ici-bas nous n’avons qu’une notion relativement peu nette et peu sûre de nos devoirs, de sainteté de Dieu, de sa justice, de sa miséricorde, de l’importance suprême du salut et de la sanctification ; tout cela flotte plus ou moins dans le vague. Alors la vérité nous apparaîtra, nous éblouira ; pareille à un faisceau de lumière électrique, elle éclairera les dernières profondeurs de notre conscience et de notre passé, montrant toute la laideur de nos péchés, toute la folie de notre incrédulité, tout l’odieux de notre indifférence et de notre ingratitude envers notre Dieu Sauveur. Ici-bas nous ne connaissons qu’une faible partie du mal, comme aussi du bien que nous faisons, parce que les conséquences de nos actes nous échappent en grande partie ; alors nous connaîtrons et nous pourrons apprécier dans son ensemble l’œuvre de notre vie, le rôle moral que chacun de nous aura joué. Libertin, vous saurez combien d’autres âmes vos paroles, votre exemple, votre influence auront contribué à pousser à leur ruine ; égoïste, vous aurez sous les yeux le navrant spectacle des malheureux à qui vous avez un jour ou l’autre refusé ou négligé de tendre une main secourable, et qui finalement ont fait naufrage. Ici-bas, il est comparativement facile de fuir ces souvenirs cruels dans la multiplicité des plaisirs, des affaires, des devoirs même ; alors il n’en sera plus ainsi ; les bruits et les distractions de la vie présente auront cessé ; on ne voit pas comment l’âme coupable se déroberait à ses souvenirs, comment elle éviterait d’en être la victime et la proie aussi longtemps qu’elle existera. Ici-bas enfin, nous sommes du moins les seuls dépositaires de ces pénibles secrets dont j’ai parlé ; alors, comme dit l’Apocalypse, les livres seront ouvertsj en présence de la création attentive ; chacun pourra y lire couramment ce que nous voudrions aujourd’hui nous cacher à nous-mêmes ; ceux à qui nous aurons causé quelque dommage spirituel nous feront de justes reproches ; ceux dont nous aurions surpris l’estime et l’affection en nous montrant à eux meilleurs que nous ne sommes se détourneront de nous avec tristesse… Mes frères, il y a dans la mémoire de l’homme une puissance cachée qui parfois dès ici-bas se manifeste d’une manière étonnante. Des personnes qui ont été tout près de la mort ont raconté que dans cet instant qu’elles avaient cru le dernier, leur passé tout entier s’était retracé à leur pensée avec l’une rapidité et une netteté extraordinaires, qui avaient fait revivre bien des détails oubliés. Étendez, éternisez par l’imagination ce merveilleux réveil de la mémoire, transportez-le au delà de la tombe, et vous comprendrez que ce mot de notre texte : Souviens-toi, contienne le ciel ou l’enfer.

jApocalypse 20.12.

III

Mais ce ne sont pas seulement d’instructives réflexions, ou même de solennelles émotions que je veux recueillir avec vous de mon texte, ce sont des fruits de conversion et de salut. Puisque rien de ce que nous faisons ne se perd, puisque tous les actes et tous les moments de notre existence actuelle seront pour nous l’objet d’un souvenir si vif et si poignant, sachons nous placer d’avance à ce point de vue élevé et vrai de l’éternité pour diriger en conséquence notre vie entière. J’aime à croire que vous vous dites quelquefois, quand la passion vous porte dans tel ou tel sens : « Ce que je suis tenté de faire, comment l’apprécierai-je demain, quand je serai de sang-froid ? » et que cette considération vous a épargné plus d’une faute. Au lieu, ou plutôt en outre de ce lendemain dans le temps, considérez aussi le lendemain de l’éternité ; faites-vous souvent des questions telles que celles-ci : « Cette concession à la chair, à ma volonté propre, qui me paraît aujourd’hui si excusable et en même temps si nécessaire à mon bonheur, l’envisagerai-je sous le même jour, lorsque je me souviendrai de ma carrière terrestre comme le riche de la parabole se souvenait de la sienne ? Cette bonne action qui me coûte tant à accomplir, regretterai-je de l’avoir faite, lorsque mon temps d’épreuve sera terminé et que je ferai le compte de mes voies ? » O malheureux riche, si tu avais pensé à cela plus tôt, comme tu aurais écouté Moïse et les prophètes, comme tu aurais ouvert ton cœur et ta main au pauvre Lazare, comme tu aurais pris en pitié ce luxe de la table et du vêtement, qui paraît avoir été la grande affaire comme le principal bonheur de ta vie ! Maintenant tu sais à quoi t’en tenir ; tu sais que la grande question pour toute âme d’homme est celle du salut, et que, si l’on ne se convertit pas, on est perdu. Hélas ! ce savoir t’est inutile aujourd’hui ; qu’au moins ton exemple nous instruise, nous que Dieu dans sa patience attend encore pour nous faire grâce !

Ce ne sont pas seulement nos actions bonnes ou mauvaises, ce sont aussi les vicissitudes de notre sort terrestre qu’il faut apprécier d’après le point de vue indiqué dans notre texte. « Souviens-toi, dit Abraham au riche, que tu as eu des biens en ta vie, et Lazare a eu des maux ; maintenant il est consolé, et tu es dans les tourments. » Ainsi les maux de Lazare se trouvent en définitive avoir été pour lui des biens, car ils lui ont préparé une consolation éternelle ; les biens du riche ont été pour lui des maux véritables, car ils n’ont fait que lui rendre plus facile et plus fleurie la voie de l’enfer.

Assurément, il faut nous garder de supposer que les douleurs d’ici-bas confèrent une sorte de droit à la félicité future, et qu’à l’inverse toute joie terrestre traîne nécessairement après elle le malheur et le châtiment. Dans le monde invisible, un Abraham, par exemple, n’a point à se repentir de la prospérité que Dieu lui a accordée, un Pharaon et un Achab ne trouvent pas une consolation dans le souvenir de leurs malheurs passés. Mais notre texte, rapproché d’autres paroles du Seigneur comme celles-ci : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolésk ! Malheur à vous qui riez maintenant, car vous pleurerez !l… » notre texte, dis-je, signifie au moins ceci, que la pauvreté est pour la plupart des âmes une meilleure école de sainteté que la richesse, que le chemin du ciel passe plus souvent par la vallée des larmes que par les riants coteaux de la prospérité, et que la mort amène dans bien des cas un renversement subit et complet des conditions humaines. D’après cela, mes frères, craignons de nous laisser ou trop enivrer par les biens ou trop accabler par les maux d’ici-bas. Efforçons-nous de dominer les impressions présentes par la perspective du ressouvenir éternel. Si nous sommes heureux, si Dieu nous comble de biens, s’il nous épargne tandis que tant d’autres sont frappés à notre droite et à notre gauche, veillons, oh ! veillons à ne pas ressembler à ce riche dont le crime unique, mais suffisant pour le perdre, est d’avoir mis tout son cœur dans cette vie et dans ses biens fragiles. Tenons nos cœurs en haut ; usons comme n’usant point ; soyons prêts à tout quitter, à tout sacrifier au premier signe du Maître, et en attendant faisons bien large la part du Seigneur et de la charité. Si au contraire Dieu nous a mis parmi les pauvres et les affligés de la terre, ne murmurons pas de ce qu’il nous a fait un sort semblable à celui du plus grand nombre de ses saints et du Seigneur Jésus lui-même ; répétons avec un poète latin, mais d’un accent plus ferme que le sien : « Peut-être – nous pouvons laisser -le peut-être – le souvenir des maux présents aura-t-il un jour pour nous sa douceur ». Recueillons et serrons dans nos cœurs tant de paroles bénies, dont l’Écriture abonde, sur l’utilité des afflictions, Sur leur rôle nécessaire dans la préparation de la gloire future. « Il est maintenant consolé. » Ce mot de notre texte en dit plus que beaucoup de discours sur les compensations que l’amour divin réserve à ceux qui ont patiemment souffert ici-bas. On peut affirmer hardiment qu’aucun souvenir ne sera plus doux aux habitants du ciel et ne fera jaillir de leur cœur un plus joyeux cantique d’action de grâces que le souvenir de leurs afflictions.

kMatthieu 5.4.

lLuc 6.25.

Mes frères, je vous ai présenté aujourd’hui, sous un aspect particulier, une loi divine que Jésus est venu, non pas abolir, mais accomplir, comme toutes les lois de Dieu, la loi de la rétribution. Je vous ai montré cette loi s’incarnant dans un fait d’expérience journalière, inséparable de notre personnalité elle-même, le fait du souvenir. Tout cela est incontestablement vrai, et pourtant si je m’arrêtais là, je serais digne de blâme, car je descendrais de cette chaire sans vous avoir annoncé l’Évangile. A la vérité, si l’on me reprochait de n’avoir insisté que sur le côté sévère de mon sujet, j’aurais de quoi répondre. Je ferais remarquer d’abord que mon texte même me conviait à donner cette direction à vos pensées, puisqu’il contient une parole adressée à un réprouvé. J’ajouterais qu’en effet, cette pensée que notre vie terrestre sera pour nous tous après la mort l’objet d’un souvenir parfaitement lucide autant qu’ineffaçable, cette pensée, dis-je, me paraît en elle-même plus effrayante que consolante. Ici-bas déjà les plus sérieux d’entre nous sont les moins contents d’eux-mêmes et de leur passé ; ils sont prêts à dire, comme un pieux janséniste mourant : « J’ai mal vécu » ; que sera-ce quand les voiles seront levés ?… Que faire donc ? Nous étourdir, penser le moins possible à ce passé qui nous humilie, à cet avenir qui nous effraye, jusqu’à ce que la mort vienne et fasse retentir à nos oreilles le souviens-toi de notre texte ? – Ce serait une folie équivalant au suicide. Nous efforcer de bien vivre désormais, en sorte qu’au moins le souvenir des années ou des jours qui nous restent n’ait rien d’affligeant plus tard ? – Sans doute, mais le moyen ? Et d’ailleurs, quand nous serions irréprochables à partir d’aujourd’hui, cet amendement tardif effacerait-il le souvenir de ces longues et belles années qui auraient pu être pleines d’obéissance et d’amour, et qui ont été, pour dire le moins, si pauvres et si stériles ? Non, sans doute ! Encore une fois donc, que faut-il faire ? Ah ! de moi-même je ne saurais pas trouver de solution à cette difficulté, de remède à cette détresse. Mais j’entends la voix de Dieu, de ce Dieu qui est aussi incapable de nous leurrer par des promesses trompeuses que de nous troubler par de vaines menaces, et cette voix dit : « Celui qui cache ses transgressions ne prospérera point, mais celui qui les confesse et les délaisse obtiendra miséricordem… C’est moi, c’est moi qui efface tes iniquités pour l’amour de moi, et je ne me souviendrai plus de tes péchésn… Il aura encore compassion de nous, il mettra sous ses pieds nos iniquités, et il jettera tous nos péchés au plus profond de la mero… Le sang de Jésus-Christ purifie de tout péchép… » Un poète incrédule, préoccupé un jour de la pensée même qui nous a frappés aujourd’hui, je veux dire de ce qu’il y a d’impérissable et d’implacable dans le souvenir, n’a pas craint de jeter ce défi au Tout-Puissant :

mProverbes 28.13.

nEsaïe 43.25.

oMichée 7.19.

p1 Jean 1.7.

Tu peux nous animer d’une vigueur nouvelle,
Nous rendre le désir que nous avions perdu ;
Oui, mais le souvenir, cette ronce immortelle,
Attachée à nos cœurs, l’en arracheras-tu ?

Eh bien ! l’amour divin ne recule pas devant ce défi de l’incrédulité et du désespoir. Oui, Dieu peut et veut, sinon ôter et détruire cette ronce du souvenir, du moins la désarmer de ces épines qui semblaient devoir faire saigner nos cœurs éternellement. Si nous nous sommes repentis de nos péchés, si nous les avons confessés au Seigneur, si nous en avons imploré et obtenu le pardon pour l’amour de Celui qui les a portés en son corps sur le bois, alors sans doute nous nous en souviendrons encore dans l’éternité, mais Dieu sera entre nous et nos iniquités, puisqu’il les a jetées derrière son dos, comme parle un prophète ; nous ne les verrons plus qu’à travers le voile radieux des compassions divines ; si elles nous font encore répandre des larmes, ce seront des larmes de reconnaissance ; si elles demeurent pour nous un sujet de confusion, cette confusion sera comme absorbée dans l’amour. « Si nous nous jugeons nous-mêmes, dit l’apôtre, nous ne serons pas jugésq>> ; si nous nous souvenons aujourd’hui de nos péchés pour les pleurer et pour les haïr, nous n’aurons pas à nous en souvenir demain pour en porter l’opprobre et comme la brûlure ineffaçable. Grâces en soient mille fois rendues à Dieu, il n’y a pas aujourd’hui un grand abîme entre le royaume de Dieu et nous, ou, s’il y en a un, c’est un abîme que le plus grand pécheur qui se trouve dans cette assemblée peut franchir aujourd’hui même sur l’aile de la foi et de la prière. Mais il y a un autre abîme, tout autrement profond, dans lequel nous pouvons nous jeter nous-mêmes avec tous les souvenirs qui nous pèsent, sans en excepter un seul, c’est celui des divines miséricordes. Et quand nous aurons fait cela, nous serons rendus capables de vivre de telle sorte que la perspective d’un ressouvenir éternel nous devienne plus douce que redoutable. Sauvés par la grâce de Dieu et transformés par son Esprit à l’image de Jésus-Christ, nous nous souviendrons là-haut de nos mauvaises œuvres sans amertume, parce que Dieu nous en aura entièrement lavés et purifiés, et de nos bonnes œuvres sans orgueil, parce que Dieu seul en aura toute la gloire.

q1 Corinthiens 11.31.

Amen.

13 mars 1882.

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